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éros, c’est la vie : l’imaginaire érotique d’antonio altarriba

Lydia Vázquez

[Juillet 2019]

On a toujours cru que les stylèmes, pour utiliser un néologisme qui nous semble important dans l’analyse critique de la BD, étaient le propre de l’artiste graphique, reléguant le scénariste à une espèce de support scriptural de ce style propre d’un dessinateur ou d’un autre. Certes, Royo, Laura, Kim, Keko, pour ne citer que les plus connus des collaborateurs d’Antonio Altarriba, ont une personnalité indéniable qui fait qu’on les reconnaît au premier coup d’œil. Mais les scénarios d’Altarriba sont eux aussi parfaitement identifiables dès la première vignette, dès le titre même, tellement ses stylèmes reviennent à chaque album, à chaque roman graphique.

Son compromis avec la mémoire historique, son engagement pour la justice sociale, ses sympathies pour les idées anarchistes et sa dénonciation d’un capitalisme devenu féroce et de la complicité entre politiciens et artistes, un savant dosage de réalisme et d’onirisme, parcourent son œuvre de la première planche à la dernière. Or, un des stylèmes altarribéens les plus importants, je dirais presque le plus récurrent, est la charge érotique, qui se manifeste dans ses récits sous forme de stéréotypes et de topoï qui, par leur récurrence, configurent un univers très personnel issu d’un imaginaire on ne peut plus révélateur de son auteur.
Tintín y el lotus rosa (2008) fut une magnifique boutade. Mais toute sa production est sillonnée transversalement par un leitmotiv : la tension érotique. Elle dynamise l’action, elle est l’attribut des héros, dotés d’une énergie érotique presque malgré eux, mais elle est aussi le piège, l’appât, la marque du pouvoir, l’arme du puissant contre les dominé(e)s. Bref, tout comme les surréalistes qu’il aime tant et à qui il rend un hommage réitéré sous forme de différents clins-d’œil dans tous ses scénarios, Altarriba est persuadé qu’Éros fait tourner la roue de la fortune. Et que seule la passion amoureuse peut, non pas sauver le monde, qu’il sait condamné irréversiblement, mais l’individu, la personne, ne serait-ce que l’instant de la jouissance, de la vraie jouissance. Toutefois, sa lucidité face à une humanité foncièrement méchante fait de l’amour le grand absent de son œuvre.

On va tenter d’approfondir ici cette thématique, pour en conclure qu’il s’agit autant d’une « obsession » personnelle d’Altarriba que d’un culturème très hispanique, l’inscrivant dans une lignée qui va de Goya à Buñuel ou Almodóvar.
Que, dans l’écriture d’Altarriba, l’érotisme est une constante, plus qu’un leitmotiv, un véritable (peut-être même le véritable) moteur de création, nul ne saurait en douter. Dès ses premiers récits, nouvelles ou romans, dès ses premiers scénarios pour la BD ou pour les photos de Pilar Albajar, l’imaginaire érotique de l’écrivain espagnol s’impose comme une évidence et, par conséquent, comme une priorité. Comme le signalait l’auteur lui-même au Collège de l’Espagne à Paris [1], aux étudiants-résidents de cette institution qui lui demandaient la raison de cette prééminence de l’acte érotique dans ses scénarios pour la BD, « en fin de compte, nous sommes tous nés de ‘ça’ ».

Mais son imaginaire érotique est loin de se limiter à mettre en scène l’action procréatrice à laquelle il faisait alors allusion. À l’encontre d’une figuration de l’accouplement de deux machines plus ou moins humaines destinées à se reproduire, Altarriba nous dévoile un Éros qui régit les destinées humaines, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Dans l’univers impitoyable qui est le sien, la hiérarchisation sociale, avec toutes les injustices qui en découlent, met en scène des personnages ambitieux, cruels, élitistes, machistes, racistes, homophobes, fascistes, dans une des déclinaisons de la méchanceté les plus variées et les plus riches de l’histoire de la BD, qui manipulent et se laissent manipuler par et pour le sexe. Parallèlement, les autres, les soumis(e)s, les exploité(e)s, les violé(e)s, les maltraité(e)s, les battu(e)s, les torturé(e)s, les exécuté(e)s trouvent parfois dans l’échange érotique la bouée de sauvetage qui fait que la vie vaut, malgré tout, d’être vécue. Dans les deux cas, Éros, c’est la vie.

Si nous abordons l’érotisme chez Altarriba-scénariste, il faudrait distinguer deux modèles : la BD érotique à proprement parler et celle qui ne peut être qualifiée comme telle mais qui contient des scènes érotiques suffisamment importantes pour les relever. Pour la première catégorie, nous nous attarderons à Amores locos (2005, Amours fous, dessins de Laura) et El brillo del gato negro (2008, L’Éclat du chat noir, dessins de Laura également). Pour la seconde, nous nous pencherons sur les romans graphiques qui l’ont consacré comme scénariste : El Arte de volar (L’Art de voler, 2009), El Ala rota (L’Aile brisée, 2016), et les deux premiers volets de sa « trilogie égoïste » : Yo, asesino (Moi, assassin, 2014) et Yo, loco (Moi, fou, 2018). Le tout pour conclure qu’il existe bel et bien un imaginaire érotique altarribéen, avec des composants qui lui sont propres et qui traversent toute l’œuvre de cet écrivain.

Amores locos (2005), « La gruta. El olfato », dessins de Laura

Amours fous et L’Éclat du chat noir

Amores locos est un album fait en collaboration avec Laura, autrice de bande dessinée bien connue en Espagne des amateurs de BD érotique [2]. Cet album en noir et blanc contient « trois histoires d’amour et de mort librement inspirées de Les Larmes d’Éros de Georges Bataille » (Laura et Altarriba 2005 : 3) et consacrées à trois des cinq sens : « Centre de l’Europe. 13 000 ans av. Jésus-Christ », dédiée à l’odorat ; « Corinthe. 575 ans avant Jésus-Christ », au toucher et « New York. 1918 » au goût. Trois histoires croisant trois axes qui font partie de la topique narrative d’Altarriba : la localisation spatio-temporelle du récit dans l’histoire de l’humanité (avec les oppositions Orient/Occident et Passé/Présent), alliant la dimension légendaire et l’apparence historiciste, la sensualité animale (symbolisée par ces trois sens) et la réunion d’Éros et de Thanatos comme deux faces de la même médaille. Les sens permettent de composer un récit haut en tonalité érotique graphique et verbale, mais cet aspect masque trois perspectives plus profondes, différentes mais complémentaires. Ainsi, le premier récit expose l’indissociabilité entre pouvoir et sexe ; le deuxième, l’incompatibilité entre la pratique de l’art et la pratique érotique, l’un se substituant à l’autre, et le troisième l’impossibilité d’une passion amoureuse (amour fou) durable au-delà de la satisfaction du désir. Ce sont les trois obsessions qui parcourent, à notre avis, toute l’œuvre d’Altarriba. Elles sont complémentaires puisqu’elles conduisent inexorablement à la constatation de l’inévitable souffrance que comporte l’expérience amoureuse sous toutes ses formes. Dans la bataille entre Éros et Thanatos, Thanatos sort toujours vainqueur, et la pulsion de vie se transforme en pulsion de mort.

Dans ce « Centre de l’Europe », les hommes primitifs du « Clan de l’Ours » vivent en adoration de cet animal qui est le « symbole du pouvoir […] parce qu’il connaît le secret de la mort et de la renaissance » (page 12, vignette 1, ci-après 12 : 1). Les hommes qui chassent l’ours acquièrent ainsi le pouvoir de l’animal abattu et règnent sur le reste du clan. Purk, le jeune le plus fort du groupe (page 13, où le corps du héros est mis en valeur), aspire à être le chef du clan. Kaira aime Purk (15 : 4, bulle-nuage avec icône de cœur) et décide de l’aider à tuer l’ours « le plus grand et le plus noir qu’elle n’avait jamais vu » (14 : 3) car elle a découvert un grand « secret » : « quand l’ours savourait le miel, il s’adonnait à ce plaisir gourmand et devenait inoffensif » (15 : 2). Elle propose à Purk de lui dévoiler le grand secret qui lui permettra de tuer l’ours. Le jeune homme n’en croit rien et reste méprisant face à une Kaira nue et offerte : « Qu’est-ce que tu en sais ! La chasse est une affaire d’hommes ! » (17 : 3). Il s’en suit un accouplement qui dure une page, divisée en six cases irrégulières aux contours très graphiques, contenant des dessins « rupestres » qui représentent le coït comme une chasse de la femme par l’homme armé de sa « lance » (18). Après quoi, Purk n’a l’air ni plus convaincu ni plus gentil avec la jeune fille : « Tu n’en sais rien. Ceux qui savent vraiment ce sont les chasseurs aguerris. » (19 : 1). Mais Kaira l’entraîne dans la forêt, elle s’enduit le corps d’un onguent qu’elle fabrique à base de baies et surtout de miel et se couche sur l’herbe à attendre l’ours qui flaire l’odeur magique (22 : 2, phylactère irrégulier au contour double et tranchant qui contient le bruitage-cri de la bête excitée : « GGRRROORR »), avant de venir lécher les seins (23 : 1), le nombril (23 : 2) et le sexe (23 : 3) de Kaira, toujours vivante, « très vivante » (23 : 4, avec un gros plan de son visage extatique) avant que Purk ne surgisse de derrière sa cachette pour achever la bête, lui arracher le cœur et le dévorer pour en « absorber la férocité » (24). Purk change enfin d’attitude et remercie, en mâle puissant (26 : belle super-vignette aux allures de tableau narratif, où les phases du coït se superposent, donnant une sensation de frénésie et de jouissance démultipliée), celle qui désormais devient la femme du nouveau chef et partage avec lui « tous les honneurs » (28 : 3). Le rituel se répète (30 : grande vignette qui occupe les trois quarts de la page, semblable à la première mais montrant de nouvelles postures et d’autres pratiques comme la pénétration anale ou le cunnilingus) jusqu’à ce que l’ambition de Purk l’expose aux griffes d’un ours plus chanceux ou moins gourmand qui le tue.

Amores locos (2005), « La gruta. El olfato », dessins de Laura

« Corinthe », sous le signe d’Éros, « ce dieu tragique » selon les termes de Bataille, narre l’histoire d’Aristodème (homonyme du narrateur sans voix du Banquet de Platon), le disciple du maître céramiste Hipparque. « Le toucher est le sens le plus créateur de tous. / Quand tu touches, tu insuffles la vie… / … et quand tu es touché, tu la reçois », nous dit le narrateur omniscient (39 : 1, 2, 3) dans l’incipit du récit (trois premières vignettes montrant, en premier plan, des mains masculines modelant un ventre féminin). Aristodème s’excite au seul contact avec l’argile qu’il modèle pour faire des amphores et son membre turgescent sert de modèle aux figures qui décorent les vases qu’il façonne. Le roi Périandre a commandé un rafraîchisseur de vin en forme de femme. Or, Aristodème n’a jamais vu une femme. Hipparque le conduit auprès de la célèbre Asfasia (évocatrice de la célèbre hétaïre Aspasie, ici devenue celle qui n’a pas de voix), hiérodule consacrée à Aphrodite, qui va initier le jeune créateur aux merveilles du sexe. Elle le conduit à un « orgasme intense et prolongé » (52 : 4), de sorte qu’il « éjacula comme jamais auparavant. Pendant plusieurs minutes le sperme coula de son sexe sans interruption » (52 : 1). « Durant cette nuit interminable, Aristodème éjacula une première fois sur la poitrine de la prêtresse. / Une deuxième dans son trou le plus sombre. / Et une troisième fois dans sa bouche pendant qu’elle prononçait son nom » (52 : 1, premier plan ; 3 : plan rapproché ; 53 : 1, 2, 3 : plan rapproché, premier plan, gros plan). « Si la hiérodule prononce ton nom alors qu’elle absorbe ton sperme, tu ne connaîtras jamais l’impuissance » (53 : 3). Mais Aristodème tombe amoureux, veut la prêtresse pour lui tout seul, offensant ainsi les dieux, qui vont le punir. Et ce sera à Asfasia de prononcer son châtiment : « Tu es un artiste mais ton art sera ta punition » (74 : 2) : « …Infatigable créateur, définitivement impuissant » (75 : 4, dernière case de l’histoire).

Amores locos (2005), « El rascacielos. El gusto », dessins de Laura

« New York » raconte l’histoire de Nadja, échappée de L’Amour fou (1937), l’œuvre d’André Breton qui prête son titre [3] à cet album [4], et de Cora, la femme qu’elle aime et qui se donne aux hommes qu’elle choisit dans un hôtel de la métropole américaine. Nadja est « follement » amoureuse de Cora, qui ne veut pas d’elle, au point de guetter ses partenaires à la sortie de sa chambre d’hôtel pour les assaillir dans l’ascenseur, sucer leur membre encore humide et savourer ainsi le goût du sexe de Cora. Les souvenirs de Nadja, sous forme de flash-back, racontés à la troisième personne par un narrateur omniscient qui se manifeste à travers des cartouches, nous apprennent qu’elles se sont rencontrées dans une de ces fêtes des années folles où elles ont dansé nues pour des « milliardaires excentriques, drogués compulsifs, dandys ennuyés » (87 : 2 et 3) avant de s’aimer durant une nuit inoubliable pour Nadja, tombée sous le charme du goût du sexe de sa partenaire. Un jour, le membre d’un de ces hommes n’a plus le goût de Cora. Nadja, jusqu’alors délaissée par son « âme jumelle », comprend que son tour est arrivé. Elle va dans la chambre de Cora qui l’attend. C’est elle qui lèche goulûment le con de Nadja, qui sait immédiatement qu’elle ne voudra plus jamais de Cora. Désormais, ce sera à cette dernière de guetter les partenaires occasionnels de Nadja pour récupérer quelques gouttes de l’ambroisie de sa bien-aimée.
Trois histoires érotiques, en somme, racontées à travers une mise en page très irrégulière, un « système » (Groensteen, 1999) hétérodoxe à propos duquel on pourrait paraphraser ce que Bruno Lecigne affirmait de l’« esthétique de la jouissance » chez Crepax (1985 : 21) : ici, le scénariste conçoit les images pour rendre possible la plus grande liberté de mouvement de l’œil du lecteur ou de la lectrice. Et ce, au service d’un effet de lecture qui joue avec l’excitation du récepteur ou de la réceptrice, pour mieux transmettre un message assez noir sur l’amour entre les êtres humains.

L’Éclat du chat noir

Dans El brillo del gato negro, dessiné également par Laura, l’auteur du scénario nous propose à nouveau deux récits ancrés entre la légende et l’histoire d’un Orient lointain (la Chine de Tsou-sin, avec la dynastie Chang, en 1506 av. J.C. pour « L’éclat du chat noir » qui donne le titre à l’ensemble), et d’un Occident exotique, celui de « El corazón de la serpiente » (« Le cœur du serpent »), circonscrit à une Renaissance vénitienne caractérisée par ses impitoyables luttes intestines [5].

El brillo del gato negro (2008), « El corazón de la serpiente », dessins de Laura

Deux histoires qui se passent au XVe siècle, l’une avant, l’autre après Jésus-Christ. L’album est, comme Amores locos, dessiné en noir et blanc, sauf la couverture, haute en couleurs et très suggestive, avec un fin clin d’œil à celle, légendaire, de Tintin et le lotus bleu (1946), grâce au vase de porcelaine qui apparaît à côté d’une belle Chinoise aux seins nus. L’album est plus classique que le précédent. Ses pages sont composées d’un nombre plus ou moins régulier de cases rectangulaires, pouvant aller d’une (la vignette centrale pour « le chat », la vignette finale pour « le serpent ») à six, de différentes tailles, pour la plupart horizontales même si on y trouve quelques-unes verticales. En général, la superficie et la forme des vignettes sont déterminées par l’intrigue [6]. De même, il s’agit d’une BD érotique plus conventionnelle que Amores locos, dans le sens où abondent les plans rapprochés supérieurs et inférieurs ainsi que les premiers plans, les zooms montrant des seins, des sexes et des coïts dans des vignettes bien plus étanches. Ici, l’apparence est conforme à la tradition bédéistique, y compris pour le multicadre (Van Lier : 1988, 1) et le format du livre, et sa nature érotique semble conforme à l’orthodoxie du genre. En effet, un coup d’œil rapide peut émouvoir le lecteur ou la lectrice en quête d’images excitantes. Cependant, dès que nous adoptons un modus legendi plus attentif, l’imaginaire altarribéen fait surface, altérant toutes les conventions. Horacio Altuna, dans sa préface, avertit du combat entre Éros et Thanatos qui se livre dans ces pages (Altuna : 2008, 4). En effet, une fois de plus, érotisme et violence, pulsion de vie et pulsion de mort se côtoient dans les scénarios d’Altarriba au point de pouvoir parler d’une omniprésence des « larmes d’Éros ». Les obsessions d’Altarriba sautent ainsi d’un album à l’autre comme un stylème qui lui est propre, dans une cohérence exemplaire, marque de son authenticité, de sa vérité.

« El brillo del gato negro » raconte l’histoire de Tsou-sin [7], un empereur chinois cruel qui se baigne dans le sang de ses victimes pour rester toujours jeune et en érection permanente : trois cartouches contenant la voix du narrateur omniscient, dans trois vignettes distinctes, nous expliquent que « le corps de l’empereur devait être doux comme la soie / et pour réussir à avoir la souplesse de l’éternelle jeunesse… / …il se baignait dans le sang des ennemis de l’Empire pour laisser pénétrer à travers ses pores leur haine, qui lui tendait la peau » (13 : 2, 3 et 4 [8]). À la fin du récit, il reste un seul survivant : son chat noir dont la fourrure reflétait la lueur éclatante de la lune.

« El corazón de la serpiente » narre l’histoire de Lucrecia et Laura Foscari, mère et fille, mais tellement ressemblantes qu’on dirait des jumelles, et de Galeazzo et Ludovico Manfredi, frères jumeaux de la famille ennemie des Foscari. Elles / Ils portent dans leurs sexes le poison qui va tuer ceux et celles qui forniqueront avec elles / eux. C’est ainsi que l’histoire nous oblige à suivre un va-et-vient constant entre l’extase orgasmique et le râle de l’agonie, jusqu’à la disparition de tous les descendants des deux lignées.
Dans les deux récits apparaît cette constante de l’imaginaire érotique d’Altarriba : la liaison indissoluble entre le pouvoir et le sexe. Fidèle à une tradition iconographique phallocratique millénaire, le pénis en érection se trouve ici assimilé au sceptre, un des symboles du pouvoir suprême. Pour régner, il faut bander. Ces sexes démesurés sont arborés tels des trophées qui exigent soumission et adoration de tous les sujets. On gouverne parce qu’on pénètre. Et celui qui ose défier le porteur de ce bâton sacré est éliminé immédiatement : violé, torturé, assassiné, jusqu’à ce qu’un autre mâle possesseur d’un pieu plus puissant ne soumette à son tour le mâle déchu… ou jusqu’à ce qu’une femme le piège. Car l’énergie du sexe masculin est seulement comparable à la force séductrice du sexe féminin. Plus encore, le sexe féminin peut seul détrôner l’homme le plus puissant de la terre. Ainsi donc, dans cette perspective traditionnelle profondément misogyne, le désir animal du mâle le condamne à devenir la victime potentielle mais certaine de la femelle qui, elle, n’éprouve aucun désir mais sait le simuler parfaitement, pour mieux l’assujettir.

El brillo del gato negro (2008), « El corazón de la serpiente »,
dessins de Laura

Tsou-sin a l’habitude de plonger avec les femmes de son harem dans un étang sans eau qu’il a fait creuser dans son jardin et remplir de tissus de soie, de façon à sentir le doux contact de la toile mais aussi des bouches et des vagins des filles qu’il reconnaît les yeux fermés. Or, un jour il reçoit une caresse « qui disparaissait presque dans sa propre perfection » (24 : 2) : une femme inconnue s’est déguisée en tissu de soie, peignant sur son corps les mêmes motifs que la toile de l’étang pour s’y fondre. « Sans vouloir connaître ni les origines ni les raisons qui l’avaient poussée jusque-là » (23 : 4) il tombe, pour la première fois, amoureux de cette femme, « qui maniait avec une mystérieuse adresse l’humidité de ses orifices » (27 : 1). C’est le début du déclin de ce despote, qui commence à vieillir, à perdre sa force, et décide de se suicider avec sa bien-aimée dans le lac de soie où, avant de plonger, il a immergé les tigres et les lions qui peuplaient son palais, et qui vont les déchirer de leurs griffes, comme on déchire la soie. L’amour pour cette femme, peut-être envoyée par un tiers pour le vaincre, l’a rendu jaloux, donc humain, faible, vulnérable, mortel, en somme… car l’amour conduit inexorablement à la souffrance et à la mort.

Dans « El corazón de la serpiente », Lucrèce Foscari sert à la vengeance de son père, Domenico Foscari. Elle se donne à Francesco Manfredi, duc de Faenza et Immola, qui découvre trop tard que le sexe de la fille de son ennemi a été imbibé de poison. Domenico Foscari avait demandé à Gargalo Maladamenti (adaptation francisée et drôle du célèbre Malatesta), ingénieur, alchimiste, astrologue, mathématicien et artiste, de trouver le moyen de vaincre son ennemi Manfredi (ce que nous apprenons par la suite sous forme de flash-back). Sa réponse est des plus révélatrices : « Procure-moi une jeune vierge et je m’occupe du reste » (63 : 4) ; Foscari lui répond, ingénu : « Comment, une jeune vierge ? C’est un homme très fort, une femme ne pourra rien contre lui » (63 : 5) ; et Maladamenti de répliquer : « Pour le tuer elle ne devra pas le poignarder, il suffira qu’elle l’aime » (64 : 1). Après la mort honteuse (le cul en l’air) de Manfredi, Lucrèce rejette le ducat de Mantoue que son père lui avait offert pour la remercier de ses « services » et se retire avec sa fille dans un palais de la Romagne, d’où elle « exerça une influence subtile mais efficace sur la politique de l’époque » (73 : 1). Livia Druse, Cornelia, Cléopâtre, Agrippine la Jeune ou Julia Domna sont autant de modèles de ces femmes qui configurent le mythe de la femme qui paraît manipulée par le mâle qui régit les destins de ses sujets, mais qui s’avère une femme fatale, une manipulatrice de l’homme qui gouverne et qui n’est, en fait, qu’un pantin dans ses mains.
Si les BD érotiques d’Altarriba montrent à quel point le sexe régit nos destins, ce n’est pas moins vrai dans ses œuvres non érotiques, de compromis social, comme Yo, asesino ou Yo, loco, ou d’engagement politique comme El Arte de volar ou El Ala rota.

Moi, assassin et Moi, fou

Les univers de Moi, assassin (2014) et de Moi, fou (2018) ont en commun qu’il s’agit de deux mondes sans pitié : l’Université, espagnole, européenne ou américaine, est devenue un espace de lutte à mort où triomphent, non pas les plus doués ni les mieux préparés, mais les plus ambitieux et les plus intrigants ; les multinationales, qu’elles soient pharmaceutiques, alimentaires ou artistiques, s’avèrent être de vraies machines infernales qui écrasent tout ce qui leur résiste, hommes, femmes, concurrents, systèmes politiques, ou écosystèmes. Dans les deux cas, ce sont surtout les personnes dans leur individualité et leur affectivité qui vont se voir fatalement broyées. Parce qu’ici comme dans ses scénarios de BD érotiques, Altarriba fait du sexe l’œil d’un ouragan à force centrifuge et centripète qui avale et expulse celui qui ose s’y approcher. Un sexe qui est contaminé par la société capitaliste où il est devenu le leurre le plus convoité… et l’arme la plus redoutable.

Moi, assassin

Enrique Rodríguez Ramírez, brillant professeur de l’Université du Pays Basque et assassin à ses heures, croit pouvoir tenir tête à la société par sa passion criminelle et à ses collègues par sa hauteur intellectuelle et son érudition.
Si Eduardo Marín n’a rien d’un troglodyte musclé ni d’un empereur chinois toujours prêt, son gabarit et son allure médiocres se voient compensés par son ambition. Une ambition de pouvoir mais surtout de sexe puisque depuis le début de l’histoire, Carmencita, jeune et jolie collègue à réputation sulfureuse, est le trophée convoité autant par Carlos Alarcón, le chef du groupe de recherche qui va se faire détrôner par Eduardo Marín, aussi insignifiant et comploteur que lui, que par Marín et, pourquoi ne pas l’avouer, par Enrique Rodríguez Ramírez lui-même. Or, elle n’est pas la seule à se donner à l’« homme brillant », au plus offrant : Edurne, la doctorante de Rodríguez Ramírez, se précipite dans ses bras, pour ne pas dire sur son sexe, parce qu’elle a soif de notoriété. Faute d’avoir un intellectuel célèbre sous la main, elle rêve d’être la partenaire d’un assassin notoire. À nouveau, Rodríguez Ramírez, abandonné par sa femme qui se sent à raison mal aimée et délaissée, tombe dans le piège de la femme qui ne cherche que la renommée, ne serait-ce que comme « compagne de ». Dans les deux cas, celui de Carmencita comme celui d’Edurne, l’amour, le désir érotique, n’y est pour rien. Les deux jeunes femmes se montrent d’autant plus agressives dans le sexe (scène de la chambre d’hôtel et du dentifrice pour Carmen, scène du bureau de la faculté pour Edurne) qu’elles ne cherchent qu’un homme à succès, dans ce sens parfaitement interchangeable. Au point de se demander si Carlos, Enrique et Eduardo à la fin, ne sont que des marionnettes aux prises de ces femmes « diaboliques » (un des livres que lit Edurne : 33, 1). On n’a pas de mal à imaginer qu’après Eduardo, d’autres suivront, pris au piège d’une illusion de notoriété… et de Carmencita, toujours là, prête à simuler un désir et un plaisir qu’elle est incapable de ressentir.

Moi, fou

Moi, fou traite des vrais et des faux traumas. Les faux, ceux qu’invente la multinationale pharmaceutique Otrament, les vrais, ceux dont souffre Ángel Molinos (mélange d’« ange », ingénu et asexué, et de « moulins », ces géants imbattables contre lesquels lutta Don Quichotte). Violé par son père, qui lui apparaît en rêve comme un cerf dans la période du brame (31), Ángel tombe amoureux d’Aitor, un Basque de vieille souche ; mais cette passion interdite va se voir frustrée par une société foncièrement homophobe, de sorte qu’Aitor entre dans les ordres et se fait franciscain (33-35), et qu’Ángel décide d’oublier sa vocation d’écrivain et de rentrer dans Otrament.

Altarriba et Keko, Moi, fou, page 31 (détail)

Ces trois traumas, le viol de son père, l’exclusion sociale en tant qu’homosexuel et l’abandon de sa passion créatrice le poursuivent dans ses rêves qui petit à petit le rendent fou. D’autant plus facilement qu’il a été drogué à son insu dès son enfance, par son propre père, qui peut ainsi abuser de lui (105). Le résultat est un individu complètement traumatisé sexuellement, « apotisexuel » (69 : 3 et 4), sensible mais facilement manipulable, ce qui entraînera sa ruine. Si ici les femmes n’ont pas la part la plus hideuse de l’histoire, qui revient à Narciso Hoyos, exceptée Beatriz qui paie de sa vie les erreurs commises, il n’en est pas moins vrai qu’elles apparaissent, Begoña en particulier, comme des déprédatrices sexuelles capables d’annuler la volonté de leur proie. Ici, l’anti-héros, Ángel Molinos, n’a même pas le choix d’Aristodème, entre l’amour et l’art, puisqu’il renonce à tout : à l’amour sali par son père dès son enfance, à l’amour homosexuel rejeté dans son adolescence, à l’écriture de pièces de théâtre… à moins qu’il n’ait écrit sa propre histoire et qu’il ne s’avère être le fou qui depuis le début est enfermé dans la zone interdite du bâtiment labyrinthique d’Otrament (20 : 4, 5). L’amour incestueux a détruit une destinée créatrice qui apparaît comme une métaphore, tel le Saturne dévorant ses enfants de Goya (Moi, assassin), de notre société capitaliste nous violant tous et chacun jusqu’à anéantir notre volonté.

L’Art de voler et L’Aile brisée

Dans le diptyque hybride, historique et autofictionnel, que composent L’Art de voler et L’Aile brisée, Altarriba reprend, une fois de plus, les topoï d’un Éros profondément attaché à la violence et intimement lié au pouvoir, autant comme moteur qui pousse les hommes à le convoiter que comme arme dont se servent les femmes pour s’unir aux hommes puissants. Et lorsqu’Éros échappe miraculeusement aux machinations et aux tensions sociales, il se trouve bâillonné par des mœurs arriérées.
Le contexte d’un passé espagnol où régnaient la répression sexuelle et la mentalité machiste, les événements tragiques de la guerre espagnole et l’aliénation fasciste de l’après-guerre contribuent à ce climat de pénurie sexuelle qui imprègne chaque page de ces deux grands romans graphiques de notre auteur.

L’Art de voler

L’Art de voler présente tout un éventail de rapports sexuels plus ou moins frustrants et frustrés où hommes et femmes d’une Espagne rétrograde, d’avant, pendant et après la guerre, peinent à satisfaire des désirs plus ou moins basiques. L’incipit s’ouvre sur une description de la réalité du début du XXe siècle où les jeunes filles et les garçons sont présentés comme appartenant à deux mondes complètement séparés et même opposés : les jeunes mâles se montrent agressifs et grossiers : « À croquer, comme le gâteau de tante Engracia, à s’en lécher les doigts » ; « Moi, je veux qu’on me lèche le gros doigt… Je vous le montre ? Ça vous fera baver. » (13 : 1), alors que le groupe de filles apparaît en retrait, voire en fuite. Antonio, différent des autres, finira par avoir une « relation sporadique et relativement clandestine » avec Casilda (25 : 4). Les échanges sexuels entre les deux adolescents sont limités par le tabou social de la préservation de la virginité de la femme jusqu’à son mariage : « On ne faisait pas l’amour, mais on faisait ce qu’on pouvait » (25 : 6). Les trois petites vignettes verticales qui concluent la page de l’initiation érotique d’Antonio (25 : 5, 6 et 7) traduisent très bien le désir vite assouvi du garçon qui éjacule sur les seins de sa partenaire à peine entr’aperçus et la condescendance de la fille qui se contente d’avoir été l’objet du désir et la cause du plaisir de son partenaire, pour ne pas perdre son pucelage. Or, ces rapports frustrants deviennent une arme féminine pour forcer le jeune homme à se trouver un métier qui lui permette d’acquérir une position sociale convenable, et en conséquence, de se marier, c’est-à-dire, avoir le droit au coït : « Quand on aime, on peut », dit une Casilda plus calculatrice qu’amoureuse (26 : 2) à un Antonio qui saisit aussitôt : « Je compris que je ne la reverrais pas… Je fus pris d’une énorme rage contre le monde et contre moi-même… » (26 : 3).

En Creuse, Antonio va rencontrer Madeleine, la jeune fille à réputation d’« aguicheuse », qui le provoque ouvertement lui montrant son décolleté « généreux » et une énorme carotte en même temps qu’elle lui demande : « Vous en avez une aussi grosse, Monsieur Antoine ? » (90 : 6). La scène coïtale qui s’ensuit (en onze vignettes sur deux pages) est une des plus belles de toute l’œuvre d’Altarriba. La jouissance, pour une fois, n’est pas simulée, forcée ou frustrante. La douleur, les pénuries de la misère, de la guerre et de l’exil, bref Thanatos, tout recule face à cet orgasme solaire enfin partagé dans la joie et qui va conduire le héros à s’envoler tel un ballon à forme humaine nommé « bonheur », libéré de tout le poids qui le lestait.

Kim et Altarriba, L’Art de voler, page 90

Une histoire qui, cependant, dure peu. À cette rencontre s’ensuit une deuxième, lors de la fête de la libération à Guéret, où le couple évolue amoureusement traversant, démultiplié, une longue vignette (évocateur de celui du Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau, 1717), au rythme de « La vie en rose » (107 : 3). Mais cette image joyeuse précède le départ immédiat d’Antonio, laissant une Madeleine éplorée mais qui, on le devine, n’a pas été le grand amour du narrateur, même s’il part « le cœur déchiré » (107 : 4, 5).

Un Antonio désirant et toujours frustré depuis son retour au pays natal, essaie de rencontrer une femme pour une liaison libre (« juste que mon corps exulte un peu et que mon esprit s’évade », 133 : 4), mais se retrouve face à des jeunes filles aliénées dans une Espagne devenue bigote, qui ne pensent qu’au mariage. Il doit donc recourir, comme quand il était jeune, aux prostituées, mais « leur chair me semblait plus triste et mon plaisir plus coupable » (134 : 2). Enfin, la rencontre de Petra paraît tout changer. Ils tombent amoureux, tous les deux (cas exceptionnel dans le monde d’Altarriba) et le baiser chaste mais passionné qu’ils échangent dans cette roue (138 : 1), symbole de celle de la fortune, scelle leur alliance. Bonheur éphémère à nouveau puisque Petra, de par sa foi catholique qu’elle veut imposer à son mari, puis à son fils, et par sa peur des échanges érotiques, va s’avérer une épouse peu avenante (140 : 1-3). Cette carence, et la vie, poussent Antonio dans les bras de Concha, la femme d’Ángel, son associé dans l’usine de biscuits (149-151), un type harceleur (147 : 3, 4 ; 152 : 3) dans ses manières, impuissant et violent dans son intimité (151 : 2, 3). Des femmes bloquées par des expériences sexuelles traumatisantes ou vouées à l’adultère, des hommes cocus ou trompeurs, voilà un portrait peu flatteur des mœurs érotiques de l’Espagne franquiste. Enfin, et au-delà de cette chronique de la misère des us et coutumes ibériques de ces années, l’amour et la mort se croisent dans ce roman graphique plus que dans tout autre, aussi bien pendant la guerre qu’après, pour en conclure, une fois de plus, à l’impossibilité de l’amour, que ce soit avec Madeleine, avec Concha ou même avec Petra, le vrai amour de la vie d’Antonio. En effet, incapables de vivre ensemble mais aussi de vivre séparés, Antonio et Petra mourront faute d’avoir su s’aimer.

L’Aile brisée

L’incipit de L’Aile brisée rappelle celui, tragique aussi, de Tous les matins du monde (Quignard, Corneau, 1991). Le lieu commun, mais pas pour autant moins terrible, de la mère qui meurt en couche, initie ici un récit sous le signe d’Éros et Thanatos : l’acte qui donne la vie à un nouvel être peut aussi provoquer la mort de celle qui l’enfante. En effet, Damián, qui vient de perdre sa femme, écrira un drame (31 : 4, zoom sur la page titulaire manuscrite) qui annonce le ton du récit : « L’amour après la mort ». La douleur masque l’amour, le neutralise, le fait regrettable. Et si la vie continue, c’est bien pour que les femmes en souffrent de tout leur corps. En effet, même si Florentina et Domingo s’aiment, ils ne pourront s’étreindre que hors champ (31 : 3) et le fruit de cette union naîtra sous le signe du péché et sera la cause d’un nouveau déchirement familial (57 : 5). Car « les crapauds ne sont pas des princes » et « les princesses ne savent pas embrasser » (37 : 6, bulle 1), comme nous répètent différents narrateurs-conteurs tout au long du roman. De son côté, Petra sera d’abord violée (67 : 2-5 ; 68 : 1-6 ; 69 : 1), puis harcelée (104 : 2, 3), avant de trouver un bonheur passager auprès d’Antonio. Àgueda a sans doute des rapports sexuels frustrants avec Eufrasio, son mari, puisqu’elle fait du théâtre rien que pour rêver qu’un bel homme comme Lorenzo lui déclare sa flamme (42 : 3) et qu’elle finit « abattue » (39 : 5) après s’être laissée aller à des accouplements sommaires avec Damián, que ceux-ci soient suggérés, dans les coulisses, ou surpris par Petra, derrière le rideau de barbier (69 et 72).

Ces actions scandent le récit le précipitant dans un enfer où le sexe apparaît comme un fantasme fatal et en même temps comme un fantôme grotesque qui brouille les rapports hommes / femmes, père / fille, entre amis, au point de traumatiser encore plus les personnages, surtout Petra, qui en sortira marquée à vie. Toutefois, une lueur moins sombre que celle de L’Art de voler baigne les pages de L’Aile brisée, et ce grâce à deux moments érotiques solaires où la pulsion de vie s’impose à celle de mort : la scène de la conception d’Antonio fils et la scène de lit entre Petra et Emilio. Alors que dans L’Art de voler on ne voyait pas Petra prendre son plaisir avec Antonio malgré la tendresse qu’elle éprouve pour son époux, ici, une fois la peur surmontée, elle paraît avoir un orgasme qui la pousse à serrer avec son « aile brisée » le corps de celui qui vient de la faire jouir (142 et 143 : 1). Emilio, le Roméo de Petra dans la maison de retraite, lui demande, après un baiser volé dans l’ascenseur (229 : 5-7), de « dormir » avec elle, ce qui sera fait, dans une des scènes les plus émouvantes du récit. Altarriba consacre deux pages et quatre vignettes au couple allongé dans le lit de Petra : on passe d’un plan américain où l’on voit en plongée les deux partenaires couchés, se regardant l’un l’autre avec amour (239 : 1), à une vue panoramique grâce à un zoom arrière. Ici, l’œil du lecteur ou de la lectrice perçoit la scène entière à la manière de l’Œil divin, qui paraît sanctifier (missel sur la table de nuit à l’appui) cet échange amoureux. Pour la première fois, en effet, Petra n’a plus peur d’avoir mal, d’être percée, blessée… l’amour a perdu toute sa puissance meurtrière pour se transformer en baume cicatrisant. Pour la première fois aussi, un scénario d’Altarriba finit par une victoire, même si on la sait momentanée, d’Éros sur Thanatos.

Kim et Altarriba, L’Aile brisée, page 239 (détail)

En guise de conclusion

Après cette « promenade avec l’amour et la mort » [9], vrai stylème thématique de l’écriture altarribéenne qui parcourt toute son œuvre, comme le couple Madeleine / Antonio dansant à travers toute la page, nous pouvons récapituler les stéréotypes et les éléments constituant l’imaginaire érotico-thanatique de ce scénariste.

Les stéréotypes

Dans l’univers très peu harmonieux et inégalitaire d’Altarriba, où les luttes pour le pouvoir et pour soumettre et posséder l’autre sont continuelles, on retrouve tous les stéréotypes des rapports érotiques aliénants :
1. L’homme plus ou moins jeune qui se laisse séduire par la fille aguicheuse (Purk, l’empereur chinois, Antonio dans les différentes phases de sa vie, sauf avec Petra), dont la variante peut être la femme qui se laisse séduire par une autre femme (Cora, Cristina).
2. L’homme au pouvoir entouré des plus belles filles.
3. Les hommes qui vont voir les prostituées.
4. La vierge, la femme à marier.
5. Le professeur qui a une liaison avec son étudiante (Moi, assassin).
6. Les rôles changeants séducteur / séduit (en accord avec le décalage du désir des deux partenaires, comme Nadja et Cora dans « New York »).
7. La frigidité féminine.
8. L’impuissance masculine.
9. La panne sexuelle masculine (« première fois que ça m’arrive » : bulle 1, vignette 6, page 33 de Moi, assassin).
10. La simulatrice.
11. L’éventail postural allant de toutes les pénétrations par tous les orifices à la fellation et le cunnilingus en différentes positions, qui font de l’ensemble de l’œuvre d’Altarriba un véritable manuel pour érotomanes.
12. L’avaleuse de sperme : Carmencita (Moi, assassin, 16 : 5) et Concha (« C’est la première fois que je l’avale », L’Art de voler, 151 : 6).
13. Le viol : du fils ou de la fille par le père (Moi, fou), de la jeune fille par un garçon (L’Aile brisée).
14. L’asexué (timide, artiste, traumatisé…) : Ángel (sans sexe, comme les anges).
15. La zoophilie (Amours fous, « Centre de l’Europe », Kaira et l’ours ; l’empereur et son chat dans « L’Éclat du chat noir »).

Les éléments communs

1. La passion amoureuse n’existe pas : en effet, dans la production altarribéenne, soit elle est extradiégétique, comme dans le cas d’Enrique et Cristina, le couple marié du Moi, assassin dont on devine cette ferveur érotique désormais disparue ; soit elle est fugace, comme les amours d’Antonio dans L’Art de voler, qu’elles soient avec Casilda, Madeleine, Concha ou même avec Petra, ou comme celles de Cristina avec Nerea qui commencent dans un roman pour finir dans le suivant (Moi, assassin, puis Moi, fou).

2. L’amour, quand il effleure la surface scripturale, est imprégné de mélancolie : on ne le sent que quand on le regrette, quand il n’est plus : la pomme à côté du lit d’Édurne, évocatrice de Cristina, provoque la panne d’Enrique (Moi, assassin, 33) ; Aitor et Ángel avouent « ne pas avoir oublié » (Moi, fou, 35 : 3-5) des années après leur séparation ; Antonio se rend compte qu’il ne peut pas vivre sans Petra dans la résidence (L’Art de voler, 175 : 2). Ou bien il apparaît comme impossible parce que décalé : l’incommunication entre Cristina et Enrique, entre Antonio et Petra, s’impose comme une évidence. L’empereur chinois Tsou-sin (« L’éclat du chat noir ») s’entête à se faire aimer des femmes qu’il n’aime pas pour préserver son énergie sexuelle et donc son pouvoir, sans vouloir admettre que son véritable amour est son chat, qu’il caresse sans arrêt, qu’il multiplie en remplissant de félins son palais, dont il reçoit enfin l’étreinte, mortelle, certes, lorsqu’il plonge pour la dernière fois dans l’étang de soie. En effet, si le visage de sa compagne, forcée de le suivre dans cet acte de suicide érotique, est déformé par la douleur, le sien, extatique, ressemble à celui du Chinois qui a subi le « supplice des cent morceaux » dont parle Bataille [10].

3. Les échanges sexuels sont sans rapport avec le sentiment : la mise en avant de la sensualité cache, en fait, la pauvreté affective. Le héros ou l’anti-héros des histoires d’Altarriba est amené, de gré ou de force, à s’accoupler avec des femmes (les seules liaisons homosexuelles masculines, celles d’Ángel avec son père ou avec Aitor, sont prédiégétiques) pour lesquelles il ne sent rien, ou si peu : qu’il s’agisse des « filles », des épouses des autres ou des femmes rencontrées dans le voisinage tribal, familial, professionnel ou simplement géographique, le personnage masculin ne fait que succomber à son désir, qui disparaît aussitôt assouvi.

4. Le sexe a partie liée avec la violence : les forts imposent leur désir aux faibles, qui subissent leurs assauts comme dans une guerre. Les femmes sont esclaves (le harem de Tsou-sin) ou soumises (Kaira, Lucrecia au service de son père), ou bien elles sont harcelées ou violées, tout comme les enfants, forcés par leur propre géniteur. Mais les femmes dont le désir est inassouvi peuvent à leur tour écraser le jeune homme inexpert : le stéréotype de la femme au foyer veuve ou délaissée par le mari ne pouvait pas manquer dans le répertoire de notre scénariste, adroitement représentée par la grosse dame qui, dans une petite vignette avec une perspective en contre-plongée, apparaît comme une véritable ogresse : « Dis beau gosse, tu répares que les machines à coudre ? » (L’Art de voler, 39 : 9).

5. L’amour est rejeté comme une imposture : le lien intime pouvoir / sexe fait tourner la roue de la vie. Celui (toujours homme) qui détient le sceptre, s’en sert pour posséder les femelles, moins par désir que pour afficher une propriété de plus, un luxe, le plus recherché, le sexe de la femme la plus convoitée. À leur tour, ces femmes s’avèrent être de véritables sorcières, avides de pouvoir ou, à défaut de pouvoir gouverner en personne, aspirant à devenir compagnes du possesseur du sceptre. Elles sont menteuses, simulant un désir qu’elles n’éprouvent pas, y compris pour les mâles les plus médiocres ; elles sont incapables d’aimer, mais elles affichent une apparence de « dévoreuse » qui fait leur succès (Carmencita, personnage clé de la trilogie égoïste est, à ce titre, un véritable prototype). On se marie pour avoir une position sociale, on devient maîtresse d’un homme pour avoir une mercerie, ou un salon de coiffure [11] ou…

6. La sexualité est vécue comme un véritable trauma par la plupart des personnages : le mépris de Purk pour Kaira, le harem qui réifie les femmes de Tsou-sin, ces jeunes garçons et ces jeunes filles de L’Art de voler et de L’Aile brisée, tout cela n’est que le résultat d’une éducation et des mœurs arriérées. Cela se traduit par des rapports inégaux, sans communication, comme Aristodème et Asfasia, ceux qui n’ont pas de voix, brutaux, ponctuels , tristes, en somme. Seule la vieillesse paraît libérer l’homme de cette soif de la femelle et la femme de cette crainte du mâle. Comme dans Les Liaisons dangereuses, roman cher à Altarriba, où Laclos figure toutes les variantes de la femme opprimée par l’homme, sauf Mme de Rosemonde, la tante de Valmont qui, par son âge avancé, est enfin un être libre et libéré de ses peurs.

7. La religion omniprésente est le plus grand ennemi du sexe libéré et égalitaire : comment ne pas être traumatisée, dans le cas de Petra, lorsque, après avoir subi un viol, elle entend le curé prêcher à l’église : « Mes filles, les hommes ont le diable au corps… un diable rouge et brûlant qu’ils cherchent à éteindre auprès des femmes… » (L’Aile brisée, 70 : 2). Comment avoir des rapports solaires lorsqu’on a l’ombre du péché qui nous guette ? Les croix qui se multiplient dans tous les scénarios d’Altarriba sont là pour nous rappeler que le Christ a souffert pour expier notre péché de concupiscence et de luxure (ambition de pouvoir, désir de sexe), le premier de tous, celui qui est à l’origine de la dérive misérable de l’humanité.

Altarriba et Keko, Moi, fou, page 96 (détail)

Ces éléments, qui donnent corps aux récits d’Altarriba, configurent un univers où les méchants, qu’ils soient despotes, fascistes ou machistes, se servent du sexe pour soumettre tous les autres. Seules certaines femmes arrivent à s’en sortir dans ce monde dominé par les mâles parce qu’elles s’allient à eux, au pouvoir, utilisant son sexe au service de la manipulation. L’image de l’ascenseur comme espace de fellation (Amours fous, « New York 1918. Le goût »), son mouvement ascensionnel et/ou descensionnel, est symbolique de ce que les échanges érotiques peuvent monnayer, faisant monter mais aussi dégringoler, celui ou celle qui s’y adonne. La mise en scène de l’aliénation sexuelle, propre d’une certaine époque en Espagne, surtout de l’Espagne franquiste, et même plus tard dans certaines régions restées très catholiques et très traditionnelles comme le Pays Basque, dans toutes ses variantes, l’humour avec lequel notre scénariste sait raconter le plus amer, le plus sombre, l’apparente à d’autres artistes ibériques tels que Goya, Buñuel ou Almodóvar . De sorte que ce stylème fondé sur l’opposition entre le désir et la frustration de son assouvissement, d’autant plus important dans l’ensemble de son œuvre qu’il s’agit d’une obsession collective, peut être appréhendé comme un véritable culturème propre de certains créateurs en-deçà des Pyrénées. La prolifération de croix, nous l’avons dit, plus ou moins symboliques mais toujours là [12], peut être comprise comme symptomatique de ce culturème commun à la Méditerranée catholique de la souffrance. Une souffrance toujours liée à l’érotisme, plus ou moins sublimé, mais toujours présent.

Ce n’est pas par hasard qu’Altarriba a écrit un scénario sur l’un des peintres espagnols les plus torturés, et les plus érotisés, de l’histoire de l’art religieux ibérique : Ribera (Altarriba, Keko, 2017). Cette image de la croix de la douleur est complémentaire de celle, circulaire, du serpent qui se mord la queue, de l’ouroboros : si la religion chrétienne croit en une descente aux enfers pour mieux remonter lors d’une ascension vers les cieux, grâce à cette intersection spatio-temporelle que symbolise la croix, l’ouroboros est un symbole bien plus ancien (il remonte au XVIe siècle avant Jésus-Christ) qui nous rappelle la circularité de la vie, de l’histoire, et la fin de toute destinée sous forme d’autodestruction : la roue des forains, le serpent de « El corazón de la serpiente » ou d’Otrament apparaissent comme symboles d’une vie sans issue. Il n’est donc pas étonnant que toutes les histoires d’Altarriba finissent comme elles commencent, au point de se demander si elles ont bien eu lieu ou s’il s’agit seulement d’un mauvais rêve. Purk sera remplacé par un autre chasseur d’ours qui voudra, lui aussi, battre tous les records ; Nadja et Cora échangent leurs rôles et se renvoient l’ascenseur pour que l’histoire recommence ; Manfredi et Foscari agissent de la même manière dans une histoire où la gémellité va dans le sens de la circularité ; l’assassin parcourt les rues au début et à la fin du récit à la recherche d’une victime ; le fou du début est le fou de la fin, Antonio se suicide dès la première page et finit dans la dernière. C’est peut-être L’Aile brisée qui rompt avec cette circularité où Thanatos triomphe sur Éros, pour s’ouvrir à un horizon de progrès, mais lequel ?

Celui de l’artiste qui se rachète grâce à son art. Seul face à la tombe de ses parents, seul face au monde, l’artiste s’enferme en lui-même, se mord la queue comme le serpent de l’ouroboros, dans une pratique qu’on pourrait certes qualifier d’onaniste mais qui s’avère la seule efficace pour produire une véritable œuvre d’art. Dans ce sens, ce n’est sans doute pas par hasard si tous les héros altarribéens ont du mal à concilier l’activité artistique et le sexe, encore moins l’amour : Enrique délaisse Cristina parce qu’il se consacre à sa profession, à ses conférences et à ses écrits, Ángel, face à une Begoña dévoreuse, se déclare « apotisexuel », alors qu’il rêve de se remettre à écrire du théâtre (comme Artaud, dont il revêt les traits), même Purk préfère être un artiste de la chasse à l’ours que du sexe… Que conclure si ce n’est que le sexe meut et émeut les personnages d’Antonio Altarriba, au gré de ce qui constitue le miracle mais aussi le poison de la vie. Éros c’est la vie, mais la vie est un piège mortel.

Lydia Vázquez
Professeure des universités
UPV/EHU

[1] À l’occasion des “Jornadas sobre cómic” organisées par Jaime Mac Veigh Valle au Colegio de España à Paris, le 11 avril 2013.

[2] Le choix des dessinateurs ou dessinatrices par Altarriba est, on le sait, aussi délibéré que réussi.

[3] Repris significativement au pluriel.

[4] Au début du livre, à l’intérieur, sur la page de titre où l’on peut lire Amours fous et les noms de la dessinatrice et du scénariste, une petite image trône montre les héroïnes de cette histoire, Nadja et Cora, s’embrassant. Le dessin reproduit la célèbre photo de Man Ray montrant Nusch et Sonia Mossé dans une attitude tendre, et le dessin fait par lui-même pour Les Mains libres (1937) de Man Ray / Éluard. Mais l’ambiguïté entre Nusch et Sonia se transforme ici en étreinte lesbienne explicite.

[5] Nous voudrions souligner ici l’importance du travail proto-scriptural de Antonio Altarriba dans tous ses scénarios. Il est rare, en effet, de trouver, que ce soit en BD ou en littérature, un aussi savant mélange de précision historique et d’imaginaire débridé, où l’onirique, par exemple, a un rôle capital. Certes, il est vrai qu’il s’agit là d’une tendance de la BD actuelle, comme le signale à juste titre Thierry Groensteen : « Une partie importante de la bande dessinée moderne ne cesse d’intriquer le dessin d’imagination et le dessin documenté, poussant le métissage de ces deux catégories jusqu’à l’indistinction » (1999 : 52).

[6] Dans ce sens, et selon Benoît Peeters, les planches de cet album pourraient être désignées comme « rhétoriques », bien qu’on ne puisse nier leur dimension « décorative » (1991, 33-53).

[7] « Tcheu-Sinn » dans la BD en espagnol.

[8] La traduction des citations de cette BD, jamais publiée en France, a été faite par l’autrice de cet article.

[9] Comment, en effet, ne pas penser à A Walk with Love and Death (Hans Koning, 1961) et à son adaptation filmique par John Huston, en 1969 ?

[10] Dans L’Expérience intérieure (1943) d’abord, puis dans Les Larmes d’Éros (1961), Bataille évoque le cliché que lui donna son ami psychanalyste Adrien Borel où l’on voit cette victime du « lingchi », le visage extatique au moment de la plus extrême souffrance.

[11] Fernande est un autre exemple de femme arriviste : elle va s’installer dans l’appartement marseillais d’Antonio et de Pablo, semant la zizanie entre les deux amis. L’ambition et la convoitise de la jeune femme vont pervertir Pablo, capable de tout pour la conserver. À nouveau, le sexe, les femmes, s’opposent à la noble amitié masculine (l’alliance de plomb), à l’altruisme, au bonheur.

[12] Il faudrait faire ici le rapport complémentaire entre la photo de Pilar Albajar, scénarisée par Altarriba voilà des années, d’une femme nue crucifiée à l’envers sur un pénis en forme de croix, sur ton rose chair, et l’image dans Moi, fou, de Beatriz crucifiée de dos sur la croix jaune en néon de Koons. Deux inversions blasphématoires de la croix christiques, puisque l’être crucifié est une femme et qu’elle est, soit la tête en bas (comme dans les tableaux de Ribera, d’ailleurs), soit de dos.