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les poupées de papier (première partie)

Annie Renonciat

[Juin 2019]

Les poupées de papier à habiller (paper dolls), éditées par les quotidiens et magazines américains au début du XXe siècle, produits dérivés des héroïnes de comic strips [voir l’article de Thierry Groensteen qui fait suite à celui-ci], étaient d’influentes ambassadrices des modes. Mais ces allégories de la jeunesse et de la beauté, icônes de femmes modernes auxquelles les lectrices souhaitaient ressembler, n’étaient en réalité que la version relookée de figures au passé séculaire, dont l’histoire commence au XVIIIe siècle et qui ont connu depuis lors maintes métamorphoses [1].

De la poupée française à l’émergence de la « poupée anglaise »

Au XVIIIe siècle, la mode française faisait référence en Europe. Créée pour l’aristocratie, elle était diffusée chaque année dans les Cours européennes à l’aide de mannequins de bois (1 m 20 environ) revêtus des dernières nouveautés, que l’on nommait « poupées modèles », « poupées de la rue Saint-Honoré » [2], ou encore « pandores » [3]. Cet usage a duré jusqu’à la Révolution, gravures et journaux prenant progressivement le relais de ces lourds et coûteux « courriers » : la Galerie des modes et costumes français… éditée en cahiers par Esnauts et Rapilly (1778-1785) ; le Cabinet des modes, qui deviendra Le Magasin des modes nouvelles françaises et anglaises (1785-1790), dont chaque numéro offrait une planche coloriée répondant à la conception moderne de la gravure de mode comme support publicitaire, etc. [4]
L’Angleterre a devancé ces publications avec le premier périodique de modes illustré et de longue durée : The Lady’s Magazine (1770-1818). C’est aussi dans ce pays qu’apparaît en 1790 une nouveauté, décrite en novembre 1791 dans la revue allemande Journal des luxus und der moden sous le nom de « poupée anglaise » : une figure de jeune fille dessinée et découpée dans du carton fort, d’environ 20 cm, avec une longue chevelure frisée, en sous-vêtements et corset, assortie d’un jeu de vêtements interchangeables, et vendue à quelques pence. Le Journal la présente comme un jouet pour les jeunes filles, mais « si artistique et subtil que des mères aussi, ainsi que des femmes de chambre, y jouent également volontiers… » Des imitations allemandes apparaissent sans délai : l’une, éditée à Weimar par Justin Bertuch, qui sera dotée de six garde-robes différentes annoncées dans le Journal ; l’autre à Nuremberg par Johann Ludwig Stahl sous le titre « La poupée angloise… », contenant deux figurines de lady et de gentleman, représentés de profil en sous-vêtements assortis de leur garde-robe, chapeaux et accessoires (coll. Fischer).

Johann Ludwig Stahl, La "Poupée anglaise", 1794.
Musée de la ville de Nüremberg

Dans un nouveau modèle de l’éditeur londonien John Wallis en 1791, les deux personnages se réduisent à une tête surmontant une languette de papier qui se glisse dans les vêtements (id.).
L’importance de cette invention est soulignée par l’historien anglais Neil McKendrick, qui l’analyse dans le contexte des transformations de la production et de la consommation de mode en Angleterre, suscitées par les acteurs de ce secteur, depuis les importateurs du coton jusqu’aux boutiquiers de province. La « poupée anglaise » est l’un des dispositifs de passage d’une mode réservée à une élite et conçue à Paris, à une mode basée à Londres qui vise un marché de masse. La mode issue de l’aristocratie visait à distinguer cette population du reste de la société, la seconde, issue des affaires (business), encourage l’imitation et l’émulation sociales. Dans ce nouveau monde, les entrepreneurs essayent d’induire des changements rapides et de garder sous contrôle un marché et un public soumis à leurs décisions et aux évolutions de leur production. La « poupée anglaise », alliée aux magazines, aux gravures, aux publicités nouvelles dans les journaux, et susceptible de pénétrer toutes les catégories sociales, a pour vocation de stimuler une consommation soutenue et régulière. Elle peut simultanément servir de jouet, contribuant au conditionnement d’une future génération de consommatrices [5].

De la « poupée anglaise » à la « Psyché » française

La figurine de mode pénètre probablement assez tôt en France puisqu’on en trouve la critique dans le Journal des dames et des modes en 1810 (J. Desse) :

« Cette éducation frivole […] n’inspire pas à la jeune personne l’amour du travail et le désir de couper et de coudre elle-même ses robes, mais les costumes de la poupée anglaise tiennent la jeune française au courant, et fortifient en elle le goût de la mode, du luxe et de la dépense, goût inné qu’une bonne mère devrait plutôt songer à éteindre… »

Anonyme, La Toilette de Psyché, No.7, 1834.
Eau forte coloriée au pinceau.
Collection Bibliothèque nationale de France (réserve)

Cependant, le modèle fondateur français apparaît dans un magazine, La Toilette de Psyché, lancé en 1834, qui deviendra en 1835 Psyché. Journal de modes, littérature, théâtre et beaux-arts et paraîtra jusqu’en 1878. Le premier numéro offre en cadeau de souscription aux lectrices, femmes et jeunes filles, une « poupée-gravure » coloriée, en carton découpé, réalisée « par les premiers artistes de la Capitale » (pour la plupart anonymes). Elle fait l’objet d’un brevet d’invention et de perfectionnement de 5 ans par Adolphe Lenfant, délivré le 28 décembre 1835 [6]. Les costumes, d’abord gravés à l’eau-forte, sont imprimés en lithographie coloriée à partir d’octobre 1835. Lenfant fait remarquer qu’il existe différentes publications de mode illustrées, mais que seule sa poupée de papier, imprimée recto-verso, permet aux dames de l’apprécier sous tous les angles. C’est une figurine de 18 à 22 cm qui représente, de face et de dos, une jeune femme en corset et jupon, que l’on dresse dans la fente d’un socle rond en bois. Sa tenue et sa coiffure, « remises au rédacteur par les premières marchandes de modes », sont renouvelées tous les jeudis et dessinées avec talent – Gavarni en a donné une trentaine entre 1837 et 1839 [7]. Devant et dos des robes, assemblés par leurs bords, s’enfilent sur la figurine, conçue comme un « mannequin » et non un jouet, permettant de visualiser l’accord des vêtements et couleurs. Un rédactionnel publicitaire décrit la tenue en détail, en indiquant les fournisseurs des robes, tissus, etc. et les « maisons en vogue ». La direction du magazine commercialise aussi des sets de poupées et costumes sous d’élégants coffrets [8].

Anonyme, « Manteau à la François 1er, costume de bal, chapeau Gibus »,
La Toilette de Psyché, No.35, 25 déc. 1834.
Eau forte coloriée au pinceau.
Collection Bibliothèque nationale de France (réserve)
Coffret « Psyché. Journal de modes », contenant une figurine (19,5cm),
six robes avec chapeaux et un socle en bois.

De la « Psyché » à la « poupée modèle »

Psyché engendre de nombreuses imitations, qui visent bientôt l’enfance alors que se développe une mode enfantine séduisant les mamans dans les Grands Magasins, comme le décrit Zola dans Au bonheur des dames. Ainsi est lancé en novembre 1863 par Blanche d’Andeville un bi-mensuel : La Poupée modèle. Journal des petites filles (1863-1924). Il offre en prime à ses abonnées une poupée, nommée Lily, et des patrons pour l’habiller chaque semaine, ainsi que des figurines de carton, filles, femmes et garçons, qu’il assortit, tous les deux mois, de « découpures » illustrant « les modes les plus nouvelles ». La direction travaille en collaboration avec la couturière Léonie Péronne (puis Lavallée-Péronne), qui vend poupées et trousseaux 21 rue de Choiseul à Paris. Patrons, vêtements et chapeaux sont conçus par elle, mais elle les vend aussi tout faits et, l’entreprise prospérant, elle ouvre un atelier de confection reproduisant les mêmes modèles pour les jeunes lectrices du magazine, puis un second pour les « vraies mamans ». Un aimable rédactionnel véhicule des publicités récurrentes pour ses produits, ainsi que pour d’autres fournisseurs.

Signe des temps, une Psyché petite fille apparaît à la même époque et les figurines d’enfants se multiplient aussi dans les coffrets : ainsi, « Les Toilettes du bébé », édité par Saussine vers 1860, renferme deux figurines d’enfants en sous-vêtements, neuf tenues de fillette et une de garçon (assortie d’un petit fusil). Son couvercle est orné d’une chromolithographie qui met subtilement en scène l’éventail des destinataires visés et les usages possibles des figurines, modèles de mode ou jouets pour les enfants : une jeune-fille tenant une petite fille, une nourrice avec un bébé dans ses bras, deux fillettes et un garçon s’amusant avec les poupées (coll. Fischer). Des coffrets spécifiquement destinés aux fillettes, sont conçus par les marchands de jouets : « La petite modiste », « Le trousseau de la poupée », etc.

Des poupées « frivoles » aux poupées éducatrices

Depuis l’apparition des figurines de mode, les critiques pleuvent, en France comme en Angleterre et en Allemagne, contre ces poupées de papier accusées d’inciter femmes et filles à la frivolité et à la dépense. Les éditeurs s’en défendent, non sans ambiguïté : la rédactrice en chef de La Poupée modèle, par exemple, met régulièrement en garde les fillettes contre la mode… sur laquelle le magazine assied son succès. Un livret miniature offert en prime, le Journal des poupées, rédigé par Léonie Péronne et signé « votre déraisonnable Frivoline », décrit par le menu et sur plusieurs pages de séduisantes nouveautés (lingerie, robes, manteaux, chapeaux, bottes, chaussures, coiffures, accessoires, etc.), tout en appelant les demoiselles à la modération : « Et surtout n’entraînez pas vos petites mères à de trop grosses dépenses. Il faut être économes, mesdemoiselles ». Le petit ouvrage Emma et Juliette, édité par Pintard en 1837, expose l’histoire de la fabrication d’une « petite robe de lin » et toutes les peines qu’elle suppose, mais les neuf (!) tenues qui accompagnent la figurine sont des plus somptueuses.
Des éditeurs londoniens, Samuel et Joseph Fuller, ont perçu très tôt le parti différent qu’ils pouvaient tirer de ces figurines, dans le cadre éducatif de la littérature de jeunesse. Ils lancent dès 1810 les paper dolls books : The History and Adventures of Little Henry, The History of Little Fanny, etc [9]. Chacun de ces petits récits est assorti d’images détachées (cut out figures) reproduisant différents costumes d’enfants, et d’une tête dotée d’une languette triangulaire se glissant au dos. L’ensemble permet de composer différents personnages, filles et garçons, qui, dressés, peuvent être animés pendant la lecture. Les figurines assument ici des fonctions illustratives, « exemplifiant », à travers les costumes (de mendiante, domestique, vendeuse de rues, marin, soldat, etc.), les états successifs qu’expérimentent au cours de leurs aventures de jeunes enfants qui ont quitté de bon ou mauvais gré leur foyer.
Ces petits livres s’inspirent en fait d’un célèbre ouvrage pour adultes, A Lecture on Heads, de l’acteur George Stevens, dont l’édition originale remonte à 1765 et qui a connu de multiples rééditions et variantes [10]. Il s’agit du texte d’un spectacle célèbre que Stevens a présenté de 1764 à 1784 dans de nombreuses compagnies et théâtres en Grande-Bretagne, sorte de one man show satirique de deux heures avec bustes de papier mâché et perruques qui développait la critique des types humains et sociaux de son siècle, mettant l’accent sur les choix erratiques qu’un individu peut faire dans la vie : dandy, charlatan, illusionniste, etc. Les frères Fuller ne s’y réfèrent pas explicitement mais, significativement, font précéder leur petite collection pour enfants par une nouvelle édition de ce titre, assortie de cut out figures (1809). L’esprit satirique de Stevens disparaît dans les textes pour la jeunesse qui entendent, pour leur part, développer réflexion et responsabilité chez leurs petits lecteurs.
Les premières éditions françaises de ces livres apparaissent en 1817-1819 chez Lonati, sous l’appellation de « Nouveaux contes pour enfants », chez Nepveu fin 1818 dans sa rubrique de « jeux destinés spécialement à l’amusement et à l’instruction de l’enfance et de la jeunesse », chez Augustin Legrand, etc. [11] Mais ces coûteux livres-joujoux passent de mode au milieu des années 1830, leur nouveauté pédagogique passant inaperçue. Les contemporains se bornent à souligner que les figurines offrent le double intérêt d’un jeu et d’une histoire instructive et morale, alors que l’innovation va bien au-delà. Certes, la dimension moralisatrice des textes, qui répond aux objectifs que l’époque assigne à la littérature de jeunesse, est ce qui frappe le lecteur d’aujourd’hui : mises en garde contre la désobéissance, l’impulsivité, l’égoïsme, la crédulité, les mauvaises influences, etc. Tout en s’inscrivant dans la tradition des historiettes de Berquin – de courts récits dramatiques et récréatifs, à intention moralisante, racontés sur un ton vivant, mettant en scène des enfants dans un environnement concret –, ils développent cependant une dimension romanesque, genre encore absent de la littérature de jeunesse en ce début de siècle. Les changements d’états et de costumes qu’ils évoquent président aussi à une première exploration de l’humanité dans ses différences, tant sociales que géographiques et culturelles, et invitent les jeunes lecteurs au décentrement, à l’expérience de l’altérité. Mais plus radicalement, ils inaugurent une pédagogie pionnière de la lecture car la figurine qui s’échappe de l’imprimé remet littéralement entre les mains du jeune lecteur la possibilité d’une lecture « braconnage », comme dirait Michel de Certeau [12], l’exercice d’une agency suivant le terme anglais [13] : en fonction de son caractère et de ses besoins psychologiques, l’enfant peut suivre les instructions pour les changements de costumes, les mélanger « pour s’amuser », s’approprier la figurine pour des usages non prévus par l’auteur [14], ou inventer d’autres histoires.

La Petite Hélène, 2e (3e ?) édition chez Lonatti, Delaunay, Pélicier, 1818. Collection Borms-Koop.

Des découpages pour tous

Les planches de poupées à habiller vendues à grande échelle par les imagiers de l’est de la France à partir des années 1860 offrent des succédanés à bon marché de ces produits parisiens, mais elles s’en distinguent à maints égards. Imprimées en format horizontal ou vertical, en lithographie coloriée au pochoir, puis en chromolithographie, elles contiennent une ou plusieurs figurines représentées de face et de dos, en sous-vêtements, et différents costumes dont les deux faces, une fois collées par les bords, seront enfilées sur le personnage. Ce sont des sujets à découper qui s’inscrivent dans une production que les imagiers développent depuis le début du siècle : les feuilles de soldats, produites en quantités considérables depuis l’Empire, initient les garçons à la diversité des uniformes et remplacent les coûteux soldats de plomb dans les familles modestes ; les planches de pantins, qui faisaient déjà fureur au XVIIIe siècle, reproduisant des personnages de la commedia del arte (Polichinelle, Arlequin, etc.), permettent de réaliser ces jouets à la maison en découpant et contre-collant sur carton les différentes parties du personnage avant de l’animer par des fils ; les figurines pour théâtres de papier et les ombres chinoises invitent les enfants à mettre en scène des spectacles pour la famille dans ces petits théâtres à poser sur une table, que l’on construit avec ses parents grâce aux façades et décors que vendent ces mêmes imagiers. Ces produits répondent aux nouveaux besoins des familles dans un contexte de recentrement sur l’intimité, d’attention accrue à l’éducation des enfants, du souci de les protéger des influences extérieures qui conduit à encadrer leurs loisirs. Ceux-ci s’appuient sur l’image, les jeux éducatifs, et des activités manuelles qui conjuguent maîtrise du geste, concentration, et plaisir de la fabrication d’objets. Cette production n’est pas liée au marché de la mode et n’a pas vocation à la promouvoir, même si elle tire profit de ses succès, déclinant parfois de luxueux trousseaux, à l’exemple de la comtesse de Ségur dans les Petites filles modèles (1858).

« Poupées à habiller », Pellerin et Cie, fin du XIXe siècle. Retirage
d’une planche antérieure de Pinot.
Zincographie coloriée au pochoir.

Les images privilégient la connaissance de l’histoire du vêtement, des costumes régionaux, nationaux, militaires, du théâtre, du carnaval, des métiers. Ainsi, l’imagerie Pellerin lance en 1863, dans le cadre de ses « constructions » (qui permettent par ailleurs la réalisation d’objets en relief), la série du « Petit costumier » avec des « Costumes de carnaval », « Uniformes d’infanterie », « Costumes de cantinières », etc. Les figures masculines y sont bien représentés, les figurines d’enfants se multipliant au fil des décennies, jusqu’à exclure les adultes.

« Costumes de Carnaval. Le Petit Costumier ». Lithographie coloriée au pochoir sur papier fort. Pellerin et Cie, 1863.
« Poupées à habiller », Imagerie Pellerin, 1922.

Les concurrents de Pellerin, Pinot et Sagaire, misent plus résolument sur les séductions de la toilette. Après le rachat de leur entreprise, Pellerin rééditera leurs planches, tout en poursuivant une production plus « instructive » : la maison édite ainsi une importante série sur les costumes étrangers pour l’exposition universelle de 1900 à Paris : « Dahoméennes et tonkinoises », « Types de Madagascar » « Suisses et Suissesses », etc. La Grande Guerre sera l’occasion de planches patriotiques, dues à Georges Morinet : « Costumes des alliés », « Costumes des femmes des pays alliés », etc., (1917). « La garde-robe du Kaiser » est un détournement satirique du genre.

« La garde-robe du Kaiser ». Imagerie d’Épinal, Grandes constructions.
Série de guerre No.1.

Destins français

Après la Grande Guerre, les petits Français continueront de jouer avec ces figurines, éditées par des imagiers et papetiers ou offertes en prime par des marques commerciales. Pellerin offrira de nouvelles séries en 1922 et 1936. La dernière, confiée à Gaston Maréchaux, campe en pleine page des filles et garçons désormais individualisés : « Denis Sportsman », « Odette à l’école », etc., arborent, dans leur tenue dernier cri, l’allure décidée de l’enfant moderne. André Capendu, éditeur spécialisé d’albums d’activités, confie aussi le soin à l’illustratrice Matéja de réaliser une série adressée aux filles : « Francine », « Paulette », « Rosine », etc., continuée jusqu’en 1947. Quelques éditeurs de jeux et jouets éducatifs, comme Volumétrix, publieront des poupées de papier jusqu’aux années soixante mais la création, déjà limitée, se tarit, avant même l’arrivée de la poupée Barbie en 1963, au demeurant mal accueillie en France.

Gaston Maréchaux, « Denis Sportsman. Pl. 2 », Imagerie Pellerin, Épinal.
Chromolithographie sur carton, 1936.

Les poupées de papier françaises n’ont nullement connu la fortune de leurs consœurs dans les pays anglo-saxons [15] qui, dessinées par de talentueux artistes, imprimées pour des centaines de magazines et quotidiens, ont été diffusés internationalement par des éditeurs aussi importants que Raphael Tuck en Angleterre, McLoughlin Brothers et Dover aux USA, ce dernier dominant le marché depuis les années 1940 avec ses rééditions de séries anciennes et ses créations toujours renouvelées (Harry and Megan paper dolls vient de paraître). Les poupées françaises n’ont pas incarné les membres prestigieux d’une famille royale et, à l’exception d’un coffret inspiré par la danseuse Marie Taglioni en 1835 (coll. Fischer), elles ont ignoré les célébrités du spectacle et les vedettes du cinéma, qui ont fait leur succès aux USA. Elles ont boudé les bandes dessinées, entretenu peu de liens avec les magazines pour enfants et elles n’ont pas connu le succès d’une Lettie Lane qui, entourée de sa famille, de ses amies et domestiques, passionnait les lectrices du Ladies’ Home Journal (1908-1915), ou d’une Fluffy Ruffles dans le New York Herald, pour laquelle la chaîne de magasins Macy’s créa une ligne de vêtements [16].

Yves Saint Laurent au milieu de ses paper dolls (photo X)

C’est en inventant ses propres figurines, des silhouettes de mannequins découpées dans les magazines de sa mère, que l’adolescent Yves Saint Laurent a dessiné ses futures collections [17]. Et c’est l’Américain Tom Tierney qui a créé pour Dover les paper dolls de la Haute Couture française (Yves Saint Laurent Fashion Review, Classic Fashions of Christian Dior).

Les poupées de mode renaissent aujourd’hui timidement en France, encouragées par l’expansion commerciale du prêt-à-porter : des stickers « repositionnables » ou des vêtements magnétiques habillent ces « princesses » qui voyagent de Paris à Bollywood, de Cannes à Gstaad, du Bolchoï à Hawaï (Hugo jeunesse, 2014), et c’est dans Voici et Gala qu’elles trouvent désormais leur inspiration.

Annie Renonciat

Professeur honoraire des universités, Annie Renonciat a enseigné l’histoire et la théorie de l’illustration à l’université Paris 7-Denis Diderot et à l’École normale supérieure de Lyon et dirigé la recherche au Musée national de l’Éducation. Elle a publié divers ouvrages et catalogues d’exposition et une centaine d’articles sur l’illustration romantique, l’imagerie populaire et l’imagerie lumineuse, l’édition et l’illustration pour la jeunesse, les usages pédagogiques de l’image, la bande dessinée, l’histoire et le décor de la chambre d’enfant.

[1] Pour un descriptif détaillé des paper dolls anciennes, voir les précieux catalogues des collectionneurs et libraires suivants : Danielle et François Theimer, Le Panorama des poupées parisiennes (1842-1880), éd. Polichinelle, 2009 ; Paper dolls, 1790-1940. The Collection of Shirley Fischer, Theriault’s : https://www.theriaults.com/node/25756 ; Jacques Desse, Figures mobiles. Les premiers livres animés pour la jeunesse. Chez les Libraires associés, 2018.

[2] Sébastien Mercier, chap. « La poupée de la rue Saint-Honoré », Tableau de Paris, vol. 2, Société typographique, 1782.

[3] Alfred Franklin, Dictionnaire historique des arts et Métiers, H. Welter, 1906, p. 594.

[4] Voir Raymond Gaudriault, La Gravure de Mode Féminine en France, Éditions de l’Amateur, 1983.

[5] Neil McKendrick, « The commercialisation of fashion », in Neil McKendrick, John Brewer and J.H. Plumb, The Birth of a Consumer Society : Commercialization of Eighteenth Century England, Hutchinson, London, 1982, p. 34-99

[6] Brevet 1BA5134 conservé à l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI).

[7] Quatorze d’entre elles, imprimées par Junca, ou Aubert et Junca, sont décrites dans M.J.F. Mahérault et E. Bocher, L’œuvre de Gavarni… Catalogue raisonné, Librairie des bibliophiles, 1873, p. 579-582. Ajoutons que, par ailleurs, Gavarni a représenté « Madame Caroline » dans Paris marié de Balzac, sous l’apparence d’une poupée « Psyché » dressée sur son socle (Paris, Hetzel, 1846).

[8] Sur Psyché et La Poupée modèle, voir D. et F. Thiemer, op. cit., p. 28 et sq, p. 125, 359 et sq.

[9Ellen, or The Naughty Girl Reclaimed (1811) ; Frank Feignwell’s Attempts to Amuse His Friends on Twelfth-Night (1811) ; Young Albert, the Roscius (1811) ; Phoebe, the Cottage Maid (1811) ; Hubert, the Cottage Youth (1812) ; Lucinda, the Orphan (1812) ; Lauretta, the Little Savoyard (1813) ; Cinderella, or the Littel Glass Slipper (1814) ; Frederick, or the Effects of Disobedience (1816).

[10] Gerald Kahan, George Alexander Stevens and the Lecture on Heads, University of Georgia Press, 2008. Voir Katherine H. Adams & Michael L. Keene, Paper Dolls, Fragile Figures, Enduring Symbols, McFarland, 2017, p. 57 et sq.

[11] J. Desse en donne une description détaillée et illustrée, op. cit., p. 77-185.

[12] Michel de Certeau, « Lire, un braconnage ». L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Gallimard, nouvelle édition établie et présentée par Luce Giard, 1990, page 245.

[13] Jacqueline Reid-Walsh, « Activity and agency in historical “playable media” », Children and Media 6, No.2, 2012, p. 164-181.

[14] Voir sur ce point Hannah Field, « A story, exemplified in a series of figures : paper doll versus moral tale in the nineteenth century », Girlhood Studies, 5 (1), (2012), p. 37-56. En ligne : http://sro.sussex.ac.uk/56748/

[15] Voir Judy M. Johnson, History of Paper Dolls : http://www.opdag.com/history.html

[16] Linda Ocasio, « Fluffy Ruffles : The “It” Girl of 1907 », https://medium.com/@uftlindaocasio.

[17] Le musée Yves Saint Laurent Paris conserve 11 poupées, 443 vêtements et 105 accessoires datés de 1953 à 1955.