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firmin aristophane, ou l’intégrité

Dominique Hérody

[Juin 2020]

Après deux années d’études aux Beaux-Arts de Paris, c’est en 1990 que Firmin Aristophane Boulon se rendit à Angoulême afin de confronter son approche de la bande dessinée dans le cadre de l’atelier spécialisé de l’École régionale des beaux-arts (aujourd’hui l’ÉESI).

Lors du concours d’entrée, j’eus le privilège de siéger dans le jury qui saisit sur-le-champ la bonne fortune que représenterait pour l’école l’accueil d’un pareil étudiant. Il ne resta qu’une année, le temps cependant de croiser la route d’autres jeunes gens ayant les mêmes préoccupations, même si la retenue de son caractère l’amenait à rester à la lisière du groupe composé notamment de David Prudhomme, Jef Hautot, Troubs, Tanitoc, Olivier et Jean-Philippe Bramanti, mais aussi de François Ayroles et Jean-Jacques Rouger de la promotion précédente. Il n’en demeure pas moins aux yeux de ses condisciples, tous les témoignages l’attestent, comme une figure d’une grande générosité à l’influence inoubliable.


Lors de son entretien devant le jury d’entrée, il présenta Logorrhée, dessiné entre 1988 et 1989, qui parut aux éditions Le Lézard en 1993, et dont le propos, manié avec une gravité légère et une allègre liberté de ton, est fondé sur le papotage entre deux filles gracieuses, parfois rejointes par un lion fumant la pipe, qui se posent des questions leur passant comme ça par la tête (ou par les hasards de l’improvisation du dessin), des futilités, peut-être, mais qui n’en sont pas moins de piquants dialogues philosophiques.

Très grand et mince, avec des mains aux doigts infinis et recourbés qu’on attribue volontiers aux pianistes de jazz, terriblement myope, Firmin parlait avec beaucoup de mesure, sans jamais hausser le ton mais avec une conviction impressionnante.

Si la fluidité narrative d’Hugo Pratt comptait beaucoup pour lui, son travail n’était que peu influencé par la bande dessinée, par ses codes énoncés par des ancêtres parfois encombrants. Son dessin solidement « classique » et profondément libre l’autorisait à une grande indépendance vis-à-vis des contraintes de réalisation ; rien pour lui n’était insurmontable, comme il le montra avec Conte démoniaque (L’Association 1995), 300 pages étourdissantes commencées aussitôt son départ de l’école, en direct des enfers, marquées par la Bible, Dante, Milton et Lautréamont ; grand lecteur, il reconnaissait la bibliothèque du Centre Pompidou comme son jardin de prédilection.

Cette œuvre monumentale fut la pierre angulaire de l’exposition « Anges & Démons » présentée en 1995 au Centre national de la bande dessinée et de l’image (CNBDI) à Angoulême, sous les bons auspices de Thierry Groensteen. Dans Faune ou l’histoire d’un immoral, paru en album chez Amok la même année, empreint aussi de mythologie comme pouvait l’envisager Pasolini, Aristophane explorait les confins de la morale et s’interrogeait s’il faut ou non accepter Dieu.

Son œuvre suivante marqua une rupture de ton puisqu’il s’attacha à évoquer un monde familier, en dessinant Les Sœurs Zabîme (paru en 1996 aux éditions Ego comme x, animées par un autre condisciple, Loïc Néhou). Respectant la règle des trois unités, il décrivait les pérégrinations de ces petites filles le temps d’une journée ordinaire, certes, mais riche en événements mémorables jusqu’à son acmé ; une évocation d’un paradis perdu marquée du souci aigu de rendre les ambiances et les comportements avec la plus grande justesse (les attitudes des enfants, tant physiques que morales, sont rendues comme jamais), sans une once de guimauve ; une façon de décrire la vie, tout simplement, une invitation au bonheur de la part d’un enfant des îles, né de parents guadeloupéens postiers dans la région parisienne. Un pur chef-d’œuvre.

Aristophane (à gauche) en conversation avec Yvan Alagbé (photo X, s.d.)

L’essentiel de l’œuvre d’Aristophane publiée se tient en très peu d’années où parut un livre pour enfants chez Casterman, Tu rêves Lili (1993), qui lui laissa un goût amer après que l’éditeur décida que son texte serait réécrit ; il collabora aux revues Le Lézard, Lapin et Le Cheval sans tête (Samson Crow, une histoire inachevée aux allures de blues située dans le Deep South américain), au collectif des éditions Autrement Avoir 20 ans en l’An 2000, avant de doucement s’éclipser. Il quitta la rue Lafayette à Paris où il vivait dans un minuscule studio au rez-de-chaussée en forme de couloir, dessinant sur un chevalet avec un pinceau, pour un village du Poitou, avec à l’esprit un désir d’autonomie dans son travail – voire d’autarcie –, en particulier vis-à-vis des éditeurs, et d’ascétisme dans son mode de vie. C’est dans cette maison qu’un accident domestique le brûla cruellement au visage et aux mains. Il s’était converti à l’hindouisme (quelques récits parus dans Jade jusqu’en 1998 laissent transparaître cette évolution mystique), et il renia alors radicalement Conte démoniaque et Faune, par trop blasphématoires.

Né le 8 janvier 1967 en Guadeloupe, Aristophane est mort subitement le 11 mai 2004, à 37 ans.

Dominique Hérody

(Texte écrit en mai 2004, révisé en mars 2020.)