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lewis trondheim, ou l’enfance réinventée

Clément Lemoine

[Janvier 2007]

On imagine Lewis Trondheim, enfant, plongé dans les récits de Carl Barks et d’André Franquin. On imagine son application, adulte, à prolonger ce plaisir dans ses propres œuvres. L’enfance y resurgit plus souvent qu’au détour d’une case.

Un oiseau peut en cacher un autre. Si Lewis Trondheim a fortement contribué à populariser l’autobiographie dans les années 1990, il y fait peu de cas de son enfance ; pourtant, les enfants traversent allègrement ses albums de fiction – en particulier, bien sûr, ceux destinés à un jeune public.
Dans Approximativement, Trondheim se plaint de sa mauvaise mémoire et évoque ses deux souvenirs d’enfance les plus clairs : le vol d’un franc et surtout une comédie vaudou pour effrayer un camarade de classe. Onze planches qui ne pèsent pas lourd sur l’ensemble des journaux tenus au fil des années, mais qui rendent compte d’un point de départ, une enfance perdue dont on retrouvera la trace tout au long de l’œuvre de fiction. Ce n’est pas seulement que Lewis Trondheim dessine souvent des enfants. C’est surtout que ses personnages témoignent tous de ce petit quelque chose qui nous rattache à nos jeunes années. Capricieux, farceurs, superstitieux ou moqueurs, ils partagent un goût pour le jeu sous toutes ses formes.

Approximativement, planche 43

Dans la série Lapinot, c’est Richard, le copain insupportable, qui joue le rôle principal de la comédie de l’immature : en cherchant la vanne qui fera mouche, en se comportant de manière égoïste et avec mauvaise foi, en refusant de prendre la vie au sérieux ou de fonder une famille. Richard est d’ailleurs souvent rejoint par Titi, l’amant instable, et plus encore par Félix ou Patrick, les critiques de jeux vidéo. Plus disséminé dans la bibliographie, on trouve Herbert, jeune irrespectueux de l’époque Donjon Zénith, Diablotus et ses crises de larmes ou le héros tordu de Psychanalyse. Leurs dialogues manifestent un goût immodéré pour les onomatopées et les expressions phatiques typique d’un langage enfantin.

Il faut dire que dans les ouvrages autobiographiques, Trondheim adulte lui-même se présente comme crédule et gamin : il fait des grimaces, s’enthousiasme pour un rien et s’essouffle aussitôt, choisit d’abandonner un parapluie pour ne pas provoquer le destin, fait le fier-à-bras devant un volcan... Quand il ne met pas en avant la jeunesse d’esprit des autres, Menu, Jean-Louis Gauthey ou Yvan Delporte. Ces apparitions sont toutes dans l’excès et le dynamisme, et en comparaison le petit Lewis d’Approximativement manque cruellement du goût du jeu ; il ressemble à un simple enfant « timide et réservé » qui se laisse porter par des réflexes idiots plutôt qu’il ne suit un comportement clairement immature.

C’est donc une jeunesse réinventée qui réunit ces (plus ou moins) jeunes adultes, une enfance perdue et reconquise péniblement à la force de l’imaginaire : si Richard se fait mal au tac-tac, s’il perd tout de suite à un jeu vidéo moderne, c’est qu’il a laissé l’enfance derrière lui, et que l’immaturité de son comportement ne la lui rendra pas. Paradoxalement, la série Richard Mammouth nous permet de découvrir cette enfance, et de comparer le personnage à son équivalent à dix ans : or il y tient les mêmes discours et témoigne des mêmes réflexes, comme si le temps qui passe ne laissait de trace que sur la nostalgie.

Lapinot et Richard dans La Vie comme elle vient (planche 8)

On sait que Lewis Trondheim a peur de la mort. De la vieillesse. Du temps. L’enfance, c’est ce petit coin de souvenir auquel on peut se raccrocher. Etre enfantin, c’est garder loin de soi l’image de la camarde, s’apprêter à lui dire qu’elle se trompe. De la même façon que dans une de ses premières histoires, on voyait l’œuf retourner au sein de la poule. Depuis quelques albums, Trondheim commence à s’écarter de ce refuge, pour regarder la mort bien en face. Mais longtemps, il a conservé cet idéal enfantin comme une victoire contre elle. Se montrer jeune d’esprit, c’est prouver que la vie est la plus forte, chez soi comme chez les autres.

Dans les bandes dessinées jeunesse – genre auquel Trondheim s’est beaucoup adonné à la fin des années 1990 et au début des années 2000 –, il met d’abord en scène ses propres enfants, Pierre et Jeanne, dans les quatre albums de la série Monstrueux ; mais ce sont aussi des enfants qui remplissent les rôles principaux des neuf volumes du Roi Catastrophe, des histoires de Allez raconte et de certains passages des Trois Chemins. Même quand c’est un adulte qui prend le rôle titre, les personnages gardent un côté joueur et immature : Zosky le zigouilleur de l’infini, Mister 0 et Mister 1 qui manifestent un penchant coupable pour la paresse ou la gourmandise, ou Cantabella et Giuseppe Pintorello (Venezia) qui enchaînent grimaces et crocs-en-jambe.

Plus généralement, c’est par la forme que l’enfance s’immisce dans l’univers de Trondheim. Ses personnages anthropoïdes animaliers sont des substituts néoténiques de véritables humains, des êtres hybrides qui n’affichent pas leur âge. Ils se situent dans la continuité d’une bande dessinée grand public ou jeunesse, celle de Franquin et celle de Disney, où les héros ne peuvent pas vieillir. Il est difficile de compter les rides et les cheveux blancs d’un oiseau, ou de sentir l’évolution physique d’un personnage représenté par un symbole graphique. Trondheim n’hésite pas à développer outre mesure la tête d’un personnage, représentant les adultes de Monstrueux ou de Petit Père Noël en gnomes disproportionnés. Enfin, les formes ovoïdes qui font office de personnages dans bon nombre d’albums ont manifestement choisi leur camp. De Genèses apocalyptiques aux Ineffables en passant par Monsieur Zelder, c’est une représentation qui fleurit avec bonheur tout au long de ses pages. Dans le troisième tome de Donjon Zénith, comme le gardien a réalisé quelques dessins patatoïdes sur un tableau, Herbert réagit : « On dirait juste un dessin d’enfant, c’est tout... ».

On peut rapprocher de cette réflexion une autre mise en abyme, issue de Bande Dessinée, apprendre et comprendre, le manuel cosigné avec Sergio Garcia. Trondheim y discute de la façon de représenter les choses : « Les enfants comprennent et apprécient plus facilement les dessins simples. Résultat, les albums de bande dessinée pour enfants sont principalement constitués de dessins simples. »
Une démonstration logique pour Mister l et Mister 0, que les éditions Delcourt ont rangés dans leur collection "Jeunesse", mais soulignons que la même forme sert dans Genèses apocalyptiques, empreintes d’une philosophie adulte, ou dans Les Aventures de l’Univers, prépubliées dans Les Inrockuptibles et touchant à l’actualité... Sergio Garcia conteste : « Mais on peut très bien imaginer un dessin simple dont le propos concerne plutôt les adultes, comme Maus ». Trondheim réplique alors : « Mais l’adulte risque de penser que ce livre ne s’adresse pas à lui. » Que faut-il en conclure ? Un regret que les albums cités plus haut n’aient pas connu le succès ? Ou la confirmation que ceux-ci, malgré tout, s’adressaient à l’enfant tapi quelque part au fond du lecteur ?

Car Trondheim joue avec le lecteur, au même titre que ses personnages cultivent la philosophie du jeu, au même titre que le lecteur lui-même se retrouve propulsé joueur et enfant. On se souvient du premier récit d’enfance d’Approximativement : le jeune Lewis, qui contrefait le possédé, prend la tête d’une armée de jeunes zombies l’imitant dans une course-poursuite infernale derrière un pauvre naïf. Lewis n’a pas changé, mais dans son jeu c’est maintenant les lecteurs qu’il entraîne. Trondheim fait appel à notre naïveté : il nous demande, le temps d’un livre, d’accepter les masques d’animaux. Le choix de la simplicité et de la lisibilité donne lieu à des narrations évidentes, où le second degré ne s’incarne que dans des formes dissimulées.

Monstrueux dinosaure, n.p.

Le personnage de l’enfant qui fait le lien entre l’auteur et le lecteur n’est pourtant pas fait d’une seule pièce. Il garde un certain nombre de spécificités communes à
ceux de son âge, et comporte de nombreuses variations possibles. Il est d’abord fasciné par le fantastique. Adalbert se passionne pour les dinosaures et les monstres, pour tout ce qui est démesuré. Tout comme Pierre et Jeanne. « Nous, on adore jouer. C’est ce qu’on préfère le plus au monde. / Euh ... Non ... Ce sont les glaces qu’on préfère encore plus que tout !!! / Non !!! C’est les dinosaures !!!! » (Monstrueux Dinosaure). On peut dès lors tracer un parallèle entre les genres visités par Trondheim dans son œuvre et les grandes sources de passions attribuées (par lui) aux enfants : les extraterrestres (A.L.I.E.E.N.), les dinosaures (Monstrueux Dinosaure), la science-fiction (Les Cosmonautes du futur), les cow-boys (Blacktown), la cape et l’épée (Mildiou), les monstres en tous genres (partout)... Les enfants renversent l’ordre des valeurs, mettent au premier plan la nourriture (sucrée de préférence), les jeux et les histoires. Comme le dit Gildas dans Les Cosmonautes du futur, « la Terre présente un énorme intérêt économique. Il y a plein de tonnes de gâteaux, de bonbons et de jeux vidéo... » Le monde de l’enfance fait abstraction des considérations financières, comme tous les personnages de Trondheim. Lapinot semble n’avoir eu aucune activité rémunérée après avoir récupéré un sac plein de billets dans Amour & intérim... C’est un nouveau capital qui se constitue, où la valeur d’échange tient plus aux bonbons et aux histoires qu’à l’or ou l’argent. Les pirates ne sont d’ailleurs pas si fréquents au milieu de ces fictions d’enfance. Et Adalbert, le « roi catastrophe », n’hésite pas à remplacer l’argent par le chocolat au pays de Porto Cristo.

On trouve souvent dans les albums jeunesse de Trondheim l’image de l’enfant-roi. Bien sûr dans Le Roi catastrophe, mais aussi dans Kaput et Zösky (lorsqu’ils tombent dans un champ de choux, ils se font passer pour des bébés pour prendre le pouvoir) et Les Cosmonautes du futur (Martina et Gildas, orphelins isolés, sont les maîtres et héros des univers extra-terrestres qu’ils rencontrent). L’enfant n’est donc pas seulement un adulte en devenir, il est, dans la bonne vieille tradition de la bande dessinée, un état, et même un état ultime auquel le héros peut s’identifier. C’est l’enfant le pivot, c’est l’enfant qui tient le pouvoir. Gildas et Martina, cosmonautes du futur, acquièrent de tome en tome un rôle de plus en plus grand, jusqu’à devenir dans le troisième épisode la source d’une multitude de clones, qui envahissent le champ visuel tandis que leur descendance tient les rênes des différentes administrations. Cette récupération de l’espace par l’enfant et ses propres avatars ressemble à une curieuse reproduction, essaimant des personnages comme Cadmos faisait naître un peuple en plantant des dents de dragon. De la même façon, Pierre et Jeanne sont responsables de la création et de la survie de Jean-Christophe, monstre gentil au comportement particulièrement infantile. On peut encore citer les clones fabriqués par Adalbert pour le remplacer et on voit bien que la course-poursuite d’Approximativement ne s’interrompt pas : un enfant entraîne les autres derrière lui.

Dos de couverture des albums de la série Le Roi Catastrophe
dessin Fabrice Parme

Le pouvoir de l’enfant n’est donc pas seulement administratif, il permet de recréer le monde, après que l’auteur l’a créé une première fois. Adalbert, bambin monarque, transforme fortement la réalité qui l’entoure, en créant un dinosaure, en changeant les saisons, en supprimant la géographie. Le professeur Icks, à ses ordres, l’aide à changer l’ordre de la nature. Adalbert a d’ailleurs du mal à distinguer précisément la frontière entre fiction et réalité : lorsqu’il assiste à une enquête policière, il interrompt l’arrestation en disant « Pfff... c’est quand la pub ?... J’ai envie de manger des céréales », à quoi son premier ministre lui répond « C’est la réalité, sire ». La réalité, Adalbert l’adapte à la mesure de ses goûts : dinosaures, espionnage et super-héros. Lorsqu’il a créé son surhomme, Adalbert assiste à ses exploits dans un fauteuil avec un bol de céréales et une musique de circonstances, comme devant la télévision. Le monde réel est donc soumis aux lois du virtuel, lui-même limité à des genres connus ; de la même manière que Trondheim se livrera à des interprétations détournées de tous les grands genres dans ses différentes séries de fictions.
Pouvoir suprême : l’enfant est, parfois, le responsable de l’aventure. Dans Monstrueux, dans Le Roi Catastrophe, c’est lui qui assume le rôle de narrateur, et parfois plus. Dans Allez Raconte, les deux protagonistes choisissent les axes que doit prendre le conteur. Plus généralement, dans l’ensemble des albums jeunesse, c’est à l’initiative du personnage principal enfantin que l’on doit le démarrage de l’intrigue.
On voit particulièrement cette force créatrice à l’œuvre dans Les Cosmonautes du futur : Gildas et Martina, à force de traiter de robots et d’aliens les membres de leur entourage, se rendent compte que tel est effectivement le cas.
Etre enfant, c’est pouvoir décider de l’évolution des choses, c’est pouvoir accepter ce qui relève ou non de la réalité. Ce qu’un critique (Pascal Ory dans Lire) a pu qualifier de « paranoïa enfantine » trouve ici sa concrétisation.

Les Cosmonautes du futur, tome 1, page 41 (détail)
Dessin Larcenet

Dans Monstrueux, la poudre magique permet à la fois aux enfants et aux parents de rendre réels des monstres dessinés, jusqu’à ce que dans Monstrueux Dinosaure, le dernier tome de la série, ces différents monstres soient en compétition. Le dinosaure le plus fort est alors celui du père (désignant Trondheim adulte), qui mange tout le monde, y compris les dinosaures de ses collègues dessinateurs, parce qu’il bénéficie d’un squelette plus recherché que celui des adversaires : une référence au processus de construction qui, dans la tradition académique, doit précéder toute réalisation, qu’elle soit narrative ou purement graphique. C’est peut-être sur ce point que se joue la différence entre le monstre réalisé par l’adulte et celui réalisé par les enfants. Pourtant, le grand vainqueur de la compétition n’est pas ce « mortelosaure » créé par l’avatar de Trondheim, mais le dinosaure dû au monstre enfant Jean-Christophe, un ensemble de traits qui ne ressemble en rien à la chèvre qu’il est censé représenter. Jean-Christophe, sorte de troisième frère imaginaire de Pierre et Jeanne, finit donc par vaincre le monstre de l’adulte. Victoire de l’imagination enfantine sur la construction raisonnée.

La réalité est déniée pour donner justification à une forme de solécisme selon lequel le monde extérieur n’est qu’illusion. Seul l’univers intérieur bénéficie d’une certaine réalité. La leçon de la mère de Martina (« On sait toutes les deux que le monde n’est pas très joli, mais à toi de trouver ses bons côtés plutôt que de refuser la réalité ») est donc ramenée à néant.
Pourtant on n’est jamais vraiment complice d’un enfant. Et le lecteur n’est pas dupe lorsque Pierre, Jeanne ou Adalbert laisse échapper quelque sottise qui le place en-dessous de l’adulte. C’est alors l’enfant lecteur qui tire le bénéfice de la situation, en atteignant un entre-deux, une position à mi-chemin de l’enfance et de l’âge adulte. Trondheim s’éloigne de la bande dessinée grand public à double niveau de lecture, telle qu’on l’a largement pratiquée depuis les années 1950, de René Goscinny à Yann ; il opère au contraire une synthèse de l’esprit de la jeunesse et de la maturité pour fonder un territoire neutre. Lecteurs et personnages s’y retrouvent sur le fil d’un équilibre instable, celui d’une enfance remise à la portée de l’adulte.

Clément Lemoine

(Cet article a paru dans Neuvième Art No.13 en janvier 2007, p. 88-93.)