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mode et bande dessinée.
quand le dernier cri est celui de tarzan

Sandrine Tinturier

[Juin 2019]

« Le dispositif sémiotique de la bande dessinée (...) s’est révélé suffisamment souple pour se configurer/se reconfigurer sur des supports variés » [1], assez souple pour s’imprimer sur du coton ou de la soie comme il l’était sur du papier journal ou la toile d’un peintre ; assez souple pour devenir une seconde peau marquée de signes, une peau colorée, satinée, métallisée. La bande dessinée contamine l’imaginaire collectif, l’art puis la mode, qui la transforme à nouveau en consommable, comme un retour à ses origines. Son élasticité la fait passer de la low à la high culture, du kiosque à journaux au musée, du prêt-à-porter de masse à la haute couture.

« Ah ! Ces Grecs, comme ils savaient vivre ! Cela demande la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels... par profondeur ! »
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir
(traduction Alexandre Vialatte, éditions Gallimard)

Robe longue
de Jean-Paul Gaultier, s.d.

Ce sont tout d’abord les couturiers du baby-boom, Jean-Charles de Castelbajac (1940), Gianni Versace (1946), Thierry Mugler (1948), Jean Paul Gaultier (1952), Dolce & Gabbana (1958 et 1962), adolescents des années 1960, rompus à la lecture des comic strips et autres comic books, qui investissent ce banal pour mieux en libérer leur créations et promettre aux hommes et aux femmes de changer de peau, d’afficher ou de devenir leurs héros. Une deuxième génération suivra, celle qui a intégré une histoire de la mode déjà imprégnée de ces références, Jeremy Scott, Alexander McQueen, Rick Owens, Gareth Pugh, Walter van Beirendonck, et Bernhard Willhelm.

Pour ces créateurs, couturiers ou stylistes, œuvrant en haute couture ou en prêt-à-porter, la bande dessinée apparaît comme un vaste répertoire de motifs et de formes dans lequel la mode peut puiser à son gré. Les raisons pour lesquelles, à des moments particuliers de l’histoire de la société, certains créateurs plutôt que d’autres citent cet univers sont multiples. L’immersion de l’habillement dans ce monde graphique révèlent des notions qui dépassent le simple recours à une iconographie disponible. Lorsque la mode se drape de bande dessinée, se pare des figures de nos enfances, des attributs des héros de notre imaginaire contemporain, c’est le corps social qui peut être ausculté.
Le vêtement dérobe à la bande dessinée son motif et ses silhouettes, pour abriter les corps ou les exposer. Ce médium étend le champ stylistique de la mode, de l’androgynie adolescente à l’hyper-sexualisation. Les créateurs, comme les dessinateurs, peuvent gommer ou exacerber les formes d’un corps.

En étudiant la démarche des créateurs de mode qui consiste à transformer les individus en étendards de l’industrie Disney ou à les muer en créatures fantastiques, nous pressentons qu’il ne s’agit pas là d’un simple jeu de rôle mais bien d’un engagement plus profond.

Foulard Valentina, d’après Guido Crepax. La Rinascente, 1970

Les enfants et les adolescents recherchent un peu d’évasion dans cette littérature où l’anthropomorphisme et la métamorphose tiennent une place particulière. Les images sont un moyen pour ces adultes en devenir de maîtriser des expériences éprouvées face aux changements psychiques et physiques qu’ils découvrent. Les personnages-animaux plongent les lecteurs dans un univers qui, offrant des situations récurrentes donc identifiables, apaisent les craintes face à l’inconnu du futur. Les super-héros accompagnent les angoisses d’un corps qui se transforme, qui meurt mais qui n’oublie jamais de ressusciter au prochain numéro. Ces personnages sont autant de signes qui, en mettant à distance la réalité, calme une inquiétude face à ce qu’on ne contrôle pas. Cette pratique de consommation d’images, ses vertus, est analysée par Jean Baudrillard dès 1970 : « Nous vivons ainsi à l’abri des signes et dans la dénégation du réel. (…) L’image, le signe, le message, tout ceci que nous “consommons”, c’est notre quiétude scellée par la distance au monde et que berce, plus qu’elle ne la compromet, l’allusion même violente du réel. » [2]

Boxers de la marque Freegun, sous licence DC Comics. s.d.

La BD fait surface, du blason au motif

Jean-Charles de Castelbajac a fait entrer Snoopy puis Mickey Mouse et Buggs Bunny dans le vestiaire de la mode au début des années 1980, en imaginant des pull-overs pour la marque italienne Iceberg. Alors que les motifs des productions en maille se limitent encore aux rayures, aux losanges et aux jacquards, il choisit de s’approprier par ces personnages de comic strips, de Disney et de Looney Tunes, des images et donc des signes préexistants.

Jean-Charles de Castelbajac,
mini-robe Mickey, s.d.

Ce que Castelbajac pose à la surface du vêtement, ce n’est pas seulement l’image Mickey sur son support de papier journal qu’il a pu avoir entre ses mains d’enfant mais aussi le personnage de la toile Look Mickey tracé au pinceau par Roy Lichtenstein en 1961, le Mickey Mouse entré au musée des Arts décoratifs pour l’exposition Bande dessinée et figuration narrative en 1967 ou celui imprimé sur les tee-shirts de toute une génération de gosses américains, dont le jeune Mickael Jackson posant pour ses premiers clichés de star en devenir. La silhouette de Mickey Mouse a déjà mis son empreinte sur la rétine contemporaine, elle a été digérée par le Pop Art. Alors âgée de plus d’un demi-siècle, la souris est un personnage signifiant porteur de références, il est un élément de langage que l’on peut manier pour s’exprimer, pour établir une communication avec autrui.

Les impressions textile au motif de héros de bande dessinée existent déjà, mais c’est à Castelbajac que l’on attribue la paternité de cette mode à leur effigie. Il est, en effet, le premier à avoir vu dans ce geste la création d’une héraldique moderne et envisagé le pouvoir communicationnel du héros de bande dessinée dans une production de mode, en dehors de l’industrie textile du souvenir. Comme un aristocrate ayant donné ses lettres de noblesse aux formes dessinées, le marquis de Castelbajac a créé des blasons modernes. Les héros de la jeunesse possédaient déjà toutes les caractéristiques du blason, l’identification immédiate et efficace d’une forme simple et lisible cernée de noir et l’utilisation limitée de quatre couleurs. Longtemps après leur abolition par la Révolution française, de nouveaux blasons aux motifs d’animaux anthropomorphes, reviennent s’afficher sur le torse des hommes. Les intentions sont les mêmes, l’image identifie le porteur et l’inscrit d’emblée dans une lignée, une collectivité ; elle participe à forger une identité individuelle et collective.
Les vêtements blasonnés, armoriés, foisonnent dans les années 1980. Des marques, souvent italiennes, comme Fiorucci et Moschino, reprennent, après Iceberg, cette iconographie familière. C’est une mode jeune faite par des jeunes à l’intention des jeunes. Mickey Mouse, Snoopy, puis les super-héros, Batman, Superman, Spiderman, s’inscrivent en armoiries et l’on peut se demander pour quel combat ces armes sont apparues.

pull Rag & Bone, pour les 90 ans de Mickey

Dans les années 1970, le prêt-à-porter s’installe durablement dans la consommation de mode. Le vêtement connait déjà la production en série pour « assumer les besoins d’une clientèle élargie par l’évolution économiques et les progrès de l’information mode » [3]. Mais ce qui se joue avec le développement de ce mode de production, c’est la diversification du vêtement qui permet des représentations de soi de plus en plus variées. Le code vestimentaire passe de « ce que l’on doit porter » à « ce que l’on désire montrer ». L’idée d’un vêtir qui distinguait non pas les personnes mais une classe d’âge ou une classe sociale entière, se dissout dans une mode plurielle qui prône l’individualisation. Le jeune adulte doit se forger une identité par son habillement, et c’est guidé par ses seuls goûts, qu’il opère une sélection dans un panel de plus en plus en étendu de couleurs, de motifs, de matières et de coupes. Le choix de vêtement devient le moyen de s’exprimer, de s’affirmer, de matérialiser sa personnalité. Le vêtement prend la forme d’un discours sur soi et d’un langage pour communiquer avec les autres. Les garde-robes s’étoffent pour déborder. Cette génération confrontée à l’abondance vestimentaire semble prise d’un vertige.

Georges Perec analyse en 1976, ce climat d’insécurité que génère la mode. « La mode accentue l’instable, l’insaisissable, l’oubli : dérision du vécu ramené à des signes dérisoires, aux artifices de la patine et du skaï, à la grossièreté des faux-semblants. (...) Connivence factice, absence de dialogue : on partage la misère d’un code sans substance : le dernier cri...
Le contraire de la mode, ce n’est évidemment pas le démodé ; ce ne peut être que le présent : ce qui est là, ce qui est ancré, permanent, résistant, habité : l’objet et son souvenir, l’être et son histoire. » [4]

Face à cette perte de sens économique et social du vêtir, les petits personnages des comics s’avèrent un refuge. Ils permettent aux jeunes adultes de se reconnaître eux-mêmes et de se reconnaître entre-eux. Mickey Mouse est ancré dans histoire, il existe et résiste au temps qui passe, aux générations qui se succèdent. Se l’approprier en l’arborant sur un vêtement unisexe, concourt à réenchanter un présent incertain, à créer une communauté avec ceux qui le portent sur eux.

Jean-Charles de Castelbajac, collection automne-hiver 1989.

Castelbajac poussera le vêtement-refuge jusqu’à son paroxysme en inventant une veste-accumulation de peluches Snoopy, pour la collection automne-hiver 1989. Lors du défilé, Vanessa Paradis, restée pour le public l’éternelle gamine qu’il a connue au début de la décennie, s’abritera dans ce doudou de mode rassurant.

La mode mourait jeune lorsque Jean Cocteau se penchait sur son cadavre en 1925 pour en voir la noblesse, la légèreté si grave ou son côté touchant. Près d’un siècle plus tard, la multiplication des collections de prêt-à-porter et de haute couture, l’accélération de la production, l’invention incessante de nouveaux produits l’amène à mourir bien plus de deux fois par an. Dans une fuite éperdue en avant, le vêtement, appropriation et support de l’image dessinée, s’enrichit de nouvelles notions et de nouvelles pratiques.

L’essor de l’intérêt du grand public pour les anniversaires qui s’inscrit dans un mouvement plus vaste d’essor des entreprises de mémoire, de la généalogie, amène notre société à compter les années, à fêter les anniversaires de ses héros de bande dessinée.
Pour fêter les 60 ans des personnages de Peanuts en 2010, Lacoste propose une série de polos sur lesquels Snoopy, Charlie Brown, Linus et Woodstock jouent avec le crocodile brodé sur la poitrine du vêtement. Cinq ans plus tard, Lacoste réitère la production de vêtements à l’effigie des Peanuts, remplaçant Woodstock par Lucy et intégrant ainsi un peu de féminin. La collection capsule est destinée aux concept stores. Cette volonté de raréfier la production en la vendant en série limitée et seulement à des dates anniversaires semble assez symptomatique de la période actuelle, où l’image des figures de comics est mondialement diffusée sur tous types de supports, de la production bon marché au luxe.

Tenues Moschino 2019

L’éventail très large de marques rendant hommage à Mickey pour ces 90 ans, le 18 novembre 2018, indique la puissance signifiante du personnage imaginaire le plus reconnu dans le monde devant le père Noël. Invités officiel à la fête d’anniversaire par la licence Disney, Lacoste (encore), la marque de jeans Levi’s, le prêt-à-porter Rag & Bone, une marque taïwanaise Shiatzy Chen, la chaîne de magasins Bershka, le spécialiste du jogging français Sweet Pants, Calzedonia pour la lingerie, Nixon et le lunetier Opal pour les accessoires.

D’autres invités très chics se sont invités à la party, parmi les plus notoires : Marc Jacobs avec une collection capsule de 4 pièces intitulée The True Original, comprenant une robe pull et un sweat zippé aux coupes et aux motifs oversize, une jupe courte et un blouson de demin avec un imprimé agrandi et incomplet ; Saint Laurent a proposé deux pièces, une chemise à l’élégant motif imprimé de semis de silhouettes de Mickey sur soie noire à 890 euros, et un carré de soie assorti à 595 euros.
Du haut en bas, Mickey rayonne. Il faut qu’il soit devenu un motif au même titre que les rayures pour pouvoir s’adresser au même moment à des clientèles aussi diverses, sans que les classes favorisées ne s’inquiètent de voir des désargentés arborer la même effigie.

Jeremy Scott pour Adidas, chaussures hommes « Mickey »
printemps/été 2010, collection Mickey Hi

La mode surfe sur la rareté pour avoir encore quelque chose à faire dire à ces personnages qui nous habillent depuis cinquante ans. Au XXIe siècle, Castelbajac devient « Djay-ci-di-ci », le monde du hip hop américain, Jay-Z en tête, s’empare de son imagerie et de ses créations, dégottant des vintages des années 1980 et 1990 dont les produits rares, vieux de quarante ans, de la marque Iceberg.

Le corps fait surface

Enfiler une cape pour voler, un masque pour devenir un autre, relève du mimicry. C’est l’une des quatre catégories fondamentales du jeu définies par Roger Caillois (avec la compétition, le hasard et le vertige) : « Le sujet joue à croire, à se faire croire ou à faire croire aux autres qu’il est un autre que lui-même. » L’enfant se déguise par jeu, l’insecte ou l’animal transforme son apparence par nécessité, pour se protéger. L’attitude de l’adulte qui masque son corps a des significations plus complexes mais on y trouve toujours ce même principe de suspension du réel, dans « La dissimulation de la réalité, la simulation d’une réalité seconde » [5].

Thierry Mugler, Catwoman, collection de prêt-à-porter
automne-hiver 1996/1997 « Les Amazones »

Au-delà de leur fonction de protection, les vêtements nous permettent de mettre en scène notre corps, de dissimuler nos défauts, de brouiller nos identités. Comme le costume aux couleurs primaires de Superman cache la timidité et le statut de modeste reporter de Clark Kent, notre habillement nous donne le pouvoir d’affronter le monde. Nous sommes en quelque sorte tous des super héros parce que nous sommes capables de nous imaginer quelques secondes invincibles, revêtus d’un blouson de cuir ou chaussés d’une paire de bottes gainant parfaitement nos pieds.
Dans une démarche qui consiste s’inspirer de la silhouette des figures de la bande dessinée, les créateurs s’emparent la plupart du temps de personnages maîtres de leur destin, d’héroïnes qui apparaissent comme des femmes libérées, assumant leurs désirs, de héros à la virilité et aux muscles exacerbés.
L’apparition de ces silhouettes dans la mode s’inscrit dans des moments particulier de l’évolution de la société, des circonstances relatives à l’émancipation de la femme, sa liberté sexuelle ou son autonomie financière et à la libéralisation des mœurs, en général.

Le personnage de Barbarella, créé par Jean-Claude Forest en 1962, est un signe de l’affranchissement de la beauté qui occupe la décennie qui débute. Dans l’histoire de la beauté, Georges Vigarello analyse « l’érotisation, la présence d’une beauté plus provocante, une allure affranchie heurtant comme jamais réserves et conventions » [6] propre à cette époque. L’animale Brigitte Bardot, inspiratrice du personnage de Barbarella, devient le symbole d’une femme nouvelle qui agit selon sa conscience avec le « courage de faire ce qu’il lui plait quand ça lui plait » [7]. Objet de désir, elle revendique aussi l’affirmation de ses désirs. En 1964, Paco Rabanne semble être le seul couturier à pouvoir habiller la créature Barbarella qui est portée à l’écran et finalement interprétée par Jane Fonda. L’utilisation de matériaux contemporains, le rhodoïd, le plastique, le métal, dont Paco Rabanne est l’inventeur, inscrivent d’emblée cette figure féminine dans le futur mais protège aussi son corps d’amazone guerrière d’une carapace qui moule ses formes de manière très érotique.

Le corset revisité par Alaïa

Les costumes à la féminité exacerbée, tels que ceux créés par Paco Rabanne, sont assez anecdotiques dans la mode des années 1960. Il faudra attendre vingt ans pour que cette silhouette de bande dessinée cesse d’être un cliché relevant du poncif du fétichisme masculin. Dans les années 1980, en effet, trois couturiers, Montana, Mugler et Alaïa, vont créer une garde-robe pour une femme nouvelle investie d’un pouvoir économique et social sans précédent. Ils érotisent la figure féminine, collent le vêtement au plus près de sa peau, emploient des coupes, des matériaux et des accessoires faisant clairement références à pratiques sexuelles jugées subversives, le sado-masochisme, le bondage, etc. Maîtresse de ses décisions, la femme habillée par ces créateurs prend des allures de maitresse SM. Elle est Barbarella, mais s’inspire aussi de personnages sombres à la tension érotique encore plus marquée. Telle la Valentina créée par Crepax en 1965 sur le modèle de Louise Brooks, souvent en dessous noirs et partiellement dénudée, ou, plus contemporaine, Freida Boher, la doctoresse nymphomane et nécrophile qui met son génie au service de sa sexualité, dans la bande dessinée Nécron par Magnus en 1981. Ces héroïnes ont un métier, une carrière, du pouvoir, une anatomie parfaite. Elles savent ce qu’elles veulent et l’obtiennent, elles seront le modèle du féminin dans la mode.

Le vêtement gaine de cuir, de latex, de métal, dénude les mannequins des podiums comme les héroïnes de papier. Il glorifie et met en valeur un corps tonique, dressé à coup de régime basses calories, de jogging et d’aérobic. La place du corps dans cette décennie est fondamentale. L’obsession des enveloppes corporelles diffuse « un amour du lisse, du poli, du frais, du svelte et du jeune ; et avec celui-ci (…) une dénégation des marques du vieillissement. Le déni laborieux d’une mort annoncé. ». L’anatomie parfaite, musclée, hyper sexualisée de Valentina ou Frieda, leur éternelle jeunesse, leur pouvoir de séduction, trouverait dans la création de mode des années 1980, une garde-robe idéale : « Chaînes, lanières de cuir, pantalons zippés devant et derrière : les podiums étaient envahis de tout l’attirail des mondes nébuleux du sexe tandis que les femmes, vêtues de tenues fantaisistes en cuir ou en caoutchouc y faisaient rage en glorifiant le fétichisme masculin. Les colliers de chien des punks réapparurent, ainsi que l’accoutrement de cuir noir du motard. Thierry Mugler alla encore plus loin : dans un décor inspiré de Crash, roman de J. G. Ballard, il fit défiler des bustiers inspirés des motos Harley Davidson. » [8]
Les éléments du costume parmi les plus signifiants des liens tissés entre la bande dessinée et la mode sont ceux qui couvrent des parties du corps très spécifiques. Des coiffes mettent en valeur les têtes, des bustiers exhibent des poitrines protubérantes, des corsets enserrent des tailles de guêpe, des cuissardes gainent des jambes sans fin et les talons sont si hauts qu’ils sont sans doute conçus pour mener seulement du canapé au lit.

Ces attributs ont une connotation très forte, ils renvoient à nombreux univers, du monde des Dieux de l’Olympe à celui du fétichisme. Les parures de plumes des vainqueurs Indiens, se retrouvent sur la tête des créatures de Thierry Mugler et ne renvoient en aucune manière à la fragilité de l’oiseau, il s’agit bien là d’un trophée destiné à une sur-femme. La couronne des Dieux et des rois posée sur la chevelure noire de Wonder Woman dit la position de domination de celle qui la porte, tout comme la coupe de cheveux de Louise Brooks arborée par Valentina.
La ceinture, et le corset qui est son développement, marquent la taille des héroïnes de bande dessinée et sont chargés d’un riche symbolisme. Protégeant la partie la plus vitale de l’individu, en dessus et en dessous de la taille, ils désignent la partie du corps qu’elle doit recouvrir. Ce sont des attributs à fort potentiel érotique, puisqu’ils attirent le regard vers ce que l’on cache. Accessoire essentiel de l’érotisme, le corset devient aussi l’objet de l’attention de tous les couturiers des années 1980, d’Issey Miyake à Alaïa, de Mugler à Gaultier qui cependant l’utilisent avec une approche parodique. Les tailles des super-héros féminins comme masculins sont invariablement marquées de ceinture. Sous la ceinture des premiers Superman et Batman, une culotte de couleur vive semble une « rudimentaire protection sexuelle plus efficace matériellement et à peine symbolique puis qu’elle souligne sans équivoque la virilité. » [9]
Cette zone est aujourd’hui plus signifiée par une protubérance que par une couleur, elle rappelle la braguette ostentatoirement rembourrée des aristocrates du XVIe siècle.

Le bustier qui met en évidence la poitrine est lui-aussi décliné par de nombreux créateurs, et si « le fait d’exhiber sa poitrine comme une zone érogène n’était pas nouveau, (…) l’enfermer dans une carapace de telle sorte que la femme semblait appartenir au mode des insectes – image de prédatrice finalement vulnérable – était totalement novateur. » [10]
Enfin, les bottes et les cuissardes évoquent l’emprise sur le monde des héros de bande dessinée comme des femmes contemporaines.

La mue que propose la mode sur le modèle de la bande dessinée dépasse le seul fait de changer d’apparence. Elle brouille, trafique les identités. Si elle autorise la femme à exprimer son pouvoir, elle permet aussi à l’homme de devenir un objet de séduction, de revendiquer une sensibilité jusqu’alors dévolue au féminin.

« De tous les stylistes de sa génération, Jean-Paul Gaultier est sans doute celui qui a vêtu, paré, déguisé, de la manière la plus spectaculaire, l’indissoluble énigme de cet entre-deux (masculin-féminin). (...) c’est parce qu’il a déplacé et condensé en figures et en prouesses de mode les après-coups de deux mouvements de mœurs des années 1970 : le mouvement de libération de la femme et, plus encore peut-être, la sortie des homosexuels du "placard" ».
Jean-Paul Gaultier érotise le masculin, met en scène le corps de l’homme dans une démarche jumelle de celle de Tom de Finland, premier dessinateur à proposer un érotisme gay et viril [Voir dans ce dossier l’article de Christophe Bier]. Les deux créateurs s’emparent de la figure du marin, « poncif de l’iconographie érotique homosexuelle » [11] et, répondant aux nouvelles exigences esthétiques de leur temps, en accentuent la virilité. Cette hypervirilité, nouveau code de la communauté gay, se matérialise dans la mode par des créations qui valorisent un corps travesti de muscles.

A la question : comment situer le rôle de l’homme, Gaultier répond : « Surtout, ne pas chercher à fixer son comportement sur celui de la femme et ne plus chercher à tout prix à s’en distinguer. Réagir également contre l’image de l’homme fort qui ne pleure jamais et ne montre jamais ses sentiments, bref, se libérer de l’handicap de John Wayne ou de Jean Gabin incarnant l’image de l’homme protecteur, intransigeant et qui sait tout. » [12]
A la manière des super-héros, l’homme de Gaultier oscille entre image virile et sensibilité. Sous une musculature et un costume, il cache un frêle physique d’adolescent comme Peter Parker, un cerveau très humain comme Bruce Wayne ou une timidité paralysante comme Clark Kent.

« Rehaussant la beauté des corps et soulignant la différence de genre, les parures jouent un rôle d’attracteurs sexuels non seulement par intensification “directe” de l’impact visuel, mais aussi par leur pouvoir symbolique en tant que signes (…) Ce qui séduit, ce sont les symboles et non les seules qualités esthétiques des parures. » [13]

Défilé Moschino automne-hiver 2015

L’habit, parce qu’il transforme l’être humain, le protège, le rend plus beau et attractif, le rectifie, se fait l’écho l’univers de la bande dessinée lui-même parcouru par la métamorphose. Le héros changé en animal, en insecte ou en machine, en créature surnaturelle, possède une richesse métaphorique. La bande dessinée s’offre à la mode comme un réservoir des formes, des motifs, des couleurs mais elle représente surtout un répertoire de messages immédiatement compréhensibles parce que déjà intégrés dans notre conscience collective. La mode qui intègre ces éléments se dote d’une nouvelle dimension, en se saisissant d’un discours supplémentaire posé à la surface du vêtement. A travers la bande dessinée, la mode réinvente en quelque sorte la tenue d’apparat.

Sandrine Tinturier

Diplômée en histoire de l’art et spécialisée dans la place de l’objet sériel en art contemporain, Sandrine Tinturier « tombe » dans la mode en intégrant l’inventaire d’une des plus riches collections textile, celle des Arts Décoratifs. Elle occupe par la suite le poste de responsable de la conservation à la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent où le patrimoine s’étend du croquis au vêtement, du patron au bouton, de l’échantillon de broderie à la mémoire d’un lieu. Elle est actuellement commissaire d’exposition et auteure d’articles et textes sur l’histoire de la mode.

[1] « Le dispositif sémiotique de la bande dessinée (globalement acquis dès les Katzenjammer Kids de Dirks en 18972) s’est révélé suffisamment souple pour se configurer/se reconfigurer sur des supports variés dès lors qu’ils en respectaient les contraintes sémiotiques : images fixes (mais néanmoins dynamiques) et séquentielles, privées de bande-son (mais réussissant à produire du son dans la bande par une idéographie spécifique), muettes (mais parvenant néanmoins à traduire la parole dans des bulles), spatiales (tout en maîtrisant le temps, grâce au cartouche ou au flash-back ainsi qu’à son propre déroulé (rythme) et à la planche comme mémoire), trouant en quelque sorte la surface de la page en projetant un espace 3D en profondeur. », Pascal Robert, « La bande dessinée, une subversion sémiotique des supports de l’intermédialité ? », Communications & langages, No.182, décembre 2014, p. 45.

[2] Jean Baudrillard, La Société de consommation, Denoël, 1970, p. 32.

[3] Yvonne Deslandres, Le Costume, image de l’homme, éditions du Regard, 2002, p. 205.

[4] Georges Perec, « Douze regards obliques sur la mode », Penser/Classer, Hachette, p. 55.

[5] Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, Gallimard, 1967, p. 61-66.

[6] Georges Vigarello, Histoire de la beauté, Seuil, 2004, p. 226.

[7] Commentaire d’un personnage dans le film Et Dieu créa la femme de Christian Vadim, 1956.

[8] Colin McDowell, La Mode d’aujourd’hui, Phaidon, 2003, p. 407.

[9] Maguelonne Toussaint-Samat, Histoire morale et technique du vêtement, Bordas, 1990, p. 22.

[10] Colin McDowell, La Mode d’aujourd’hui, op. cit., p. 407-408.

[11Histoire de la virilité, sous la direction de Jean-Jacques Courtine, tome 3, Seuil, 2011, p. 427.

[12] « Jean-Paul Gaultier, créateur insurrectionnel, la mode reconnaissante »,L’Officiel de la mode, novembre 1988, p. 208.

[13] Gilles Lipovetsky, Plaire et toucher. Essai sur la société de séduction, Gallimard, 2017, p. 137-138.