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les magazines d’arthème fayard
et la promotion de l’histoire en images « à la française »

Annie Renonciat

[Janvier 2002]

La maison d’édition Fayard a joué au début du XXe siècle un rôle précurseur dans la promotion de la bande dessinée française et dans l’élaboration de ses spécificités nationales, que je me propose de mettre ici en lumière. Je rappellerai en premier lieu la chronologie des faits et des publications, en situant la place des histoires en images dans l’ample production de cette maison ainsi que leur fonction dans ses stratégies commerciales.

Je caractériserai ensuite la nouveauté des supports lancés par cet éditeur : ils scellent les liens de la bande dessinée avec la presse hebdomadaire de grande diffusion et la définissent pour près de trois quarts de siècle comme un genre populaire destiné, sinon exclusivement du moins principalement, à la jeunesse. J’analyserai enfin les principales caractéristiques formelles, graphiques et thématiques des bandes dessinées forgées dans ces magazines.

Les histoires en images à la conquête de nouveaux publics

La maison Fayard [1] a été fondée en 1857 par Joseph-François Arthème Fayard avec l’ambition de vendre à un public le plus large possible des ouvrages à bon marché. Arthème assura le succès de son entreprise en publiant des livres de vulgarisation, des romans populaires et des classiques en fascicules. À sa mort en 1894, son fils Joseph Arthème (Arthème Il) poursuit l’objectif paternel et lui donne une ampleur sans précédent en éditant des livres à très bas prix grâce à leurs grands tirages ; il fait entrer l’édition française dans l’ère de la production de masse [2] avec deux collections lancées en 1905 et 1906, dont les tirages initiaux sont fixés à 50 000 ou 60 000 exemplaires, parfois davantage : la Modern bibliothèque, qui propose des réimpressions à 95 centimes d’écrivains contemporains renommés sous forme de livres élégants, illustrés par des artistes contemporains ; la collection à 65 centimes du Livre populaire, qui offre pour sa part des œuvres d’écrivains populaires, inaugurée avec le roman de Charles Mérouvel Chaste et flétrie, et qui comportera notamment la série des Fantomas de Souvestre et Allain.

Mais dix ans plus tôt, suivant cette même dynamique de conquête de nouveaux lectorats, Fayard avait lancé ses premiers magazines. Au début, ces périodiques contenaient surtout des romans illustrés pour adultes, mais très rapidement l’éditeur se tourne vers le genre humoristique, un secteur en pleine expansion depuis les années 1880 avec des publications comme Le Chat noir de Salis et Le Rire, lancé par Juven en 1894. En janvier 1897, il rachète La Caricature de Robida et en avril de la même année, il lance son premier journal pour la jeunesse, La Jeunesse amusante, qui contient des caricatures, des nouvelles comiques, des romans illustrés. Au tournant du siècle, il inaugure deux illustrés pour la famille : Le Bon Vivant en 1899 et La Vie pour rire en 1900.

Le Bon Vivant (18 novembre 1899 - janvier 1911), hebdomadaire de seize pages en grand format, à dix centimes le numéro, est d’abord conçu sur le modèle du Chat noir et du Rire, dont certains de ses collaborateurs sont issus, alternant caricatures, dessins comiques, histoires illustrées, et quelques courtes histoires séquentielles amusantes. Mais, dès 1902, ces histoires en images s’allongent et se multiplient, commençant à jouer un rôle prépondérant dans les stratégies commerciales de l’éditeur : l’histoire principale est annoncée, puis amorcée sur la page de couverture [3].

Encouragé par le succès du Bon Vivant, Fayard se tourne de nouveau vers les plus jeunes et lance successivement La Jeunesse illustrée le 1er mars 1903 et Les Belles Images le 21 avril 1904, deux hebdomadaires à dix centimes, prototypes des illustrés modernes pour enfants et adolescents, qui paraîtront respectivement jusqu’en 1935 et 1936 [4], totalisant 3333 numéros, suivant Paul Nollet et Patrice Caillot qui leur ont consacré une étude dans Le Collectionneur de bandes dessinées en 1979 [5]. La maison pionnière est alors talonnée de très près par d’autres éditeurs qui suivent le même filon dès l’année 1904 : Félix Juven avec La Joie des enfants en mars ; Jules Tallandier avec Le Jeudi de la jeunesse en avril ; Offenstadt avec Le Petit Illustré pour la jeunesse et la famille en mai ; J. Rouff avec Les Images pour rire en septembre ; Henri Geffroy avec la Jeunesse moderne et Le Petit Journal illustré de la jeunesse en octobre [6]. Tous ces éditeurs imitent peu ou prou le patron fixé par La Jeunesse illustrée. J’en définirai l’originalité par deux caractéristiques principales :
— Un support éditorial nouveau dans ses formes et ses fonctions, dont la conception procède des politiques et des stratégies commerciales de l’éditeur.
— La modernisation de formules graphiques issues de la presse satirique « fin de siècle » pour adultes et de l’imagerie en feuille pour enfants.

Un support éditorial nouveau dans ses formes et ses fonctions

À l’heure où paraissent les premiers numéros de La Jeunesse illustrée de Fayard, les hebdomadaires pour la jeunesse sont encore peu nombreux en France : Le Petit Français illustré d’Armand Colin ; le Saint-Nicolas et L’Écolier illustré de Delagrave ; Le Noël de La Bonne Presse. Les autres périodiques sont des bimensuels ou des mensuels. L’objectif de tous ces magazines est prioritairement d’instruire et d’éduquer en amusant. Partout le texte est prépondérant, même s’il est abondamment illustré, et même si l’on rencontre déjà, comme dans Mon Journal et Le Petit Français illustré, de courtes histoires séquentielles. L’arrivée de La Jeunesse illustrée et des Belles Images bouleverse ce paysage.

Les deux magazines présentent les mêmes caractères distinctifs :
— Leur parution est hebdomadaire, liée aux jours de loisirs de l’écolier, l’un le dimanche, et l’autre le jeudi.
— Leur prix est très bas : dix centimes (cinq fois moins que Le Magasin d’éducation et de récréation d’Hetzel). Ce prix est rendu possible par la conjugaison de différentes stratégies : recours à des techniques de pointe (impression sur presses rotatives, coloriage par le procédé Ben Day) ; emploi de matières premières à bon marché ; ressources publicitaires (la place des « réclames » n’excédant cependant jamais une demi-page) ; et surtout des tirages élevés, qui amortissent les frais de fabrication : 140 000 exemplaires pour la Jeunesse illustrée en 1903. Point capital : ce prix met ces magazines à la portée de toutes les bourses et permet l’achat direct par les enfants, hors du contrôle des parents. Alphonse de Parvillez le soulignera en 1924 : « Les gosses partagent leurs sous entre la marchande de bonbons et la marchande de journaux, et celle-ci n’est pas toujours la moins favorisée. » [7]
— Le format de ces magazines est géant (37 cm x 27 cm environ), analogue à celui des images « d’Epinal » dont Fayard a repris le modèle. Ils comportent deux, puis quatre pages sur douze en couleurs : la première et la dernière et les pages centrales.
— Enfin, ils renferment une grande quantité d’histoires en images. Elles n’occupent jamais moins de la moitié de la surface du journal : six pages sur douze dans la Jeunesse illustrée en 1903 ; sept pages sur huit au cours des années 1920, quatre sur huit dans les années 1930. Fayard a eu l’idée très commerciale de les faire commencer sur la couverture, de telle sorte que chaque numéro présente une couverture particulièrement attractive, colorée, renouvelée chaque semaine par un artiste différent.

Ces histoires en images alternent avec des contenus plus traditionnels, illustrés en noir et blanc : des contes et nouvelles, un roman d’aventures à suivre, des anecdotes et histoires drôles, une rubrique instructive ; enfin, des jeux, des rébus, des concours, et une demi-colonne de publicité (« corset de maintien redresseur » pour les filles, cours de langues, publications diverses). Accompagnant ces parutions, on trouvait diverses « primes » : planches de construction, cahiers décorés par un artiste du journal, buvard illustré, triple décimètre, etc.
Mais c’est aussi par leurs objectifs que ces magazines sont révolutionnaires : pour la première fois dans l’histoire de l’édition pour la jeunesse, la distraction et le plaisir y devancent l’instruction, ainsi que le laisse entendre l’éditorial de Fayard dans le premier numéro de La Jeunesse illustrée : « Notre but sera toujours de vous distraire, de vous procurer toutes les semaines quelques heures d’agrément, de gaîté, de plaisir. (...) Vous trouverez en ce journal un compagnon qui viendra toutes les semaines vous divertir par ses images, vous intéresser par ses récits, vous amuser par ses passe-temps, et peut-être aussi vous instruire un peu, mais cela, soyez tranquille, sans jamais vous ennuyer. »
Ce point est décisif pour comprendre la réception de ces magazines, très appréciés par les enfants mais qui éveillent rapidement la défiance des pédagogues : l’éditeur renverse ici la hiérarchie des missions traditionnellement assignées aux périodiques pour enfants : non pas « instruire en amusant » comme le Saint-Nicolas de Delagrave par exemple, mais récréer d’abord, en instruisant « peut-être » ou « un peu ». D’autre part, Fayard pose une équivalence entre image et divertissement, sans faire référence à ses usages pédagogiques prônés par ses grands promoteurs au XIXe siècle dans les publications populaires : instruction, moralisation, civilisation des masses. La distance est ici sensible avec les traditions et les objectifs fondateurs de l’édition pour la jeunesse : la formation intellectuelle et morale de l’enfant par le moyen d’outils littéraires et graphiques appropriés.

Tempérons ce constat : ce renversement n’est pas une rupture, loin s’en faut. Fayard ménage sa réputation et ses ventes en réservant une page aux contenus instructifs : c’est la rubrique des « choses vraies » dans la Jeunesse illustrée (« Comment on fêtait le nouvel an jadis à Rome », « Les moustiques géants au Texas », « On parle sans fil », etc.) ; c’est la page des « Connaissances utiles » et plus tard « La Science en famille » dans les Belles Images (« Comment mangeaient les Romains », « Justice chinoise », etc.). La bande dessinée est également mise à profit pour l’instruction : dès le début des Belles images, on trouve une série de Georges Omry sur « L’Histoire de France par l’image » : elle paraîtra toutes les deux semaines sur double page jusqu’en 1914, sporadiquement après celle date, offrant des épisodes comme : « La croisade des Albigeois », « Blanche de Castille », « Saint-Louis », « Crécy », « Voltaire et Rousseau », etc.
D’autre part – c’est un point essentiel –, les publications de Fayard seront toujours soucieuses de maintenir une moralité conforme aux valeurs dominantes et dont les enseignements soient sans ambiguïté : respect de la loi et de ses représentants (maire, gendarme, garde champêtre, juge), punition de la malhonnêteté (opprobre et prison) ; récompense par la réussite professionnelle et sociale, quel que soit le milieu d’origine du héros, de l’intelligence, du courage, du travail et de la probité. C’est une préoccupation forte de l’éditeur, homme de droite, qu’il souligne dans l’éditorial de lancement des Belles Images, plus conformiste que celui de La Jeunesse illustrée (Fayard a-t-il tiré les leçons de critiques reçues entretemps ?) : « S’il est bon de rire, il est utile aussi que l’histoire amusante laisse dans l’esprit un grain de saine morale. (...) Aussi les Belles Images auront à cœur que leurs lecteurs trouvent dans la lecture de ce journal de quoi se former un petit bagage de bons et solides principes qui leur rendront maintenant et plus tard d’appréciables services. »
On retrouve ici, comme en écho, le credo de l’éditeur Hetzel, que partagent à l’époque les éducateurs français (et européens) de tous bords : « L’amusant doit cacher une réalité morale, utile, sans cela il passe au futile et vide les têtes au lieu de les remplir. » Nombre d’histoires sont donc de véritables leçons de morale en images : « Gendarme et braconnier », par Paul d’Espagnat, JI, 6 fév. 1910 ; « L’alcool », par Luc Leguey, JI, 30 janv. 1910 ; « Jean-Pierre le brigand » par Luc Leguey, BI, 9 oct. 1913, etc.
Cette dimension éducative des publications de Fayard, dans la tradition de l’édition française, alliée à leurs qualités graphiques, à une expression littéraire excluant l’argot (on trouve même dans La Jeunesse illustrée une rubrique sur les « Mots et expressions de la langue française »), explique la relative indulgence de la critique à leur égard, notamment de la très sourcilleuse critique catholique, à la différence des magazines d’Offenstadt qui, sacrifiant tout à l’aventure et au comique, s’attirent une hostilité générale [8].

G.Ri, "Un moderne chevalier", Les Belles images, 16 octobre 1919

Diversité de la création, rigidité des formes

Une équipe nombreuse et fidèle de créateurs

Les dessinateurs d’histoires en images dans ces deux magazines, qui semblent être également les auteurs des scénarios, sont très nombreux. Paul Nollet en a répertorié une cinquantaine dès avant 1914 : Asy, Théophile Barn, Carbodio, Paul d’Espagnat, Falco, George-Edward ; Luc Leguey ; Marius Monnier ; Moriss ; Mauryce Motet ; Georges Omry ; Quesnel ; Benjamin Rabier ; G. Ri (Victor Mousselet) ; Sellier ; Thélem ; Tybalt ; Ymer ; Zed (Louis Valvérane), etc. Il faut leur ajouter Carsten-Raven, illustrateur des romans et nouvelles, Daisne, spécialiste des rébus et casse-tête, et Joël, attaché aux « choses vraies ».
Tous ces dessinateurs exercent par ailleurs des activités variées : la peinture pour Ricardo Florès ou Louis Valvérane, qui exposent au Salon des Indépendants et au Salon des Artistes français ; l’illustration, pour Georges Delaw, Guy Dollian, Pierre Falké. Beaucoup travaillent parallèlement ou ont travaillé pour des journaux satiriques, comme L’Assiette au beurre, La Baïonnette, La Caricature, Le Rire, La Vie parisienne : c’est le cas notamment de Luc Leguey, Moriss, Motet et Thélem (un des fondateurs de la Société des dessinateurs humoristes). Falco, Rabier, Thélem sont des anciens du Chat noir.
Un renouvellement partiel des équipes aura lieu au lendemain de la Première Guerre mondiale, puis à la fin des années 1920 avec l’arrivée de JobbéDuval, Thomen, Carrizey et Soymier, sans que soit vraiment modifié le noyau dur de l’équipe qui a collaboré à ces magazines – non sans quelques éclipses et avec des contributions d’importance variable – durant toute la durée de leur publication : Asy, Paul d’Espagnat, Falco, George-Edward, Luc Leguey, Moriss, Mauryce Motet, G. Ri, Sellier, Thélem, Valvérane, Ymer. Certains d’entre eux ont songé à moderniser leur patronyme au cours de ces années : Paul d’Espagnat signe S. Pania à partir de 1923, Valvérane Val en 1926, Jobbé-Duval Jud en 1930, George-Edward ED. Ward en 1931, Luc Leguey devient Le Gai en 1932.

Variété des genres narratifs

La multiplicité de ces auteurs-dessinateurs engendre évidemment une grande variété d’inspirations littéraires et de styles graphiques, mise à profit par l’éditeur pour maintenir l’intérêt des lecteurs. Ainsi, du côté des scénarios, des genres narratifs très divers alternent judicieusement dans chaque numéro. Jusqu’à la guerre de 1914 dominent deux grands courants, suivant une double tradition empruntée aux journaux humoristiques pour la famille et aux images d’Epinal :
— Les histoires comiques, d’une part, qui reprennent les thèmes traditionnels du dessin satirique : caricatures du bourgeois, histoires de garnison, scènes de la vie domestique, etc. : « La nouvelle garnison », par Thélem, JI, janvier 1910.
— Les contes, légendes et féeries, d’autre part : « La fée du givre », par Mauryce Motet, JI, 20 février 1910 ; « Le corail », par Valvérane, JI, 26 juin 1910, etc.
— On trouve également des récits de cape et d’épée, d’aventures historiques ou exotiques, de détectives, des séries d’anticipation : « L’Espion du cardinal », par Georges Omry ; « Le Mystère du vieux burg », par Falco, BI, 21 mai 1914 ; « Le fiancé détective », par Mauryce Motet, JI, 17 avril 1910 ; « La machine volante », par Georges Cyr, BI, avril 1908.

Pendant la Grande Guerre, c’est l’actualité qui inspire les récits, comme dans tous les autres journaux pour enfants, faisant triompher la propagande patriotique : « Le Boche fumé », « Le voleur de perles » (un Allemand), par George-Edward ; « Le laissez-passer de Jef, histoire comique anti-boche », par d’Espagnat. Ces histoires alternent avec des fictions historiques, comme « Luigi de Borgoforte », histoire médiévale par Falco, « La fille du bourreau », histoire romaine par Ymer. Cette période est décisive pour le changement d’orientation des deux magazines.
Dans les années 1920, les histoires comiques, les récits édifiants, les contes et les féeries s’effacent au profit des récits d’aventures historiques ou exotiques : « La potiche de Chine », JI, 27 juillet 1919, « Le parfum mortel », par Asy, JI, 5 oct. 1919 ; « Le trésor de Sim-Tsao », par Carbobio, JI, 22 fév. 1920 ; « L’otage », par Valvérane, JI, 2 mai 1920 ; Khonny-Noor, par Joël, JI, 9 mai 1920. On trouve beaucoup d’intrigues policières ou d’espionnage : « Le scaphandrier », JI, 2 nov. 1919, « L’espion pris au piège », par Valvérane. Le registre légendaire touche parfois au fantastique : « L’Hippogriffe », par Valvérane, JI, 23 mai 1920. Toutes ces bandes visent désormais un public adolescent nettement plus ciblé.
Avec les années trente se développent de nouveaux thèmes liés à l’actualité qui, au demeurant, se rencontrent depuis longtemps dans d’autres publications pour la jeunesse : l’aviation, le cinéma, le camping, le sport (ski, boxe, football, rugby, polo, etc.). L’inspiration américaine est manifeste. Certains titres d’histoires sont anglicisés : Styling, Jouvence institute, interview, etc.

Georges Omry, "Le Prince Coryza" (détail),
Les Belles Images, 21 avril 1910

D’un bout à l’autre de ces publications, les récits complets en deux ou trois pages dominent. Les histoires à suivre sont plus rares mais on en trouve cependant dès avant 1914, qui se poursuivent parfois sur une dizaine de numéros : « Les Distractions de Monsieur Tangente » de Benjamin Rabier (n° 180-188, 1906) ; « Le Tour du monde en hydroaéroplane », de G. Ri (septembre-octobre 1913) ; « L’Espion du cardinal », par Omry (janvier-mars 1910), etc. Elles se multiplient à partir de 1922 : Paul Nollet en cite une douzaine entre 1922 et 1930. Les « Exploits de Marcassin », de Thomen, se prolongent sur plus de trente numéros ; « Le prince mystérieux », de Ymer, paraît d’octobre à décembre 1930. On trouve néanmoins peu de héros récurrents dans les pages des magazines Fayard ; citons Riquet, Risque-tout et Rirette dans leurs Aventures extraordinaires, par Joël, dans les Belles Images de 1922 à 1927, et Euphrasie Betantout, d’S. Pania, qui fait différentes apparitions en 1933 dans La Jeunesse illustrée (« Euphrasie Betantout à la ville », 30 avril 1933).

S. Pania, "Euphrasie Betantout à la ville" (détail),
La Jeunesse illustrée, 30 avril 1933

Diversité de l’expression graphique

La diversité des graphismes, engendrée par la variété des talents, s’inscrit cependant dans trois grands courants successifs aisément repérables. La caricature et le dessin amusant dominent jusqu’à la guerre de 1914 avec la première génération de dessinateurs humoristes : le dessin au trait est généralement simplifié, cerné, peu modelé, colorié en aplats de couleurs vives, mais non violentes (« Le bandit Casablanka », par Luc Leguey, JI, 26 juin 1910). À partir de la guerre, une esthétique différente, beaucoup plus réaliste s’impose, en accord avec les nouveaux thèmes traités (« Une partie de pêche », par Valvérane, JI, 29 juin 1919) ; elle est renouvelée dans la seconde moitié de la décennie par le courant art déco, puis subit les influences de l’art moderne à partir des années 1930 (« Les amis de Florimond », par Val, JI, 5 juin 1932). L’humour et la caricature sont de retour au début des années 1930, sous l’influence manifeste des comics américains, avec un renouveau du dessin linéaire et une explosion de couleurs vives et contrastées dont le registre sommaire rappelle, quant à lui, l’imagerie d’Épinal (« Les Malheurs du diable », par Jud, JI, 26 juin 1932).

Uniformité et permanence des mises en page

Cette variété littéraire, graphique et stylistique est en quelque sorte neutralisée par l’accablante uniformité des mises en page. Le dispositif narratif imposé par Fayard à tous ses dessinateurs est emprunté à l’image d’Epinal, où il s’était généralisé dans les années 1830/1840 : une succession régulière de vignettes rectangulaires compartimentées, avec un texte de quelques lignes typographié sous l’image. La disposition, adoptée pour les deux magazines depuis leur création, sera immuable jusqu’aux années 1930 (si l’on excepte les planches de Benjamin Rabier, un peu plus fantaisistes) : quatre rangées de trois cases rectangulaires. La formule d’Epinal présente l’avantage, aux yeux des parents et des éducateurs, de favoriser l’apprentissage et la pratique de la lecture, de maintenir la part du texte dans ses formes et fonctions traditionnelles : une sollicitation de l’esprit, des facultés abstraites et intellectuelles, de la mémoire et du jugement, à la différence de l’image, dont on estime alors qu’elle ne touche que les sens. Au lendemain de la Grande Guerre, la part du texte sous l’image augmente même, entraînant une réduction de la dimension des vignettes ; mais il est vrai que ce phénomène accompagne la multiplication des histoires en images au détriment de la part rédactionnelle [9].

Ce dispositif exclut les bulles, à part quelques exceptions dans les premières et les dernières années de ces publications. Un article publié dans Bédésup, en octobre 1983, en recense les occurrences autour de l’année 1905, toujours en complément d’un texte typographié : dans des histoires de Léon Kern, Mauryce Motet, Moriss, Luc Leguey, Thélem. Leurs emplois sont variés, de la simple onomatopée à la figuration du silence et de la voix off, mais généralement sans rôle déterminant dans la narration [10]. Au cours des années 1920, alors que rébus et concours imaginés par Daisne font un usage quasi systématique des ballons, les bulles disparaissent, complètement semble-t-il, des histoires en images. La première bande dessinée de provenance américaine publiée dans les Belles Images en 1928, « Oscar Paturon et sa famille » (une adaptation de Clarence, de Crawford Young), est même recomposée avec un texte sous image, comme il arrivait souvent dans les publications pour la jeunesse de l’époque : ainsi, en 1931, l’adaptation en albums de Félix et de Mickey chez Hachette s’accompagnera encore de la suppression des bulles et de la recomposition d’un texte abondant sous l’image [11].

G.Ri, "Le tricot de Médor", Les Belles images, 12 août 1915

Les bulles réapparaissent, de façon sporadique vers 1935, toujours en complément d’un texte typographié, dans des histoires de Falco, de Le Gai, de S. Pania. Il s’agit manifestement de contrer la concurrence des comics qui menace gravement l’avenir des magazines Fayard. Depuis 1932, La Jeunesse illustrée et Les Belles Images tentent une timide modernisation de leur présentation : les titres des histoires sont à présent dessinés, et non plus typographiés, sollicitant la fantaisie créative des artistes ; les filets d’encadrement des vignettes sont supprimés ; des doubles pages et des compositions déstructurées apparaissent. Ces innovations sont dues, pour la plupart, à S. Pania (« 1933 sportif », JI, 11 décembre 1932). C’est aussi dans une bande de ce dessinateur que le personnage de Mickey, « la petite souris du cinéma », fait son apparition au détour d’une image dans La Jeunesse illustrée le 14 mai 1933 (« Une vision de cauchemar »). Mais le plus surprenant est le débarquement de Betty Star, la Betty Boop des dessins animés de Max Fleischer, redessinée par Bud Couhihan, qui arbore ses bulles et sa jarretière en première page des Belles Images le 3 octobre 1935. Elle y figurera pendant vingt numéros, bientôt suivie par un autre héros de bande dessinée américaine : Dodor, adapté du Elmer de Doc Winner (28 juin 1936).

Ces maigres concessions au nouveau courant d’Outre-Atlantique ne parviendront pas à relancer l’intérêt des lecteurs de La Jeunesse illustrée et des Belles Images. Ils se passionnent désormais pour le Journal de Mickey (lancé par Winkler et Hachette en octobre 1934), Hurrah (Cino deI Duca, 1935), Robinson (Winkler, 26 avril 1936), Junior (Offenstadt). En fait, dès les années 1920, les tirages de La Jeunesse illustrée et des Belles Images ont commencé à baisser pour s’effondrer au cours des années 1930. D’après Alain Fourment, La Jeunesse illustrée est passée de 133 000 exemplaires hebdomadaires en 1925 à 98 000 en 1930 et à 35 000 en 1935. Le journal a été absorbé par Les Belles Images en juin 1935. Ce dernier est lui-même passé de 143 000 exemplaires en 1925 à 86 000 en 1930, puis à 42 000 en 1935. Les deux magazines réunis cessent de paraître en décembre 1936, vaincus officiellement par « les hausses consécutives aux récentes mesures » – entendez : les mesures sociales du Front populaire –, en réalité par leur incapacité à renouveler des formules éditoriales immuables depuis plus de trente ans et des traditions graphiques ancrées dans le XIXe siècle.

Annie Renonciat

(Cet article a paru dans 9ème Art No. 7, janvier 2002, p. 36-43.)

[1] Cf. Histoire de la librairie Arthème Fayard, plaquette éditée par la librairie Fayard en 1952. Voir aussi Grandjean (Sophie), La Maison d’édition Fayard de 1855 à 1939, thèse de doctorat d’Histoire sous la direction de Jean-Yves Mollier, Université de Saint-Quentin en Yvelines, 1996.

[2] Jean-Yves Mollier, « Les mutations de l’espace éditorial du XVIIIe au XXe siècle », Actes de la Recherche en sciences sociales, No.126-127, mars 1999, p. 36.

[3] En 1910, Fayard lancera une seconde série en format réduit avec une couverture comportant une caricature de couleurs vives, conçue pour rivaliser avec les publications d’Offenstadt apparues entretemps. Le terme « humoristique » disparaîtra du sous-titre du journal en même temps que les dessins comiques légendés, définitivement supplantés par les histoires en images. Le Bon Vivant fusionnera en 1911 avec le Diabolo Journal, racheté par Fayard à Geffroy.

[4] Je remercie tout particulièrement le libraire François Pillu qui a grandement facilité mon travail en me confiant ses exemplaires de La Jeunesse illustrée et des Belles images.

[5] Paul Nollet et Patrice Caillot, Le Collectionneur de bandes dessinées, n°s 18, 19 et 20, 1979.

[6] La concurrence la plus forte viendra quelques années plus tard de la Société parisienne d’édition des frères Offenstadt, qui fera perdre à Fayard sa première place sur le marché des magazines d’images. Voir Céline Clergue, Les Frères Offenstadt et les débuts de la bande dessinée en France, 1896-1940, maîtrise d’histoire sous la direction de D. Cooper-Richet et J.Y. Mollier, Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines, 2000.

[7] Alphonse de Parvillez, « Les illustrés pour enfants », Revue des Jeunes, No.11, juillet 1924, p. 50-61.

[8] Voir André Balsen, Les Illustrés pour enfants, In-8", Tourcoing, Duvivier, 1920. 67 p.

[9] Sur la formation et les évolutions de ce dispositif depuis le XVIIIe siècle, voir Annie Renonciat, « Petit Poucet dans la jonchée des feuilles, destins d’un conte dans l’imagerie populaire », Bulletin de la Société archéologique, historique et artistique Le Vieux Papier, avril et juillet 1990.

[10] D. Lefort, Bédésup, No.26, 15 oct. 1983.

[11] Grâce à l’obligeance d’André Derval, j’ai pu examiner à l’I.M.E.C. le travail de retouche effectué par les adaptateurs de Hachette pour les bandes de Félix le chat. Ceux-ci procédaient à partir d’épreuves tirées en noir et blanc ; les bulles étaient masquées par un papier blanc contrecollé et gouaché, puis les dessins étaient repassés à l’encre de Chine. Un texte en français, développé à partir de l’original, était ajouté sous l’image.