Consulter Neuvième Art la revue

soyez spontané

Paul Gravett

[Janvier 2007]

« Soyez spontané ! » Telle est l’injonction irritée du psychanalyste à son patient soumis à un déferlement d’associations de mots. Comme si l’on pouvait être « spontané » sur commande. Le choix de cette vignette pour figurer en couverture de Psychanalyse (Le Lézard, 1990), une publication modeste et précoce de Lewis Trondheim, est loin d’être insignifiant : contre vents et marées, Trondheim n’a-t-il pas réussi à rester farouchement spontané, alors qu’il œuvrait parallèlement pour le marché standardisé des albums cartonnés couleurs et dans l’espace indépendant ouvert par l’Association – où sont ses racines –, devenant un scénariste, dessinateur et éditeur des plus prolifiques, sinon même boulimique ?

Dans chaque nouveau projet qu’il entreprend, il semble vouloir fuir la répétition. Ainsi qu’il l’a expliqué dans Désœuvré, « Je n’ai plus la même énergie primaire et naïve quand j’attaque un livre, sauf en cas de challenge. Toujours chercher à gravir une montagne plus haute ... ou tout du moins, une montagne différente. » Premier lecteur de ses bandes dessinées, Trondheim cherche d’abord à se surprendre. De cette façon, il espère bien parvenir à surprendre aussi ses autres lecteurs.

Extrait de Psychanalyse, Le Lézard, 1990.

En dépit du succès qu’il allait rencontrer, ses débuts ne furent pas très auspicieux. Dans Psychanalyse, le dessin de Lewis n’était pas vraiment spontané. Il avait juste gribouillé six cases, trois parlantes et trois muettes, représentant la tête grossière d’un même patient, réduite à une bouche, des yeux, une oreille et des cheveux. Ensuite, il avait laborieusement, maniaquement, agrandi ces minuscules vignettes à la photocopieuse pour monter ces agrandissements en séquences, 272 fois sur 14 pages. L’empâtement du trait agrandi, et les gros points de trame dans les fonds, façon Lichtenstein, accentuaient délibérément l’aspect mécanique de ce travail. Des BD minimalistes ont existé auparavant, utilisant les décors, personnages et visages les plus schématiques, mais quelle est la limite ultime du minimalisme ? (En fait, Trondheim, à la manière d’un savant fou, n’a jamais arrêté de faire des expériences pour découvrir cette limite, comme nous le verrons.) Dépourvus de charge mélodramatique, ses images ne révèlent rien de la bataille psychique de plus en plus serrée entre le patient entêté, qui doit affronter associations verbales et test de Rorschach, et son analyste invisible, constamment maintenu « hors champ ». Leur dialogue est un ping-pong troué de silences porteurs d’une tension comique. Il faut attendre les deux ultimes vignettes pour que le patient sorte de son mince répertoire d’expressions : d’abord une image où son angoisse s’exprime sans recourir aux mots, puis ce cri final : « Maman ! »

L’anti-dessin d’où Trondheim est parti, affichant fièrement ses insuffisances apparentes, se moquait des conventions de la bande dessinée franco-belge traditionnelle, cette « bédé » industrielle produisant à tour de bras des albums cartonnés en couleurs dont les histoires comiques ou dramatiques s’inscrivent dans des séries qui comptent jusqu’à trente ou quarante volumes. Leur qualité de papier et d’impression, leur format généreux sont destinés à accueillir des dessins élaborés, minutieux, représentant un an de travail ou davantage, où toute spontanéité est souvent étouffée par la convention ou par la virtuosité. Dès le commencement, il était clair que Trondheim ne pourrait ou ne voudrait pas suivre le modèle standard. Son collègue Jean-Christophe Menu, cofondateur de l’Association, donna un résumé de sa position dans sa préface à Psychanalyse : « Ayant refusé tout ce qui ressemblait à un effet de style "bédé", ayant dénudé son langage de toute fioriture séduisante et complaisante, Lewis Trondheim parvient à atteindre l’essence même de la bande dessinée, avec l’évidence d’un secret retrouvé. Parce qu’il a réussi le tour de force de partir de rien, tout est possible dans les fausses bandes dessinées de Lewis Trondheim, les plus vraies qui soient. »

Ci-dessus et ci-dessous : extraits du fanzine
Approximate Continuum Comics Institute H3319.
Lewis Trondheim à la recherche d’un style


La première fois que je vis Lewis Trondheim, il se tenait derrière un petit stand dans un festival de bande dessinée local, hors Paris. C’était en 1989. Il me frappa par son côté intense, intériorisé, déterminé, je dirais presque britannique dans son mélange de réserve et d’excentricité. La photocopieuse venait de livrer les premiers exemplaires de son fanzine Approximate Continuum Comics lnstitute H3319. J’appris qu’il débutait dans la BD sur le tard, n’ayant réalisé ses premières planches qu’un an auparavant, à l’âge de vingt-quatre ans. Il était né Laurent Chabosy en 1964, dans une famille catholique aisée de Fontainebleau. En 1996, il serait présenté par le magazine Les lnrockuptibles dans les termes suivants : « Enfant, Lewis Trondheim s’est copieusement ennuyé. Adolescent, il a végété. Adulte, il engrange comme un forcené des albums de BD subtilement farfelus. ( ... ) Rarement jeunesse aussi larvaire aura accouché d’un papillon si brillant, infatigable et inventif. [1] » Pour cette renaissance, il s’inventa le pseudonyme de Lewis Trondheim. ’Lewis’ pourrait être un hommage à Lewis Carroll, à en juger d’après son goût pour les lapins et pour les métamorphoses bizarres. Quant à ’Trondheim’, c’est le nom d’une ville en Norvège, pays réputé le plus froid de tous ceux que notre homme a visités. Il se trouve que c’est aussi le lieu de naissance attribué au Prince Valiant d’Harold Foster. Mais, au bout du compte, s’il faut en croire l’intéressé, il aurait choisi ce nom parce qu’il ne sonnait pas du tout français, histoire d’embêter les Français qui auraient à le prononcer. En d’autre termes, pour être contrariant et original.

Qu’est-ce donc qui fit sortir Lewis de sa coquille et l’amena à la bande dessinée ? A la différence de ces créateurs qui rêvaient depuis le plus jeune âge de faire de la BD, il ne nourrissait pas de passion éternelle pour cet art. Il en avait consommé enfant mais sans beaucoup de discrimination. Si ses influences les plus fortes furent celles du Picsou de Carl Barks et du Mickey Mouse de Floyd Gottfredson – auxquelles s’ajouta plus tard celle de Massimo Mattioli dans Pif –, il ingurgita aussi des reliures entières de Spirou, se faisant un devoir d’y lire chaque page sans en omettre aucune. Il devait déclarer en 1999 à Jean-Pierre Mercier : « Je croyais qu’il fallait tout lire. Je ne savais pas que j’avais le droit de ne pas lire ce que je n’aimais pas. » A se demander si Trondheim ne crée pas autant de bandes dessinées pour satisfaire son moi de lecteur-enfant, toujours avide d’en lire plus.

Quelquefois, tout ne tient qu’à une rencontre. Celle, pendant son service militaire, avec Harry Morgan, auteur-éditeur du fanzine The Adamantine et critique aux Cahiers de la bande dessinée (aujourd’hui dans Neuvième Art). A travers Harry, Trondheim découvre le monde secret des artistes de la small press, qui photocopient et auto éditent leurs bandes dessinées, des amateurs au meilleur sens du terme. Intrigué, il se mit à lire Les Cahiers, restant en relations avec Harry, lequel le persuada d’assister à un colloque auquel lui-même devait participer, en 1987. C’est là, au château de Cerisy-la-Salle, qu’eut lieu la rencontre avec Jean-Christophe Menu.

En 2001, Trondheim fut sollicité pour participer à l’ouvrage Jeux d’influences (éditions PLG), dans lequel trente créateurs de bande dessinée parlent des œuvres marquantes qui leur ont donné envie de faire ce métier, et de celles qui continuent de les inspirer. A sa manière habituelle, il envoya une réponse non conventionnelle, sous la forme d’une page dessinée composée d’un seul « plan fixe ». Il s’y représente découvrant, en 1987, le comic expérimental Le Lynx à tifs. Stupéfié par cette suite de styles graphiques bizarres, il se met à lire et tombe sur « un des pires », signé Mattt Konture. Suivent alors trois cases muettes le montrant absorbé par sa lecture, les traits figés, la dernière coïncidant avec une véritable épiphanie. Tranquillement, une révélation intellectuelle s’est opérée : « Ah bin ça .. C’est dessiné tout moche mais c’est intéressant à lire. » « C’est curieux. » « Mais bon, dans ce cas-là, même moi je pourrais faire des BD si je voulais. » « Bin, tiens, oui ... J’ai qu’à essayer. »

Contribution à l’ouvrage collectif Jeux d’influences, PLG, 2001.

Il essaya. Avec ses moyens graphiques limités, Laurent se mit à réaliser ses propres bandes dessinées. Quand il en prit connaissance, Harry le pressa de créer son propre fanzine. Les premiers exemplaires sortirent de la photocopieuse en 1988, et un an plus tard Menu le contacta pour participer à la revue Labo, chez Futuropolis. Chabosy avait entretemps cédé la place à Trondheim. La décision de prendre un pseudonyme peut avoir été dictée par le fait que Harry Morgan est aussi un nom de plume.

Les dessinateurs expérimentés aiment à dire que tout nouveau venu doit commencer par dessiner un certain nombre de pages, peut-être de l’ordre de quelques centaines, avant de maîtriser les secrets de l’art de la bande dessinée. Certains débutants réalisent ces essais en privé. Trondheim décida de faire son apprentissage en public, en se lançant dans la réalisation d’un projet monumental, le défi fou d’un récit en noir et blanc, improvisé, totalisant 500 pages et 6 000 vignettes. Lapinot et les carottes de Patagonie (L’Association/Le Lézard, 1992) trouva sa forme à mesure, Trondheim procédant comme Moebius à l’époque du Garage hermétique dans le Métal hurlant des années 70. Page après page, on assiste à l’émergence de ce qui sera le style économique, direct, frais de Trondheim, et l’on partage le plaisir qu’il éprouve à découvrir qu’il peut raconter sous vos yeux tout ce qui lui passe par la tête. Il se met à détailler des bâtiments, des intérieurs, des scènes de rue dans une sorte de ligne claire hergéenne un peu tremblante, tandis que les expressions faciales et la gestuelle du protagoniste Lapinot, un lapin candide, rejoignent la vitalité des personnages d’un Schulz ou d’un Barks. Il semble que Trondheim n’ait jamais relu cette épopée que sont les Carottes ; on doit reconnaître que ce n’est pas une complète réussite, sinon comme modèle inspirant d’autoéducation à la bande dessinée et comme brouillon de l’œuvre à venir.

Deux extraits de Lapinot et les carottes de Patagonie,
montrant l’évolution du graphisme.

A l’instar de Carl Barks et de ses fables éternelles sur Donald Duck et Picsou, l’une des passions d’enfance de Trondheim, celui -ci utilise des animaux « non réalistes » plutôt que des êtres humains, mais nous fait éprouver de l’empathie pour leur faiblesses et leurs contradictions, qui ne sont que trop humaines. Lapinot ressemble beaucoup à un lapin, avec ses oreilles mobiles et expressives, son penchant pour les carottes et sa manière de sauter sur ses grandes pattes nues, mais pour le reste il s’agit d’un bon garçon au grand cœur, à la Tintin, les conflits et la comédie étant généralement à mettre au compte de son copain Richard, un chat, et de son repoussoir Thierry, un chien, aussi peu fiables l’un que l’autre. Après quelques autres histoires de Lapinot – dont l’une, Slaloms, reçut un « Alph’ Art Coup de Cœur » à Angoulême en 1993 – , en 1994, Lewis, devenu père de famille, signa chez Dargaud, éditeur traditionnel s’il en est. Un an plus tard, son conidé aux dents proéminentes était promu vedette d’une série d’albums cartonnés, une reconnaissance consacrant le fait que l’écriture et le dessin de Trondheim étaient mûrs pour séduire les foules. Et Les Formidables Aventures de Lapinot furent un succès. Bien dans la manière de l’auteur, des épisodes tels que Walter, récit en costumes et parodie de genre, et Pichenettes, comédie de mœurs contemporaine, ont un point de départ farfelu – un savant métamorphose les souris en monstres, une ancienne pierre gravée porte malheur – et basculent dans l’absurde tout en déroulant les plaisanteries et les gaffes des personnages habituels. Depuis Franquin, avec Gaston Lagaffe, et Goscinny et Uderzo avec Astérix, personne n’avait revigoré la tradition de l’aventure humoristique pour tous publics de cette manière.

Après Lapinot, ce processus d’amplification exponentielle, qui est au cœur d’une bonne partie de l’humour trondheimien, s’est aussi manifesté par une production bourgeonnante, d’une incroyable prodigalité. On dirait que Trondheim ne peut s’arrêter d’aller de l’avant et de multiplier les albums pour les grands éditeurs (Delcourt ou Dargaud), seul ou en collaboration, enrôlant même sa propre famille, puisque sa femme Brigitte fait les couleurs et que ses enfants signent certains dessins.

Trondheim et Sfar s’amusent avec les clichés de l’Heroic Fantasy
(Le Roi de la bagarre).

La branche la plus fertile de cette œuvre tentaculaire est Donjon, élaboré avec le tout aussi prolifique Joann Sfar. Les éditions Delcourt se sont fait une spécialité des sagas d’Heroïc Fantasy pompeuses et peintes avec minutie. Comme des écoliers espiègles, les associés Sfar et Trondheim tournent ce genre rebattu en dérision, tout en se délectant des magiciens, monstres et autres arcanes qu’il se plaisent à réinventer, faisant endosser à un canard malchanceux le rôle plutôt malvenu du guerrier barbare investi d’une mission mortellement dangereuse. En faisant apparaître toujours plus d’histoires explorant le passé ou le futur, pour peindre le Donjon à sa naissance et à son crépuscule, ils envisagent d’ atteindre le total fou de 297 albums. Cette stratégie permet aux deux auteurs d’écrire des épisodes pour une cohorte de dessinateurs qu’ils admirent, et d’enrichir la série de l’imagination vibrante de visionnaires tels que Bézian ou Carlos Nine (que Mattotti ou Dave Cooper pourraient un jour venir rejoindre). Libre à vous de prendre cette saga proliférante au sérieux, tel un bon fan de Donjons et Dragons, ou de vous laisser embarquer par ces deux conteurs en liberté.

En vérité, l’univers à facettes et en expansion de Trondheim est suffisamment vaste pour engendrer toute une gamme de bandes dessinées. Occupé comme il l’est de plus en plus par des projets de grande ampleur, on pourrait penser qu’il n’a jamais le temps de revenir en arrière ; pourtant il a maintenu un lien fort avec l’édition indépendante d’où il a émergé, confiant régulièrement de nouveaux titres à l’Association, dont il fut cofondateur. C’est lui qui a suggéré le titre Lapin pour la revue de la maison, un nom qui fait le lien avec les précédentes publications du groupe, qui toutes commençaient par un L (Labo) et portaient des noms d’animaux (Le Lynx à tifs, Le Journal de Lapot), mais aussi avec son propre personnage de Lapinot.
En opposition avec Psychanalyse, livre bavard et fondé sur le langage, il s’est fait une spécialité des bandes muettes, exploitant les ressources de la pantomime :
depuis les pages colorées du Cosmonaute et aux farces hilarantes mettant en scène des petits personnages ordinaires en forme d’œuf, jusqu’au diabolique art-de-faire-mieux-que-les-autres du petit Diablotus et aux 120 pages du chef-d’œuvre La Mouche – ou la vie du point de vue d’une jeune mouche – initialement créé pour l’éditeur japonais Kodansha, et qu’il contribua à adapter en série d’animation pour la télé en 1997.

Diablotus (1995).

Entre toutes ces œuvres sans paroles, je veux détacher ces six pages (90 cases) qui me font pleurer de rire chaque fois que je les relis : un visiteur poli se rend dans un château, fait antichambre dans une sorte de salon et devient de plus en plus tendu à mesure que ses tentatives pour y restaurer l’ordre, comme de vouloir redresser une fleur qui baisse la tête, déclenchent des catastrophes (Monsieur Zelder dans Lapin No.22). Une autre pépite est cette histoire de l’homme d’affaires flatulent dont les pets sonores ont pour effet de le propulser vers son bureau (Monsieur Phœbus dans Lapin No.17). Formidable pantomime burlesque que le lecteur anime en se délectant de chaque évolution entre deux vignettes consécutives. Chaque mouvement, chaque émotion se peignent sur la face blanche de l’acteur et nous le rendent terriblement vivant, à s’agiter ainsi à l’intérieur de petits cadres qui semblent l’emprisonner. Les griffonnages délicats de Lewis sont si spontanés, ses personnages aux bras et jambes filiformes si engageants, que l’on ressent l’envie de se mettre soi-même à dessiner.

Extrait de La Mouche (éd. du Seuil,1995)

Si son habileté graphique est allée en s’améliorant, Trondheim semble saisir chaque opportunité de travailler à nouveau avec des moyens limités, restreignant les possibilités du langage de la bande dessinée en ramenant celle-ci à ses éléments constitutifs. Il est probable que les contraintes qu’il s’impose lui permettent de conserver un lien avec ses premières tentatives dans le métier et satisfont sa volonté de demeurer créatif et imprévisible. Avec ces moyens limités, il a contribué au second volume de Little Lit, l’anthologie pour enfants concoctée par Spiegelman et Mouly, signant des strips expérimentaux qui composent une grille susceptible d’être lue dans différents directions sans jamais cesser de faire sens. Il est en outre un membre actif et enthousiaste de l’Oubapo (Ouvroir de bande dessinée potentielle) ; on se souvient de Bleu, petit album uniquement constitué de tâches de couleur en constante transformation.

L’humour de Lewis se développe à travers l’amplification, l’improvisation, l’expérimentation et aussi grâce au fait qu’il conserve son travail vivant, redessinant des titres, des histoires, voire des albums entiers à la faveur de nouvelles éditions. Ce fut notamment le cas pour les Genèses apocalyptiques, suite d’histoires brèves qui débutent chaque fois par l’évocation, sous la forme d’une case noire, du néant des temps bibliques les plus reculés, pour chroniquer ensuite les différents « progrès » de l’humanité, jusqu’à un anéantissement terminal signifié par une nouvelle case noire.
On lui doit aussi les personnages de Kaput et Zösky, deux petits extraterrestres brutaux et stupides acharnés à conquérir des planètes, ainsi que Dud et Dull (voir Lapin Nos.13 et 14), un duo de vagabonds dans le style de Laurel et Hardy.

Extrait de Non, non, non (1997).

Mais son meilleur personnage est... lui-même. Il arbore une tête d’oiseau, avec des yeux enfoncés qui ne se manifestent que rarement sous les sourcils – réminiscents de ceux de Sam, l’aigle du Muppets’ Show. En tant qu’animal de cartoon,il peut endosser le rôle du shériff corrompu dans l’aventure de Lapinot Blacktown. Trondheim s’essaya pour la première fois à l’autobiographie moqueuse dans deux pages de Logique de guerre comix (L’Association, 1990). Mais quand, en 1993, Cornélius lui offrit un comic book trimestriel de 24 pages avec toute liberté de le remplir comme il l’entendait, il décida de se consacrer à la représentation de sa propre vie et de ses mondes intérieurs, une approche à la première personne que fort peu d’auteurs de bandes dessinées français avaient tentée jusque-là. Les six numéros d’Approximate Continuum Comics furent réunis dans l’album Approximativement en 1995, un titre qui rend fort bien compte des distorsions et affabulations de la mémoire.

Planche extraite d’Approximativement.

Dans le second chapitre, Trondheim en dit plus long sur les doutes et les faiblesses du dessinateur, mari, père, homme contradictoire et grognon qu’il est ; on le voit évoluer parmi ses amis et dans son cercle familial, et s’interroger sur la pratique exigeante, artisanale, de la bande dessinée. Découpage et dialogue sont acérés ; personne, sauf peut-être Julie Doucet, n’avait décrit de façon si charmante le désordre d’un atelier. L’absolue liberté qu’offre la bande dessinée lui permet de faire des détours inattendus, de glisser des intermèdes comiques, qu’il exprime des opinions bien senties sur l’Amérique et les Américains ou qu’il s’imagine dans la peau d’une « superstar » immensément populaire. Il lui suffit parfois d’une vignette farfelue, le temps que met une idée à vous traverser le cerveau avant de s’évanouir. Puis un développement plus long nous introduit dans l’enfance de Lewis. Cette confession sans concession relate la part qu’il avait prise dans la persécution d’un autre garçon au cours d’un camp, en le terrorisant par des farces façon Exorciste. Ce souvenir lui permet d’explorer les sentiments de culpabilité et de jubilation malveillante ressentis alors qu’il abusait de la crédulité du garçon.

Face à face entre Lewis adulte et Lewis enfant dans Approximativement (Cornélius, 1995)

(...)

Il est difficile d’imaginer qu’un dessinateur qui est une véritable usine à idées ait pu affronter des moments de blocage ou de stérilité. Pourtant sa muse déserte Trondheim quelquefois, comme il le confiait à Neuvième Art : « A un moment, j’étais à ma table de travail à ne pas savoir quoi faire, et je me suis dessiné en même temps à ma table de travail à ne pas savoir quoi faire... (...) Je n’étais plus à rien faire. » Même le vide effrayant de la page blanche peut faire surgir une étincelle créative. Ailleurs, il se reproche de manquer d’assiduité au travail, incapable de résister à la tentation de s’adonner à un jeu idiot sur son ordinateur ou d’aller effrayer un pigeon.

Ne croyez pas que l’autobiographie soit pour lui prétexte à une autoflagellation entière et transparente. On ne trouvera pas sous son crayon d’équivalent aux doigts-pénis de Justin Green ou aux taches de sperme de Joe Matt. Trondheim avoua un jour aux lnrockuptibles : « J’ai déjà produit des pages de bandes dessinées plus personnelles, sur des choses très privées, mais elles sont restées dans mes cartons ou je les ai jetées. J’avais besoin de les exprimer, mais elles n’étaient que pour moi. » Trondheim a reçu une éducation catholique et sa discrétion personnelle, ce qu’il nomme sa « moralité de petit-bourgeois de Fontainebleau », l’empêche de livrer trop de lui-même aux autres dans ses bandes dessinées, et peut-être dans la vie même. Après tout, Lewis Trondheim n’est pas son vrai nom. Quand on connaît l’ampleur de sa productivité, il est sidérant de penser que s’y ajoutent des pages non publiées (peut-être le seront-elles à titre posthume) et d’autres détruites – sans doute à la manière dont l’adolescent Robert Crumb évacuait dans les cabinets les dessins consignant ses fantasmes sexuels. Au cours de la deuxième décennie de cette carrière foisonnante, il a semblé mettre de côté l’autobiographie, sauf pour quelques flash-back concernant Lewis enfant, qui ont confirmé avec quelle pertinence il est capable d’évoquer les expériences douces-amères de la jeunesse.

Mais Trondheim ne peut jamais s’arrêter et il s’est mis à rendre compte de sa vie quotidienne dans des carnets, sous la forme d’un journal dessiné. L’Association les publie à l’état brut : ici pas de crayonné préalable, pas de repentirs, pas de correction orthographique. C’est du Trondheim pur, non filtré : de la BD-écriture, aussi naturelle, vitale, essentielle pour lui que la respiration, aussi spontanée que la vie. En tout cas c’est ce qu’il semblait. N’étant jamais là où on l’attend, en 2004, à l’approche de son quarantième anniversaire, Trondheim surmonta la crise du mitan de la vie en prenant une « retraite anticipée », arrêtant la bande dessinée avant qu’elle ne cessât d’être un plaisir pour devenir un simple gagne-pain. L’arrêt ne dura finalement que quelques mois et ne fut pas total, car il produisit quelques œuvres nouvelles, au nombre desquelles le petit album Désœuvré, une méditation sur la difficulté de rester un auteur de bandes dessinées frais et créatif. Il profita aussi de cette pause sabbatique pour investir un nouveau support et s’affirmer dans le monde des journaux électroniques, les blogs confessionnels absolument exempts de toute contrainte.
Quand Albin Michel rassembla dans un livre les pages tristes, hilarantes et formidablement convaincantes du Blog de Frantico, la rumeur affirma que l’auteur était Trondheim, sous un nouveau pseudonyme. Alternant dénis et confirmations confuses, il entretint la spéculation. Pour couper court : Trondheim est Frantico, et ce déguisement semble l’avoir autorisé à se décharger des frustrations et des indignations qui auraient pu choquer de la part d’un auteur perçu comme consensuel et familial. D’ailleurs, en 2006 suivit son œuvre la plus explicitement sexuelle à ce jour, La Nouvelle Pornographie ("Patte de Mouche"), qui réduit astucieusement tous les actes sexuels et toutes les parties du corps à des formes abstraites.

A l’entrée datée du 23 juin 2001, dans le seizième numéro de son propre journal intitulé lmprobablement (un titre qui fait écho au Approximativement de Trondheim), Jean-Paul Jennequin explique succinctement en quoi consiste le système Lewis : « Il ne met pas un an pour faire un album. Il met trois mois. Il lui vient une idée amusante ? Il veut essayer quelque chose qu’il n’a encore jamais fait ? Il le fait. Et si c’est réussi, tant mieux. Et sinon, tant pis. » Jennequin fait mention des opportunités qu’offrent aux auteurs les comics américains et les fumetti italiens, où le rythme de production mensuel des séries en cours de parution encourage à essayer des choses le temps d’une livraison ; si ça ne marche pas, on peut tenter autre chose dès le mois suivant. Il conclut : « En France, on n’a pas droit à l’erreur. Si on ne fait qu’un album par an, il doit être parfait. D’où un certain conformisme. Et des auteurs qui ne s’amusent pas beaucoup. » Jennequin touche là à la quintessence du « système Lewis ». Pour un esprit créatif, l’un des vrais pièges de la bande dessinée, pas seulement en France, est de se trouver enchaîné à un personnage si populaire et lucratif qu’on en poursuit les aventures bien après la « date de péremption », les laissant devenir répétitives et – le pire péché aux yeux d’un Trondheim – dépourvues de spontanéité. Notre homme a donc pris des mesures pour ne pas tomber dans ce piège. Dans le cas de Lapinot, il a tout simplement tué le héros au terme de l’album No.8, La Vie comme elle vient (2004).

Lapinot sur le point de mourir dans La Vie comme elle vient.

La mort d’un personnage de BD est souvent temporaire, surtout dans l’industrie des comics américains. Les stars du neuvième art survivent même plutôt à leurs créateurs et poursuivent leur carrière durant des décennies, tant elles sont d’un bon rapport. Superman est mort de nombreuses fois, à grand renfort de publicité, pour revenir invariablement sur la scène. Dans Watchmen, Alan Moore et Dave Gibbons ont pu introduire des morts définitives et irréversibles, parce qu’ils détenaient tous les droits sur les personnages qu’ils avaient eux-mêmes créés et qui n’étaient pas destinés à revenir. Crumb avait en son temps assassiné Fritz the cat, dégoûté par le film d’animation qu’en avait tiré Ralph Bakshi. Sentant que le personnage lui avait échappé, il le fit assassiner par une autruche, d’un coup de pic à glace.
La mort de Lapinot n’est pas un crime passionnel d’auteur, une revanche, ou un acte justifié par la recherche de sensationalisme. La Vie comme elle vient prouve que Trondheim peut atteindre un nouveau sommet dans la bande dessinée en obtenant que les lecteurs se soucient d’un personnage de fiction, soient émus par sa mort et par l’impact que cet événement a sur les autres personnages. Nous savions que Trondheim est un farceur, un illusionniste, un expérimentateur ; il nous fait rire, penser, réfléchir à la bande dessinée ; il peut aussi nous donner des émotions. Mais même ici la mort n’est pas un point final : dans la numérotation de la série, cet album s’inscrit avant un autre, L’Accélérateur atomique, ainsi supposé postérieur, même s’il est chronologiquement paru l’année d’avant. Lapinot y entame sa vie post
mortem
en endossant la défroque d’une réincarnation immortelle de Spirou. Dans Désœuvré, Lapinot revient aussi, sortant du tombeau comme un zombie des EC Comics, pour disputer son créateur au sujet de sa mort. Trondheim admet que sa décision fut aussi « une façon de couper les ponts et de ne pas m’installer dans une routine... Lapinot va être papa. Lapinot se marie. Lapinot est grand-père. Lapinot se fait opérer de la prostate... » Il ajoute que le fait que Lapinot ne soit plus en vie dans le présent n’empêche nullement de lui concevoir des aventures qui s’inscriraient dans une rétro-continuité, « dans un univers fictionnel ou pourquoi pas même dans un flash-back contemporain ». En fin de compte, aucun sujet n’est tabou dans l’œuvre de Trondheim, pas plus le sexe que la mort.

Le retour de Lapinot dans Désoeuvré (2005)

En conclusion, je noterai que, lorsque le travail de Trondheim a été traduit aux Etats-Unis sous la forme d’une série de comic books, le titre choisi, The Nimrod, me déconcerta (comme beaucoup d’autres lecteurs), jusqu’à ce que le traducteur, Kim Thompson, révélât qu’il s’agissait simplement d’une anagramme (approximatif) du nom de l’auteur. Cela m’a incité à m’amuser avec le nom complet de Lewis Trondheim. En dépit de ses déclarations, je ne peux croire que c’est une simple coïncidence s’il constitue une anagramme de The World is mine (le monde m’appartient). Après tout, il a déjà conquis le marché de la bande dessinée francophone, alors pourquoi pas, demain, le monde ? Et, au cas où cela vous intéresserait, notez bien qu’il aurait aussi pu s’appeler Homer Wildstein, ou Mildrew Oneshit, ou Heidi Lentworms, ou I. Wild He-Monster, ou Hermione St. Wild, ou Nerd Slimeworth, ou...

Paul Gravett
Traduit de l’anglais par Thierry Groensteen.

(Cet article a paru dans Neuvième Art No.13, janvier 2007, p. 60-73.)

Multi Tam Tam, projet avorté d’une série de strips dessinée par Yves Got

[1] « Ma vie de lapin », interview par Richard Robert, Les Inrockuptibles No.45, 21 février 1996.