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soie, dentelle, cuir et acier

Christophe Bier

[Juin2019]

« Azura descendait l’escalier enveloppée de flammes, et elle avait l’apparence d’une grande prostituée couverte d’un manteau de pourpre et d’écarlate, ornée d’or, de pierres précieuses et de perles, ivre du sang des hommes venus de la Terre. » En termes passionnés, Umberto Eco rend hommage aux envoûtantes antagonistes des héros de l’Âge d’or des comics américains qui ont hanté son imaginaire [1]. Ici, il fait allusion à la reine-sorcière de la planète Mongo, qui drogue Flash Gordon pour en faire son amant, dans un récit de 1935.

Alex Raymond, Flash Gordon

Cet émoi érotique naît de la puissance d’évocation d’Alex Raymond. Son trait dynamique rend les corps charnels et fait de son récit science-fictionnel l’enjeu d’une mode futuriste digne des excentricités hollywoodiennes du Pré-Code [2]. Azura, en robe moulante rouge, décolletée dans le dos jusqu’aux reins, ou vêtue d’une étoffe d’or transparente et drapée dans une large cape bleue, aurait pu être habillée par Mitchell Leisen, le chef costumier favori de Cecil B. DeMille, qui érotisa Claudette Colbert pour Le Signe de la croix et Cléopâtre, péplums plus décadents que bibliques. Eco évoque aussi l’aventurière Dragon Lady, créée en 1934 par Milton Caniff dans Terry et les pirates, Orientale vénéneuse en robe fourreau de soie noire ou robe jaune fendue en haut de la cuisse.

Par le biais de la mode, l’érotisme entre en contrebande dans ces comics destinés à la jeunesse. Un degré est franchi au début des années 1940 avec les redresseuses de torts, qu’elles soient filles de la jungle (Sheena, en body léopard décolleté), super-héroïnes (Wonder Woman, en short bleu étoilé) ou justicières (Phantom Lady, en maillot de bain jaune et cape verte). Les dessinateurs jouent sur le good girl art [3]. Les vêtements moulants comme une seconde peau ne gênent jamais ces sportives toujours bondissantes. Dans les situations extrêmes, ils se déchirent facilement. Miss Fury est la première à se battre, dès avril 1941, créée par une femme, June Tarpé Mills. Sa combinaison en peau de léopard noir, héritée de son père aventurier, lui procure des super-pouvoirs. Elle la délaisse cependant pour des ensembles plus contemporains, sans doute parce que Mills s’ennuie de ce justaucorps, lui préférant robes de haute-couture, lingeries chic et vêtements de sport qui rappellent son passage dans l’illustration de mode.

June Tarpé Mills, Miss Fury

Hiératiques, les méchantes répugnent à la bagarre. Elles donnent des ordres et comptent les coups, se réservant la garde-robe plus précieuse de la vamp. Entretenant une relation ambivalente avec Batman, la cambrioleuse Catwoman, créée par Bob Kane et Bill Finger, ne se caractérise d’abord que par un masque de chat. Elle revêt sa première catsuit en 1967, inspirée par celle de Julie Newmar dans la série TV Batman, mais elle ne connaîtra les joies du vinyle noir qu’après son incarnation par Michelle Pfeiffer dans le film de Tim Burton, en 1992.


En France, la BD est aussi destinée à la jeunesse. Mais il convient de mentionner un domaine méconnu : le roman dit « de flagellation », très en vogue depuis le début du siècle, connaît un apogée dans les années 1930. Venus des journaux de charme et d’humour comme La Vie parisienne, Parisiana ou Paris Plaisirs, des illustrateurs de femmes frivoles aux dessous chics commettent des hors-texte à l’érotisme cuisant pour des romans d’éducation anglaise et d’aventures fétichistes souvent délirantes. Cette imagerie nourrit l’Europe et influencera les auteurs de BD sadomasochistes d’après-guerre. Sans se départir de son trait élégant, René Giffey s’encanaille aux élucubrations d’Alan Mac Clyde, pour La Cité de l’horreur et Cuir et peau. La couverture couleur de ce dernier titre présente le triomphe d’une idole du cuir verni, gantée, cuissardée, avec une corolle de tulle transparente fixée aux bords d’un corset. Giffey y illustre le thème de l’attelage humain, avec des ponygirls bridées, agrémentées de grelots d’argent, crée un body de cuir montant au cou avec une ouverture pour chaque sein. La cravache est l’accessoire indispensable des effets quotidiens de la maîtresse. À noter que l’une des esclaves du roman se nomme Betty Page.

René Giffey, illustration pour Cuir et peau.

Chéri Hérouard, le peintre russe Eugène Klementieff dit Klem, le mystérieux Wighead (Mario Laboccetta ?), Luc Lafnet – qui participe à la création de Spirou tandis qu’il illustre Les Geôles de dentelle en tant que Jim Black –, Léopold Fontan dit Fontana, Maurice Millière, Étienne Le Rallic : tous ont célébré les frous-frous de satin, les reflets du cuir et le vertige effilé des talons. Le plus célèbre, le plus imaginatif en matière de mode est Carlo, dont l’identité est peu connue [4], illustrateur d’une vingtaine de romans de la Librairie Générale et de la Librairie Artistique, publiée entre 1931 et 1936, au trait plus enjoué et sensuel que celui de Giffey, matérialisant avec aisance toutes les divagations vestimentaires auxquelles se prêtent maîtresses et esclaves.

Carlo, illustration pour La Madone du cuir verni

Il a inspiré John Willie et l’école américaine, expérimentant d’étranges combinaisons coercitives de cuir, innovant dans l’art de l’escarpin et des corsets, virtuose des parures décoratives et des culottes fendues, déshabillant les soumises comme des girls des Folies-Bergère.
Carlo serait devenu un styliste exubérant du Tout-Paris, s’il n’était pas au service d’une utopie érotique, dans laquelle son trait exagère les formes. Les tenues s’adaptent à des corps aux chevilles fragiles et fines, propices aux talons démesurés, à des tailles étranglées dans des corsets qui propulsent les poitrines en avant et font bondir des croupes stéatopyges. Il est possible, à cette époque, de s’acheter auprès d’enseignes spécialisées comme Diana Slip d’incroyables articles en cuir, des carcans, des têtes de poney empaussées et des panoplies d’animalisation pour jouer à la bête fauve, au chien affectueux et au canasson rétif. Carlo baigne certainement dans cet univers mais y apporte des détails qui exacerbent les fantasmes. Ainsi la fille-chienne de Despotisme féminin, humiliée par une étroite tunique en peau de grand danois, au pelage blanc marqué de taches noires, collant les bras contre le corps, se serrant par un lacet à la taille, terminée par la queue du chien. Ou la pouliche de La Madone du cuir verni, aveugle sous un masque de cuir empanaché de plumes d’autruche, en rouge vif précise le texte ; Carlo, de son initiative, ajoute un string pourvu d’une chaînette, pare le pubis et les tétons roides de pompons tournoyant comme les twirling tassels des effeuilleuses de burlesque et amincit la taille avec une large ceinture qui semble d’acier chromé, auquel le sulky est arrimé. Il a tout saisi du fétichisme vestimentaire, qui n’a plus même besoin du corps, comme il le symbolise brillamment en 1931, en couverture de Servitude, où ne subsistent que les ornements de cuir, dressés mais vides, évocation puissante dont Eneg se souviendra.

Carlo, illustration pour Le Cuir triomphant

La revue Bizarre, éditée et vendue par correspondance à partir de 1946 par John Willie, s’imprègne de cet érotisme. Authentique fétichiste des talons aiguilles et pratiquant du bondage, Willie consacre ses photos et dessins à sa seule obsession des demoiselles contraintes. Contrairement aux dessinateurs de comics et aux illustrateurs français de romans SM, il ne crée pas sur demande d’un éditeur mais agit par plaisir et pulsion maniaque. Son talent est dévoré par un feu qui le pousse à inventer l’une des premières icônes de la BD érotique et fétichiste : Gwendoline, attachée dès 1946-1947 dans les numéros 2 à 5 de Bizarre, revenant en 1947-1950, en Sweet Gwendoline, dans le girlie magazine américain Wink dirigé par Robert Harrison.

John Willie, Gwendoline et la princesse perdue

En fait, les péripéties éditoriales de Gwendoline sont nombreuses, aussi mouvementées que le genre qu’elle s’approprie : le sérial [5]. Willie utilise plusieurs techniques, le dessin au trait, au lavis et à l’aquarelle, chacune s’appliquant à magnifier son modèle féminin : un corps longiligne, cambré sur des talons vertigineux, la poitrine opulente. Il tire de la case de bande dessinée et du découpage des planches tout le parti fétichiste possible, morcelant les corps dans un but voyeuriste, insistant en gros plans sur les jambes et les pieds, parés d’escarpins ouverts ou pas, simples ou à lanières, noués par un nœud au-devant du pied, de mules, de cuissardes montantes à crochets. Ou bien il déploie une silhouette bondagée dans une case qui prend toute la verticalité de la planche. Willie est un raffiné qui célèbre les tenues de soubrette, les chapeaux à voilette, les porte-jarretelles et les dessous en résille, laissant plus que deviner le bout des seins.

John Willie, Gwendoline et la princesse perdue

Son chef-d’œuvre, vaguement inspiré du Prisonnier de Zenda, est Gwendoline et la princesse perdue (1951-1952), utopie située dans un « pays très lointain », 43 planches parmi ses plus audacieuses, dans un climat lesbien et volontiers cruel, exécutées à la gouache et à l’aquarelle pour une impression en noir et blanc. Cette technique mixte donne un velouté incomparable à la soie des bas couture, aux plis des robes moulantes, aux reflets des souliers et du chevreau glacé, à la carnation de la peau, aux yeux larmoyants de l’héroïne. Esthète de l’entrave, l’artiste fait de Gwendoline une masochiste avide des positions les plus inconfortables. Pour cette histoire de rapt et d’évasion, la garde-robe se spécialise douloureusement : masque-bâillon, gant-mitaine gigantesque à lacet pour emprisonner l’un contre l’autre les bras dans le dos, ruban adhésif couvrant la bouche et sur lequel un sourire est dessiné au rouge à lèvres, corsets étrangleurs, chaînes, bracelets de chevilles et de poignets, cadenas enrobés de velours, cordes.

John Willie, Gwendoline et la princesse perdue

Gwendoline ouvre la voie de tout un courant américain underground. Autoproclamé « the Pin-Up King », Irving Klaw vend depuis 1938 des photos de starlettes et de vedettes hollywoodiennes dans la boutique familiale de New York, sous le label de Movie Star News. Vers 1948, il crée la société Nutrix, spécialisée dans des clichés de bondage, de domination féminine et de combats de femmes. Outre les photos rachetées et les sessions dans le studio de son sous-sol, Klaw ouvre ses catalogues de vente par correspondance à Gwendoline, vendue en planches séparées, imprimées sur papier photographique 20 x 25 cm, à 50 cents la page. D’autres « cartoon serials of adventure and damsels in distress » révèlent de nouveaux artistes. En 1949, alors qu’il fait ses armes en réalisant les fonds de décors et en aquarellisant les épreuves du cartooniste comique Boody Rogers, un jeune dessinateur est intrigué par une annonce de Klaw dans un magazine de charme. Quand il reçoit les planches commandées, il trouve le combat de femmes si peu excitant qu’il propose aussitôt ses services à l’éditeur. Sous le nom de Stanton, Ernest Stanzoni Jr devient l’un des artistes phares de la Nutrix, signant un nombre important de BD en 20 ou 30 épisodes.

Eric Stanton

Encouragé par Klaw, cet autodidacte se perfectionne en intégrant pendant un an, en 1951, la Cartoonists & Illustrators School de New York (aujourd’hui connue sous le nom School of Visual Arts) fondée par Burne Hogarth. Il y suit l’enseignement du très apprécié Jerry Robinson, créateur de Batman, et se lie d’amitié avec un élève qui l’aidera parfois à encrer ses sérials de bondage, Steve Ditko. Après les premiers travaux, trop statiques, Stanton affirme un style énergique, chargé de tension érotique, de pulsions, de désirs, exploite les perspectives, complexifie les expressions des visages. Comme ivre de fantasmes, insatiable à la tâche, il fournit une riche production, concevant d’étranges tyrannies et diversifiant ses éditeurs. Dans ses bandes dessinées au trait – Les Périls de Diana, Phyllis en péril, Priscilla, reine de l’évasion… –, l’exubérance vestimentaire est négligée, réduite à des dessous sexy (bas nylon, porte-jarretelles et soutien-gorge), de larges culottes (Klaw craignait la censure) et les indispensables escarpins. Seules comptent les mille et une manières d’attacher le corps féminin, les potences, les carcans, les planches d’écartèlement, les arceaux, les chevalets. Stanton se fait bricoleur astucieux, architecte de la coercition. En revanche, dans les récits illustrés, débarrassé de la contrainte narrative des planches de BD et de la nécessité d’y inclure du dialogue, il compose, en regard de textes, des dessins où son imagination érotique éclate. Bound in Leather ou Pleasure Bound lui permettent d’abandonner les codes rassurants du mélodrame et du récit d’aventures pour matérialiser des visions surréelles qui métamorphosent les femmes en silhouettes de cuir d’une fascinante sérénité, en créatures animales, en objets usuels ou mutants comme une femme-valise, dont on ne voit que les jambes gainées, le reste du corps étant enfermé dans la valise proprement dite. Le SM n’est plus au service de ressorts troubles hérités du fait-divers (traite des Blanches, vengeance) mais d’une poésie obsessionnelle qui vénère la claustrophobie, le vertige, l’écrasement des chairs et leur instrumentalisation.

Eric Stanton

Stanton innove dans les tenues, combinaisons de cuir intégrales au laçage minutieux, sous lesquelles disparaissent les bras, ballet shoes, cagoules fantaisie (une porteuse de clubs de golf a le visage emprisonné dans un casque opaque en forme de balle de golf géante !), orgies de courroies, chemisiers transparents et à résille, bottines en pied de cheval pour ponygirls en body intégral tacheté avec un masque garni d’oreilles pointues. Inventivité délirante, dépourvue du moindre sens pratique mais au pouvoir érotique affolant. Habits et accessoires se mettent au service de créatures caparaçonnées dans leurs plaisirs extrêmes, la chair digérée par le cuir.

Dessin d’Eneg

Deux autres dessinateurs de la Nutrix méritent l’attention. Gene Bilbrew, alias Eneg, est un ami de Stanton, rencontré à la Cartoonists & Illustrators School, parfois appelé en renfort sur le Spirit de Will Eisner. Cet artiste noir doté d’une facilité insolente, qui rêvait d’une carrière de chanteur à la Duke Ellington, fut l’un des plus prolifiques dessinateurs SM jusqu’à son décès brutal en 1974. Il pervertit toutes sortes de récits, de périodes et d’univers. La Princesse Elaine est un péplum, Talons aiguilles dans le cosmos [6] un space opera, Island of Captive Girls une aventure exotique autour d’une cité perdue dans la jungle, autant de prétextes à des tenues sexy dignes des séries B naïves de l’époque. Mais il y ajoute un humour grinçant, exercé par d’arrogantes dominas, dédaigneuses et brutales, figures majeures de son œuvre. Madame Adista (1955), marâtre adoptive de la pauvre narratrice ; Madame La Bondage, aristocrate française dépravée du XVIIIe siècle, asservissant ses servantes ; Justine et Juliet, directrice et gardienne de Prison for Women… Toutes sont des femmes intraitables dont les tenues soulignent les formes agressives, valorisant des seins menaçants, pointés dans des bustiers résille, des guêpières ouvertes sur le ventre, des brassières décolletées. Au fil des années, Eneg peaufine cette figure prédatrice outrancière, sorte de caricature féminine à laquelle des récits d’hommes soumis au travestissement répondent en écho. Les sous-vêtements féminins, les chaussures, les corsets prennent, sur le corps des hommes, un relief érotique nouveau, d’un ridicule humiliant ou d’une troublante ambiguïté.

Le troisième artiste notoire de la Nutrix est sans doute le styliste le plus singulier et mystérieux, dont l’identité n’était pas même connue d’Irving Klaw [7]. Le dénommé « Jim » produit la garde-robe contraignante la plus encombrante qui soit, remplaçant par l’acier le satin et les dentelles ! Il n’est pas seulement question de bracelets et de chaînes. Toutes les parures se changent en métal lourd, pourvues de rivets, d’écrous, de vis et de cadenas. Dans son œuvre phare, La Baronne Steel, corsets, culottes semblables aux moyenâgeuses ceintures de chasteté, corsages, cuissardes, ballerines prennent la rigidité du métal. Des larges bandes enserrent les cuisses comme des jarretières, des tiges forcent la courbe dorsale, pour d’efficaces leçons de maintien. Des alliages d’acier accordent une relative souplesse aux articulations. Terrifiants, inflexibles vêtements dont la baronne, veuve d’un magnat de l’industrie métallurgique, soude les coutures. Les bandes d’acier se referment comme des mâchoires, statufiant les victimes dans d’éreintantes contorsions. Dans sa courte préface, Jean-Pierre Dionnet voit en Jim un visionnaire : « La Baronne Steel raconte, tout aussi bien et parfois mieux que les jeunes écrivains de S.F. américains, l’imbrication et le mélange entre chair et métal, machines et humanité : les robots sont agiles et les femmes cadenassées servent de porte-manteaux : Le Vertige… On dira que Jim, cœur froid, méprise le corps, cherche à le détruire, à le déformer. En vérité, c’est un vieux philosophe qui cherche à nous dire que Tout, matière inanimée, chair vive, plantes et homme, s’interpénètre et se ressemble [8]. »

Dessin de Jim

D’autres éditeurs – Eddie Mishkin, Max Stone (Peerless Sales) qui ne réclamait que des viragos, Lenny Burtman (Burmel Publishing, Selbee Associates) – concurrencent Klaw, alimentant les officines pour adultes de Times Square et offrant à Stanton et Eneg d’autres sources de revenus. Ce far west éditorial, au bord de la clandestinité, est difficile à cerner avec précision, d’autant que ces pourvoyeurs sont persécutés par la commission d’enquête du sénateur Kefauver [9] et les descentes régulières du FBI.

En Europe, les éditeurs se battent aussi contre le puritanisme. En 1964, Éric Losfeld publie Barbarella de Jean-Claude Forest, premier album de BD pour adultes. La Commission de surveillance chargée de l’examen des publications pour la protection de l’enfance l’interdit aux mineurs, à l’exposition et à l’affichage et à la publicité, soit la totalité des sanctions prévue par la loi de 1949 [10]. Perçue comme une avant-gardiste de la libération sexuelle, cette cosmonaute aventurière se fiche bien de son apparence. « Je n’oserai jamais changer mes haillons contre ces merveilleuses fourrures », déclare-t-elle au chasseur Strichino, à la planche 25. Forest est plus occupé à dénuder une héroïne décontractée qu’à lui constituer une garde-robe élaborée.

Dans les kiosques italiens souffle un renouveau. La vague croissante des fumetti per adulti – BD de petits formats pour adultes en noir et blanc – révèle des artisans soucieux de lingerie. Pour sa série Satanik [11] (1964), Roberto Raviola, alias Magnus, sait jouer sur les contrastes et valorise les culottes de dentelle, les porte-jarretelles, les nuisettes transparentes et les ensembles en résille, décolletés jusqu’au nombril. À l’inverse de Barbarella, Jezabel, sa corsaire de l’espace, est moins négligée. Despote de Virgin-Planet, trucidant les prétendantes à son trône, jouissant d’un harem d’hommes drogués, réduits à l’esclavage sexuel, elle porte un body ouvert qui annonce la tenue de Vampirella, une combinaison moulante, des soutiens-gorge en soie noués dans le dos, des gants recouvrant tout le bras, des capelines en col fourré.

Magnus, Jezabel

Guido Crepax porte une attention déterminante aux vêtements, avec un goût du détail, un mélange des styles vestimentaires et des époques, puisant aussi bien dans les magazines de mode contemporains que dans sa collection de catalogues de la fin du XIXe siècle [12]. Son inspiration dans le domaine est foisonnante, aussi bien pour ses propres héroïnes, Valentina, Anita ou Bianca, que pour des adaptations littéraires, Histoire d’O, Emmanuelle, La Vénus à la fourrure. Sur le corps longiligne de Valentina, sa photographe de presse créée en 1965, l’attirail SM devient de la haute couture fétichiste. Dans ses aventures, Crepax invente des prototypes de cache-sexe, des bustiers-harnais, des jambières-prothèses, des minerves ouvragées, des surbottes, recycle les chemises à jabot, les corsets Belle Époque, le casque prussien, les pourpoints et des pièces d’armure. Les partenaires de Valentina déchirent ses étoffes pour improviser des tenues originales – « Ça ne tient même pas », dit-elle à Arno Treves, cinéaste designer qui lui répond : « Ne vous en faites pas pour la censure ! »

Guido Crepax, Il Bambino di Valentina (1969), planche 3

Les planches se lisent parfois comme un défilé de mode ; dans « Odessa 1905 », épisode de Bianca – une histoire excessive, l’héroïne teste les fourrures : zibeline blanche de Russie, boa de loup, cape de velours de soie garnie d’imitation d’ours brun, écharpe Cléopâtre en martre de Sibérie. Masochiste, se prêtant aux fantaisies des hommes – des féministes le reprocheront alors à Crepax –, Bianca change constamment de tenue : « Corsage d’organdi blanc, jarretelles en soie, bas blancs, souliers en chevreau… renard argenté… vous devez être impeccable », lui assène la servante Amina. Ce luxe inouï rend l’avilissement de Bianca plus délectable, laquelle est troussée dans sa lingerie hors de prix pour être mieux traitée de souillon, flagellée, accablée d’injures.
La Lanterne magique est un chef-d’œuvre sans paroles, plongée au cœur des images qui secouent une fille se masturbant sur son lit, coiffée à la Louise Brooks, les yeux chavirés par ses fantasmes. Crepax y exploite de nouveau le contraste saisissant entre l’obscénité des situations et le raffinement des costumes, rend des hommages appuyés aux maîtres américains du bondage et accentue l’onirisme obsessionnel par la multiplication des vignettes dans les planches, encadrant certains détails d’un dessin, comme l’équivalent d’un insert cinématographique.

Inspiré par les comics américains de l’Âge d’or, par les fumetti neri de Magnus et le pop art, Roberto Baldazzini s’impose dans la BD érotique à partir des années 1990, dédaignant les productions de bon goût pour un « sexe bizarre », avec des histoires qui abolissent la frontière entre les sexes, privilégient les spécialités et cultivent la domination féminine. Trans/Est, dessiné entre 1984 et 1992, est une fable d’espionnage rétro-futuriste qui élabore son esthétique avec le Casablanca de Michael Curtiz, les sérials naïfs de la Republic et les photos de bondage de la Nutrix. Dans une société de consommation totalitaire, aux relents d’architecture mussolinienne, la sexualité débridée sauve Mademoiselle Marthe, héroïne hermaphrodite qui raffole de la lingerie sexy et des robes longues étroites, boutonnées jusqu’aux genoux. Ajoutons une combinaison de plongée sous-marine en latex noir qui épouse ses courbes. Plus singulières sont les guerrières de La Forteresse de la douleur, customisées d’extravagantes pièces, épaulettes, cuissardes et brassières cloutées, minerves et têtières, strings de cuir noir hérissés de pointes ou pourvus d’un godemiché.

Roberto Baldazzini, Bizarreries (2000), planche 1

Le registre guerrier plaît aussi à Nik Guerra, créateur, avec le scénariste Celestino Pes, de Magenta, apparue au début des années 2000. Dangereuse bad girl brune à la gâchette facile et sans pitié, elle forme avec sa blonde assistante un duo de détectives dépravées, adeptes des black stockings (bas de soie noire), de préférence à couture. Leurs méfaits sont parodiques, d’une gaillarde obscénité et d’un humour très noir. Dans Invitation en enfer, Magenta mitraille, éventre, pend ses ennemis, et fait jouir toutes les queues alentour par le simple crissement de ses bas.

Nik Guerra, Magenta : Shoe Chair, illustration sans date

Dans Magenta – Noir fatal, situé dans le Londres puritain de 1961, le quartier de Soho et ses boutiques de photos cochonnes, l’enquêtrice passe du hard au soft (plus la moindre giclée de sperme, plus une seule queue visible) et la parodie tourne à l’épouvante avec un chasseur de fauves, kidnappeur de top-modèles en bas nylon qu’il pétrifie dans la salle des trophées de son souterrain. Le regard effronté adressé au lecteur, gainée de soie et corsetée, la poitrine en relief à faire baver Bill Ward, Magenta tend ses pieds comme un modèle d’Elmer Batters, aussi impérieusement qu’elle dégaine son flingue. Le noir et blanc magnifie la lingerie et les cuirs. Vamp fatale, accessoirisée d’un fume-cigarette, elle emprunte à Rita Hayworth la robe fourreau créée par Jean Louis pour Gilda, laissant les épaules nues et créant un contraste évocateur entre la soie noire et la blancheur de la peau.

Pour la majorité des BD érotiques, l’objectif premier est de déshabiller le corps de l’héroïne. Manara applique cette règle dans Le Déclic, comme Serpieri avec la pulpeuse Druuna, qui doit une part de son succès à la générosité de ses fesses exposées à longueur de pages. Dans un futur rêvé – ou cauchemardé –, les dessinateurs s’affranchissent du vêtement. La nudité devient la parure obligée. Ainsi Twenty, dessinée par Erich von Götha entre 1999 et 2011, ultra-minijupée, quasi nue, qui évolue dans une ère post-sida où le sexe s’envisage à nouveau comme récréatif et sans danger (2019… c’est pour maintenant !). Face à l’impératif commercial de la nudité mais aussi face à la tyrannie d’un prétendu réalisme quotidien qui contribuerait à la parfaite adhésion du lecteur (le mythe porno de la girl-next-door, habillée comme mademoiselle Tout-le-Monde), la BD sadomaso fétichiste offre une mode plus étudiée, quoique peu renouvelée. Depuis l’iconographie des années 1930, les illustrateurs reprennent les mêmes parures, plébiscitées par un public captif. L’amateur de bas nylon pense avec nostalgie à Eneg et aux années 1950-1960 mais se réjouira d’un nouveau Magenta. Pour innover dans les tenues, le dessinateur doit se proclamer styliste, pousser les fantasmes jusqu’à l’obsession, y succomber même. Ce fut le cas de John Willie, d’Eric Stanton. On s’interrogera sur Carlo dont l’imaginaire fut probablement nourri par un contexte familial versé dans la mode. Ou sur « Jim », débauché par un collectionneur pour des commandes privées, trouvant dans son travail de dessinateur industriel de quoi parer ses héroïnes d’un acier d’habitude réservé aux usines.

Les personnages masculins ne font pas l’objet de soins attentifs, sauf lorsqu’ils sont outrancièrement féminisés, comme chez Eneg. Il faudrait fouiller le champ de la BD gay. Certains y sacrifient au culte des superhéros, renouant avec l’extravagance des costumes de Marvel, d’autres s’abreuvent aux codes des uniformes. Le nom qui s’impose, plus illustrateur qu’auteur de BD, est Touko Laaksonen, dit Tom of Finland. En 1939, jeune étudiant des Beaux-Arts à Helsinki, il est subjugué par les ouvriers en bleus de travail, les policiers et les marins de la ville portuaire. Lorsque son pays signe un pacte avec l’Allemagne, il a ses premières expériences sexuelles avec les officiers du IIIe Reich, en hautes bottes lustrées…

Illustration de Tom of Finland

Il n’aura de cesse de dessiner ces parangons de virilité, motards en cuir noir, cow-boys en jeans, matons en casquette à visière, bûcherons en débardeur, pompistes en salopette débraillée. Les bottes toujours, rarement enlevées pour des coïts gourmands dans un bois, sur un chantier, dans une ruelle.
Dans toutes les BD commentées ci-avant, les corps sont impitoyablement contrôlés. Sous la soie, sous le cuir et l’acier, le lecteur, sadique, savoure les palpitations de la chair immobilisée. Chez Tom of Finland, cette chair fait exploser les boutons de braguette. Les vêtements n’endiguent plus la turgescente toute-puissance des phallus.

Christophe Bier

Tom of Finland, Camping

Journaliste des marges, du cinéma de genre, de la littérature porno et de la BD érotique, Christophe Bier publie des articles dans Mad Movies et Artpress, a dirigé le Dictionnaire des films français pornographiques & érotiques 16 & 35 mm (Serious Publishing, 2011). Fidèle de l’émission Mauvais Genres de France Culture, il a réuni une sélection de ses chroniques radiophoniques dans Obsessions (Le Dilettante, 2017). Il a édité TransEst de Roberto Baldazzini et a écrit Pulsions graphiques, sur l’histoire des BD érotiques d’Elvifrance (Cernunnos, 2018).

[1] Umberto Eco, La Mystérieuse Flamme de la reine Loana, Grasset, 2005.

[2] Le terme se réfère aux films parlants tournés entre 1929 et 1934 par les grands studios hollywoodiens, avant l’application du Code Hays qui visait à moraliser les œuvres, en censurant notamment la violence et l’érotisme.

[3] Les collectionneurs de comic books, de pulp magazines et de paperbacks utilisent ce terme pour désigner les couvertures présentant des femmes sexy, en tenues ou dans des poses provocantes.

[4] Carlo et l’humoriste Charléno (Le Rire, Sans-Gêne, La Vie de garnison, etc.) ne font qu’un, deux pseudonymes que François Ducos attribue sans hésitation à Charles Odis (1877-1936) : « Il est le fils d’un tailleur et d’une couturière. Le 23 mars 1909 il épouse à Paris VIIIe Marie Germaine Brunel, une giletière originaire de Toulouse. Pas étonnant, avec un pareil entourage, qu’il ait su si bien dessiner les dessous féminins. » (Le Visage vert, No.5, octobre 1998, p. 138-143).

[5] Pour plus de détails, voir l’édition savante et définitive de J.B. Rund, The Adventures of Sweet Gwendoline, de John Willie, seconde édition revue et augmentée, Bélier Press, 1999. L’intégralité des BD de John Willie a été traduite et publiée en France aux éditions Delcourt, en deux volumes de la collection "Erotix" : Gwendoline la princesse perdue (2011) et Gwendoline en course pour la Gold Cup et autres raretés (2012). La première parution française remonte à 1951, en strips feuilletonesques et de façon éphémère, dans un hebdomadaire de reportages, Flash, sous le titre de Tendre Caroline. Il faut attendre 1976 et les Humanoïdes Associés pour une traduction complète.

[6] Rare édition française de High Heels in the Heavens, offert en mini-récit, en supplément du No.8 de Métal Hurlant, juillet 1976.

[7] J.B. Rund (cf. introduction à La Baronne Steel, Les Humanoïdes associés, 1977) révèle l’origine suisse de l’artiste, dessinateur technique dans un bureau d’études (architecture ou industrie ?), commissionné par un collectionneur genevois pour des dessins SM crus. Ce dernier servait aussi d’intermédiaire entre Klaw et « Jim », traduisait les textes anglais envoyés par l’éditeur pour les confier au dessinateur et renvoyait le travail aux États-Unis pour publication. Respectant la demande de discrétion du collectionneur, Rund ne précise que l’année de naissance de « Jim » (1918) et son décès pendant des vacances en 1964.

[8La Baronne Steel, op. cit.

[9] Estes Kafauver (1903-1963), sénateur démocrate du Tennessee, préside la Commission spéciale sur le crime organisé, au sein de laquelle, en 1953, est créée une sous-Commission chargée de « déterminer les possibles effets criminogènes sur les enfants de certains illustrés policiers et fantastiques », aboutissant à un code d’autocensure des comic books et à l’interruption de nombreux titres. Kefauver s’en prend aussi au matériel fétichiste. Klaw se croit à l’abri des attaques, puisqu’il ne commercialise que des dessins et photos de femmes « habillées ». Malheureusement, la sous-Commission exploite en 1955 la mort accidentelle par asphyxie d’un adolescent – décrit comme un scout innocent – qui s’est suspendu dans une étrange position au cours d’un jeu d’auto-érotisme. On ne retrouve dans ses affaires aucun document de l’éditeur, mais la sous-Commission estime que le garçon est saucissonné comme sur une photo de la Nutrix.

[10] Voir Bernard Joubert, Dictionnaire des livres et journaux interdits par arrêtés ministériels de 1949 à nos jours, 2e édition revue et actualisée, Éditions du Cercle de la Librairie, 2011, page 101.

[11] Qui devient Demoniak en français, pour éviter la confusion avec le roman-photo Satanik.

[12] Cf. l’entretien de Crepax avec Thierry Groensteen, Les Cahiers de la bande dessinée, No.52, 1er trim. 1982.