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un homme libre qui s’oblige

Gilles Ciment

[Janvier 2007]

Il y a assurément peu de chances que Lewis Trondheim puisse apparaître au lecteur pressé comme un auteur adepte de la contrainte. L’abondance de sa production semble de prime abord peu conciliable avec la recherche et le travail exigés par l’observation de règles strictes, ce que ne viendront pas démentir les déclarations de l’intéressé, qui se décrit volontiers comme un grand paresseux et explique sa paradoxale prolixité par la seule « efficacité » (il ne travaillerait qu’une à deux heures par jour, pour produire une ou deux planches). Le style de son écriture et la forme de la plupart de ses scénarios ont davantage des allures d’improvisation ou d’écriture automatique, paraissent trahir la désinvolture ou la hâte, manifestent en tout cas toujours une grande facilité, à l’opposé de l’effet que peuvent produire les travaux issus de contraintes fortes. Enfin, dans toute leur variété, les styles graphiques qu’il adopte n’entrent pas en contradiction avec ce sentiment.

Mais Lewis Trondheim est un auteur complexe. Tout comme il est beaucoup moins revêche et bougon qu’il ne s’en donne l’air, il n’est pas si paresseux qu’il l’affirme... Atteint du syndrome de l’aisance naturelle, souffrant d’une imagination généreuse, affecté par une grande facilité d’exécution et une « efficacité » redoutable, handicapé par le succès, terrassé par les honneurs (« Chevalier des Arts et Lettres en 2005, Grand Prix à Angoulême en 2006, il n’a désormais plus qu’à crever », peut-on lire à la fin de la bio qui figure sur son propre site [1]), Lewis trondheim ne se contente pas, pour seul remède, de la jalousie de ses confrères et de l’acrimonie de quelques journalistes. Non, il se soigne lui-même en s’infligeant un traitement à la hauteur du mal. Celui qui se représente sous les traits d’une perruche est bien « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », selon la formule prêtée à Raymond Queneau pour définir les membres de l’OuLiPo.

Contraintes originelles

Ce penchant trouve son explication dans les débuts du dessinateur. Paul Gravett évoquant longuement ceux-ci en tête du présent dossier, je me contenterai de rappeler, pour mémoire, les œuvres qui concernent directement la mise en place d’une esthétique de la contrainte.
Trois ans après le colloque de Cerisy « Bande dessinée, récit et modernité », quand, avec quelques complices, Trondheim et Menu fondent L’Association, l’une des premières publications sera Moins d’un quart de seconde pour vivre, véritable exercice de style qui se compose, comme l’on sait, de cent strips réalisés à partir de huit cases imposées au départ par Menu, agencées et dialoguées par Lewis [2], qui poursuit ainsi en quelque sorte certaines de ses expériences personnelles antérieures.
Avant d’en faire son métier, Lewis ne savait pas dessiner. De retour de Cerisy, il décide pourtant de faire son entrée en bande dessinée : « Quitte à écrire des scénarios, je me suis dit que je pourrais aussi assurer les dessins. Je m’y suis vraiment mis à 24-25 ans. Mes premières BD étaient minimalistes : des petites cases répétitives, un gros trait et des trames derrière. Le plan était généralement fixe, tout était axé sur le dialogue. Je n’ai jamais été un bon dessinateur, il fallait bien trouver un palliatif. [3] » Dans son fanzine Approximate Continuum Comics Institute H3319 – dont il réalise seul douze numéros et demi photocopiés, de septembre 1988 à février 1990 –, il emploie divers styles sans personnalité, très stéréotypés et communs à quantité de « fanzineux » des années 80, où l’on décèle les influences les plus diverses – que j’éviterai de citer pour ne fâcher personne (à commencer par l’intéressé). Outre quelques félidés anthropomorphes peut-être inspirés par Harry Morgan, se distinguent pourtant quelques strips de petites cases en effet répétitives, au trait épais et aux trames grossières : Le Dormeur, bande dessinée statique et bavarde engendrant une certaine fascination chez le lecteur. « En 1988, j’ai dessiné la case du dormeur afin de l’utiliser pour des strips et dans la foulée, j’en ai dessiné deux autres pour faire le strip complet. Mais je n’ai pas réussi à les faire aussi ressemblantes. J’étais bien embêté. Et puis j’ai eu l’idée de photocopier simplement la case que j’avais réussie. De là est parti mon style de cases photocopiées qui s’est enchaîné sur Monolinguistes et surtout sur Psychanalyse. » Accident ? Sûrement pas : Lewis répète cent soixante-huit fois la même case, atteignant dès son coup d’essai les sommets de l’itération iconique (du nom d’une contrainte oubapienne dûment recensée).

Le Dormeur (1993)

Cette première expérience de la contrainte, née de la nécessité de résoudre une difficulté technique, inspirera à Lewis une démarche peu commune : apprendre à dessiner et construire une bande dessinée en s’attelant à un projet colossal : « J’ai décidé de me lancer dans une bande dessinée de 500 pages, Lapinot et les carottes de Patagonie. Je me suis donné un thème général, et j’ai avancé sans savoir où j’allais exactement. Pour moi c’est un document de travail, c’est là-dessus que j’ai appris à dessiner, à mener la narration. (...) J’ai arrêté l’histoire au bout de 424 pages, ça me paraissait suffisant. J’ai rangé tout ça dans un tiroir et attaqué autre chose. (...) Et puis des copains ont vu la somme de travail que j’avais réalisée pour Carottes, ils m’ont encouragé à le finir et à le publier. Pour moi, c’était expérimental, je ne pensais pas que ça intéresserait quiconque. je me suis retrouvé à écrire les dernières pages alors que les rotatives étaient déjà en marche pour imprimer les premiers cahiers... J’ai été très étonné qu’il se vende par la suite. Des gens se sont trouvés piégés par l’histoire, ils m’ont dit "Ça se termine en queue de poisson, faut faire une suite !" Mais mon but n’était pas de faire un bouquin qui se termine. On s’en fiche que Lapinot sauve le monde ou non. [4] » Et voilà comment la contrainte (qui, dans le cas présent, n’est en rien oubapienne) s’avère génératrice au-delà des espérances, et même au-delà des intentions premières.

Contraintes motivées

Angoissé par le train-train de la vie quotidienne, Lewis a parfois l’idée de s’obliger à faire des choses. Par exemple, dans son dernier opus autobiographique, La Malédiction du parapluie, il pense, avant de dormir, à manger un jour « que des choses que généralement [il] n’aime pas trop », de façon à se forcer à réévaluer ses goûts, « à trouver un petit plaisir là où il y en a peu ».

La Malédiction du parapluie (2006)

Dans son activité artistique, il connaît l’angoisse bien plus forte du ronron créatif, du vieillissement du dessinateur, la hantise de la répétition, en particulier (mais pas exclusivement) dans le cadre de la série. C’est pourquoi, si Lapinot est devenu un héros – ou antihéros – récurrent, son auteur cherchera constamment à éviter les travers de la série. D’abord en changeant de genre ou d’époque : « A un moment, je me suis demandé quel genre d’histoire je ne voulais vraiment pas faire. Un western ? Très bien, je l’ai fait, ça a donné Blacktown, le premier volume des Aventures de Lapinot. Après ça, je ne voulais plus entendre parler de fictions en costume. Donc je me suis lancé dans une autre, qui se passe dans les années 1920-30.... Ah, le con. (...) Je me provoque, je me force à faire ce que je n’aime pas, pour éviter de sombrer dans la facilité, l’apathie. [5] »

Une semblable préoccupation le pousse à se compliquer les choses simples : « Je suis d’un tempérament assez ludique : quand on s’ennuie, on joue. les contraintes, c’est un défi, un casse-tête à résoudre, ça passe le temps. C’est dessiner La Mouche sans aucune bulle, alors que j’ai tendance à être trop bavard. Ou encore décider de mettre en scène une bagarre qui dure tout un album, dans Mildiou. [6] » (Ce dernier album est en effet à l’opposé des prédilections de Lewis que sont les interactions et les dialogues entre personnages dotés de personnalités propres bien définies.) De même, plutôt que de rééditer telle quelle une œuvre ancienne, Trondheim préférera souvent la redessiner entièrement, comme il le fit pour Imbroglio, Mildiou, Slaloms et Genèses apocalyptiques.

Sept ans après Approximativement, et alors qu’il ne comptait plus renouer avec la veine autobiographique, Lewis doit occuper ses moments perdus lors d’un lointain déplacement pour un festival : « C’est l’occasion d’imaginer ce que pourrait être un carnet de voyage réalisé sous forme de bande dessinée. (...) Halala... ça sert de ne pas aimer perdre son temps. » Pour la publication de cette forme libre qu’est le Carnet de bord, il s’interdit les retouches « pour avoir un objet brut », façon de se venger par une contrainte « négative » (laisser apparentes ratures et fautes d’orthographe ou de dessin) de l’emprise que l’introspection exerce sur lui, et malgré lui : « L’autobiographie... Toujours difficile de lâcher ça quand on y a mis le doigt », dit-il à l’occasion de sa dernière rechute, La Malédiction du parapluie [7] D’autant plus rétif qu’il s’agit du genre auquel les médias réduisent trop souvent le travail du cercle auquel il appartient (les auteurs de L’Association et plus largement la « nouvelle bande dessinée »), l’auteur de Désœuvré semble difficilement échapper à cette inspiration personnelle qui fut si bénéfique à son travail comme, selon ses dires, à son équilibre personnel. En 1996, il dessinait Chiquenaude : « Supplément gratuit d’un numéro des Inrockuptibles, qui parle de ma façon de travailler. ce qui est drôle, c’est que j’avais décidé d’arrêter de faire des trucs autobiographiques un peu plus tôt dans l’année et que je me suis trouvé à en refaire malgré tout. le pire, c’est que ça m’a permis d’enchaîner en faisant ma page hebdomadaire dans les Inrocks qui elle aussi était souvent autobiographique [Les Aventures de l’univers]. Les meilleures décisions sont-elles celles qu’on ne tient pas ? »

Aperçu de la vie familiale de l’auteur dans Les Aventures de l’univers (1997).

Extrapolons cette dernière observation pour envisager la façon dont Lewis peut appréhender la contrainte (une forme de décision à tenir) : elle peut éviter l’ennui et stimuler la création – voire produire de la liberté, selon Queneau –, mais on peut aussi prendre des libertés avec elle. Les meilleures contraintes seraient peut-être celles qu’on ne respecte pas... Loin de s’abandonner à ce penchant, Lewis en est toutefois imprégné lorsqu’il se livre, dans des travaux expérimentaux ou dans des œuvres plus accessibles, au sein de l’Oubapo ou en dehors, à des créations réellement sous contrainte artistique volontaire, ou tout simplement lorsqu’il répond à une commande sur une figure imposée, comme ses planches pour SVM Mac réunies dans Ordinateur, mon ami et Cyberculture, mon amour.

Contraintes expérimentales

Tout lui sourit, disais-je : l’auteur à succès peut se permettre d’entreprendre les expérimentations les plus audacieuses et dans cette perspective la contrainte, qu’il employa dans un premier temps pour triompher de ses difficultés puis dans un second temps pour combattre la facilité, va devenir un véritable mode opératoire. Pour cela, il profite du soutien de deux groupes : d’une part la structure d’édition indépendante et associative dont il est l’un des piliers – jusqu’à son départ en octobre 2006 – et qui accueille volontiers ses travaux expérimentaux (il trouvera, dans une moindre mesure, un refuge complémentaire dans sa propre collection "Shampooing" chez Delcourt) ; d’autre part, l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, qui structure et stimule le penchant masochiste de quelques dessinateurs pour la contrainte [8].

Nous avons vu que Lewis pouvait introduire, dans ses histoires « classiques », de faibles contraintes pour casser un possible ressassement et éviter tout effet de « sampling ». Laurent Gerbier et Didier Ottaviani [9] vont Jusqu’à avancer que toute l’œuvre de Lewis repose sur une matrice autobiographique qui sert de code représentatif à ses récits, cette matrice fonctionnant comme un ensemble de contraintes (parmi lesquelles l’emploi de personnages récurrents mais aux identités changeantes d’un récit à l’autre) susceptible d’être amplifié par l’ajout de contraintes formelles. « Les contraintes extérieures que l’auteur s’impose, et les contraintes intérieures qui nous semblent structurer son univers à partir de la matrice autobiographique [produisent] de la liberté créatrice », écrivent-ils.

Pourtant, les contraintes formelles les plus fortes et les plus ostentatoires sont employées tout à fait en-dehors de la matrice évoquée par les deux exégètes. Paradoxalement, comme pour mieux conjurer la peur de la répétition dans son œuvre, Lewis pousse à son paroxysme la variation sur un thème très restreint, repoussant précisément les limites supportables de la répétition. C’est le cas, dans une certaine mesure, de Kaput et Zösky, les deux astronautes créés dans une page commandée par Le Journal de Mickey pour un numéro spécial « extra-terrestres », que Lewis a déclinés à outrance jusqu’à ce qu’ils fassent l’objet, neuf ans plus tard, d’une série pour la télévision.

Une page de Mister O (2005)

La genèse de Mister O et Mister I, albums plus radicaux, est assez semblable : « En 1999, Libération me demande de faire six demi-pages aux environs de Noël. je fais ce machin idiot. Trois ans plus tard, je décide de faire les 24 pages restantes pour cet album extra-terrestre. Je ne pensais pas faire un pendant à Mister O... Et puis voilà, on a une idée, puis une autre et pof, encore un livre. » Les deux albums fonctionnent sur le même principe : un gaufrier [10] de soixante cases et une variation infinie sur un thème immuable : Mister O doit franchir un ravin, Mister I se sustenter, chacune de leurs tentatives se soldant par un échec. Des arguments minimalistes, un matériau graphique très limité (ces personnages appartiennent à la veine « patates et bâtons » également à l’œuvre dans Non, non, non par exemple), pour des variations presque infinies, des possibilités d’histoires illimitées : en réduisant à ce point ses possibilités graphiques et son potentiel narratif, Lewis réduit son projet monstratif à une combinatoire simple d’éléments empilables, juxtaposables, associables, engendrant une histoire infinie aux possibles illimités. Ce processus trouvera un champ d’application idéal dans ses exercices oubapiens et ses œuvres expérimentales qui, après l’itération iconique de ses débuts (Le Dormeur, Moins d’un quart de seconde pour vivre...), exploreront principalement quelques voies « génératives » : la restriction verbale, la restriction énonciative, iconique ou plastique, et la plurilecturabilité [11].

A l’opposé des strips du Dormeur, de Monolinguistes et de Psychanalyse, où des personnages inexpressifs (quoique...) et immuables se montrent si bavards, Lewis se livra à de nombreuses bandes dessinées muettes (« J’adore les bandes dessinées en pantomime. Et comme j’en trouve pas suffisamment à lire, j’en fais moi-même. »), à commencer par Diablotus et Non,non, non, mais aussi, bien entendu, sa très célèbre Mouche. Il fera l’expérience d’une variation originale sur cette forme en dessinant une bande non pas muette mais où les personnages, des extra-terrestres, parlent une langue incompréhensible : A.L.I.E.E.N. n’est donc pas une pantomime, puisque l’image ne suffit pas à comprendre l’action et que les personnages parlent. Mais le lecteur ne peut en saisir les dialogues, ce qui éveille en lui un sentiment de malaise en le laissant lost in translation [12].

extrait de A.L.I.E.E.N. (2004), n.p.

Minimalisme, réductions graphiques, disparition des dialogues : l’héritier de Carl Barks ne peut réfréner un désir d’abstraction – contrainte suprême pour un art habitué à évoluer dans la sphère de la figuration narrative ! Lorsqu’au début de ce siècle le dessinateur Ibn Al Rabin lance un projet de bande dessinée abstraite sans figures ni mots, Lewis se laisse tenter comme Baladi, Delisle ou Vandermeulen et, ajoutant la restriction iconique à la restriction verbale, joue en une planche avec quelques figures géométriques ou informes. Emporté par son élan, il prolonge aussitôt l’expérience sur une distance plus ambitieuse en entreprenant un livre entièrement abstrait et muet dont la couverture, uniformément bleue et sans aucune inscription, (la couleur elle-même étant suffisante pour en donner le titre) se réfère aux monochromes d’Yves Klein, l’« immatériel » au-delà de l’abstrait. Cependant, sous cette couverture relevant de l’art contemporain conceptuel se cache une bande dessinée authentique, « totalement oubapienne et totalement lisible et compréhensible », selon son auteur. En effet, l’abstraction y est en réalité fortement narrative, à la manière dont Leo Lionni composait un récit à partir de taches de couleur dans Petit-Bleu et Petit-Jaune, grand classique pour enfants datant de 1959 et dont il y a fort à parier que Lewis en avait au moins un vague souvenir en composant Bleu. Mais à la différence de Lionni, Lewis se dispense de texte et laisse le lecteur interpréter les différentes figures d’ingestion d’une tache de couleur par une autre... L’objet est remarqué, souvent mal (ou pas) compris.

Page de La Nouvelle Pornographie (2006)

Trois ans plus tard, en 2006, Lewis augmente la collection "Patte de Mouche" d’une nouvelle entreprise constituant non pas un prolongement, mais un détournement des principes d’abstraction avec lesquels il avait joué dans Bleu.Comme en réponse en forme de gag un peu potache aux détracteurs de Bleu, ce « premier livre porno montrable à des enfants » représente douze figures érotiques et une treizième figure trompeuse, toutes vues de l’intérieur d’un corps de femme, ses orifices (bouche, vagin, anus) étant autant de trous de lumière dans une cage noire. Combinant restrictions iconique, plastique, énonciative et verbale, La Nouvelle Pornographie est donc totalement figuratif et très explicite (rendu encore plus explicite par le titre même de l’opuscule), usant d’ailleurs de codes de la bande dessinée tels que les petits traits matérialisant le mouvement et ne se refusant pas les larmes et les sourires. Mais l’extrême restriction graphique (on ne peut plus parler de minimalisme à ce stade), la répétition de nombreux motifs (dont cinquante-neuf cases uniformément noires), les titres de chapitres non informatifs (« Figure » suivi d’un chiffre romain), l’ordonnancement géométrique régulier des planches (cinq cases sur trois ou cinq cases sur six) lui donnent l’aspect d’une nouvelle abstraction, qui trompa plus d’un lecteur incapable de décrypter le code de représentation.

A l’opposé des contraintes restrictives, Lewis a creusé un sillon dont il est le laboureur presque exclusif : une forme de lecture interactive tabulaire. S’il s’est essayé à la plurilecturabilité classique avec l’OuBaPo, ce fut chaque fois pour y ajouter une potentialité supplémentaire. Ainsi, dans le cadre des « Vacances de l’OuBaPo », parues dans Libération au cours de l’été 2000 (Oupus 3), il ajoute aux lectures horizontale et verticale demandées une lecture diagonale aussi cocasse. Mais il ne s’arrête pas là et invente, avec Le Roi du monde (Oupus 2), un système de strips pouvant être lus horizontalement mais dans les deux sens, verticalement mais dans les deux sens, et dans les deux diagonales, chacune dans les deux sens, soit six sens de lecture différents, offrant à partir de quatre strips la possibilité d’en lire vingt !

"Les vacances de l’OuBaPo" : planche lisible verticalement,
horizontalement et en diagonale.

Se sentant à l’étroit dans ces strips à croiser entre eux, Lewis imagine une autre forme de lecture plurielle, qu’il déclinera de deux manières différentes dans trois albums. dans Les Trois Chemins et sa suite Les Trois Chemins sous la mer, dessinés par Sergio Garcia, il s’affranchit des cases et déroule trois fils narratifs qui s’entrecroisent et se fécondent mutuellement, matérialisés par trois parcours, l’un en haut de la double page, l’autre au milieu et le troisième en bas [13]. Le lecteur est sans cesse sommé de faire des choix de lecture : suivre un chemin du début jusqu’à la fin puis passer au suivant ; suivre chaque chemin sur une double page puis passer à la suivante ; suivre les trois chemins simultanément par une lecture « en colonne »... ce qui est toujours compter sans les interactions entre les trois parcours, qui se croisent, échangent leurs personnages et empêchent toute lecture linéaire. Dans OVNI, dessiné par Fabrice Parme, la lecture ne peut être qu’à choix multiples. Il s’agit des déboires d’un extra-terrestre arrivant sur Terre au Jurassique et subissant les pires sorts à travers les âges. Chaque double page (ici encore affranchie du système de cases, et déployant un seul immense décor) propose plusieurs parcours possibles, certains aboutissant à la mort de l’extra-terrestre, d’autres passant à la double page suivante, comme les parcours possibles dans un jeu vidéo offrant plusieurs vies et passant d’un niveau (ou plateau) à un autre. Par sa représentation aplanie sur un même espace, cette bande dessinée démontre l’illusion de l’interactivité des jeux de console : le joueur (le lecteur) peut faire tous les choix de jeu (de lecture) possibles, il est conduit là ou l’auteur démiurge a décidé de le conduire,et échoue à tous les embranchements où l’auteur a décidé qu’il échouerait.

Extrait de Bande dessinée, apprendre et comprendre, avec Sergio Garcia (2006)

Moins prolixe au sein de l’OuBaPo que ses camarades Ayroles et Lécroart, pour ne citer qu’eux, Lewis ne participe que très rarement aux exercices de l’Ouvroir dès lors que ceux-ci doivent être collectifs, et peut se montrer très sévère à l’égard de telle piste de recherche proposée par l’un ou l’autre de ses membres. Pourtant, dans ses productions personnelles hors OuBaPo, qu’elles soient expérimentales ou non, il n’hésite pas à s’imposer des contraintes toujours renouvelées, démontrant ainsi son attachement aux possibilités offertes au médium par de telles pratiques. Quand il consacre à l’OuBaPo une page entière de Bande dessinée, apprendre et comprendre, le manuel en bande dessinée qu’il a conçu avec Sergio Garcia, il veut faire connaître ce courant qu’il apprécie et qu’il irrigue lui-même, mais il livre surtout aux enseignants des pistes originales pour des exercices stimulant la créativité. C’est sans doute ainsi que Lewis considère l’OuBaPo : un laboratoire d’idées qu’il préfère de loin exploiter, adapter ou détourner dans des travaux personnels, même commerciaux, quitte à prendre des libertés avec les règles, plutôt que de les appliquer strictement et en circuit fermé dans des exercices purement oubapiens. Parce qu’il veut avant tout se sentir libre. Même dans la contrainte.

Gilles Ciment

(Cet article a paru dans Neuvième Art No.13, janvier 2007, p. 95-105.)

Hommage à un oulipien célèbre, Georges Perec.
Paru dans Lapin No.3, 1993


[1] Sauf mention contraire, les propos cités sont tous tirés du site internet du dessinateur, www.lewistrondheim.com

[2] Il avouera, au sujet de cet album fondateur et devenu culte : « 90 des scénarios ont été écrits pendant que je m’emmerdais dans le train. »

[3] Propos recueillis par Richard Robert dans Les Inrockuptibles No.45 (février 1996).

[4Ibid.

[5] Propos recueillis par Richard Robert, op. cit.

[6Ibid.

[7] Premier volume de son nouveau Journal en bande dessinée, Les Petits Riens.

[8] Fondé en 1993, l’Oubapo a également réuni François Ayroles, Anne Baraou, Jochen Gerner, Thierry Groensteen, Patrice Killoffer, Etienne Lécroart, Jean-Christophe Menu et moi-même. Pour plus de détails sur l’OuBaPo, voir Neuvième Art No.10 (avril 2004), p. 72 à 99.

[9] Laurent Gerbier et Didier Ottaviani, « Approximativement : Lewis Trondheim et ses doubles », publié en janvier 2000 sous les pseudonymes de Didou et Loleck sur le site www.du9.org et repris en septembre 2001, sous leur vrai nom, sur le site www.imageandnarrative.be

[10] Soulignons l’affection particulière de Lewis pour l’ordonnancement géométrique dans son expression la plus radicale qu’est le gaufrier. Thierry Groensteen notait dans l’Oupus 1 de l’OuBaPo : « Cette régularité semble correspondre à une pratique spontanée, intuitive, du média, qu’un album-fleuve comme Les Carottes de Patagonie de Trondheim a récemment illustrée avec brio. Bien qu’il puisse emprunter d’autres voies, le récit improvisé, avec sa part de risque mais aussi son rythme particulier et sa formidable liberté, s’accommode fort naturellement d’une suite de "petits carrés". Il y a même, dans la prolifération de cette figure élémentaire, comme une dynamique intrinsèque qui entraîne la narration. »

[11] Ces intitulés reprennent la classification établie par Thierry Groensteen dans « Un premier bouquet de contraintes » (Oupus 1, L’Association, 1997).Cette nomenclature est aujourd’hui reconnue et reprise par tous. Rappelons toutefois quelques définitions. L’itération iconique consiste à raconter une histoire avec une même case (ou un nombre défini) en changeant les dialogues uniquement. La restriction verbale (non répertoriée par Groensteen) consiste en la limitation ou l’élimination de tout dialogue. La restriction énonciative ou restriction scénique impose des solutions exclusives en ce qui concerne le cadrage ou l’angle de vue (l’exemple le plus célèbre étant Blitz de Floc’h et Rivière).La restriction iconique consiste en la limitation ou l’élimination d’un élément graphique de l’histoire (le visage d’un personnage par exemple, ou la notion de personnage elle-même, comme dans La Cage de Martin Vaughn-James). La restriction plastique consiste à se limiter à certaines formes graphiques ou couleurs, etc. La plurilecturabilité est la lecture d’une planche sous plusieurs sens (gauche, droite, en diagonale...).

[12] L’allusion au film de Sofia Coppola n’est pas innocente : « J’ai gribouillé presque tous les personnages dans l’avion, en revenant du Japon... », nous confie l’auteur qui n’a, semble-t-il, pas conscience de l’influence d’un des séjours les plus dépaysants qui se puisse imaginer sur cette idée de bande dessinée en version originale extra-terrestre.

[13Les Trois Chemins est une des rares publications hors OuBaPo a avoir reçu le label de l’Ouvroir.