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entretien avec antonio altarriba

Thierry Groensteen

[Juillet 2019]

Le scénariste basque a bien voulu répondre par mail à nos questions, qui éclairent l’ensemble de sa carrière…

Thierry GROENSTEEN : Les Français t’ont connu en tant que critique et théoricien de la bande dessinée avant de te découvrir comme scénariste. Tu étais le correspondant en Espagne des Cahiers de la bande dessinée dans les années 1980, tu as participé au colloque de Cerisy « Bande dessinée, récit et modernité » en 1987, publié quelques articles plus récemment (par exemple une étude sur Superman dans Mythe et bande dessinée, en 2006, et une étude sur l’album de Schuiten NogegoN dans Formules No.15), tu as également participé au catalogue de Tebeos, l’exposition sur la BD espagnole conçue par Alvaro Pons pour le festival d’Angoulême en 2012.

Antonio Altarriba au colloque de Cerisy, été 1987
(assis, 3e en partant de la droite).

En Espagne, tu as publié plusieurs essais, seul (Los Tebeos de la transición, Fundación Antonio Perez, s.d. ; La España del tebeo, ed. Espasa Calpe, 2001) ou en collaboration avec Antoni Remesar, qui était professeur à la faculté des Beaux-Arts de Barcelone et qui animait la revue Taka de Tinta. Mais tes débuts comme scénariste remontent à 1983, avec l’album De Vuelta dessiné par Luis Royo. Je voudrais donc te demander comment ton activité d’auteur s’articule avec ton travail d’enseignant et de chercheur, quel lien tu établis entre les deux.


Antonio ALTARRIBA : Un lien étroit, mutuellement enrichissant, et qui remonte à mes premiers travaux. J’ai commencé à écrire ma thèse doctorale en 1976 et mon premier scénario pour Luis Royo en 1977. La soutenance de la thèse a lieu en 1981, la même année où Royo et moi avons pour la première fois été publiés dans une revue professionnelle (Comix Internacional No.7, chez Toutain editor). Il me semble tout-à-fait naturel, en tout cas stimulant, de mettre en pratique mes propres réflexions critiques, de tester, d’explorer les limites théoriques de ma recherche, voire de les repousser plus loin. Et, à l’inverse, d’intégrer mes trouvailles créatives dans les lignes de réflexion de ma recherche. Je dois avouer qu’au début la théorie dominait ; avec Royo, nos bandes dessinées reposaient sur une narration strictement visuelle, avec des mises en page très expérimentales pour l’époque. Nous faisions partie d’un groupe créatif, Boustrophédon, qui s’était donné un programme d’action assez radical. Nous avons même publié un manifeste que nous essayions de suivre et qui cherchait à construire des œuvres utilisant les ressources spécifiques de la bande dessinée. Cette radicalité théorique s’est adoucie par la suite. Mais, d’une ou une autre façon, il y a toujours dans mes travaux un pourcentage d’expérimentation.

Présentation du groupe Boustrophédon par Julio Ribera
à Angoulême, Salle Mazouing, en 1980.

Ta thèse portait, je crois, sur la BD française. Peux-tu nous dire quelle en était exactement le sujet, et quelle approche tu développais ?

Le corpus de ma thèse était la production francophone la plus récente à ce moment-là. La décade de 1970 à 1980 a été très riche en France et en Belgique et je l’ai vécue dans l’éblouissement. Pilote et Charlie connaissaient une période d’apogée et puis des titres comme Circus, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, Mormoil, (À Suivre) sont venus s’ajouter. Comme c’était une production récente, presque contemporaine à ma recherche, je n’avais pas un recul suffisant pour y réfléchir d’une façon pondérée. Mais il est indéniable que de nombreux auteurs cherchaient à soumettre la vignette à des explorations limites. Il devenait évident que le récit dessiné utilisait une rhétorique bien différente à celle de la littérature. Et c’est cela qui constituait le centre de ma thèse, la spécificité narrative de la BD par rapport à d’autres formes de récit comme le roman ou le cinéma.

Tu as enseigné la littérature française à l’université du Pays Basque. Est-ce que tu réservais une place à la bande dessinée française dans ton enseignement ?

Hélas non. Au cours de mes quarante ans de vie universitaire, j’ai essayé d’introduire la BD dans les plans d’études à chaque réforme des programmes. Sans succès. L’Université, à rebours de son esprit fondateur, est une institution qui résiste et souvent s’oppose aux changements. En Espagne peut-être davantage qu’en France. Comme un petit acte de révolte, le dernier jour de cours, tous les ans, je faisais une courte introduction à la BD, où je commentais quelques vignettes. Mais, naturellement, c’était hors programme et je n’avais pas le droit de l’inclure dans les examens.


Luis Royo est surtout connu pour ses illustrations érotico-fantastiques proches de la fantasy, et les albums que tu as écrits pour lui, De Vuelta puis Desfase en 1987 et, plus récemment, El Paso del tiempo (2011), sont d’inspiration plutôt surréaliste. Surtout, la narration y est essentiellement visuelle, très éloignée de tes livres avec Kim et Keko où le texte est abondant. Tu as également scénarisé deux albums érotiques avec la dessinatrice Laura, Amores locos (De Ponent, 2005), inspiré de Bataille, et plus particulièrement de sa réflexion liant l’orgasme à la mort, et El brillo del gato negro (De Ponent, 2008), recueil d’histoires dont l’action se situe en Chine et en Italie. Dans ces différents albums, tu sembles voir dans la bande dessinée un terrain propice pour l’expression des fantasmes. Peux-tu évoquer ces deux collaborations ?


Les collaborations avec Luis Royo répondaient aux exigences programmatiques de Boustrophédon, dont nous étions tous les deux membres. Nous voulions nous tenir à un langage strictement visuel, jouant avec le découpage et la mise en page. Il ne s’agissait pas tellement de récits avec une intrigue, un conflit et un dénouement, mais de la création d’univers aux dynamiques fantastiques et où, effectivement, les influences surréalistes étaient fréquentes. Avec Laura, les enjeux sont différents. Le récit érotique était au centre de ce qui nous intéressait. Nous avons voulu décliner cette thématique universelle, et très personnelle en même temps, à travers des cultures et périodes différentes, la Chine légendaire du premier empereur, l’Italie de la Renaissance, mais aussi la Grèce classique et même la Préhistoire… Comment une pulsion tellement physiologique, commune à toute l’espèce, se manifeste en fonction des différentes civilisations ? C’est cet affrontement, souvent répressif, entre le naturel et le culturel qui est au fond de toutes ces histoires. Pour Laura, c’était aussi l’occasion de jouer avec l’esthétique de chaque époque, introduisant de variantes non seulement dans la mise en scène mais dans son trait même.

Ton activité dans le domaine de la fiction a également un versant plus littéraire, puisque tu es à ce jour l’auteur de cinq romans, parus entre 1993 et 2010. Quels en sont les sujets et quelle différence fais-tu entre ton travail d’écrivain et ton travail de scénariste ?

J’ai été toujours tiraillé par les deux formes de récit, littéraire et graphique. Je me sens très à l’aise dans la bande dessinée, mais les années 1990 et le début du siècle ont été marqués en Espagne par une crise profonde dans ce secteur. C’était la fin des revues et nous n’avions pas, comme en France, un marché d’albums ; les possibilités de publier ont diminué énormément. C’est, sans doute, ce qui explique mon investissement plus intense au monde littéraire. L’érotisme a été important aussi dans des romans comme Maravilla en el pais de las Alicias (Merveille au pays des Alices), mais je suis parti souvent vers des thématiques plus « exotiques ». La Memoria de la nieve (La Mémoire de la neige), par exemple, se situe au moment de la chute de l’Union Soviétique. Les différences entre l’écriture littéraire et le scénario de BD sont multiples, importantes et souvent subtiles. On pourrait écrire plusieurs volumes là-dessus. Normalement, je conseille la lecture de Système de la bande dessinée (2 vol, 1999 et 2011) d’un certain Thierry Groensteen. On y trouve des réponses sensées et nuancées à la question.

El paso del tiempo, page 20, dessin de Luis Royo

Tu es l’auteur d’un essai sur la littérature potentielle. Tu n’as jamais été tenté d’utiliser des contraintes formelles dans ton travail de scénariste, voire de te rapprocher de l’Oubapo ?

Je l’ai fait comme écrivain littéraire et je participe aux deux volumes de Textos potentes (Ed. Pepitas de Calabaza, 2016 et 2019), l’équivalent espagnol de l’Atlas de littérature potentielle [1] J’ai suivi avec attention la production de l’Oubapo mais je n’ai pas osé approcher parce que c’est un cercle francophone, relativement éloigné pour moi. Cependant j’utilise souvent des contraintes dans mes scénarios. C’est évident avec Luis Royo et aussi dans ma collaboration avec Ricard Castells [2], un grand auteur prématurément décédé. Et, de façon plus subtile, des jeux oulipiens sont introduits dans mes travaux récents avec Keko : progression réglée dans les dimensions de vignettes, distribution de la bichromie, jeux d’alternance dans la position des personnages et de l’éclairage dans une même page…


En 2007, tu as publié chez De Ponent El Loto Rosa, une parodie du Lotus bleu, un livre mi-BD mi-essai, dans lequel Tintin, journaliste de tabloïd à scandale, a une vie sexuelle, Haddock est définitivement une épave alcoolique et Tournesol finit en hôpital psychiatrique. Les ayant-droit d’Hergé ont attaqué et obtenu que l’ouvrage soit retiré de la vente. Pourquoi avais-tu cédé à l’envie d’ajouter cette parodie à celles, déjà nombreuses, qui jouaient plus ou moins sur les mêmes ressorts ?

On a dit beaucoup de choses erronées sur ce livre. En 2007, prenant le centenaire d’Hergé comme prétexte, j’ai voulu publier un livre sur cet auteur que j’aime beaucoup. Un livre relié, très soigné, tout en rose, avec une double couverture permettant une lecture verticale et une autre horizontale. Les illustrations étaient des réinterprétations, par différents peintres et dessinateurs (dont Castells), de vignettes bien connues de Tintin. Le texte était constitué de cinq essais sur cette série et à la fin, je me demandais ce qu’étaient devenus les personnages d’Hergé vingt-cinq ans après sa mort, vieillissant sans remède (parce que, comme chacun sait, l’aventure était le secret de leur éternelle jeunesse). Effectivement, leurs vies s’étaient dégradées. Non seulement celles de Tournesol et Haddock. Milou était mort et Tintin était revenu à son métier de reporter, mais pour un journal people. Dans ce contexte, il rencontre Catherine Deneuve, dont il tombe follement amoureux. C’est à ce moment, la quarantaine passée, de façon timide et maladroit, qu’il perd son pucelage.
Le correspondant de The Guardian en Espagne a eu l’idée de faire un papier à scandale sur l’album et a parlé d’un Tintin qui copulait à gauche et à droite. Après beaucoup de démarches légales, The Guardian a rectifié. Trop tard, la nouvelle avait couru comme la poudre et les gens se sont précipités sur le livre où ils n’ont pas trouvé ce qu’ils cherchaient, à savoir des orgies tintinesques. Moulinsart, la société qui gère les droits d’Hergé, est intervenue, m’accusant de « pervertir l’essence du personnage ». Mon éditeur espagnol et moi, nous sommes arrivés à un accord avec eux : on nous laissait vendre le tirage de mille exemplaires, mais le bouquin ne serait pas réimprimé. D’après la loi espagnole sur la propriété intellectuelle, on aurait pu gagner le procès, mais mon éditeur n’avait pas les moyens financiers pour l’affronter. Voilà la véritable histoire d’un livre qui a été conçu à partir de mon admiration pour Hergé et d’une analyse de son œuvre, et qui est réputé, à cause de la désinformation, lié à la parodie et à la pornographie. Maintenant, on ne le trouve que sur le marché des livres de collection, à 600, 800 ou même 1000 euros.

El Arte de volar, qui paraît en 2009, t’impose comme le plus important scénariste de la BD espagnole depuis Felipe Hernández Cava. Le livre ressuscite la figure de ton père, qui s’appelait aussi Antonio Altarriba et qui fut un combattant anarchiste pendant la Guerre Civile espagnole. Tu expliques dans la postface pourquoi tu as décidé de donner à ce récit mémoriel la forme d’une bande dessinée, plutôt que celle d’un ouvrage littéraire. Pourrais-tu être un peu plus explicite sur les raisons qui t’ont fait entreprendre cet ouvrage ? Plus précisément, quelle est la part des motivations tournées vers ton père (le ressusciter, lui rendre hommage, et à travers lui à toute une génération sacrifiée) et de celles qui visaient à te soulager, toi (dimension thérapeutique de la réparation envers lui) ?


Mon père s’est suicidé en 2001. Ce n’est qu’en 2004 que j’ai commencé à écrire le scénario de L’Art de voler. Pendant cet intervalle de trois ans, j’étais trop affecté pour pouvoir affronter le récit de sa vie. Quand, finalement, je m’y suis décidé, ou plutôt, quand je me suis senti poussé à le faire, c’était dans l’idée de rendre hommage à mon père et à toute une génération de combattants antifascistes que l’histoire espagnole avait effacée. Je voulais aussi dénoncer les humiliations qu’il avait subies. Dans mon esprit il y avait, surtout, une pulsion revendicative, presque militante. Ce n’est qu’après que je me suis rendu compte que ma démarche n’était pas aussi altruiste que je le croyais. Maintenant je pense que, derrière le noble discours que je me tenais sur la restitution mémorielle, il y avait, avant tout, un besoin de soulager ma douleur, de dépasser un sentiment de culpabilité très fort. Et ça a marché. Je me suis senti mieux après l’écriture du scénario et, surtout, après le succès du livre. Au moins, je pouvais contredire mon père et lui prouver que le bilan qu’il avait dressé de son existence, « Tout ça pour rien », n’était pas juste. Avec le recul des dix années écoulées depuis la première édition, je crois que le livre a été plus cathartique que revendicatif.

Quelles sont à tes yeux les qualités qui faisaient de Kim le complice idéal pour cette bande dessinée qui te concerne de façon très intime ?


Ce n’était pas facile de trouver un dessinateur capable de s’embarquer dans un projet aussi long, aussi personnel et pour lequel aucun éditeur ne s’était engagé. Je poursuivais le travail malgré le doute, pensant que, probablement, cela n’irait pas plus loin et que je devrais me resigner à laisser pourrir tout ce matériel dans un tiroir. J’avais rédigé plus de la moitié du scénario lorsque j’ai rencontré Kim à l’occasion d’un festival. Je connaissais, bien sûr, son travail, mais je ne le connaissais pas personnellement. Le premier contact a été très bon et c’est là que j’ai appris que le père de Kim avait subi aussi les représailles du franquisme et passé deux ans en prison, une coïncidence qui favorisait une possible collaboration. Kim est connu en Espagne par ses collaborations pour El Jueves, une revue satirique dans la ligne de Charlie Hebdo. Il faisait de l’humour avec un style très caricatural, mais je connaissais des travaux de lui plus anciens, dans un registre réaliste-expressionniste qui pouvait convenir à mon histoire. Au début, je n’ai pas osé lui proposer, mais, finalement, je me suis décidé à lui parler. Kim est un homme d’une extraordinaire générosité et il m’a dit que, si le scénario lui plaisait et qu’on ne lui imposait pas de délais, il le ferait. Avec un dessinateur comme lui embarqué dans le projet, je pouvais aller sonner à la porte d’un éditeur. C’est ainsi que le livre est, finalement, paru en 2009 chez De Ponent. Cinq ans après avoir commencé à écrire le scénario, nous avions entre les mains une première édition de mille exemplaires numérotés. On pensait que le livre n’irait pas plus loin. Pour moi c’était déjà une réussite.

Le fait de représenter de façon assez explicite la carrière amoureuse de ton père, des épisodes qu’il aurait probablement garder privés, ne t’est pas apparu comme problématique ?

Les fils ont tendance à désexualiser leurs parents. Pourtant nous provenons tous de cette chimie (ou de cette physique) charnelle. Nous sommes engendrés grâce aux rapports intimes entre papa et maman. Le refoulement de cette scène primordiale est bien connu en psychologie. Les relations que j’ai maintenues avec mon père ont relativisé ce tabou. Plongé pendant quinze ans dans une dépression sévère, séparé de ma mère, mon père ne parlait qu’avec moi, son fils unique. Je suis donc devenu son confident. C’est dans ce contexte que j’ai eu droit à des aveux peu communs entre un père et un fils. Il m’a souvent parlé de ses relations sexuelles, avec ma mère et avec d’autres femmes. J’ai beaucoup réfléchi à l’opportunité d’en rendre compte dans L’Art de voler. Je crois à l’importance de la sexualité à l’heure de définir un caractère. Même s’il s’agit de ton propre père. D’un autre côté, je voulais lui rendre une dimension humaine dans un récit qui frôle souvent les tonalités épiques. J’étais convaincu qu’il ne m’en voudrait pas. Ce n’était pas le cas pour ma mère, bien plus discrète sur ce genre de questions. Ce que je sais de sa vie sexuelle me vient à travers mon père et une tante, qui, après sa mort, m’a raconté l’histoire de son viol. Je me suis décidé à aborder le sujet pour maintenir l’équilibre avec l’histoire de mon père, pour bien comprendre la relation existante entre eux, leur amour et leur dégoût, le comportement sexuel d’une femme tellement influencé par la doctrine catholique et traumatisée par la mort d’une mère dans les couches et une première expérience violente. Aussi afin d’approfondir la question de l’éducation sentimentale des femmes de cette génération. Mais j’avoue que ce sujet me tracasse. Elle n’aurait pas aimé. J’en suis sûr.

Altarriba et Kim, L’Art de voler, page 163

La page 163, sur l’hostilité grandissante entre tes parents, est vraiment assez terrible. Et surtout elle intervient 30 pages seulement après l’évocation de leur mariage. C’est ce passage qui a éveillé en toi, par la suite, une forme de remords, à l’origine de L’Aile brisée ?

C’est vrai, les chapitres du livre se partagent de façon irrégulière et la longueur ne correspond pas à la chronologie mais à l’intensité des événements racontés. C’est pourquoi la vie en couple de mes parents, qui a duré trente-cinq ans, se résume dans le livre en une trentaine de pages, tandis que des périodes plus courtes occupent beaucoup plus. Mais ce n’est pas cet épisode qui m’a fait penser à faire un autre livre consacré à la vie de ma mère. C’est le temps, la distance par rapport au récit de mon père, la mise en perspective, qui a mis en évidence le rôle trop secondaire de ma mère dans L’Art de voler. La présence effacée de ma mère contribuait à donner à mon père une dimension plus « héroïque ». Je l’avais fait de manière inconsciente et, dans ce sens, c’était encore plus révélateur d’un regard très masculin. Pourtant la vie de ma mère avait été, elle aussi, marquée par des événements très dramatiques. L’Aile brisée est donc la conséquence d’une longue période de réflexion, de prise de conscience de ce que le traitement de la figure de ma mère était injuste et, finalement, de l’obligation d’une réparation. Entre 2009, date de la publication de l’histoire de mon père, et 2016, date de la publication de l’histoire de ma mère, sept ans se sont écoulés, où le combat féministe pour la visibilité des femmes a été très intense en Espagne. Cela a, sans doute, contribué à ma réflexion personnelle.

Tu apparais toi-même comme personnage dans les deux livres mais Kim te dessine de manière assez différente la première et la deuxième fois. A ta demande ?

Non. Je voulais réduire ma présence au minimum, mais, évidemment, je ne pouvais pas me soustraire à la représentation de ma propre figure. Je sais jusqu’à quel point j’ai été important pour mes parents. Ils se sont voués à mon éducation avec un grand amour. Kim avait l’album photographique familial pour dessiner les personnages, mais, finalement, il a pris une certaine distance. Je crois qu’il s’est limité à dessiner un enfant sans trop s’attacher à la ressemblance entre son aspect dans le premier et le deuxième volet.

On dit souvent que c’est en parlant de choses intimes que l’on atteint une forme d’universalité. Cela semble se vérifier avec tes deux livres d’autobiographie familiale. Comment expliques-tu que, ancrés comme ils le sont dans l’histoire espagnole, ils aient eu un tel retentissement international ?

Cela a été une surprise dont je ne suis toujours pas revenu. Je crois que le livre est lu différemment en fonction des pays, surtout les plus éloignés, comme la Corée, la Turquie, la Chine ou le Brésil… En Espagne, même en France, la dimension historique prend le dessus et on lit ces deux livres comme témoignage de la guerre civile, du franquisme et le l’histoire de l’Espagne du XXe siècle. Les lecteurs dont les parents ou les grands-parents ont participé, d’une manière ou d’une autre, aux événements qui sont évoqués m’expriment souvent leur sympathie. L’identification est très forte à tous les niveaux, il y a même des coïncidences de trajectoires. Dans des pays plus lointains, d’autres thématiques prennent le dessus : la famille, les relations père-fils, la vie de couple, la migration de la campagne à la ville, l’exil, le suicide, la sexualité… Le cadre historique prend une dimension plus circonstancielle et les problèmes essentiels, inhérents à la condition humaine, acquièrent un plus grand relief.

Comment est née l’idée de Moi, assassin ?

Elle a commencé à prendre forme juste au moment de ma retraite. J’ai quitté l’Université en 2012, après trente-huit ans dédiés à l’enseignement. Besoin de refermer un cycle ou débordement inconscient après tant d’années où la frustration l’a emportée sur la satisfaction ? Quoi qu’il en soit, j’ai eu l’idée de ce professeur d’Histoire de l’Art, assassin en série, qui tue comme s’il s’agissait d’une performance artistique. Il y a donc, sans doute, des motivations personnelles, même des références autobiographiques dont j’ignore encore toutes les implications. Mais l’intrigue rend compte d’une réalité très dure vécue au Pays Basque, où j’ai exercé comme professeur. J’ai été prof pendant la période la plus violente de l’ETA. Des dizaines des collègues ont dû quitter le pays, se faire muter dans d’autres universités parce qu’ils étaient menacés de mort. Plusieurs de mes étudiants ont été arrêtés parce qu’ils appartenaient à l’organisation terroriste. Revenir sur le crime comme une forme d’art (Thomas de Quincey) et retravailler les arguments de l’acte gratuit (Gide, Breton…) me permettait une réflexion sur le mal et la pulsion meurtrière. Et surtout je pouvais confronter le cynisme du protagoniste avec la cause suprême du patriotisme. Tuer pour rien est absolument condamnable, mais quelles sont les raisons qui peuvent justifier un tel acte ? De façon collatérale, une réflexion sur les limites et les justifications de l’art contemporain est venue se rajouter, et les impostures intellectuelles, et la vie dans une ville de province, et le poids d’une tradition catholique toujours présente dans l’imaginaire espagnol… Et ainsi beaucoup d’autres sujets qui se sont agrégés à la trame centrale.

El perdón y la furia, avec dessins de Keko, Ed. Museo del Prado, 2017
(spin off de Moi, assassin dédié au peintre espagnol du XVe siècle Francisco Ribera)

Tu es passé ensuite d’un seul livre à l’idée d’une « trilogie du moi ». Quel sera le troisième acte ? Où se situe pour toi la cohérence d’ensemble du projet ?

Je me suis rendu compte que le même schéma narratif permettait d’autres développements. À la base, un fort ancrage dans une réalité injuste, au moins problématique, qui justifie la dénonciation sociale et la critique politique. L’imposture morale est le point de départ de Moi, assassin, l’imposture scientifique de Moi, fou et l’imposture politique de Moi, menteur, le troisième volet à paraître. Les trois titres sont obligatoirement focalisés par le regard et par la voix narrative d’un protagoniste qui se trouve en situation de conflit avec son entourage. Le Moi qui introduit tous les titres annonce la subjectivité du récit et ouvre la porte au jeu de complémentarité, parfois de contradictions, entre les récitatifs et l’objectivité des images. La ville de Vitoria, où j’habite, sert de cadre à toutes les histoires, ce qui donne une cohésion géographique et une familiarité des paysages qui facilitent le parcours à travers les trois volumes. Cela rend possible, non seulement des rencontres épisodiques entre personnages, mais aussi la mise en place d’une toile plus profonde de complicités entre eux, même de rivalités ou d’oppositions caractérielles. L’utilisation d’une couleur complémentaire – rouge dans Moi, assassin, jaune dans Moi, fou et vert dans Moi, menteur – exploitée de manière plus narrative que simplement esthétique, tresse aussi des correspondances internes à travers toute la série. Et, finalement, il y a aussi un enjeu scénaristique. Chaque volume peut être lu de façon autonome, mais, si on lit les trois, une intrigue supplémentaire sera résolue. La présence de l’art est très importante dans la trilogie, non comme simple décor mais comme présence déterminante, couche narrative qui explique ou complique le comportement des personnages et suggère des débats sur la représentation et le rôle de la BD dans ce contexte.

Peux-tu, là encore, justifier le choix de Keko comme dessinateur, avec ce style si particulier qui renforce la dimension effrayante, anxiogène des récits… ?

C’est l’avantage, peut-être le privilège, du scénariste de bande dessinée. Nous avons la possibilité de choisir le dessinateur pour mettre en images notre histoire. En fonction du genre ou de la tonalité du récit, un style convient mieux qu’un autre. Tu peux mouler ton histoire dans le trait de l’un ou de l’autre. De ce choix dépend, dans une large mesure, la qualité du résultat. Pour moi, il était clair dès le début que Keko était le meilleur dessinateur pour le projet. Sa maîtrise du noir et blanc, l’utilisation des grandes masses obscures, le sens dramatique de ses éclairages et une profonde affinité avec la symbologie visuelle faisaient de lui le candidat parfait. J’ai eu la chance de le trouver disponible quand je l’ai contacté début 2013, et je crois qu’après quelques trois cents pages réalisées notre complicité s’est approfondie. Nous travaillons très bien ensemble.

Dessin de Keko extrait de El perdón y la furia

Jusqu’à quel point es-tu précis dans les indications de mise en scène, de cadrage, que tu donnes dans ton scénario ?

Très précis. On peut le constater en lisant mes scénarios qui se trouvent dans mon site web, www.antonioaltarriba.com . Ce qui m’intéresse fondamentalement dans le récit en BD, c’est l’utilisation de ces procédés que l’on considère souvent « techniques ». Or, la composition de la vignette, le cadrage, la mise en page, même l’éclairage assument des fonctions narratives de premier ordre. C’est pourquoi je conçois tous ces ressorts comme une partie essentielle du travail de scénariste. Naturellement, je suis toujours prêt à débattre avec le dessinateur sur les solutions proposées dans le scénario. Et, à la fin, en cas de discussion entre nous, on trouve toujours un accord.

L’utilisation du rouge dans Moi, assassin, celle du jaune dans Moi, fou étaient-elles inscrites dans le projet dès le début ? En quoi l’apport de ces couleurs est-il décisif ?

Comme j’ai déjà dit, les couleurs assument des fonctions narratives importantes. Peut-être davantage dans Moi, fou que dans Moi, assassin. Et dans le dernier volet, Moi, menteur, ce rôle va encore se renforcer. L’idée de la bichromie n’était pas à l’origine du projet. On y a pensé d’abord comme à une manière d’adoucir l’angoissante présence du noir, et peut-être de lui donner un peu d’éclat. Mais, immédiatement nous avons décidé de jouer de cette couleur aussi sur le plan narratif.

Moi, assassin semble écrit par un historien de l’art plutôt que par un professeur de littérature. Comme si tu avais saisi cette opportunité de montrer ton goût pour – et ton expertise dans – une autre discipline… Les préférences artistiques de ton personnage recoupent-elles les tiennes ?

J’ai été toujours attiré par la peinture et, en général, par tout genre de figuration. C’est assez habituel dans le monde de la BD, tellement proche de ses concepts et de ses techniques. Et c’est vrai que les œuvres d’art qui paraissent dans Moi, assassin m’intéressent d’une façon ou d’une autre. Mais ce ne sont pas mes chefs-d’œuvre préférés. L’imagerie religieuse, sanglante et souffrante, si abondante dans la tradition artistique espagnole, ne fait pas partie de mes préférences. Mais elle devait être là, compte tenue de la ligne de recherche du protagoniste, surtout de la cohérence de l’histoire.

Tu sembles avoir toujours été intéressé par le thème de la folie. Où se situe l’origine de cet attrait ?

Je crois qu’il s’agit d’une question essentielle dans toute réflexion sur notre propre nature. Où se termine l’identité personnelle et où commence la pathologie ? Comment définir la « normalité » dans une perspective psychologique ? À l’origine de la folie, y a-t-il une maladie ou, simplement, une différence ? L’internement du fou vise-t-il la guérison ou la relégation des personnalités conflictuelles, socialement ou moralement inacceptables ? Les comportements limites, les attitudes inhabituelles sont-elles à la base de l’incompétence ou du génie ? Cette thématique est profondément enracinée dans toutes les cultures et se manifeste constamment, à partir de perspectives bien diverses, dans la philosophie, dans l’art et dans la société en général. À part ça, je pourrais aussi parler de certaines expériences très proches dans mon entourage qui m’ont amené à mettre en question les diagnostics médicaux, la psychiatrisation de certaines visions du monde, les traitements qui sont appliqués, les bas pourcentages de guérison, le recours constant à la pilule et aux soins chimiques, la perception sociale du « perturbé », même le mépris ou la violence utilisés encore dans certains centres spécialisés…

Pourquoi as-tu choisi de t’en prendre à l’industrie pharmaceutique ?

Nous sommes de plus en plus conscients de l’incidence dans notre vie quotidienne des décisions prises par les grandes corporations. Certaines sont devenues des centres de pouvoir capables d’orienter, même de diriger les politiques d’un pays. Les décisions prises dans un conseil d’administration peuvent avoir des conséquences non seulement sur notre économie, mais aussi sur nos positions politiques, même sur notre santé. Pourtant les politiques de ces entreprises sont opaques, organisées dans des lobbies dont on connaît mal l’influence sur les médias, la recherche scientifique, la législation... Et malgré leur position avantageuse dans un monde plié aux besoins du marché, nous découvrons des pratiques intolérables : manipulation des systèmes de contrôle de CO2 dans les voitures, pratiques irrégulières des banques et autres institutions financières, vente de données privées, rejet illégal de substances toxiques, paiement de commissions et réseaux de corruption… La logique du bénéfice à tout prix et de la compétitivité entre de plus en plus en conflit avec les intérêts généraux de la population. Et dans ce dilemme, une bonne partie des entreprises prennent parti pour les bénéfices. Le rôle des industries alimentaires et pharmaceutiques est particulièrement inquiétant, parce qu’elles ont une incidence directe sur notre santé. De façon plus concrète, l’industrie psycho-pharmaceutique menace l’état sanitaire de la population. Non seulement les symptômes soignés sont souvent flous, mais la guérison est inatteignable. On soulage le mal du « patient », mais on le condamne à la chronicité. Et ne disons rien du fait que nous sommes face à la seule industrie dont les prix ne sont pas forcément en rapport avec le coût du produit mais avec la dépendance du patient, où les recherches sont dirigées en fonction des possibilités du marché et non de la virulence du mal. L’industrie pharmaceutique me fournissait un cadre idéal pour un thriller sous-tendu par une réflexion sur les mécanismes les plus sauvages de l’économie ultralibérale.

Entretien réalisé par voie électronique en mai 2019.

[1] Recueil des travaux de l’Oulipo publié en 1988.

[2Tintin y el loto rosa ; cf. infra.