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Thierry Groensteen

[Mars 2020]

Gaby Bazin, Lettrages & Phylactères. L’écrit dans la bande dessinée, Gap, Atelier Perrousseaux, 2019.

Ce livre est issu d’un mémoire que l’autrice a soutenu quand elle était étudiante au département d’Image Imprimée de l’école des Arts décoratifs, à Paris. Il propose un « voyage buissonnier » à travers l’histoire des rapports texte-image, question qui déborde le champ de la bande dessinée pour s’étendre à l’illustration, le graphisme, l’édition, la peinture, le cinéma ou la photographie.


L’iconographie est donc abondante et variée, qui convoque des manuscrits enluminés, des calligrammes, des tableaux de Van Eyck ou du Caravage. Mais la bande dessinée se taille la part du lion, avec des exemples empruntés surtout chez Richard F. Outcault, Walt Kelly, André Franquin, Joost Swarte, Dominique Goblet, Benoît Jacques, Yûichi Yokoyama et Chris Ware, considérés comme les auteurs les plus attentifs à la graphie. L’autrice s’étonne, d’ailleurs (p. 49), que la bande dessinée ne soit pas davantage prise en compte par les théoriciens du rapport texte-image, alors qu’elle en constitue un terrain d’application privilégié. Et elle pointe la défiance très répandue vis-à-vis des langages mixtes, qui remonte, selon elle, au « schisme » (p. 54) introduit par l’imprimerie.

Gaby Bazin plaide pour la reconnaissance de l’écriture comme dessin. Elle a d’ailleurs publié en 2017, à destination des enfants, un autre ouvrage, intitulé Ecrire c’est dessiner.

Elle s’attarde ici à l’histoire du phylactère et de ses différents usages, suivant, sans beaucoup les renouveler, les recherches déjà conduites sur le sujet par Thierry Smolderen. Elle-même illustratrice de profession, ses commentaires sont souvent descriptifs et l’élaboration théorique y est relativement peu poussée. Elle s’appuie aussi beaucoup sur des citations empruntées aux artistes eux-mêmes, dont la parole est toujours bienvenue et souvent éclairante. Et elle met en relief, avec pertinence, de nombreux effets humoristiques de contrepoint entre dessin(s) et légende(s).

Dominique Goblet, Faire semblant c’est mentir : un lettrage plastique et fluctuant

Il y a remarquablement peu d’erreurs ou d’approximations dans ce petit livre aussi bien informé qu’il est agréable à lire et même à feuilleter, étant donné la richesse de son iconographie. J’en relève une, tout de même : Gaby Bazin évoque (p. 73) la page fameuse de l’Histoire de la Sainte Russie dans laquelle Gustave Doré écrivait : « Suite du règne d’Ivan le Terrible. Devant tant de crimes, clignons l’œil pour n’en rien voir que l’aspect général. » Elle assure que cette légende était accompagnée d’« une case blanche en pleine page ». Or Doré rendait cet « aspect général » du règne du terrible tsar par une grande flaque de sang, matérialisée sur la page par un aplat rouge en forme de tache, appliqué au pochoir dans chacun des exemplaires – de même qu’une seconde tache plus loin [1].

On pourrait en outre lui faire le reproche d’accorder une sorte de privilège indu aux bandes dessinées d’inspiration pictographique (celles où le dessin, schématique, se rapproche du signe), au motif qu’elles seraient au cœur des dispositifs qui l’intéressent. Elle cite, et semble faire sienne, la position du cartoonist américain David Heatley [2] : « Lorsque certains artistes essaient d’amener dans la bande dessinée une approche qui relève de la peinture, le travail en pâtit vraiment. On voit beaucoup ça dans la BD européenne, une touche à la Cézanne, très prétentieuse. Comme si ça donnait de la dignité à la forme et que la lecture devenait plus sérieuse. Pour moi, si tu t’éloignes trop des petits dessins pictographiques, ça éteint tout. C’est la racine, l’héritage de la bande dessinée et c’est de là que la forme tire toute sa vitalité. » (p. 38) Citation qui ne fait qu’exprimer une préférence personnelle et qui ne saurait être utilisée de manière dogmatique pour disqualifier d’autres conceptions de la bande dessinée tout aussi légitimes.

Dans la première partie de Lettrage & Phylactères s’ébauche un autre livre, qui s’intéresse au processus de lecture. Gaby Bazin écrit que notre cerveau semble bel et bien « équipé » pour lire les images et le texte dans un même mouvement, alors que le texte appelle une « lecture linéaire » et l’image une « lecture d’exploration ». Mais pour cerner plus finement « le rapport et la distinction entre l’activité de voir et celle de lire » (p. 11), il lui faudrait convoquer les sciences cognitives, ce qu’elle ne fait pas. En 1995, dans L’Image écrite (Flammarion), Anne-Marie Christin écrivait que, s’agissant d’un texte illustré, l’image apparaît certes en second pour accompagner un texte qui lui préexiste mais que, néanmoins, « sa raison d’être est d’occuper l’espace la première, de faire toujours gagner le voir sur le lire, de dominer d’emblée cette dualité du texte et de l’image » (p. 185). Cela est encore plus vrai de la bande dessinée, où l’image n’est pas seconde et où le texte se trouve généralement enfermé en son sein.

Dans un article qui apporte une synthèse éclairante sur le sujet [3], Michel Matly, s’appuyant sur les travaux de Jane Riddoch, Glyn Humphrey et Martine Cornuejols, confirme que cette domination de l’image est en outre une « antériorité sémantique ». Il n’est donc pas tout à fait exact d’affirmer, comme le fait Gaby Bazin, qu’image et texte sont lus « dans un même mouvement » : « Lorsque les deux modes sont associés et parce qu’il ne doit pas passer par la lexicalisation, le sens de l’image parvient plus rapidement au lecteur et a donc priorité sur celui du texte. Le texte s’inscrit donc dans un champ sémantique prédéfini par l’image et ses fonctions (...) s’exercent à l’intérieur de ce champ. En d’autres termes, pour sortir du seul champ de la bande dessinée et se risquer sur celui du livre, de l’affiche ou d’internet, on pourrait dire qu’il n’y a jamais de textes illustrés, seulement des images commentées. » (C’est moi qui souligne.) Cet enseignement des sciences cognitives, capital, ne me semble pas encore avoir été suffisamment intégré dans la réflexion des chercheurs en bande dessinée.

Thierry Groensteen

[1] Toutefois, l’on connaît des exemplaires qui, pour on ne sait quelle raison (manque de temps, retirage hâtif ?), présentent ces tâches imprimées en noir, voire où aucune tâche n’apparaît. C’est le cas de l’exemplaire disponible sur Gallica, qui est probablement celui que l’autrice a consulté.

[2] Auteur de My brain is hanging upside down ; trad. française : J’ai le cerveau sens dessus-dessous, Delcourt, 2009.

[3] « Bande dessinée et transmission du sens », Comicalités, [en ligne], Histoire et bande dessinée : territoires et récits, mis en ligne le 24 septembre 2015. URL : http://comicalites.revues.org/2065