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je me souviens de métal hurlant

Thierry Groensteen

[Janvier 2006]

Je me souviens d’avoir attendu chaque mois mon numéro de Métal hurlant avec cette même excitation que j’avais connue quelques années plus tôt lorsque, lycéen, je dévorais Pilote chaque semaine. Je me souviens que je me précipitais sur Le Jeune Albert, le chef-d’œuvre de Chaland distillé à raison d’une demi planche par numéro, comme naguère sur la Rubrique-à-brac de Gotlib.

Bien que n’étant pas amateur de science-fiction (tous les efforts des camarades les mieux intentionnés pour me convertir n’y ont rien fait) et encore moins fan de rock (chez moi, on était plutôt TSLR : « tout sauf le rock » ; la discothèque se partageait entre jazz, classique et chanson française), je sentais que Métal était un précipité d’époque et, à ce titre, me concernait. D’autre part, et c’était là l’essentiel, comme passionné de bandes dessinées, j’avais la certitude de trouver dans chaque numéro ma ration de planches sublimes, d’audaces graphiques, de découvertes et d’émotions.

Je me souviens aussi que chaque numéro ou presque me faisait bondir. Avec ses provocations gratuites, ses couvertures quelquefois racoleuses, ses errements esthétiques, son arrogance parisianiste (aux yeux du jeune Bruxellois que j’étais), Métal était décidément un magazine aussi énervant qu’il était indispensable. Parfois, il s’en fallait de peu pour que le numéro fût parfait. Mais il y avait toujours une faute de goût criante qui gâchait le plaisir. Je n’avais pas rouvert ma collection de Métal depuis longtemps. La célébration des trente ans de son lancement m’a fournit occasion de vérifier que, aujourd’hui encore, le magazine m’inspire les mêmes sentiments mélangés.


J’ouvre, au hasard, le No.10. Il y a Moebius (Le Garage hermétique), il y a Druillet (Vuzz), il y a Tardi (Polonius), Jean-Claude Forest en petite forme (Les Contes de la barque saoûle), et Lob (Roger Fringant). Soit presque tout ce que Pilote avait compté d’esprits aventureux, de visionnaires, de poètes. Pourquoi faut-il que ce splendide aréopage s’avance sous une couverture de Voss − une guerrière qui, portant casque à cornes, morceaux d’armures hérissés de pointes, épée au côté, les seins nus dardés vers le lecteur, pose un pied vainqueur sur le monstre vaguement dinosaurien qu’elle vient de terrasser ? Alain Voss ne fera jamais illusion et n’aurait probablement pas pu exister comme auteur sous une autre bannière que celle des Humanoïdes. Il est difficile de croire qu’il ait pu être recruté pour son talent, mais il s’inscrivait parfaitement dans un genre encore peu pratiqué, dont Métal était précurseur et qui a fait son chemin depuis : l’heroic fantasy. Une autre recrue de la première heure, qui cultivait une imagerie orthodoxe, entendez mi-rock mi-ésotérisme new age, était Macedo et ne valait pas mieux.

C’est le problème de Métal hurlant, de n’avoir pas toujours su distinguer entre l’image − qui est souffle, vibration, énergie, pensée, en équilibre entre le mental et le sensible − et l’imagerie la plus creuse, le chromo le plus sulpicien. C’est néanmoins la même rédaction qui sut ouvrir ses pages à Pierre Clément, aux Bazooka, à Slocombe, à Eberoni, à Stéphane Rosse, pour des expériences graphiques passionnantes. Allez comprendre !

Après quatre ans d’existence, le sommaire, plus hybride que jamais, accueille tout à coup Jeremiah de Hermann (pour l’épisode de La Nuit des rapaces) et Blueberry (Nez cassé). On ne sait plus si on lit Métal, Pilote, Tintin ou Super-As. Et comme le budget ne permet pas que toutes les pages soient en couleurs, Métal, dans son No.40, nous offre Gillon (Les Naufragés du temps) et Hermann en noir et blanc. Pas par volontarisme esthétique à la Robial, mais par impécuniosité.

L’histoire de Métal hurlant est jalonnée de fausses bonnes idées. Comme ce cadavre exquis occupant la presque totalité du No.50, un feuilleton élaboré pendant deux ans par quelque vingt-neuf auteurs humanoïdes : Coup dur à Stalingrad, aussi lu aussitôt oublié. Ou cette bande parfaitement vaine, dessinée par Jacques Armand, Black-Out, dont le scénario avait été demandé à Serge Gainsbourg. (Résumé : « Coincés par une panne générale d’électricité, les occupants d’une luxueuse villa californienne se tournent leur propre film... »)

C’était aussi un magazine qui ne craignait pas d’afficher ses contradictions. Pas exemple, Philippe Manoeuvre, jamais en retard d’une polémique, vilipendait dans sa chronique les « tâcherons de la ligne claire » (sans nommer personne) au moment même où le magazine en publiait un beau spécimen en la personne de Dominique Hé (Le Faucon de Mû). Et c’est le même rédacteur qui, quelques numéros plus tard, signera un panégyrique du dernier Lefranc, par Martin et Chaillet !

Métal hurlant fut et resta jusqu’au bout ce mélange unique de culture 68, de BD classique (ligne claire, grande aventure), de rock et même quelquefois de punk, d’ésotérisme new age, de dandysme « branché chic » et d’avant-garde graphique. Propos lucides de Jean-Pierre Dionnet : « C’était le défaut de Métal, c’était aussi sa qualité : absorber ce qui passait. Mon idéologie était de ne pas en avoir. »

Un journal syncrétique mais jamais consensuel. Probablement inimaginable aujourd’hui, où il n’est de « produit presse » que « formaté » en fonction d’une « cible marketing ». Voilà pourquoi on ne peut relire Métal hurlant sans ressentir une grande nostalgie pour cette époque de liberté. Au fait, il publierait qui, aujourd’hui, Jean-Pierre Dionnet, si le navire n’avait pas coulé et s’il était toujours à la barre ? La réponse est dans le No.620 de Livres hebdo (où il est interviewé en compagnie de Druillet et de Moebius) : « Un jour, je me suis demandé quels dessinateurs j’aurais eu envie de faire travailler si Métal avait continué : Pierre la Police, Carlos Nine, Joann Sfar et Blutch. Peut-être David B. Il y en a seulement quatre ou cinq. » Pas mal, mais un peu maigre. On pourrait lui glisser quelques noms supplémentaires.

Cependant Dionnet est retiré de la bande dessinée comme de la télévision : il dirige à présent des collections de DVD, produit ou coproduit des films de réalisateurs européens ou asiatiques, et distribue, sous son propre label « des Films », un certain nombre d’œuvres cinématographiques, dont celles de Kitano et de Miyazaki. Jean-Luc Fromental, qui avait pris les commandes de Métal hurlant au No.114, est, lui, l’éditeur de Denoël Graphic ; à ce titre il publie le livre anniversaire signé Marmonner et Poussin. Il édite aussi Montellier (Les Damnés de Nanterre) et annonce le retour de Serge Clerc. Tiens !? Claude Gendrot, qui lui avait succédé un an plus tard (il était, avec S. Soldevila, l’un des deux hommes du repreneur Hachette/Edimonde), fait la pluie et le beau temps chez Dupuis. Bruno Lecigne, engagé en 1986 comme directeur de collection, est toujours de la maison vingt ans plus tard. Ainsi, les Humanoïdes tardifs sont encore parmi nous.

Le catalogue des livres générés par le magazine était structuré de façon thématique : "Humour", "Aventures", "Sang pour sang". La collection de prestige s’appelait "Pied jaloux", les séries grand public étaient dans "Eldorado". Un travail très méritant de traduction des EC Comics et de quelques autres classiques américains alimentait "Xanadu". Des chefs-d’œuvre comme L’Encyclopédie de Masse, de Masse, ou Cthulhu, de Breccia d’après Lovecraft (hélas massacré par une photogravure médiocre et une reliure indigne) parurent hors collection. Et "Autodafé" (qui révéla notamment Gen d’Hiroshima, de Nakasawa) peut être tenue pour la première collection de « romans graphiques » sur le marché français.

Je me souviens que les Humanoïdes associés ne publiaient pas que de la bande dessinée et que je leur dois d’avoir découvert Eric Ambler...

Thierry Groensteen

Cet article a paru dans le numéro 12 de Neuvième Art en janvier 2006.