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donjon : l’univers de tous les possibles

Alexis Laballery

[Janvier 2007]

Suite à l’arrêt des Formidables Aventures de Lapinot, Donjon est devenu pour Lewis Trondheim, en collaboration avec Joann Sfar, la principale série sur laquelle il travaille régulièrement. Depuis Cœur de canard paru en 1988, près d’une trentaine d’albums sont aujourd’hui disponibles. Un comble pour ce qui ne devait être au départ, dans l’esprit de Trondheim, qu’un épisode de plus pour son héros aux longues oreilles, projeté le temps d’un 48 pages dans le monde de l’Heroic Fantasy. Après un coup de baguette des deux magiciens Sfar et Trondheim, le lapin fut changé en canard, et l’album devenait la première pierre d’un imposant et ambitieux édifice éditorial.

Avec sa chronologie labyrinthique, ses ramifications tentaculaires, sa multitude de personnages, ses sous-séries et sa multiplicité d’auteurs, Donjon reste à ce jour un projet original et sans précédent, un grand chantier de bandes dessinées, perpétuellement en travaux et mené par deux contremaîtres astucieux et inventifs.

Gardien du donjon et maître du jeu

Le titre et l’univers de Donjon forment avant tout une référence au classique Donjons et dragons, mètre étalon du jeu de rôles depuis les années 70, instaurant définitivement le genre de l’Heroic Fantasy. « Pas de donjon sans dragon », déclare d’ailleurs le Gardien dans Sortilège et avatar. Un Gardien qui possède sur son bureau le traditionnel paravent du maître de jeu ainsi que quelques dés. De même, il gère son entreprise comme un parc d’attractions pour aventuriers en quête de richesse, un jeu de rôles grandeur nature où les monstres ne sont pas des figurants en costumes. Dans Cœur de canard, Herbert, pour ne pas être puni par le Gardien, commence lui-même par jouer un rôle, celui d’Ababakar le prince guerrier. On apprend aussi que les salles du Donjon sont numérotées comme les cases d’un gigantesque jeu de l’oie (ou de canard en l’occurrence). Enfin, la chronologie de Donjon se mesure en niveaux, terme souvent employé dans les jeux vidéos où le héros doit passer différents niveaux pour achever la partie. Au-delà de ces clins d’œil appuyés et des effets parodiques faciles, la dimension ludique, liée à l’amusement donc, est omniprésente jusque dans la conception même des albums [1]. Les joueurs le savent, un scénario de jeu de rôles, s’il repose en partie sur un monde bien défini et une base narrative relativement solide, doit toujours faire alliance avec le hasard et les imprévus. Dans Clefs en main, le propre jeu estampillé Donjon, on peut ainsi lire ces consignes données au meneur de jeu : « (...) savoir improviser et faire preuve d’imagination sont des qualités appréciables pour un Gardien ! » Ces compétences sont proprement celles des deux créateurs de Donjon : la grande liberté, la fantaisie et l’improvisation font partie de leur système d’écriture depuis leurs premiers pas dans la bande dessinée.
Dans Lapinot et les carottes de Patagonie, Trondheim réalise ainsi 500 planches en partant au hasard et improvisant au fur et à mesure. Il en alla de même pour La Fille du professeur écrit par Sfar, un travail qui repose en grande partie sur l’esprit du feuilleton, où chaque planche était écrite sans savoir ce qui suivra. Dans Donjon, cet exercice d’improvisation est présent et pourtant totalement ancré dans un cadre précis et régenté : il y a des lois, des personnages phares, un bestiaire, des lieux emblématiques, une histoire, et tout ce qui peut contribuer à faire la cohérence et la diversité d’un monde. Comme J.R.R. Tolkien ou George Lucas avant eux, Sfar et Trondheim sont d’abord les bâtisseurs d’un univers, celui de Terra Amata, de plus en plus riche au fil des épisodes.

Chaque album de Donjon apparaît ainsi comme la nouvelle pièce d’un grand puzzle. Peu à peu, les blancs sont comblés, les motifs apparaissent, les réponses aux multiples questions des lecteurs sont données et des échos graphiques et narratifs se mettent en place. Les différents cycles qui composent la série, s’ils peuvent se
lire indépendamment les uns des autres, prennent tout leur sens lorsqu’on les rapproche. Celui qui lit les débâcles amoureuses du jeune Hyacinthe sait que, « plus tard », il sera l’intimidant Gardien. De même, assister à la décrépitude du Roi Poussière dans Le Cimetière des dragons est encore plus frappant lorsqu’on a en souvenir la vigueur et la force de Marvin. Quant aux différents épisodes « Monsters », ils contiennent souvent des informations précieuses sur l’univers et les personnages que l’on suit ailleurs. Enfin, quelques gags et péripéties des albums « Parade » ne sont compréhensibles que si l’on connaît le reste de la série, comme lorsque Herbert barbouillé de suie dans Le Jour des crapauds préfigure physiquement le Grand Khan qu’il deviendra dans quelque temps.

A l’image de cet univers qui s’enrichit au fur et à mesure que les albums paraissent, tout ce qui fait Donjon est porté par un désir d’expansion et de multiplication, dans l’espace et dans le temps, jusqu’à l’éclatement parfois. Dans une séquence du Roi de la bagarre, Herbert doit traverser des souterrains peuplés de gobelins, mais chaque nouvelle salle comprend deux fois plus de gobelins que la précédente. La propagation est en marche et suit une logique mathématique qui défie avec un grand sens de l’absurde les lois du récit et de la mesure (le combat dure une éternité, les gobelins vieillissent et se prennent les pieds dans leur barbe !). Les lieux mêmes visités par les personnages sont le résultat d’une longue et progressive évolution : avant d’être une bâtisse labyrinthique dont il n’existe pas de carte, le Donjon n’était qu’une tour isolée. Antipolis est une ville grouillante, pleine de ruelles, à laquelle les travaux perpétuels seront fatals. Et même Terra Amata finit par exploser en une infinité de parcelles, dont seule une carte à la fois topographique et temporelle peut rendre précisément compte.

La multiplication des gobelins dans Le Roi de la bagarre

Si l’on ne peut compter précisément le nombre d’années que représentent les cycles, la frise chronologique est suffisamment lâche pour donner l’idée d’une période longue voyant se succéder plusieurs générations. Et le passage du temps sur les êtres et les choses reste le thème principal de la série : les personnages évoluent et échappent à la « routine » du traditionnel héros de série voué à ne vivre qu’une seule existence (guerrier gaulois, reporter, espion...) [2]. Au fil des albums et des époques, ils suivent ainsi des parcours initiatiques importants et parcourent des chemins de vie sinueux. Le lecteur qui découvre les albums dans l’ordre de leur parution, dans le désordre chronologique donc, est témoin de leur vieillissement et connaît leur destinée. Un destin auquel personne ne pourra échapper puisque littéralement déjà écrit (et dessiné) [3].
Cette temporalité étendue est encore agrandie lorsque Sfar et Trondheim se plaisent à truffer le moindre niveau de « sous-niveaux ». Ainsi, les albums « Parade » censés se situer entre les niveaux 1 et 2 forment une durée à part, similaire à la série traditionnelle, avec ses deux héros récurrents et installée dans un seul registre. Le temps est ici suspendu, les personnages n’évoluent pas, ne vieillissent pas, et vivent des aventures indépendantes les unes des autres. Un autre cas de temps arrêté est à l’œuvre dans la trilogie composée de Armaggedon, La Carte majeure et Le Noir Seigneur. Ces histoires se déroulent au même moment ; chacune suit un personnage précis, établissant ainsi un démesuré « pendant ce temps ».

Cet univers toujours en expansion permet donc de multiplier les éléments, de jouer la pullulation, et de faire ainsi constamment preuve de diversité et de renouvellement. Dans Donjon, la profusion est de mise. Loin de se limiter à quelques références propres au monde de l’Heroïc Fantasy, Donjon picore d’ailleurs dans tous les domaines, formant un vaste fourre-tout amusant, ludique encore une fois, et bariolé : on trouve des renvois à la Bible et à Hellboy, à Guy Delcourt et à Voltaire, à la mythologie égyptienne et à Jerry Lee Lewis ... La création des autres cycles qui encadrent « Zénith » est aussi un moyen de sortir de l’emprise d’un genre surexploité en bande dessinée et de s’affranchir définitivement de ses codes, tout en agrandissant de manière significative les territoires de la série. « Potron-Minet » emprunte avant tout aux feuilletons populaires, à Alexandre Dumas et aux films de cape et d’épée, tandis que « Crépuscule » vient louvoyer du côté de la science-fiction d’un Roger Zelazny et des mangas.

Où il est emprunté aux récits de cape et d’épée...
Un justicier dans l’ennui (dessin Christophe Blain)

Cette diversité s’exprime alors tout naturellement dans la multiplicité de tons adoptés au fil des albums, au point que le label de la collection « Humour de rire » semble d’ailleurs être devenu bien étroit pour caractériser la saga. A contrario d’une série traditionnelle cantonnée le plus souvent à un seul registre, Donjon prend un malin plaisir à aligner des livres aux tonalités et ambiances complètement différentes : la noire ironie contenue dans Des soldats d’honneur ne présente en effet que peu de similarités avec les farces que sont Le Sage du ghetto ou Du ramdam chez les brasseurs. Enfin, ce désir permanent de foisonnement trouve une dernière incarnation dans la collectivité d’auteurs réunis. Les deux maîtres de jeu gardent indéfectiblement leur place derrière leur paravent de scénariste, tandis que des dessinateurs aux styles très différents se succèdent. Prise dans son ensemble, la saga Donjon fuit ainsi l’uniformité graphique et confronte quantité de styles, de découpages et de traits.

Si Lapinot permettait à Trondheim de passer d’un genre à l’autre avec délice, Donjon repousse donc encore les limites : en multipliant les personnages, les ambiances, les auteurs et les albums, et en étalant son récit sur une longue période, la saga semble se présenter comme une « super-série » qui engloberait tout le reste, une exagération de ce qui se fait traditionnellement, un concept qui bouscule les habitudes éditoriales. Donjon emprunte à la fois à l’industrie américaine du comics (pour le collectif d’auteurs et la série spin-off que représentent les « Monsters ») et à celle des mangas (pour le rythme particulièrement élevé de parution des albums). En fait, seul le format, le classique 48 pages (32 pour les « Parade ») échappe, pour l’instant, à cette envie de démesure [4]. Sfar et Trondheim se permettent d’ébaucher avec une mégalomanie malicieuse ce qui pourrait devenir une sorte de Bande Dessinée Totale, ralliant des auteurs de tous horizons, s’adressant à tous les publics [5], et possédant la capacité de pouvoir passer ainsi du coq à l’âne et du canard au dragon sans perdre de sa cohérence.

Dans Désoeuvré, Trondheim s’interrogeait sur le vieillissement de l’auteur de bande dessinée et les conséquences sur sa créativité ; il mettait ainsi en évidence le principe de répétition (la série, les tics graphiques, les codes, etc.), nuisible à la créativité, la gangrenant peu à peu. C’est comme pour ne pas tomber dans ce piège et proposer de constants renouvellements que les auteurs de Donjon ont fait du jeu, de la profusion et de la multiplication les moteurs de la série. De plus, pour contrecarrer le côté quelque peu fastidieux de leur propre création, à savoir les impératifs dramatiques mis en place au fil des ouvrages, Sfar et Trondheim prennent un malin plaisir à ne pas distribuer toutes les pièces, peut -être même vont-ils en égarer quelques-unes en cours de route, refusant ainsi de combler des trous qui resteront de savoureux blancs narratifs. En effet, il est significatif qu’après une trentaine d’albums déjà publiés, la fameuse quête du destin qui aurait fait la trame principale de tout autre récit classique d’Heroic Fantasy n’a toujours pas été abordée franchement. De même, si les personnages connaissent une destinée étonnante, les étapes intermédiaires qui font devenir l’un le Gardien ou l’autre le Roi-Poussière ne sont pour l’instant que survolées. La saga part dans toutes les directions, évoque des événements annexes, et s’octroie le droit de passer sous silence quelques phases majeures de l’histoire. Et le « plateau de jeu » s’agrandit donc continuellement, rendant comme impossible l’achèvement du puzzle, étirant toujours plus les vides entre chaque zone déjà définie. Donjon est ainsi comme le modèle de la série qui a suffisamment d’atouts pour ne jamais se finir ni se répéter, et qui repousse sans cesse l’inéluctable dénouement tout en faisant mine de s’en approcher constamment.

L’explosion de Terra Amata. Le Noir Seigneur (dessin Blanquet)

Dans les récits mêmes, cette négation de la mort est extrêmement présente. Les albums de Donjon sont émaillés de conclusions suivies de renaissances ; la fin d’une époque n’est que le début d’une autre et tout est sujet à un éternel recommencent. Dans la planche qui ouvre La Chemise de la nuit, Hyacinthe parle de l’âge révolu qu’a connu son père. Plus tard, c’est la chute d’Antipolis qui marque l’exil vers le Donjon avant que celui-ci ne se transforme en forteresse du Grand Khan. Et enfin, c’est l’explosion de Terra Amata qui évoque un nouveau big-bang. Ce refus d’en terminer s’accompagne alors logiquement du refus de la mort. Pratiquement chaque album de la série connaît en effet une résurrection, une fausse mort, ou le retour d’un personnage que l’on croyait disparu. Sans citer la totalité de ces miracles de papier, on se souviendra de quelques événements remarquables : l’épée du Destin fait régulièrement revenir du trépas d’anciens porteurs ; Marvin, au fond du Cimetière des Dragons, ne parvient pas à mourir ; pour échapper aux Pygnains dans Le Géant qui pleure, Horous et Alcibiade trépassent avant d’invoquer un sort pour ressusciter ; Gorklaisse son frère pour mort dans le désert avant de le voir réapparaître ; Horous anime les cadavres de la morgue ; dans Le Sage du ghetto, un Ostruchien ressuscite tous les morts de la journée grâce au génie de la lampe ; et enfin, lorsque Terra Amata explose, c’est une quantité d’anciens esprits qui reviennent à la vie. En tuant Lapinot dans La Vie comme elle vient, Trondheim donnait le coup d’arrêt à la série. Au contraire, la mort n’est jamais une fin dans Donjon ; il peut (il doit) toujours y avoir quelque chose ensuite, une porte de sortie que les auteurs s’empressent d’ouvrir pour découvrir une autre salle... et prolonger ainsi l’aventure. Cas rare dans le monde des séries de bandes dessinées, les héros de Donjon ont donc ce double privilège de pouvoir évoluer, avancer dans le temps, tout en raillant la mort.

Cœur de canard

La fin de la série, si elle n’est naturellement jamais à exclure, n’est donc pas programmée. Le cycle « Crépuscule » ouvre d’ailleurs de nombreuses pistes puisque, pour la première fois, les personnages présents dans ces aventures n’ont pas de destin déjà connu. Après le big bang qui secoue Terra Amata, c’est le début d’une nouvelle ère (d’une nouvelle journée, si l’on suit la métaphore proposée par les trois cycles principaux) dont cette fois le lecteur ne connaît rien des aboutissants. Les auteurs pas davantage, d’ailleurs ; on peut en effet aimer entendre Sfar et Trondheim parler à travers les fameux devins de Divinascopus lorsque la planète explose : « Quel délice de ne plus jamais savoir si on agit bien ou si on est sur le point de faire une connerie cosmique ! » Les maîtres du jeu s’interrogent sur le devenir d’une série dont ils se plaisent à ne pas maîtriser toutes les règles. La partie promet donc encore quelques jolis coups, car tout est, encore et à nouveau, possible.

Alexis Laballery

(Cet article a paru dans Neuvième Art No.13 en janvier 2007, p. 80-87.)

[1] Et en retour, cet aspect ludique a été totalement compris et assimilé par le lecteur. Fleurissent ainsi sur le web nombre de concours, de jeux graphiques et de planches autour de l’univers de Donjon. Un site incontournable et qui se fait régulièrement l’écho de toutes ces initiatives : http://wwvv.bibou.org/donjon/index.html

[2] Et comme pour contrebalancer ironiquement cette notion d’évolution, Trondheim et Sfar ont créé le village de Zautamauxime, seul endroit de Terra Amata qui échappe à l’implacable avancée du temps : un lieu habité de Lapinots, irréductibles Gaulois qui traversent les années sans vieillir, dans des lieux définitivement figés.

[3] Le comportement des astrologues de Divinascopus croisés dans Jean-Jean la Terreur résume bien la fatalité absurde que font peser les auteurs sur leurs différents héros : voyant dans les astres l’imminence de leur propre mort, les devins savent qu’ils ne peuvent rien faire pour y échapper et se préparent tranquillement à vivre leurs derniers instants.

[4] Dans une interview mise en ligne sur le premier site officiel de Donjon, Trondheim déclarait à ce propos : « En album, on pourrait faire en Bonus, une sorte de manga de 200 à 400 pages en noir et blanc. », wwvv.pastis.org/donjonland/news/people/peoplelewis.html

[5] Les plus jeunes ont même eu droit à quelques planches de Donjon qui leur étaient directement adressées dans Le Journal de Mickey.