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des illustrateurs de choix

Thierry Groensteen

[Juin 2019]

L’illustration de mode est un art en soi, où brillent des dessinateurs (Erté, Paul Iribe, René Gruau...) et dessinatrices (Megan Hess), qui ne sont pas intéressés par la narration et ne se sont jamais aventurés dans le 9e Art. Seul Jean-Philippe Delhomme a flirté avec la BD, notamment à ses débuts, dans les pages du magazine Rock & Folk.

Mais quelques grands créateurs de bande dessinée ont apporté des contributions mémorables à des publications de mode, catalogues ou magazines.

Dessins de mode d’Edgar P. Jacobs, années 1940. Collection Fondation Roi Baudouin

Edgar Pierre Jacobs, qui n’était pas encore le père de Blake et Mortimer, a ainsi prêté son talent à des catalogues de mode bruxellois dans les années 1940, signant de remarquables gouaches célébrant l’élégance féminine et masculine. Il menait alors une double carrière de baryton au Théâtre royal de la Monnaie et d’illustrateur de mode. Ses illustrations (généralement au format 21,5 x 14,5 cm) témoignent d’un talent déjà très assuré, même si les personnages sont toujours représentés dans des postures immobiles. Avec sobriété quand il s’agit de messieurs, dans un registre plus décoratif et un peu plus exubérant pour ces dames.

Lorenzo Mattotti, "Véronique Leroy", 1995,
Cosmopolitan No.8 (édition allemande)

Les illustrations de Lorenzo Mattotti sont beaucoup plus connues, ayant fait l’objet d’un volumineux recueil aux éditions Casterman (Works – Mode, 2014). Le dessinateur italien faisait partie, au début des années 1980, du collectif Valvoline, avec d’autres jeunes artistes bourrés d’énergie (Igort, Danielle Brolli, Giorgio Carpinteri, Marcello Jori) qui publiaient dans les revues de bande dessinée Frigidaire et Alter Alter.

Le groupe avait été sollicité pour participer de manière intensive à l’édition italienne de Vanity. Pendant trois ans, les différents membres du collectif singèrent de nombreuses illustrations de mode et couvertures, réinterprétant graphiquement les créations des plus grands couturiers, de Chanel à Versace, d’Armani à Jean-Paul Gaultier ou Vivienne Westwood, en les mêlant quelquefois à des environnements futuristes, cubistes ou expressionnistes. Un travail que Mattotti allait poursuivre ensuite en collaborant à quelques-uns des titres les plus en vue de la presse internationale, comme Cosmopolitan, Playboy, The New Yorker ou encore Frau, au Japon.

Lorenzo Mattotti, "Cinzia Ruggeri", 1986, Vanity No.19

Ses pastels séduisent d’abord par l’éclat de leurs couleurs, puis par la monumentalité des figures, qui sont souvent cadrées à la taille ou au genou, fréquemment représentées en mouvement dans des poses à la fois dansantes et non dépourvues d’un certain hiératisme. C’est à une véritable mise en scène chorégraphique que se livre Mattotti, notamment lorsqu’il combine plusieurs modèles dans une image panoramique (format 29,5 x 47,5 cm) [1].

Enfin, Jean-Claude Floc’h, dit Floc’h, n’est pas pour rien l’un de ces auteurs de bande dessinée (avec le canadien Seth, notamment, ou Jean-Claude Götting) réputés pour leur dandysme à l’ancienne. Il a toujours été très intéressé par la mode, qu’il dessine le catalogue des looks emblématiques de la société britannique dans le petit livre London Euphoria (Le Neuvième Monde, 2010) ou qu’il conçoive des sérigraphies à la gloire des stylistes français (« PARIS, Défilé rétrospectif des avant-gardes », aux éditions Nouvelles Images, 1984, réunit Courrèges, Saint-Laurent – avec la mythique robe Mondrian de 1965 – Paco Rabanne, Cardin et Chanel) ou de Jackie Kennedy. Il a livré de nombreuses illustrations sur ce thème à la revue anglaise World of Interiors. L’anglophilie de l’auteur des aventures de Francis Albany et Olivia Sturgess est notoire, qui ne va pas sans un goût prononcé pour le tweed et le cachemire.

Quand, en 1995, reparaît Monsieur – un très ancien magazine de mode masculine, fondé en 1919 par le couturier Paul Poiret, dont le titre complet était « Revue des élégances, des bonnes manières et de tout ce qui intéresse Monsieur » – Floc’h est tout naturellement devenu l’illustrateur de couverture attitré de ce bimestriel, réussissant souvent à concilier célébration de l’élégance et humour très distancié. La couverture « Pendant la fin du monde la fête continue » (Monsieur No.98, déc.2009-janv. 2010), qui montre un couple chic buvant du champagne sur fond de Paris livré aux flammes et à la ruine, reprend le principe de l’album Blitz (Albin Michel, 1983) et sa philosophie : Noli me tangere (rien ne m’affecte).

Thierry Groensteen

[1] Pour plus de détails sur cette dimension chorégraphique du travail de Mattotti auteur de bandes dessinées, je me permets de renvoyer à mon article « Mattotti : corps et graphes », en ligne sur ce site, mattotti : corps et graphes