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l’anti-mode, ou : quand l’habit fait le héros

Thierry Groensteen

[Juin 2019]

Certains personnages de bande dessinée, féminins tout particulièrement, suivent l’évolution vestimentaire et sont toujours habillés à la mode du temps.
Mais beaucoup d’autres portent un costume inaltérable, et cette mise, contribuant de façon décisive à la fabrication de leur identité, les rend iconiques – à l’instar des grand héros mythiques : Tarzan et son pagne, Zorro avec sa cape, son loup, son chapeau et son épée, Charlot avec son chapeau melon et sa canne. De ces personnages indifférents à la mode, on peut dire qu’ils portent un uniforme et que celui-ci à la fois les arrache au temps et, au même titre que leur morphologie, fait complètement partie de leur design, comme une seconde peau.

Même sans être féru de bande dessinée, qui ne reconnaîtrait immédiatement les pantalons de golf et le pull bleu ciel de Tintin, le chandail de Haddock, le costume de groom de Spirou, la redingote, le pantalon à pattes d’éléphant, la casquette et l’anneau de Corto Maltese ? De Bécassine à Popeye en passant par Gaston, Hypocrite, Nancy, Batman, Charlie Brown ou Robert Bidochon, la liste est longue de ces personnages de papier dont la silhouette est légendaire. Il en va de même pour tous les grands héros de la pop culture contemporaine (de Harry Potter à Gandalf), ce qui permet aux amateurs de cosplay de s’approprier leur silhouette et d’être immédiatement identifiés par leurs autres fans.

Cette stabilité dans l’apparence se révèle d’une importance particulière quand le personnage passe entre les mains de plusieurs artistes successifs, qui peuvent en altérer considérablement le design en les réinterprétant dans leur style propre. Par-delà les fluctuations qu’imposent ces changements de dessinateurs, l’uniforme devient alors, plus que jamais, le garant de la permanence du héros comme dramatis personae, figure fictionnelle déjà ancrée dans l’imaginaire collectif.

Pour le centenaire de Bécassine, quelques stylistes avaient cependant imaginé pour elle un costume plus moderne, un relooking intégral.

Bécassine rhabillée par Daniel Jasiak (2005).

Il arrive qu’un personnage abandonne son uniforme et, obéissant aux nécessités de l’intrigue, se présente à nous sous des habits neufs. Catherine Örmen a étudié ces variations dans un cas d’espèce, celui de Corto Maltese. Comme il est de règle pour tous les personnages, vraisemblance oblige, son habillement s’adapte d’abord « aux climats qu’il traverse : pour les frimats, de longs manteaux de fourrure noir (Corto Maltese en Sibérie) ou de peau retournée beige (Sibérie) et des bottes fourrées (La Maison dorée de Samarkand) et, à l’inverse, une saharienne, un costume blanc, une djellaba et une tenue de bédouin sous le ciel des tropiques (Les Ethiopiques). » A d’autres moments, il adopte, « dans le feu de l’action », des « vêtements pratiques », tel qu’un tee-shirt. Pourtant ces écarts n’altèrent pas l’image que nous avons de lui en éternel dandy vêtu d’un sempiternel « costume emblématique et romantique » [1].

On trouve chez Hergé d’autres exemples intéressants de variations dans l’habillement. Dans Les 7 Boules de cristal, épisode qui suit l’acquisition du château de Moulinsart à la fin du Trésor de Rackham le Rouge, Haddock joue au châtelain, s’essaie à l’équitation. Il apparaît à Tintin en grande tenue de cavalier, avec un détail anachronique : le monocle supposé signaler son nouveau statut social. Sa coiffure aussi a changé : il porte les cheveux disciplinés, partagés par une raie au milieu. Plus tard, au Music-Hall Palace, le capitaine s’est habillé en smoking tandis que Tintin, pour faire bonne figure, porte costume et cravate. On verra encore Haddock en veste à carreaux marron, pantalon beige, et cravate verte à rayure. Ce n’est qu’à la fin de l’album (à partir de la page 51) qu’il retrouve son bon vieux pull marin et sa casquette, au moment de quitter le château pour partir avec Tintin à la recherche de leur ami Tournesol.
Le monocle ne réapparaîtra jamais. Mais dans L’Affaire Tournesol (soit cinq albums plus tard), Haddock se promène dans la campagne brabançonne élégamment vêtu en gentleman farmer, avec cravate, gilet, chapeau. Plus loin (page 14), il porte un foulard. Une nouvelle fois, c’est au moment de quitter Moulinsart pour Genève que le capitaine réintègre son « uniforme » – qui est proprement le costume de l’aventure.
La Castafiore, qui s’est invitée à Moulinsart pour l’épisode des Bijoux, fait la leçon à son hôte (p. 22) : « Un chandail, ce n’est pas une tenue pour un homme de votre âge, voyons ! C’est comme vos cheveux !... Quand donc apprendrez-vous à vous coiffer convenablement, au lieu d’essayer de singer la nouvelle vague ? » Piqué au vif par ces remarques, le capitaine apparaîtra cravaté (et changera même de cravate chaque jour !) pendant le reste du séjour de la diva, avec les cheveux bien peignés sur le côté. Mais sitôt son invitée repartie, il réintégrera son éternelle tenue de loup de mer.
Est-ce un hasard si, chaque fois que le capitaine fait assaut d’élégance, son corps en sort meurtri ou ridiculisé ? Dans Les 7 Boules, il tombe de cheval. Dans L’Affaire Tournesol, il se retrouve coiffé d’une tête de taureau qui le transforme en minotaure grotesque. Dans Les Bijoux, il se déplace en fauteuil d’infirme. Ainsi le retour à sa tenue fétiche signe-t-il aussi, chaque fois, la fin (provisoire) de ses ennuis, les retrouvailles avec son intégrité physique.

Il existe enfin quelques personnages qui, sans suivre la mode, ont endossé différentes identités successives et autant de panoplies : ainsi du Gai-Luron de Gotlib quand il parodiait Robin des Bois, Tarzan ou Nasdine Hodja dans les pages de Vaillant, ou de Cubitus, sous le crayon de Dupa, dans ses propres avatars parodiques. Dans les deux cas, les métamorphoses semblent autorisées par le fait qu’il s’agit de chiens dont l’état naturel est la nudité. Leur costume, c’est leur fourrure. Quand ils portent l’habit, il s’agit toujours déjà d’un travestissement.
Il en va autrement de Dickie, une création du Hollandais Peter de Poortere, protagoniste de saynètes sans paroles. Initialement et « théoriquement » défini, et vêtu, comme un agriculteur, Dickie devient au fil des volumes [2] un personnage protéiforme qui se promène dans toutes sortes d’époques. Le héros n’est alors qu’une sorte de pure effigie offrant avec flegme sa silhouette et son nom à de multiples emplois. Performer plutôt que character.

Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland

Little Nemo représente à lui seul une catégorie à part. Car son uniforme inaltérable, c’est la chemise de nuit dans laquelle nous le retrouvons dans la dernière vignette de chacune des planches qui composent sa geste, au moment du réveil. Au contraire de Haddock qui revêt son costume quand il s’engage dans l’aventure, Nemo réintègre le sien à l’instant où il s’en extrait. C’est que ses aventures, taillées dans l’étoffe du rêve, ressemblent au monde enchanté du jeu, des fêtes, des parades, du cirque, et que, de séquence en séquence, l’enfant peut incessamment changer de panoplie. « Je est un autre », telle pourrait être la devise de l’enfant-songe.

Thierry Groensteen

[1] Catherine Örmen, « Quel Look ! », L’Histoire & Marianne, hors série Corto Maltese, juillet 2013.

[2] Successivement publiés, depuis 2001, aux éditions Bries, Les Requins marteaux et Glénat.