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en vacance

Jean-Pierre Mercier

[Janvier 2007]

A l’heure où ces lignes sont écrites, la bibliographie de Lewis Trondheim ne compte pas moins de 128 ouvrages publiés, en seulement seize ans d’activité. Quand elles paraîtront, ce nombre avoisinera sans doute, au rythme soutenu qui est le sien, la cent-quarantaine. Dans cette immense production, on ne relève rien de médiocre, juste des choses qu’on aime plus que d’autres.

L’auteur du présent article veut ici faire part de son attachement à un ouvrage point trop ancien, un peu en marge, plutôt mince et sous-titré « essai ». Je veux parler de Désœuvré, publié en 2004 par l’Association dans la collection "Eprouvette".
Il se présente comme le carnet de bord d’une période particulière de la vie de Trondheim, précisément entre le 2 juin et le 13 septembre 2004 (les différents « chapitres » du récit sont datés), période consécutive à un arrêt presque complet de travail de 80 jours. On peut le considérer comme une « remise en jambes », une manière douce et progressive de reprendre le collier. Encore que dès la seconde planche, Trondheim note : « Je pensais m’arrêter beaucoup plus longtemps ». Pourquoi avoir rompu ce jeûne créatif ? Et d’abord, pourquoi l’avoir entamé, alors que Lewis Trondheim est connu pour être, avec Joann Sfar, l’auteur le plus prolifique de la scène française actuelle ? La suite n’y répond pas clairement. Tout juste l’auteur avoue-t-il en cours de route : « Avant de commencer ce livre, à mon 80e jour de "vacance ", ça n’allait pas bien ». De ces notes au jour le jour s’échappent quelques mots peu anodins : isolement, névrose, angoisse, bonheur inquiet, dépression, tristesse, faille psychologique... et un dessin de l’artiste au bord du vide. Qu’on ne se méprenne pas : ces mots et ce dessin sont disséminés dans le récit et ne résument pas l’ambiance générale de l’histoire, laquelle fonctionne sur le mode ironique et auto-dérisoire qui est la marque de Trondheim. Ils en constituent plutôt le sous-texte, ou plus encore l’horizon psychologique. Yvan Delporte, dont les mails reproduits sont un régal, le sent bien, qui termine l’un de ses deux messages par « Pourquoi cet intérêt à propos de la santé mentale des dessinateurs, Trondheim ? ». Pourquoi, en effet ?

Extrait de Désoeuvré.

Trondheim ne répond pas, mais sa manière oblique et souvent hilarante de mener son affaire constitue un étonnant moment de lecture. On le voit courir les festivals, cuire des abricots, dessiner sur le motif des chouettes, des lamas, des palmiers, des rivières..., tout en poursuivant un monologue intérieur sans rapport direct avec ce qu’il est en train de faire. Au fur du trimestre et des 71 pages du récit, Trondheim tente de répondre à la question qui le taraude : « Pourquoi les auteurs de bande dessinée vieillissent-ils mal ? » Il livre à ce sujet ses hypothèses bricolées et surtout ses doutes, interrogeant amis et connaissances. On croise pour l’occasion le gratin de la bande dessinée franco-belge (Moebius, Gotlib, Berbérian, Sfar, J.C. Denis, Bilal, Margerin, Delporte déjà cité, Geerts... ) qui tente de répondre à la question et livre des explications fort variées du problème.

© L’Association

Lewis Trondheim donne l’impression de cacher des tourments personnels derrière la question légitime de l’enkystement des dessinateurs chevronnés dans la répétition et la formule toute faite. Affectant de craindre que cette répétition soit la maladie professionnelle de l’auteur de bande dessinée, comme la silicose était celle du mineur, Trondheim s’évite de répondre à la question « Pourquoi dessiné-je, et aussi (surtout), pourquoi continuer ? ». Cette tricherie fondamentale, qui dénote de la pudeur, de la mauvaise foi et une certaine forme d’élégance (« Faut-il vraiment que j’inflige ça au lecteur ? ») ouvre paradoxalement un débat mal cadré mais très stimulant, dans lequel le lecteur brûle de prendre sa part. Sur son site internet, Lewis commente brièvement l’ouvrage en notant : « Je n’ai jamais reçu autant de courriers de confrères. » On les comprend. Que l’on soit artiste, fonctionnaire ou boucher-charcutier, l’envie est grande pour chacun de comparer les affres de quadra de Lewis aux siennes propres.
Il y a aussi une délicatesse paradoxale dans cette œuvre, qui consiste pour Trondheim à dire franchement sa tristesse devant un Fred à la dérive, ou à signaler tel autre comme alcoolique, sans que le lecteur le ressente comme une méchanceté. Son recours au chœur antique, qui commente, pose les questions et le pousse dans ses retranchements, n’est pas nouveau mais franchement drôle.

© L’Association

Dans une perspective historique, on a souvent expliqué l’assèchement terminal des classiques des années 60 et 70 (Hergé, Franquin, Macherot, Gotlib...) par l’écart vertigineux entre leur statut de débutants voués à une production commerciale, et la reconnaissance « auteuriste » qui fut la leur en fin de course, écart qui provoqua chez eux un malaise. Il est intéressant de voir qu’un auteur venu plus tard de cette marge « auteuriste », et dont l’itinéraire rencontre un certain succès commercial, connaît, certes en mineur, les mêmes tourments à trente ans de distance.

© L’Association

On ne s’appesantira pas sur cet autre paradoxe bien connu (voir le Huit et demi de Fellini) du créateur qui transforme en œuvre son impossibilité de faire une œuvre, ni ne tranchera sur le fait de savoir si la répétition est la fatalité de l’auteur de bande dessinée, mais on affirmera sans risque de se tromper que cet ouvrage bancal, réalisé au jour le jour (et qui de ce point de vue préfigure Les Petits Riens consultables sur le site Internet déjà cité, ou dans l’ouvrage homonyme paru chez Delcourt en octobre 2006) fait partie des œuvres rares et donc précieuses (The Uncle Bob’s Midlife Crisis de Crumb en est une autre), qui donnent l’occasion de percevoir, même fugacement, ce que sont les enjeux d’un auteur de bande dessinée tout entier investi dans sa création.

Jean-Pierre Mercier

Planche tirée de Les Petits Riens, t. 1 :
La Malédiction du parapluie (2006).