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sur le motif

Thierry Groensteen

[Janvier 2020]

Lewis Trondheim est un auteur opiniâtre et volontaire, animé par un souci constant d’autoamélioration du niveau de ses réalisations comme auteur de bandes dessinées. S’il n’est pas besoin de rappeler l’épreuve initiale qu’il s’était infligée, de dessiner 500 pages à titre d’exercice, pour apprendre à dessiner (il en sortit Lapinot et les carottes de Patagonie, soit bien plus qu’un exercice), on sait moins qu’il n’avait entrepris le blog des Petits Riens que dans le but d’apprendre à mettre ses dessins en couleur.

Depuis le milieu des années 2000, il s’astreint à une pratique régulière du dessin d’observation, celle-là même qui est considérée comme capitale dans la formation des jeunes artistes et recommandée aux étudiants dans toutes les écoles de dessin mais que, comme nombre de ses confrères cartoonists, il avait jusque-là négligée, lui préférant le dessin d’imagination.

Dans les séances d’entretiens qu’il m’a accordées [1], Trondheim déclare qu’il s’est mis au dessin d’après nature « pour progresser. Pour enrichir mon vocabulaire graphique, ma bibliothèque d’images intérieures. Pour dessiner ce que je vois et pas ce que je pense voir. Je m’astreins à faire un dessin d’après nature au minimum le quinze de chaque mois. C’est une discipline. »
Dessiner sur le motif équivaut donc à remettre son art sur le métier.

Dessin inédit

Cette pratique s’incarne aujourd’hui pour lui dans des carnets, que l’artiste peut facilement emporter partout avec lui. Pour l’exposition « Lewis Trondheim fait des histoires » [2], il m’en a prêté trois, de tailles différentes, sur l’examen desquels s’appuiera la suite de cet article. Le plus grand (28,5 x 22 cm) est aussi le plus ancien, mais la plupart des pages sont restées vierges, puisqu’il ne compte que sept dessins, réalisés entre le 16 juillet 2002 et le 22 février 2005 ; vient ensuite, dans l’ordre chronologique, le plus petit (21 x 14,5 cm), dont les dessins s’égrènent du 14 juillet 2005 au 9 mai 2010 et que Trondheim a emporté dans ses voyages au Québec, au Mexique, à Mayotte, aux Etats-Unis et à Barcelone. Le plus récent des trois est de taille moyenne (25,5 x 18 cm).

Dessin inédit

Tenu du 15 janvier 2014 au 15 décembre 2017, il se distingue des précédents sous trois aspects. 1° La régularité : Trondheim a désormais rendez-vous, une fois par mois, à date fixe (toujours le 15) avec son carnet, pour une séance de dessin d’observation. 2° Alors que dans les carnets précédents les dessins étaient exécutés au feutre noir, ceux-ci sont fréquemment mis en couleur. 3° Aux voyages autour du monde, l’artiste préfère désormais, sinon le voyage autour de [sa] chambre, du moins le voyage autour de sa maison, périmètre qu’il élargit quelquefois au quartier. Les motifs qu’il reproduit avec la plus grande minutie et une grande acuité d’observation dans son carnet, ce sont désormais ceux qu’il a quotidiennement sous les yeux : un fragment de l’atelier avec amoncellements de papiers et d’objets, le chat dormant sur un fauteuil ou sur la canapé, un pied d’appareil photo, une chaise sur un coin de la terrasse, un porte-clés, la buanderie, un lavabo, l’escalier conduisant au sous-sol, une collection de tire-bouchons, de la vaisselle sale dans l’évier. (Quand il n’est pas chez lui le 15, Trondheim ne saute pas le rendez-vous, il dessine sa valise à roulettes.]] Très peu de personnages apparaissent. Fait exception un dessin (au crayon) titré « Brigitte travaillant sur Le Chat du rabbin » [3].

Dessin inédit

L’humilité du créateur confirmé qui s’exerce comme un débutant se double donc ici de l’humilité des sujets élus. A New York, Trondheim dessinait le Flat Iron, le musée Guggenheim, Times Square et le pont de Brooklyn, se mesurant à des vues connues du monde entier et produisant des images auxquelles s’attachait ipso facto un effet carte postale. Désormais, il accorde une attention équivalente à des lieux intimes, des objets prosaïques, comme si ces « petits riens » (pour reprendre le titre de sa série autobiographique) étaient investis de la même noblesse et méritaient identiquement d’être célébrés (car il entre, dans tout dessin d’observation, une part de cérémonie et de célébration).

Dessin inédit

Feuilleter ces carnets, c’est avoir l’impression de découvrir un nouveau dessinateur, tant ces images paraissent à des années lumière de Lapinot. Mais les lecteurs qui ont suivi sa carrière savent que les premiers dessins d’observation de Trondheim ont été dispersés au gré de ses livres depuis longtemps déjà. Le tout premier, c’était peut-être cette case qui figure à la planche 12 d’Approximativement, dans laquelle il représentait, sans omettre aucun détail, la table de travail qu’il avait sous les yeux. Une descriptivité que l’on retrouvait plus loin, aux planches 25, 48 et 133 du même album, dans la représentation de son appartement parisien, où on le voit jouer à la console, faire des haltères et commencer à mettre ses livres en cartons en vue d’un prochain déménagement, ainsi que dans certaines vues de l’atelier Nawak et de la cour sur laquelle ouvraient ses fenêtres (ex. pl. 81, 88 et 91).

Approximativement, planche 12, détail

Le dessin d’après nature devrait logiquement être partie prenante du projet des Carnets (4 volumes publiés entre 2002 et 2004) puisque le carnet est un espace de notation sur le vif de choses vues, vécues, entendues. Mais Trondheim, pour l’occasion, dessine très vite : son trait est lâché, désinvolte, esquissé à la diable : il note, en effet, plus qu’il ne décrit. Quelques pages, cependant, montrent que le dessinateur s’est attardé à observer plus longuement, avec plus d’acuité : des paysages de la Réunion dans le tome 1, une page sur les objets de collection dans le tome 2, des vues de Grenade dans le tome 3 et du Japon dans le tome 4. Les Carnets consignent surtout les voyages qu’effectue Trondheim en 2002-2003. Même s’ils sont réalisés sans ambition artistique particulière, ils vérifient la règle selon laquelle « pris en ciseaux entre le reportage dessiné ou en images et l’illustration exotique, mais aussi entre le guide touristique et le livre d’artiste, le carnet de voyage oscille du style documentaire journalistique à l’expression plastique plus personnelle. » (Texte de présentation du livre de Pascale Argod L’Art du carnet de voyage, éditions Alternatives, 2014.)

Carnet de bord, 2002-2003

En 2005, Désoeuvré s’ouvre par des représentations extrêmement détaillées de l’espace de travail de Trondheim. De façon plus surprenante arrive plus loin une tentative de dessin naturaliste, à travers la figuration de quatre oiseaux de proie présentés dans une exposition. Dessins sans rapport immédiat avec le propos du livre, mais qui semblent répondre indirectement à cette interrogation de l’auteur : « La raison pour laquelle je travaille est pour passer le temps, et principalement passer du temps hors de la réalité. Cette fuite de la réalité est-elle saine ? Doit-elle ou peut-elle être combattue ? » Le dessin d’observation s’inscrit dans cette réflexion comme exemplatif d’un retour au réel. On comprend que observation et imagination ne s’opposent pas seulement comme deux régimes du dessin mobilisant des ressources graphiques différentes, mais comme deux modalités d’être au monde. Les pages suivantes proposent d’autres dessins réalisés sur le motif, à l’aéroport de Gatwick, un peu plus loin des vues du Gardon, du jardin du Luxembourg ou du Portugal. Puis les oiseaux font retour, mélangés à d’autres animaux, dans une page faisant fonction d’« intermède » et dessinée au zoo de Lagos. Avec, cette fois, un commentaire direct sur la nature de l’exercice : « Dessiner d’après nature semble inépuisable. / Pas de scénario. / Ne pas penser à son ego. / Rater un dessin fait partie des risques. / Pour ne pas perdre, il ne faut pas jouer. »

Enfin, la série des Petits Riens réserve une place importante au dessin d’observation. Nombre de pages y relèvent à nouveau du carnet de voyage (Trondheim s’en explique en arguant du fait qu’il a plus de temps à consacrer aux Petits Riens quand il voyage que quand il reste dans son atelier, où d’autres travaux le mobilisent) ; par ailleurs, les pages, postées une à une sur le blog, acquièrent chacune le statut d’œuvre en soi ; et la couleur n’aurait, selon l’auteur, aucune justification si le dessin était trop elliptique. Enfin, dans les Petits Riens, rien n’est imaginé, tout est vrai, consigné avec le scrupule de l’exactitude. Alors Trondheim s’attarde, chaque fois qu’il le peut et que la situation l’appelle, à dessiner minutieusement les paysages, les édifices (par exemple au Japon, qui revient dans le tome 5, Le Robinet musical, à Recife, Dubaï et New York dans le tome 6, Deux ou trois mois d’éternité).

Dessin inédit

Il est frappant, en effet, que chez lui l’humain ne soit presque jamais un motif à observer. Trondheim ne s’installe pas aux terrasses des cafés pour croquer le spectacle de la rue, les spécimens d’humanité qui l’entourent. On est très surpris de découvrir, dans le plus petit des trois carnets inédits dont j’ai parlé en commençant, une page notant les attitudes de skaters – quasiment l’unique infraction à la règle.

Ne pas s’enfermer dans des tics graphiques, se déprendre des solutions toutes faites, apprendre à voir, utiliser l’autre hémisphère du cerveau, enrichir son rapport aux choses : telles sont les vertus que l’on prête ordinairement au dessin d’après nature, et nul doute que Trondheim y souscrirait. En ce sens, le dessin d’observation est un dessin d’étude. Il serait absurde, sans doute, de penser l’exercice en termes de rentabilité immédiate. On peut néanmoins s’interroger sur ce qui, de ces acquits, est susceptible d’être réinvesti dans les bandes dessinées de l’intéressé. Celui-ci est resté fidèle depuis bientôt trente ans au dessin schématique qu’on lui connaît : pour les yeux, une barre ou deux points font l’affaire. Dans la mesure où sa pratique du dessin d’observation s’attache exclusivement à ce qui, dans une narration, relèverait du décor, on peut penser que son travail pourrait évoluer vers un style composite tel qu’on peut fréquemment l’observer dans les mangas : des personnages au tracé simple et linéaire évoluant dans un environnement beaucoup plus descriptif (voire, dans les mangas, presque photoréaliste).
C’est bien vers cela que tend Trondheim quand il se représente en perruche dans le contexte d’un atelier figuré dans les moindres détails, ou déambulant dans des décors urbains rendus avec le même souci de précision. Ce réalisme accru peut même s’observer en dehors de son corpus autobiographique, dans le degré d’élaboration de certains décors de la série Ralph Azham, en particulier. Je songe par exemple, dans le tome 7, à la représentation du désert de pierres dans les planches numérotées 313 à 317. (Cet album, Une Fin à toute chose, s’ouvre du reste, en page de titre, sur un dessin qui présente, sur le mode fallacieux, toutes les caractéristiques du dessin d’observation.) « Comme décor, un désert, c’est facile à dessiner », ironisait naguère Gotlib dans La Coulpe. Mais Trondheim est loin de se contenter d’une ligne d’horizon : il sculpte les rochers, s’efforce de rendre compte de la minéralité, des strates géologiques, des effets de l’érosion.

Ralph Azham, tome 7 : Une fin à toute chose, planche 313, détail

Reste une différence entre les images tracées dans les carnets voués au dessin d’observation et celles qu’on trouve dans les albums : les premiers, lorsqu’ils sont en noir et blanc, font grand usage du petit trait et du point. Cette technique caractérisait, comme l’on sait, les célèbres Sketchbooks de Robert Crumb, mais on a pu la retrouver dans certains dessins réalisés sur le motif figurant dans les Date Books de Chris Ware, et, sur un mode encore plus systématique, dans le Carnet de Tardi édité en 2001 par Jean-Christophe Menu. Chez Crumb, point et petit trait sont constitutifs de son style habituel, mais il n’en va de même pour les autres. Il semble bien que, quand un artiste de bande dessinée délaisse l’imagination au profit de l’observation, il est enclin à quitter en même temps le régime de la ligne pour celui de la touche, à jouer le détail contre le contour, la profusion contre l’épure.

Thierry Groensteen

[1] Cf. Thierry Groensteen, Entretiens avec Lewis Trondheim, L’Association, janvier 2020.

[2] Présentée à la Cité du 30 janvier au 10 mai 2020.

[3] Epouse de Lewis Trondheim, Brigitte Findakly est la coloriste de Joann Sfar.