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mortelle civilisation

Clément Lemoine

[Octobre 2019]

On n’attendait pas Gipi, dessinateur familier de l’intime et de l’introspection, dans le genre post-apocalyptique. La Terre des fils aurait-elle donc de quoi surprendre ? Pour qu’un auteur perçu comme littéraire ajoute à sa bibliographie la grande aventure cataclysmique, il faut que les théories de l’effondrement soient devenues à la mode dans les sphères les plus intellectuelles de la société, et il peut être intéressant de voir comment le genre peut ainsi être récupéré et réinvesti de valeurs nouvelles.

La période de réalisation de La Terre des fils correspond aussi au déploiement dans les médias du thème de la radicalisation, alors que Daesh et les attentats islamistes faisaient l’événement : époque où la peur de l’avenir était collective et où les parents étaient incités à se méfier de leurs propres enfants, tant les générations à venir déconcertaient.

Gipi, La Terre des fils

Souvenirs d’une histoire de guerre

Dans ce contexte, La Terre des fils prend comme base de travail des clichés déjà bien connus : le monde s’est effondré, on ne sait trop ce qu’il est advenu de la civilisation telle que nous la connaissons, et parmi ces morts innombrables une poignée de survivants s’efforcent de tenir jusqu’au jour suivant. Le jour de la catastrophe est désigné par des appellations nébuleuses, « les poisons » ou « la fin », comme dans d’autres histoires « les événements » ou « le cataclysme ». D’ailleurs, le calendrier n’est plus effectif, et il semble vain d’imaginer un quelconque futur.
Ce postulat conventionnel n’est pourtant pas sans évoquer un autre livre de Gipi, celui-là même qui l’a révélé au public français et lui a valu le prix du meilleur album au festival d’Angoulême en 2006 : Notes pour une histoire de guerre.
D’un ouvrage à l’autre, on retrouve les mêmes enfants livrés à eux-mêmes, dépourvus de repères parentaux. Dans Notes, Christian est passé par la DASS, Killerino a vu son père se jeter par la fenêtre et Giuliano semble avoir perdu la trace de sa famille. Dans La Terre des fils, le père ne sait pas quelle éducation donner à ses deux rejetons et meurt d’une crise cardiaque au tiers de l’album, les laissant perdus sans personne à qui faire confiance.

Gipi, Notes pour une histoire de guerre

Dans les deux cas, la civilisation a versé dans le chaos et il ne reste rien des petits villages bombardés pendant la guerre comme des villes victimes des poisons. Seule subsiste la loi du plus fort, à laquelle les jeunes se soumettent, sans hésiter, comme au seul principe possible dans un monde où les conventions sociales et les forces de l’ordre n’existent plus. S’il reste des organisations, paramilitaires ou sectaires, elles menacent plus qu’elles ne rassurent. Significative, la présence à chaque fois d’une scène de marchandage, presque identique : « T’es venu pour parler de mes yeux ? » dans La Terre des fils fait écho à « On est là pour quoi Maurino ? Pour parler fringues ? » dans Notes [1].
Plus marquant, les deux principaux personnages sont identiques : un petit teigneux, dur et décidé, et un grand naïf qui le suit comme son ombre. Dans Notes, ils se nomment Killerino et Christian, dans La Terre des fils Lino et Santo.

La culture imposture

Mais là s’arrêtent les points communs. Car Notes pour une histoire de guerre comprend un troisième personnage, Giuliano, un double de l’auteur dont le destin occupe les dernières pages du livre, alors que Killerino et Christian se perdent dans l’escalade de la violence et se transforment en soldats. « Fils à papa, empoté et lâche », Giuliano n’a pas perdu sa famille autant qu’il le prétend, et aussitôt séparé de ses camarades il choisit de fuir la milice pour retrouver ses parents. Il y a ceux qui font la guerre, et les autres. Killerino s’offusque : « Moi et Christian, on a pas une vie en réserve à prendre si celle-là va mal. » Car le père de Giuliano écrivait des livres, l’emmenait voir des expositions, tandis que ses compagnons ignorent le sens de mots courants comme « check » et « hospitalier ». Représentant de la culture, Giuliano est aussi narrateur, témoin, ambassadeur du lecteur comme de l’auteur dans un monde chaotique qui nous restera toujours fondamentalement étranger. Quelle que soit la sincérité de son récit, il ne nous donne accès qu’à son seul point de vue, limitant le livre à son statut de « notes pour une histoire de guerre ».

Le reproche que Killerino et Christian font à Giuliano ne lui semble d’ailleurs pas injuste. Au contraire, dans la mise en abyme finale où le jeune homme raconte trois ans plus tard son parcours à un documentariste de la télévision, il reprend leurs termes : Killerino « avait raison. J’avais une autre possibilité, j’étais pas comme eux. » Déserteur, sans courage, il ne peut pas dire qu’il a vraiment vécu la guerre, et invalide ce documentaire dont il décrie la « télévision de merde ». Pourtant, c’est lui qui témoigne, pendant que ses camarades, dernière vignette du livre, couvrent leurs têtes pour ne pas apparaître à l’écran. Notes pour une histoire de guerre n’est qu’un récit impossible, qui adopte par moments le ton d’un manifeste politique pour dénoncer l’injustice des classes sociales. Où surnagent la mauvaise conscience de l’auteur discourant sur des événements qu’il n’a pas vécus, et l’accusation faite au lecteur de lire un livre exotique sur son canapé, loin de la guerre véritable. L’identité se fait d’autant plus délicate que le livre chemine vers sa réalisation, dans une tradition proustienne où la vie trouve son sens au moment où elle se transforme en art. Si cet art s’avère factice, que reste-t-il à l’être humain ?

Gipi, Notes pour une histoire de guerre

Toujours à l’écart de la révolution, toujours coupables de la souffrance d’autrui, artistes et témoins sont des imposteurs condamnés à rester petit ou grand bourgeois : Etienne Lantier survit à Germinal et Alack Sinner se sent coupable de ce qui arrive au Nicaragua.
Or, si le personnage de Giuliano donne son sens ambigu à Notes, il est particulièrement absent de La Terre des fils. On peut y lire, sans charger le trait, le soulagement de l’intellectuel qui sait qu’il va être victime de la révolution : Gipi a explicitement fait le choix de se retirer, récitatifs et personnages trop autobiographiques compris. « Je pense que quand on construit quelque chose avec une dimension autobiographique, BD, film ou roman, inconsciemment, on espère rencontrer auprès du public un témoignage d’amour envers soi, plutôt qu’envers l’œuvre qu’on lui propose. Quand j’ai réalisé cela, ça m’a gêné, et j’en suis venu à presque ressentir de la honte en feuilletant des albums plus anciens [2]. » C’est que la Terre des fils est un espace où les classes favorisées ont disparu. Comme une forme de réponse, de souhait exaucé : le monde de la culture s’est effacé.

Notes évoquait quelque chose de la rengaine « il leur faudrait une bonne guerre », transposée en révolution. Cet espoir déraisonnable, souterrain dans toutes nos sociétés contemporaines, qu’une fois le vieux monde à terre il sera plus simple d’en construire un nouveau. L’épigraphe donnait le ton : « La ville fut florissante / Puis en ruine / Enfin / Et c’était incroyable / Elle fut florissante de nouveau. » Celui de La Terre des fils met à bas cet espoir : « Sur les causes / Et les motifs / Qui menèrent / À la fin / On aurait pu écrire / Des chapitres entiers / Dans les livres / D’histoire. / Mais après la fin / Aucun livre / Ne fut plus écrit. »

Désormais la révolution a eu lieu. Réjouis-toi, toi qui voulais que tout s’arrête ! Le dérèglement climatique, les tensions internationales et les extinctions de masse sont là. Il ne s’agit plus, comme dans Notes, d’assister à une histoire, mais de vivre un futur universel. Et si l’effondrement est pris pour acquis dans notre médiatique présent, se dit-on, c’est peut-être que comme Gipi, les élites se résignent au suicide pour se punir de n’avoir pas su guider les hommes.
On remarquera qu’avec la disparition du narrateur, le récit opte pour une forme différente, où le point de vue s’aplatit. Dans ce nouvel ouvrage, le cadrage des vignettes est choisi plus qu’à son tour pour donner une impression de ras-du-sol, un effet de caméra subjective. Nous sommes littéralement, dès les premières planches, plongés dans le silence d’un lac marécageux avec des champs pour tout horizon.

Gipi, La Terre des fils

Continuer à lire (ou pas)

L’enjeu de La Terre des fils est pourtant aussi culturel : car le père noircissait, silencieusement, les pages d’un journal intime que les garçons essayent maintenant de déchiffrer. Eux qui n’ont jamais appris à lire sont déçus de découvrir que la paire de lunettes n’y suffit pas, et se lancent dans la quête incertaine de celui qui leur dévoilera le contenu du carnet. Le verbe n’est donc pas tant dépourvu d’attrait que secret, et hors de portée.
Quelques images de lecteurs subsistent donc dans ce paysage. Mais le père et la sorcière, qui semblent maîtriser cette compétence, ne livrent jamais leur secret. Les seuls à lire pour de bon le carnet, ce sont les frères Grossetête, monstrueux irradiés déconnectés de l’humanité, et le bourreau, mutilé déguisé au service d’une secte d’assassins. Le livre y est utilisé comme une relique, censée contenir les règles du dieu Trokool, réduction du savoir à un objet dépourvu de toute valeur de communication. Ces personnages renversent le cliché habituel du récit post-apocalyptique, le vieux bibliothécaire qui conserve seul le souvenir du monde ancien, le sage Charles de Simon du fleuve (Auclair), pour n’être plus que des assassins en puissance. Ils ont tout autant, sinon plus, basculés dans la loi du plus fort. Gipi ose même faire reproduire 10 pleines pages d’une écriture indéchiffrable, parce que vues avec les yeux du fils qui ne sait pas lire : nous-mêmes en avons perdu la faculté. « J’ai pourtant écrit pour moi-même le contenu du carnet. De même que j’ai renoncé aux effets poétisants de l’aquarelle pour tailler dans la matière brute du noir et blanc, de même je voulais pouvoir raconter l’amour et représenter les émotions sans expliciter ni le dessin ni la narration [3]. » Un autre carnet existe bien, celui du dieu Trokool, mais il ne contient que des pages blanches, sans visiblement gêner la masse de ses adeptes qui y lisent ce qu’ils veulent bien y lire. L’émotion de l’objet prime désormais sur la littérature.

Gipi, La Terre des fils

En disparaissant, la lecture a entraîné avec elle d’autres traces de civilisation : la langue n’est plus qu’un appauvrissement continu, sans syntaxe, sans sujet ni complément. Dans la première séquence, après de nombreuses planches muettes, les dialogues ne se forment d’abord que d’interjections, avant d’intégrer un semblant d’oralité : « beau chien, hein ? – Il aime ça lui. – Eh » et après un nouveau silence « c’est un moitié tout entier. » Les noms eux-mêmes ont laissé place à des « lui » ou à « ça ». Les choses se suffisent à elles-mêmes, sans besoin d’être désignées autrement que du doigt. Il faudra longtemps avant qu’on apprenne le prénom de Lino, dans un moment rare qui en fera, enfin, le véritable héros du livre, et celui de Santo n’a été dévoilé par Gipi qu’aux journalistes.
Il faut souligner que plusieurs indices accusent la technologie d’être à l’origine de cet effondrement intellectuel : les mots creux des réseaux sociaux ont rempli les vides du discours, like, trokool, utilisés sans discernement. Pourtant, les origines de l’apocalypse ne seront jamais données, ni les éventuels lieux épargnés par la catastrophe. La seule certitude qui intéresse Gipi est celle de sa propre disparition.

La vie, pour quoi faire ?

En perdant l’écriture comme objectif, Gipi perd aussi une bonne partie du sens de ses récits, privés de la fonction de témoigner. La Terre des fils déborde de cette disparition des finalités. Les enfants à la recherche des mots de leur père participent de cette quête impossible. Les repères se sont dissous : le père est mort, les autres sont suspects. Particulièrement mémorables, les jumeaux Grossetête sont des personnages de foire, auxquels appartient le seul lopin de terre stable qui permette d’envisager une forme de sécurité, mais qui passent en réalité leur temps à parler bébé et à vouloir des câlins, à cent-quatre-vingt degrés de leur discours protecteur factice. Rien d’étonnant dès lors à l’émergence d’une nostalgie : celle des enfants qui veulent savoir ce que leur père écrivait sur eux, et prêts à tout pour ça, ou celle de la sorcière qui se fatigue à puiser de l’eau par simple fidélité à ses souvenirs.

Le dessin de Gipi est à l’aune de ce brouillage. Privé de l’habillage de l’aquarelle, il met sur le même plan les lieux et les personnages, remplit la surface d’un stylo charbonneux, assemble les images obscures du brouillard. « Comme l’histoire a quelque chose de primitif, explique Gipi, je voulais que la technique utilisée soit cohérente avec elle [4]. »
Même la religion n’est qu’une pantalonnade, dans la dernière partie du livre, le dieu Trokool n’arborant ni identité ni figure, exclusivement justifié par des règles dont on ne saura que les plus violentes et les plus absurdes. L’inspiration de cette secte, confie Gipi [5], vient des tendances bien réelles du mouvement Cinq Etoiles et du Vatican. Ce n’est pas de l’esprit que viendra le sens.
Pourtant, dans ce désespoir construit, dans ce suicide accepté, il faut bien trouver l’énergie de finir le livre. Gipi se permet donc, une fois renversées les valeurs traditionnelles, d’en poser de nouvelles. Les enfants ont volé plus pauvre qu’eux, tué l’animal errant et le voisin solitaire sans justice ni profit, ils n’ont pas ressenti la moindre émotion qui pourrait les rendre proches de nous. Dès la mort du père, seule figure positive de la maisonnée, il nous semble que l’univers s’est obscurci. Mais c’est le méchant Lino, cet enfant dévastateur, qui posera de nouvelles fondations sans le secours de la littérature.

Gipi, La Terre des fils

Alors que le carnet gît dans ses mains, inutile, il a décidé de changer de quête pour aller sauver son frère. Ce qu’il advient ensuite est capital : le bourreau a lu dans le cahier qu’il devait délivrer les innocents, pourtant attachés bien après la fin de l’écriture. Et comme le jeune enfant lui demande ce que dit le cahier à son sujet, le bourreau lui répond : « Il dit que tu casses les couilles, Lino, et qu’il t’aime infiniment quand même ». Parole de vérité et d’amour qui inverse le rapport de force. Dès lors, Lino risque tout, y compris sa propre survie, et sacrifie le cahier pour sauver la sorcière, que jusqu’ici il n’aimait pas. La lecture se révèle alors, au dernier moment, porteuse d’espoir alors même qu’il n’y a plus de contrat de lecture. L’amour paternel, indépendamment de toute autre valeur, devient le socle d’une nouvelle fraternité. Sans mémoire, peut-être, mais ensemble.
Le destin du carnet est également digne d’être relevé : les pages mystérieuses remplacent les feuilles blanches de la secte et sous la lecture du bourreau pardonné, le dieu Trokool répétera les paroles du père. Après avoir renoncé au témoignage, La Terre des fils tend vers la simple transmission, la construction en écrivain du mort qui n’avait pas demandé à l’être. On ignore s’il en restera l’amour inconditionnel ou les règles de la bastonnade propres à l’éducation des premières pages, mais la possibilité est là d’une redécouverte de l’écrit et de sa sanctification.

En guise de conclusion

Paradoxalement, ce rêve triste s’achève sur une note d’optimisme. La valeur reine du monde ancien, celle qui donnait naissance à la guerre dans Notes, c’était le patriotisme, « le refuge des canailles ». Délivrée de l’aveuglement des pères, la terre des fils est un monde aride où on n’entend du moins aucune promesse de lendemain qui chante, et où mêmes les adorateurs du dieu Trokool ne croient en rien. Si on se bat pour une patrie, on fuit seulement pour trouver une terre qui vaille la peine d’être possédée.

Ici tout est possible, il est significatif que le récit se termine sur une vignette blanche. Arrivé à la fin du livre, il semble que Gipi s’est pardonné. Comme le bourreau, après avoir assisté à l’horreur, il parvient à incarner un être vivant en répétant les mots des pauvres gens. Et comme sur la couverture, cercle parfait englobant le titre comme la planète englobe l’humanité, la plénitude paraît à portée de main et l’absolu autorisé à chacun.

Clément Lemoine

Gipi, La Terre des fils

[1] Les citations de Notes pour une histoire de guerre sont issues de l’édition française originale, chez Actes Sud en 2005, exceptés les noms propres qui sont repris directement de l’édition italienne.

[2] Pierre Burssens, « Entretien avec Gipi », Auracan, 14 mars 2017, consulté le 15 août 2019.

[3] Lucie Servin, « Gipi : dessiner le sentiment dénué de tout sentimentalisme », L’Humanité, 9 mai 2017, consulté le 15 août 2019.

[4] Pierre Burssens, « Entretien avec Gipi », op. cit.

[5] Amandine Schmitt, « Gipi : En Italie, les plus racistes sont toujours catholiques », L’Obs, 27 janvier 2018, consulté le 15 août 2019.