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figurer la mode

Catherine Örmen

[Juin 2019]

La représentation du costume est sans doute aussi ancienne que celle de l’homme et l’on pourrait voir dans les figurations sumériennes ou égyptiennes des ancêtres communs de la BD et de l’illustration de mode. On pourrait aussi considérer le premier manuel pour tailleur, celui d’un Espagnol, Juan de Alcega, qui date de 1589 [1], comme une lointaine préfiguration du dessin de couturier. A cette époque, celle des grandes découvertes, la curiosité des lettrés commence à se manifester à l’égard du costume : comment s’habillait-en Terra Incognita ?... Plus de 200 collections de gravures et d’eaux-fortes publiés entre 1520 et 1610 ont tenté de répondre à cette question. Ce sont des recueils de personnages habillés selon leurs coutumes locales, comme un avant-goût des planches de Little Nemo par Winsor McCay !

Cesare Vicellio, De gli habiti antichi et moderni
di diverse parti del mondo

Les plus connus sont les ouvrages de Cesare Vicellio, De gli habiti antichi et moderni di diverse parti del mondo, publiés à partir de 1590, qui contiennent 420 gravures de costumes européens, turcs et orientaux, l’édition suivante recelant des costumes d’Afrique, d’Asie et des planches sur le Nouveau Monde. Les gravures anglaises de Wenceslaus Hollar prendront le relais [2] au milieu du XVIIe, avant que ne se développe au XIXe siècle un véritable engouement pour l’histoire du costume, une passion qui nourrira la mode historiciste de la fin du siècle.

Wenceslaus Hollar, The Winter Habit
of ane English Gentlewoman

I. LA MODE REPRESENTEE

Des peintres ont excellé dans la représentation des vêtements de leur temps et Dürer, Holbein, Watteau ou Ingres, furent de merveilleux chroniqueurs de mode. Leurs somptueuses représentations flattaient les commanditaires et soulignaient un trait de caractère, une fonction ou une appartenance sociale. Dénués de ce ressort psychologique, les dessins de costumes avaient pour objectif de consigner sur le papier la mémoire de solennités ou de festivités remarquables en apportant, comme dans le Livre des tournois du Roi René d’Anjou, une vision précise des vêtements et parures qui y étaient portés… ou qui allaient être réalisés. Françoise Tétard-Vittu [3] rappelle que la maquette de costume s’est élaborée en liaison avec la naissance du ballet dans les cours italiennes, mais également sous les Valois, les Tudor, les Stuart, et que cette pratique s’est considérablement développée sous le règne de Louis XIV. Des maquettes sur des feuilles volantes, parfois superposables, qui permettaient de choisir les formes, les couleurs et les motifs des costumes et des ornements – on parlerait aujourd’hui de calques. Des projets qui étaient ensuite redessinés, coloriés et transmis aux tailleurs et autres corps de métiers pour exécution. A Versailles, ces maquettes étaient réalisées par des spécialistes du dessin d’ornement, qui fournissaient des modèles pour le décor architectural, pour les textiles et les dentelles, mais aussi pour les décors et costumes de ballets et autres festivités de la cour. Agissant dans de multiples domaines, ces ornemanistes sont en partie à l’origine de l’unité de style caractéristique de la fin du XVIIe siècle [4]. Maquette signifiant projet, le dessin du costume précède ici sa réalisation, actant l’existence assez ancienne du dessin de mode. Mais avant d’en parler davantage, il convient de fournir quelques repères...

Dessin de presse et publicité

Les premiers journaux de mode voient le jour pour donner un écho au bouillonnement festif de la cour de Versailles. Le Mercure galant commence à paraître en 1672. Devenu le Nouveau Mercure galant en 1678, cette gazette contient d’abondantes chroniques ainsi que les premières illustrations légendées des modes les plus remarquables. Les adresses des fournisseurs sont communiquées aux lecteurs, la pratique du publi-reportage ou de la publicité déguisée n’est donc pas récente ! Cette presse spécialisée ne cessera de prendre de l’importance avec la publication de planches telles que la Galerie des modes (1777), le Cabinet des modes (1785) et le Monument du costume, (1775-1783) et il est indéniable que ces gazettes ainsi que les pandores (poupées de mode) ont contribué à l’essor des modes nouvelles et au rayonnement de la France.

La Révolution française déstabilise acteurs et commanditaires de la mode. Mais rapidement, Paris reprend une place prééminente et les titres refleurissent, parmi lesquels Le Follet (1829) ou Le Journal des demoiselles (1833). Vecteurs essentiels de la diffusion des valeurs bourgeoises, ces magazines illustrés, qui prolifèrent lors de la seconde moitié du XIXe siècle, contribuent également au rapprochement entre la province et Paris. Le Conseiller des Dames contient des modèles d’ouvrages et il rivalise avec La Mode Illustrée, qui tire à 40 000 exemplaires et statue de manière très péremptoire sur les usages. Des talents émergent dans l’illustration, avec notamment les sœurs Colin qui vont imposer la norme dans ce domaine. Elles seront plus connues sous leurs noms d’épouses : Anaïs Toudouze (1822-1899) est celle qui stylise le plus les modèles, en affinant la taille et en insistant sur tous les détails de la toilette, mais Laure Noël (1827-1892) et Héloïse Leloir (1820-1874) seront tout aussi appréciées. Héloïse aura pour fils Maurice Leloir (1853-1940), auteur d’un célèbre dictionnaire du costume.

Les dessinateurs de mode

La mode de la première moitié du XIXe siècle émane des salons parisiens. Il faudra attendre le Second Empire pour qu’un homme, Charles Frederick Worth, établisse les bases de la haute couture, laquelle prendra le pouvoir sur les clientes et dictera les tendances. Les couturières et tailleurs plus modestes s’inspirent des modèles diffusés par la presse. Les dessins abondamment détaillés, les légendes, commentaires et recommandations prolixes qui accompagnent les gravures, facilitent leur travail. Or, ces professionnels de la couture ne dessinent pas. Pour assurer la publicité de leurs productions, ils font appel à des dessinateurs indépendants qui, au tournant des années 1880, intègreront les maisons de couture. Leur rôle sera d’informer directement la clientèle mais aussi, de communiquer des dessins à la presse qui en livrera une version plus artistique.

La mode est partie prenante dans la révolution industrielle. Parallèlement à l’activité traditionnelle du « sur mesure », la confection, ancêtre de notre prêt-à-porter, prend son essor dès la fin des années 1820. A l’instar de La Belle Jardinière qui ouvre en 1827, les premiers magasins de nouveautés vont rapidement se transformer en grands magasins, qui offriront sous le Second Empire une diversité de plus en plus grande d’articles confectionnés ou semi-confectionnés, toutes ces productions s’efforçant de reproduire les tendances établies par la presse. Pour diffuser leurs produits et vendre toujours davantage, ces nouveaux commerces se dotent d’une arme très puissante : les catalogues illustrés. Celui du Petit Saint Thomas, publié en 1844 à l’occasion de l’Exposition des produits de l’industrie à Paris, serait le premier catalogue connu [5]. Grâce aux images qu’ils vont véhiculer jusqu’au plus profond des campagnes, dans les colonies et même à l’étranger, ces catalogues illustrés vont avoir un rôle capital dans la propagation des modes. En effet, dans un monde où l’image est encore rare (la photographie apparaît à la fin des années 1840), ils éduquent l’œil et forment le goût. Non seulement, ils assurent la publicité des articles, mais ils servent aussi à la vente par correspondance, qui ne cessera de se développer à mesure que le chemin de fer étendra ses ramifications. Pour répondre à cette demande nouvelle d’images, les graveurs industriels s’organisent et produisent en nombre des figurines stéréotypées. A partir de 1860, ces dessinateurs spécialisés en costumes et robes vont constituer une véritable profession, ayant son entrée au Bottin.

Haute couture, couture, confection… La production de la mode devient réellement très complexe à la fin du XIXe siècle et les dessinateurs de mode brouillent un peu plus les cartes. Certains d’entre eux, demeurés indépendants, vendent des dessins de modèles originaux. La pratique est bien établie dans la Maison Worth, par exemple, qui achète régulièrement des modèles à des dessinateurs extérieurs pour régénérer sa créativité. Les maisons les plus illustres du XXe siècle perpétueront cette habitude. Le dessinateur russe Romain de Tirtoff, plus connu sous le nom d’Erté (1892-1990), est ainsi d’abord embauché par Paul Poiret pour illustrer ses collections. Pendant la Première guerre, il dessinera des modèles originaux pour des acheteurs américains et de grandes maisons de mode [6] tout en collaborant en tant qu’illustrateur avec la Gazette du Bon, Vogue et Harper’s Bazaar avec lequel il signera un contrat d’exclusivité de 22 ans, sans cesser de travailler pour une clientèle privée [7].

Erté, Jeu d’enfer, mannequin, 1959

Le peintre Raoul Dufy (1877-1953) fournit un autre exemple : en 1911, il ouvre avec Paul Poiret « La Petite Usine », un atelier d’impression sur textile avant d’être embauché comme directeur artistique de la maison de soierie lyonnaise Bianchini-Férier. Mais la collaboration Dufy-Poiret se poursuit. Entre 1916 et 1920, Dufy réalise plusieurs croquis de robes pour Poiret, essentiellement pour la publicité, tout en imaginant des costumes pour les célèbres fêtes du couturier [8]. Quant à Jean Patou, un autre couturier phare de l’entre-deux-guerres, il ne dessinait pas, mais choisissait des dessins dans des cabinets spécialisés, et notamment chez Léo Tissandié. Avec ses dessins qui alliaient la rigueur technique à une verve proche de la BD, Léo Tissandié, des années 1920 aux années 1950, a alimenté la haute couture en modèles exclusifs [9]. Muguette Buhler (1905-1972) eut un parcours similaire : modéliste et créatrice de mode, elle a œuvré pour Poiret, Patou ou Augustabernard. En 1944, sa fille, Rosine Buhler, a fait don à l’UFAC d’environ 15 000 dessins et croquis de mode… Plus tard, Christian Dior, Paco Rabanne ou Thierry Mugler débuteront leur carrière en vendant, eux aussi, des croquis à différentes maisons célèbres. La pratique a toujours cours.

L’art de l’illustration

Paul Poiret a très bien compris quel pouvait être l’impact de l’illustration de mode. En 1908, il confie non pas à un photographe, mais à un dessinateur, Paul Iribe, le soin de médiatiser sa collection. L’album Les Robes de Paul Poiret racontées par Paul Iribe va faire date. L’illustration très synthétique fait disparaître les détails de coupe au profit de la ligne des vêtements. Les images sont traitées en aplats vivement colorés. Ce n’est plus la représentation de la robe qui importe, mais l’idée de mode qui s’en dégage. La mode y est résumée, stylisée. Le succès est tel qu’en 1911, Poiret récidive avec Les Choses de Paul Poiret vues par Georges Lepape, un album tout aussi stylisé. Même les meilleurs photographes du moment, à l’instar de Steichen, n’auraient pu donner autant de retentissement aux créations de Poiret.

Les Robes de Paul Poiret racontées par Paul Iribe

Au début du XXe siècle, la photographie qui apparaît dans les magazines de mode est encore inféodée aux codes de l’illustration. Elle reproduit les mêmes décors, les mêmes postures et figure le modèle avec le même cadrage que l’illustration. Les photos se contentent d’enregistrer ce qui existe. Elles sont d’ailleurs fort utiles pour les dépôts de modèles [10]. La dimension onirique arrivera avec une génération de pionniers, dont Man Ray, qui travaillera pour Poiret dès le début des années 1920. Mais l’illustration conservera une place prééminente dans les magazines jusqu’à la fin des années 1950. Elle synthétise les tendances. Elle rend compte des collections sans nuire aux couturiers car le risque de copie est plus limité qu’avec la photo. Enfin, l’illustration sert à la publicité. Le dessin stylise la mode, il traduit une atmosphère, une humeur, et même un trait d’humour. Nombreux seront donc les illustrateurs célèbres : Benigni, Marty, Barbier, Lepape, Boutet de Monvel, Van Dongen, Bonfils, Loupot, Brissaud, Drian, Mourgue, Marjac, Martin, Dupas, Rzewuski, Benito, Eric, Bérard, Demachy, Bouët-Willaumez, Vertès, Louchel, Blossac, Bouché, Wibaut, avec une mention particulière pour René Gruau, qui va contribuer au succès du New Look de Christian Dior. Gruau concevra presque toutes les publicités de Dior jusqu’aux années 1980 et les amateurs de BD trouveront dans ses personnages masculins des clones de Corto Maltese.

Dessin de René Gruau paru dans Marie-Claire No.38, 1957

Schiaparelli, Balenciaga, Fath ou Chanel ont travaillé avec lui, mais comme tant d’autres, Gruau résistera difficilement à la montée en puissance de la photographie, qui prendra une place hégémonique dans les revues de mode au cours des années 1960. Un temps oubliée, l’illustration de mode, à mi-chemin entre beaux-arts et art commercial, sera bientôt requalifiée. Elle s’imposera de nouveau comme genre à part entière vers la fin des années 1970 grâce aux talents singuliers d’Antonio Lopez, de Ruben Alterio, Jason Brooks, Pierre Le Tan, Mats Gustafson ou même de Botero qui transformera les traditionnelles silhouettes filiformes des illustrations de mode en savoureuses grosses dondons élégantissimes [11]…

Du dessinateur de mode au styliste

Dès 1900, l’école Guerre-Lavigne – ancêtre de l’Ecole Esmod – propose un enseignement du dessin de mode. Ce cours « est destiné aux personnes qui, sans connaître les principes du dessin, sont désireuses de savoir prendre rapidement un croquis de robe ou de manteau ». Alexis Lavigne, le fondateur de l’école, le soulignait déjà cinquante ans plus tôt : il lui semblait indispensable pour un tailleur (ou une couturière) d’acquérir des notions de dessin pour mettre en place des proportions, garder en mémoire une posture ou une déformation corporelle et surtout, pour permettre de mieux traduire ses intentions à la clientèle. La fille et la petite-fille de Lavigne dépasseront ce cadre technique : avec elles, le dessin devra aussi retranscrire l’esprit de la mode et ses évolutions [12]. Le dessin devra d’abord être élégant et les canons du corps élancés, affinés à l’extrême, sans détail anatomique superflu. Jusqu’aux années 1950, le dessinateur intégré aux maisons de couture, continuera donc de transcrire les métamorphoses d’une toile. Ses figurines, sur les fiches techniques, serviront à identifier les modèles. Il sera aussi chargé de « relever » les modèles en les dessinant d’après nature, sur modèle vivant, et il respectera scrupuleusement chaque détail de la coupe et de l’ornementation. Une fois ronéotés, il/elle adresse les dessins aux clientes. Cependant, à l’heure où le prêt-à-porter s’impose, le métier se métamorphose : les dessinatrices se transforment en « coordinatrices de mode » (le métier est essentiellement féminin), qui seront rebaptisées stylistes [13] sous l’influence des USA, dès la fin des années 1960.

Le stylisme

Organisés par famille et par style, les dessins vont perdre leur sensibilité artistique. Leur objectif est de mettre en évidence le caractère innovant ou la particularité technique de chaque vêtement. A l’école Esmod, pour s’adapter aux demandes de l’industrie, l’enseignement du stylisme débute en 1969 : coupe, couture, stylisme et dessin, font l’objet de cours séparés et le dessin intervient dorénavant avant la réalisation de la toile. La figurine de mode, celle qui va donner le la d’une collection, se complète par une gamme de couleurs et une sélection de tissus. Dès le début des années 1980, les stylistes vont joindre à ce plan de collection des fiches techniques, sortes de plans détaillés des déclinaisons de chaque vêtement, de face, de dos, de profil, qui indiquent de façon très précise les découpes, surpiqûres, fermetures, etc., facilitant ainsi la réalisation des toiles, des prototypes, puis des vêtements.

L’Art dans le costume, 1932, page 10 :
"Cours de dessin, la silhouette".

LE DESSIN DE COUTURIER

L’arte, cosa mentale ?

Depuis la Renaissance, la notion d’idea prévaut dans la création artistique : l’artiste est celui qui conçoit des images mentales, qu’il projette ensuite sur une feuille blanche. Le couturier serait donc, lui aussi, censé dessiner pour inventer ses modèles. Dans les musées ou les conservatoires des maisons de couture, les dessins de couturiers sont soigneusement archivés et conservés. Ils sont inventoriés comme des œuvres à part entière car le dessin est considéré comme la première étape du processus créatif. Il renseigne sur la personnalité du créateur et procure parfois des indices sur le contexte culturel dans lequel il s’inscrit. Mais… il est des couturiers qui ne dessinent pas ! Madeleine Vionnet élaborait ses modèles sur un petit mannequin en bois et c’est l’illustratrice Marie-Thérèse Lanoa (1887-1967) qui dessinait les modèles une fois réalisés. Gabrielle Chanel n’a jamais tenu un crayon. Elle travaillait directement sur un mannequin vivant. Jacques Fath et Madame Grès ne dessinaient pas non plus. Le dessin, préalablement à la réalisation du modèle, n’est donc pas une étape obligée. A chacun sa méthode ! Certains ont même une préférence pour le dessin technique, quand d’autres, comme Yves Saint Laurent (sujet d’une étude séparée dans le présent dossier), Karl Lagerfeld ou Christian Lacroix, virtuoses du crayon HB, de l’aquarelle et de la gouache, expriment leur talent protéiforme en dessinant, aussi bien de la mode que des costumes de scène et des décors et parfois bien d’autres choses encore, dont de la BD !

Christian Dior et ses « petites gravures »

Avant de devenir une star internationale, Christian Dior fut un dessinateur qui signait ses figurines de mode d’un modeste « Tian ». Sa première collection, présentée le 12 févier 1947, changea le cours de la mode et s’ensuivirent dix ans de frénésie pour le couturier. En 1956, dans un ouvrage autobiographique, Christian Dior et moi, il prend du recul et livre d’intéressants détails sur le processus créatif. D’abord, il lui faut oublier la collection précédente et, pour élaborer la suivante, il se retire à la campagne (Yves Saint Laurent, qui lui succèdera, agira de même). Pendant les quinze premiers jours de son séjour, Dior commence « à couvrir de multiples blocs de papier très petits d’une foule de figurines minuscules, véritables hiéroglyphes déchiffrables par moi seul. Je griffonne partout, au lit, au bain, à table, en voiture, à pied, au soleil, sous la lampe, le jour, la nuit. (…) je vois des robes partout où elles ne sont pas [14]. » Survient alors la révélation : « Tout à coup, tel un éclair, un croquis donne un choc. Je me passionne. Sur son thème, je brode de nombreuses variations, et puis, le lendemain c’est une autre silhouette – souvent pensée pendant la nuit – qui me fait signe à son tour. C’est exactement cela : le modèle vous hèle comme le ferait une amie rencontrée sur une route de vacances. On se dit “Pas de doute, c’est elle !” [15]. »

Christian Dior dessinant. Droits réservés.

L’idée fait son chemin et « peu à peu, les dessins grandissent, réclament de nouveaux formats capables de fixer tout leur pouvoir de suggestion. Et puis cette folie de griffonnage s’apaise enfin. Je procède alors comme le pâtissier qui laisse reposer une pâte bien pétrie. Maintenant que la silhouette s’est précisée et a fait apparaître ce qui me semble un nouveau canon féminin d’où pourra sortir une mode, je m’arrête ». Un arrêt nécessaire, une période de décantation, suivie d’une révision de tous les croquis, et d’un tri drastique, avant de se remettre à dessiner en série, pour affirmer son idée. « Obéissant alors à une véritable nécessité de réalisation, j’exécute en deux ou trois jours plusieurs centaines de dessins. Les idées viennent les unes des autres ; un seul croquis appelle toute une série qui représente une variation sur un thème. L’ensemble de ces dessins constituera la base de la future collection et je n’ai plus qu’une hâte : les remettre aux ateliers pour que les croquis deviennent robe [16] ». Le thème étant défini, il décline donc les propositions et constitue ainsi sa collection.

Croquis de Christian Dior

De retour dans la maison de couture, les croquis sont répartis dans les différents ateliers pour la réalisation des toiles. « Ces croquis que le langage archaïque de la couture s’obstine à appeler « petites gravures », ont été griffonnés à la diable et ne présentent pas le détail de toutes les coutures ; seules celles qui constituent une nouveauté y figurent ». Les ateliers sont habitués au langage graphique du maître, ce qui n’empêche pas Christian Dior de commenter un à un ses croquis et de fournir des indications techniques supplémentaires sur la manière de couper ou sur le sens des tissus. Erté disait à propos de ses dessins : « Quand je dessine des robes ou des manteaux, je pense en premier lieu à leur exécution, surtout à la coupe. (…) J’ai toujours pensé qu’une robe devait être construite presque comme une œuvre d’architecture [17] ». C’est aussi le cas chez Dior, qui aurait voulu être architecte. Les dessins qui ne sont pas suffisamment explicites entrent dans la catégorie « travail de recherche ». Il le dit lui-même : « C’est la silhouette la plus simple, la plus évidente – celle où le principe s’affirme nettement – qui emporte l’adhésion. C’est la plus vivante. Il ne reste plus maintenant qu’à réaliser et à exprimer les dessins. Le mot expression reviendra sans cesse au cours de ce travail [18] », et de conclure : « Une collection ne peut être réussie que si elle est ensuite bien coupée et bien cousue [19]. »

Depuis les années 1960

Il existe des milliers de dessins de Dior. Les autres couturiers et stylistes en ont produit tout autant. Dans les années 1960, Gérard Pipart pour Chloé et Nina Ricci, Philippe Guibourgé pour Fath et la ligne Fath Université, Castillo chez Lanvin ou chez Dior aux côtés de Marc Bohan, les stylistes Christiane Bailly et Emmanuelle Khahn, tout comme la nouvelle génération de couturiers, André Courrèges, Pierre Cardin et Louis Féraud qui s’illustrera aussi en tant que peintre, Emanuel Ungaro, avec ses dessins très colorés, Paco Rabanne, Hubert de Givenchy, et tant d’autres encore ont dessiné et dessiné encore. Puis il y aura Kenzo et ses silhouettes stéréotypées mais des vêtements qui ne le sont pas, Bernard Perris, Gianfranco Ferré, Jean-Louis Scherrer, le norvégien Per Spook, Claude Montana, Anne-Marie Beretta avec ses dessins amples et géométriques comme ses vêtements, Guy Paulin, Azzedine Alaïa qui dessinait ses modèles avec une grande précision, Jean-Paul Gaultier dont l’humour se ressent jusqu’à la pointe du crayon… Notons encore le caractère presqu’abstrait des dessins de Yahji Yamamoto, la délicatesse et la poésie de ceux de Dries Van Noten, la vivacité du trait d’Ann Demeulemeester, la grâce naïve des croquis de Franck Sorbier, l’élégance racée des dessins de Dominique Morlotti pour Monsieur Dior et Monsieur Lanvin – une référence pour tous les dessinateurs de BD –, l’explosion quasi surréaliste des dessins de John Galliano, l’excentricité britannique et macabre d’Alexander McQueen, la rigueur classique d’Olivier Theyskens, le comique des petites silhouettes d’Alber Elbaz pour Lanvin, sans oublier d’autres créateurs encore plus proches de la bande dessinée : Jean-Charles de Castelbajac, amateur de street art, qui utilise les couleurs comme sur un blason, organise ses dessins en registres, et dont le graphisme est déjà une signature, Sonia Rykiel et ses petits personnages pleins d’humour et de truculence, mais aussi Thierry Mugler, qui lui, est un vrai passionné de bande dessinée.

Thierry Mugler

La bande dessinée représente pour lui l’une des expressions artistiques les plus accomplies. Mugler fait son entrée dans la mode en vendant ses croquis à des entreprises de prêt-à-porter. Demeuré dans l’anonymat, en infatigable dessinateur, il créera à la fin des années 1960 jusqu’à douze collections par saison avant de lancer en 1973 sa première ligne « Café de Paris », et de fonder la maison qui porte son nom en 1975. A la manière d’un scénariste, ce créateur dont les défilés vont devenir de véritables super-productions, utilise la BD pour transmettre les visions qu’il a de la mode. Un à un, ses croquis concourent à la définition du thème du futur show. « Quand il dessine ses collections sous forme de bande dessinée, rien n’est laissé au hasard : du chapeau à la chaussure, chaque modèle, chaque look est contrôlé et mis en image avec une précision de géomètre » dit Danielle Bott [20], et de poursuivre, en citant Didier Grumbach [21] : « Certains créateurs sont fidèles à un style, Thierry, lui met en scène un répertoire [22] ». Un répertoire tout droit sorti de son imagination, de sa mémoire, de ses fantasmes.

Croquis de Thierry Mugler

Les égéries muglériennes en « total look » se succèdent, tour à tour femme-insectes dans des robes arachnéennes ou des caparaçons de métal, vampirellas hypersexuées, guerrières intergalactiques, fleurs vénéneuses ou rodéo-girls, petites ouvrières staliniennes devenues princesses viscontiennes ou stars hollywoodiennes drapées comme des statues colonnes… La star muglérienne qui, sur le papier, ressemble à un dessin de BD d’anticipation, prend pourtant forme dans de vrais vêtements à l’architecture complexe, qui transforment le corps autant que la posture : corsets sanglés à la taille, bustiers, paddings, talons aiguilles d’une hauteur vertigineuse, en somme des prothèses et des orthèses de toutes sortes. Et là, tout est clair, parfaitement visible sur chaque croquis !

Karl Lagerfeld

Multinationale de la mode [23] à lui tout seul, Karl Lagerfeld enchaîne sans relâche les collections pour différents commanditaires. Prodigieux dessinateur, aussi à l’aise dans la caricature [24] que dans le dessin de mode et l’illustration, il a en mémoire toute l’histoire de la mode depuis les années 1920 [25]. En quelques traits de crayon, il est capable de saisir l’essence d’un style. Une boucle d’oreille, l’angle d’un menton suivi d’une ligne de cou, puis le tracé vertical du buste avec les détails du vêtement, avant celui du bassin et des jambes et, enfin, les bras qui viennent animer la figurine… Dans cet ordre (ou dans le désordre), le crayon, le feutre, et/ou le marker, courent sans hésitation, sans aucun repentir, sur le papier blanc. Lagerfeld, peut ensuite rehausser son dessin d’un halo de couleur, des poudres de maquillage rapidement appliquées du bout du doigt – sans doute la raison pour laquelle il porte des mitaines et non des gants. Si peu de traits, et pourtant, le dessin est étonnamment précis. A force d’avoir « relevé » des modèles dans sa jeunesse, il a acquis la maîtrise du vocabulaire technique de ses premiers d’atelier. Il parle la même langue qu’eux. Les découpes qui architecturent le vêtement, les proportions qui déterminent la gestuelle, autant que les détails qui singularisent chaque pièce vestimentaire, sont clairement lisibles, même pour un profane. Du motif du bouton à la publicité et aux vitrines des marquent qui l’emploient, Lagerfeld imagine tout. Il incarne ainsi le prototype du créateur moderne.

Christian Lacroix [26]

Il se définit comme designer, scénographe et créateur de costumes de scène, sans revendiquer l’appellation de couturier. Chez lui, le dessin est arrivé de manière irrépressible, tout enfant, à l’âge des « bonhommes patates » aux cinq doigts en bâtons. Dans la cuisine familiale, sur de rustiques carnets de sténo, le petit garçon ne dessinait pas d’animaux, pas de voitures, mais des intérieurs, des meubles, et ce fan de Mickey bientôt tintinophile a appris à croquer ses personnages en feuilletant des almanachs et des livres illustrés. Envoûté par la Ligne Claire, les atours de la Castafiore et les costumes syldaves, il demande pour Noël à sa grand-mère, à la fin des années 1950, à neuf ou dix ans, son plus beau cadeau : une histoire du costume par Hansen Henny Harald [27], sa bible, avant qu’il ne découvre l’ouvrage de François Boucher [28]. Pendant dix ans, fou de détail, Christian Lacroix ne cessera de revisiter l’histoire des modes. A l’école, ce goût si singulier force le respect. Chef de classe en 3ème, il campe ses camarades en héros de BD tout en vendant sous le manteau, des dessins pornographiques et de bien jolies filles, car on lui demande désormais aussi des dessins de mode. Des croquis qu’il dit encore maladroits, bien qu’il se soit exercé en s’inspirant de vieux Figaro Illustré, de Fémina et Modes & Travaux et qu’il tienne, dès ses treize ans, un journal illustré de ce qui se porte dans la rue. Fasciné par la ligne des dessins de mode, il l’est tout autant par les phénomènes de revivals qui émergent dès le début des années 1960.

Croquis de Christian Lacroix

Après des études d’histoire de l’art qui auraient dû faire de lui un conservateur de musée, il dessine à Tokyo pour Jun Ashida, qui diffuse au Japon une élégance matinée de parisianisme dont raffole la cour impériale. Les vêtements y sont dessinés presque à plat, à deux feutres. Christian Lacroix ajoute ensuite les jambes, pour préciser les proportions et c’est de cette époque, dit-il, que lui vient une habitude devenue superstition. Chez lui, tout marche par trois : trois boutons, puis six, puis neuf, et un nombre de modèles dans ses collections qui seront toujours des multiples de trois. Chez Hermès, où il travaille ensuite, il apprend à structurer une collection, ce qui lui sert une fois entré chez Patou, où il entend définir une dizaine de thèmes par collection : Afrique du Nord, Lartigue, XVIIIe siècle avec de mini-tournures et des catogans haut perchés… Ses silhouettes ont l’allure élancée et racée des figurines de Kiraz, des traits d’humour qui leur sont propres et une exubérance très théâtrale. Pour leur donner plus de profondeur, pour esquisser une perspective, il hachure le fond de traits serrés donnant lieu, lors de la réalisation de la toute première toile, à une méprise mémorable : la première d’atelier, sûre de son fait, avait matérialisé ces hachures par des franges dont elle avait hérissé tout un côté du modèle !… Mais dès 1987, la complicité établie avec ses ateliers, d’instinct capables d’interpréter l’allure définie par ses croquis pleins de soleil, sera l’une des clés du succès de sa maison de haute couture.

Christian Lacroix ne cache pas son admiration pour les dessins de Guy Paulin, pour ceux d’Yves Saint Laurent, de Michel Goma, de Jules-François Crahay ou ceux de Mouchy, illustratrice qui travailla notamment pour le magazine professionnel GAP. En 2000, cet amoureux du dessin, des beaux papiers et des crayons bien taillés, découvre le potentiel de la palette graphique, dont il se sert au début comme du Télécran des enfants. Des outils numériques de plus en plus sophistiqués qui, bien vite, lui font oublier les feutres et la gouache et lui procurent la satisfaction de ne plus gâcher de papier. Ils lui permettent surtout d’opérer facilement les collages qui lui sont chers. Christian Lacroix, on le sait, est un virtuose du « moodboard », panneau d’inspiration à l’origine de toute création. Il y assemble au gré de ses humeurs, de sa mémoire et de son imagination, les éléments les plus disparates. Tel un archéologue, il se plaît à compiler les revivals de la mode en composant, à son tour, des assemblages inédits. Pour ses scénographies ou ses maquettes de costumes de scène, il recourt volontiers à ces collages virtuels très explicites où, par exemple, l’image d’une manche élisabéthaine vient parer un vêtement contemporain, ethnique ou folklorique. Ses dessins paraissent peut-être plus sages, mais avec le numérique, l’art de Christian Lacroix a gagné en lisibilité et en efficacité sans perdre une once de poésie.

Catherine Örmen

Diplômée de l’Ecole du Louvre et de l’Ecole du Patrimoine, ancienne élève du Studio Berçot (stylisme de mode), Catherine Örmen est commissaire indépendante et experte en valorisation du patrimoine de la mode. Elle est également auteure de plusieurs ouvrages sur l’histoire de la mode et de la lingerie parus chez Hazan, Plon, Perrin, Larousse (Un siècle de mode, Dior For Ever, All About Yves) et Citadelles & Mazenod (L’Art de la mode).

[1] François Boucher, Histoire du costume en Occident, Flammarion, 1996, p. 213.

[2] Voir l’introduction de Cally Blackman, 100 ans d’illustrations de mode, Eyrolles, 2007.

[3] « Des Menus Plaisirs au studio de couture », dans Le Dessin sous toutes ses coutures, Palais Galliera, Paris Musées, 1995, p. 25.

[4Op. cit., p. 25

[5] Françoise Tétart-Vittu, « Les magasins de nouveautés », catalogue de l’exposition Au paradis des dames : nouveautés, modes et confections, 1810-1870, Musée Galliera, Paris Musées, 1993.

[6] Erté vendra des modèles originaux à Henri Bendel, Altamn et Lichtenstein

[7] Erté dessinera ainsi entre les deux guerres, des chaussures pour Delman à New York, des sacs, des bijoux, des accessoires pour les étalages et des affiches pour la publicité.

[8] Ader Nordmann, Dessins de mode – Drouot-Richelieu, 23 avril 2013, p. 2.

[9] Léo Tissandié a travaillé avec Doucet, Lucille Paray, Martial et Armand, Augustabernard, Drecoll, Worth, Premet, Maggy Rouff, Lelong, Molyneux, Marcel Rochas et des maisons plus célèbres encore telles que Vionnet, Lanvin ou Chanel. Voir Ader Nordmann, op. cit., p. 74.

[10] Madeleine Vionnet fera systématiquement photographier ses créations devant un miroir Brot à trois faces pour se prémunir de la copie.

[11] Voir Cally Blackman, op. cit.

[12] Catherine Ormen, Saga de Mode, 170 années d’innovations, Editions ESMOD, 2011, p. 83.

[13] profession est reconnue par un décret du 17 décembre 1971.

[14Christian Dior et moi, p. 81.

[15Ibid.

[16Idem, p. 82.

[17] Introduction, Les Modes d’Erté par Erté, Flammarion, 1972, non paginé.

[18Christian Dior et moi, p. 83.

[19Idem, p. 84.

[20] Danielle Bott, Thierry Mugler, Galaxie Glamour, Ramsay,“Collections et Créations”, 2009, p. 10-13.

[21] Qui a présidé aux destinées de la maison Mugler.

[22Op. cit., p. 33.

[23] C’est ainsi que le caractérise Loïc Prigent dans son film « Karl Lagerfeld se dessine ! », https://www.youtube.com/watch?v=4tmLfnLQzpQ

[24] Il dit avoir été marqué par les images de Simplicissimus, une célèbre revue allemande de caricatures de l’entre-deux guerres.

[25] Ralph Toledano, actuel président de la Chambre syndicale de la haute couture, qui fut le directeur général de la maison Karl Lagerfeld, se souvient parfaitement de cette veille du premier défilé de Gianfranco Ferré pour Dior, en 1989. Chacun s’interrogeait « :Que va faire Ferré ? Alors raconte-t-il, “Karl a pris ses feutres et ses pastels et a commencé à dessiner. Les tailleurs, les robes et robes du soir, toute la collection Dior par Ferré”. Il ne s’est pas arrêté là, poursuit Toledano : Un autre a demandé : “Et Saint Laurent ?” Et il a fait de même. “Et Rykiel ?” Pareillement. Tout était parfaitement “à la manière de”… Propos rapportés par Raphaëlle Bacqué, « Au nom de Chanel », Le Monde, vendredi 24 août 2018.

[26] Propos recueillis par l’auteur, le 23.11.2018.

[27] L’Histoire du costume de Hansen Henny Harald est publiée chez Flammarion, sans date.

[28Histoire du costume en Occident, Flammarion, 1965.