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les poupées de papier (deuxième partie)

Thierry Groensteen

[Juin 2019]

Les comic strips américains, publiés dans la presse quotidienne et prioritairement destinés à un public d’adultes, ont toujours reflété les évolutions de la société.
Les années 1920 ont ainsi vu l’émergence d’un certain nombre d’héroïnes correspondant à l’archétype de la flapper, jeune femme moderne et indépendante, émancipée sur le plan des mœurs, et qui se piquait d’élégance.

Russ Westover,
Tillie the toiler.
« Tillie cut-outs », Cleveland Plain Dealer, 29 juin 1947

Polly (héroïne de Polly And Her Pals, de Cliff Sterrett, depuis 1912), Toots (dans Toots and Casper, dès 1918), Winnie Winkle, de Martin Branner (1920), Tillie the Toiler, de Russ Westover (1921), Boots (dans Boots and Her Buddies, d’Abe Martin, 1924), Flapper Fanny, d’Ethel Hays (1924) et plus tard Gladys Parker, ou encore Annabelle, de Dorothy Urfer (1929) : elles vont, au cours des années trente, composer une génération de jeunes femmes sexy suivant de près toutes les inflexions de la mode. Plusieurs d’entre elles seront déclinées sous la forme de « poupées à habiller » – réactivant ainsi un type d’exploitation seconde du personnage qu’avait déjà connu Fluffy Ruffles en 1907.

C’est généralement dans l’angle supérieur ou inférieur droit de la page dominicale (Sunday page), ou de la partie de celle-ci dédiée à la série concernée, que vient se loger une case (en anglais : panel) de grande dimension, étrangère au récit, où l’héroïne apparaît en tant que « Cut-Out Figure », voire, plus explicitement, « Fashion Cut-Out ». Le dessinateur la représente en sous-vêtements ou en maillot de bain, avec au moins deux tenues différentes, pourvues d’onglets rabattables, susceptibles de venir se superposer à sa silhouette.
La lectrice intéressée devait découper le personnage et les vêtements, ce qui n’allait pas forcément de soi étant donné la flexibilité et la fragilité du papier journal. Sans doute la « poupée de papier » (qui, en règle générale, mesurait environ 10 à 12 cm de haut) était-elle fréquemment contrecollée sur du carton, pour une meilleure maniabilité.

Panel additionnel, la Cut-Out Figure s’inscrit comme une nouveauté dans la catégorie variée des « cases bonus » que proposent maints comic strips. Images didactiques à collectionner, en complément des Sundays de Prince Valiant (sur les armes, costumes et figures historiques du Moyen-Age) ou de Alley Oop (sur les différents spécimens de dinosaures), ou jeux graphiques empreints d’humour pour accompagner Popeye (tels que les « Funny Films », en 1933-34 : le lecteur était invité à découper deux petites séries d’images et à les faire défiler, à la manière d’une bande de pellicule, par les fentes aménagées dans le dessin central, ce qui modifiait la tête ou l’expression du personnage représenté). La paper doll diffère de ces autres bourgeonnements du strip en ceci qu’elle reprend le personnage titre, dont elle présente une déclinaison dénarrativisée.

Parmi les personnages féminins cités plus haut, peu nombreux sont ceux qui ont été portés à la connaissance du public français. Polly And Her Pals devint Poupette et sa famille dans Le Journal de Toto en 1937 ; Winnie Winkle, devenue Suzy, fit une carrière plus mémorable dans les pages du Dimanche-illustré dès 1924 et en albums chez Hachette, même si c’est son frère, Perry Winkle, rebaptisé Bicot, qui avait été promu héros en titre. En effet les Français ne purent lire que les pages du dimanche, dans lesquelles Winnie/Suzy s’effaçait le plus souvent devant les facéties de son jeune frère ; ils n’eurent jamais connaissance des strips de la semaine, dans lesquels elle figurait au premier plan. Ce relatif effacement de l’héroïne ne l’empêcha pas d’impressionner plus d’une jeune lectrice par l’étendue et la magnificence de sa garde-robe (l’actrice Françoise Fabian nous a confié naguère qu’elle en était très impressionnée et prenait modèle sur les tenues de Suzy pour confectionner des robes à ses poupées).
Certains « Fashion Cut-Outs » de Winnie Winkle ont du reste été repris dans Dimanche-illustré, sous le titre « Les Robes de Suzy » et avec cette description : « Un gentil jouet à découper pour nos jeunes lectrices ». On verra sur l’exemple ici reproduit que, bizarrement, la silhouette de Suzy n’est traitée qu’en contour extérieur (les autres traits ayant été effacés), si bien qu’elle peut sembler nue, exception faite des escarpins.

Dimanche-Illustré, 2 juin 1935

Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, les jeunes femmes piquantes et sexy ne sont pas les seules à se muer en poupées de papier. Le procédé s’étend rapidement à d’autres personnages.

Mai 1934

Ainsi, s’agissant de la série Toots and Casper de Jimmy Murphy, il va s’appliquer aux trois protagonistes, Toots mais aussi Elsie et Mabel. Puis des adventure strips comme Flash Gordon, d’Alex Raymond, ou Terry et les pirates, de Milton Caniff, emboîtent le pas. Caniff ne pouvait passer à côté d’une innovation qui entrait en résonance avec le côté glamour de son strip. Il décline Dragon Lady, archétype de la femme fatale asiatique, en paper doll. On sait que le dessinateur faisait régulièrement poser des mannequins professionnels dans son atelier – Phyllis Johnson, notamment, ayant servi de modèle à la vénéneuse Lady.

Il n’est pas plus surprenant de voir Dale Arden (la fiancée de Flash Gordon) se transformer en poupée, dans la mesure où elle a toujours fait assaut d’élégance et où Alex Raymond, venu de l’illustration, ne faisait pas mystère de s’inspirer du pin-up art. Mais Flash lui-même, dès 1934 (année de création de la série), présente des exemples de « Fantastic Fashions ».

Milton Caniff, Dragon Lady en "Cut-Out Figure"
Sans date

La propension naturelle de la bande dessinée est de tourner en dérision tous les poncifs et procédés dont elle use [1]. La paper doll allait donc, c’était inévitable, connaître une version parodique. C’est Vincent T. Hamlin, l’auteur de la série d’aventures préhistoriques Alley Oop, qui va s’en charger, en introduisant des découpages dans lesquels les personnages féminins du strip (la sémillante reine Loo de Sawalla, mais aussi la beaucoup moins favorisée reine Ranava, dont l’os qu’elle porte dans les cheveux dénote à lui seul la sauvagerie) sont invités à abandonner leurs habituelles tenues en peaux de bêtes pour s’habiller « à la mode de 1937 ».

4 juillet 1937

On peut du reste se demander si la paper doll ne se charge pas ipso facto d’une dimension ironique quand elle concerne des personnages masculins, comme David Dapper et d’autres figures secondaires de Toots and Casper, ou encore, toujours sous le crayon de Jimmy Murphy, mais dans la bande de complément It’s Papa Who Pays, Otto Grumpp, un quinquagénaire d’allure massive ; sans oublier certains des prétendants de l’héroïne dans le strip humoristique d’Abe Martin Boots And Her Buddies (dont le Sunday parut de 1926 à 1969).

En effet, on imagine assez mal les jeunes lectrices s’enticher de ces bonhommes sans relief ou sans charme au point de vouloir les transformer en poupées manipulables. Quant aux lecteurs mâles, il est assez clair que les paper dolls ne peuvent se concevoir pour eux qu’au féminin, car ces jeunes femmes que l’on manipule et qui se laissent docilement habiller ou déshabiller sont d’évidents supports à fantasmes.

Au départ, les tenues accompagnant les paper dolls des comics étaient imaginées par les dessinateurs (souvent conseillés par leurs épouses) ou dessinatrices. Mais rapidement, certains auteurs lancèrent un appel aux lectrices pour qu’elles proposent de nouvelles façons de vêtir leur héroïne préférée. Elles pouvaient envoyer une image découpée dans un catalogue, la photo d’une robe qu’elles-mêmes portaient ou qu’elles avaient repérées dans une vitrine, ou encore un croquis de leur main.
Russ Westover fut l’un des premiers. Dès 1936 (et peut-être plus tôt), il transforme en ce sens la « Fashion Parade » de son héroïne Tillie the Toiler. Ses correspondantes sont créditées à l’intérieur du panel : tel costume marin a été suggéré par Helen Stankevitch, de New York, telle robe par Joan Burgher, de Westfield, etc. Westover va plus loin en créant un « Tillie’s Pattern Department » qui envoie, à la demande, des patrons pour certaines robes, ou des instructions pour réaliser au crochet certaines tenues portées par Tillie.
La paper doll devient à partir de ce moment un nouvel élément au service de la stratégie d’interactivité entre les cartoonists, leurs syndicates, et le public : régulièrement les lecteurs étaient sollicités pour donner un nom à un nouveau personnage, ou participer à un concours.

La vogue de la paper doll perdure dans les newspaper strips jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (en 1939, le personnage semi-autobiographique de Gladys Parker Mopsy présente des vêtements dans un panel dédié) et au-delà. Abe Martin, le dessinateur de Boots And Her Buddies, fait alors, lui aussi, appel aux suggestions des lectrices.

Gladys Parker, Mopsy, 11 février 1951. Original mis en couleur à l’aquarelle.
The Ohio State University Billy Ireland Cartoon Library and Museum

Mais c’est désormais dans les comic books que le procédé prend un nouvel essor, particulièrement avec les personnages de Katy Keene et de Millie the Model, toutes deux mannequins de mode, toutes deux créées en 1945, la brune Katy chez Archie Comics, la blonde Millie chez Timely (compagnie qui, après avoir été rebaptisée Atlas, deviendra finalement Marvel Comics).
La carrière de Millie s’étendra sur 207 numéros publiés entre l’hiver 1945 et décembre 1973, sans compter les spin-offs tels que des hors-séries annuels (à partir de 1962) et séries dérivées : A Date with Millie, Life with Millie, Mad About Millie ou encore Modeling with Millie. Le personnage a été créé par la dessinatrice Ruth Atkinson (1918-1997) et repris presque aussitôt par Mike Sekowsky puis, à partir de 1949 et pour dix ans, par Dan DeCarlo, avant de passer encore en d’autres mains. Venue de son Kansas natal, Millie est engagée comme mannequin par l’agence Hanover Modelling dès son arrivée à New York. Ce romance comics, avec des accents plus ou moins humoristiques selon les périodes, se déroule donc entièrement dans le milieu de la mode. Les épisodes sont régulièrement interrompus par des pages où Millie joue les paper dolls.

Page extraite de Millie the Model No.104
Page extraite de Millie Annual 3

Toutes les catégories de vêtements (de sport, d’intérieur, du soir, de nuit, de plage, etc.) et d’accessoires y passent. Les modèles présentés sont suggérés par les lectrices, régulièrement sollicitées sur des thèmes précis. Par exemple : « Send your sensational sport clothes » (Millie Annual No.1) ou « Send your beautiful beachwear » (Millie Annual No.2), your étant graissé pour bien souligné que chaque lectrice peut avoir voix au chapitre et s’approprier Millie.
Au début il s’agit de vraies Cut-Out Figures, mais, par la suite, simplement d’illustrations de mode. Sans doute ne se trouve-t-il plus beaucoup de lectrices, à l’heure où triomphe la poupée mannequin Barbie (dont le lancement date de 1959), pour découper la silhouette d’une jeune femme imprimée sur du mauvais papier.
Le comic de Millie contient par ailleurs de nombreuses pages de publicités ciblées (robes, corsets, poupées, maquillage, bijoux).

Créée par Bill Woggon, Katy Keene figure, quant à elle, dans plusieurs titres de la firme Archie Comics : Wilbur Comics, puis Archie, Betty and Veronica, Ginger…, avant d’avoir un comic book à son nom, en 1949. L’éditeur la présente comme « la Reine américaine des pin-ups et de la mode ». Elle est mannequin, mais aussi actrice et chanteuse. Avec ce titre, la participation du public est poussée à son maximum : les lecteurs sont invités à faire des propositions pour les voitures, le mobilier et tous les principaux objets apparaissant dans les récits ! Katy apparaît, bien sûr, en paper doll, tout comme les deux héroïnes amies/ennemies Betty and Veronica (rivales dans le cœur du jeune Archie). Le dessinateur lui prête aussi de faire la une de magazines de mode fictifs (Glamoor et Ma’am’zelle) et, là encore, elle porte des robes dessinées par les lectrices.

À partir des années 1970, la poupée de papier devient désuète et disparaît du monde de la bande dessinée. Pas complètement, toutefois. Car certains dessinateurs contemporains se plairont à la ressusciter ponctuellement, sur le mode du clin d’œil nostalgique.
Ainsi, sur les pages de garde du tome 3 de la Rubrique-à-Brac (1972), Gotlib représentait le commissaire Bougret (qui a les traits de Gébé) et l’inspecteur Charolles (Gotlib lui-même) en poupées à habiller : ils sont nus, à l’exception de la feuille de vigne qui dissimule opportunément leurs attributs, ils prennent une pose altière, et tout autour d’eux les éléments de leur « panoplie » sont disposés : caleçons, chaussettes, fixe-chaussettes, chemises, pantalons, bretelles, veste, trench, tous pourvus des petits onglets caractéristiques du procédé, plus les accessoires : pipe, béret, montres, lunettes, paire de menottes, loupe, etc.Quelques années plus tard il transformera Gai-Luron en « poupée à habiller ».

Gotlib, supplément à l’album Gai-Luron,
ce héros au sourire si doux (1978)


Caro, lui, dessinera, dans Métal Hurlant No.96, une planche représentant un « mannequin monoxène ». Les monoxènes sont des parasites qui n’ont besoin que d’un hôte durant toute leur vie, comme les puces. Caro détourne le terme et imagine un individu de sexe mâle qui, sa vue durant, ne sera « hébergé que par un seul vêtement ». Estropié des quatre membres, il porte un corset, un pardessus moulé, des jambes en fonte. Ces différentes pièces sont dessinées avec les petits onglets rabattables typiques de la paper doll, mais le co-auteur, avec Jean-Pierre Jeunet, du Bunker de la dernière rafale, nous a fait passer du registre du glamour à celui du macabre.

Roberto Baldazzini ira, pour sa part, du côté de l’érotisme, en dessinant des tenues suggestives à placer par-dessus le corps d’une jeune femme prénommée Alice et représentée nue (voir l’édition italienne de Trans/Est, Phoenix Enterprise Company, 1994).
Floc’h, lui aussi, reprendra le procédé, l’appliquant notamment à une illustration pour la nouvelle de Murakami Hunting Knife parue dans le New Yorker le 17 novembre 2003, dans laquelle l’héroïne, vêtue d’une robe noire toute simple, se voit entourées de douze tenues alternatives à découper.

La paper doll n’a donc pas fini de hanter l’imaginaire des dessinateurs et la mémoire des amateurs de bandes dessinées.

Notons, pour conclure, que la bande dessinée japonaise a développé un procédé un peu différent – pour lequel a été proposé naguère le nom d’« effet podium » – en référence à l’allée où défilent les mannequins. C’est, semble-t-il, le mangaka Takahashi Makoto (né en 1934) qui, dans sa série Coppelia maudite (1957) puis dans Arashi o koete (1958), eut l’idée, le premier, de représenter régulièrement son héroïne en pied, face lecteurs, par-dessus la suite des vignettes qu’elle oblitère donc en grande partie, pour faire apprécier sa tenue chaque fois qu’elle en change. Immédiatement adopté par d’autres créateurs et créatrices, ce procédé devient très à la mode dans les shôjo mangas (bandes dessinées pour jeunes filles) à la fin des années 1950.
Les magazines dans lesquels les séries concernées étaient prépubliées en feuilletons se sont même mis quelquefois à offrir en cadeau à certaines lectrices le vêtement dessiné dans la page. L’effet podium (auquel les Japonais, pour leur part, ont donné le nom de « style-Ga ») caractérisera aussi, de façon plus spécifique, un sous-genre du shôjo, le « Ballet manga » (dont participait déjà Coppelia), où la figure de la ballerine est exhibée de la sorte dans de splendides costumes de scène. Maki Miyako, notamment, s’est illustrée dans cette veine.
A la différence de la poupée de papier, l’héroïne de mangas n’est pas un cut out, elle n’est pas manipulable. Mais tout comme elle, elle s’abstrait ponctuellement de la continuité narrative pour endosser le statut d’une image de mode.

Thierry Groensteen

[1] Cf. Thierry Groensteen, Parodies. La bande dessinée au second degré, Skira Flammarion, 2010.