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les paysages de la paranoïa

Thierry Groensteen

[Janvier 1994]

Alex Barbier est au nombre de ces auteurs de bande dessinée dont les pages fascinent d’abord par leurs seules qualités plastiques. Ses albums se laissent feuilleter comme des livres de peinture. La richesse de sa palette, où dominent l’or, le vert, le jaune blafard, le bleu électrique et le violet profond ; la force d’une vision singulière, qui soutient la crudité de certaines scènes et l’inquiétante étrangeté de beaucoup d’autres ; ses images à définition variable, qui nimbent souvent les acteurs du récit dans un halo fantomatique, mais accusent simultanément la netteté quasi photographique d’un élément de décor ou d’un détail anatomique ; tout cela captive assez l’attention pour que le lecteur se contente d’être un contemplateur.

L’expérience à laquelle Barbier nous convie va pourtant bien au-delà. S’aventurer à lire un de ses livres, c’est s’exposer à une perte progressive de tous nos repères usuels, une dissolution de nos certitudes. Les coordonnées géographiques et temporelles de l’intrigue, déjà, sont incertaines. Dans Les Paysages de la nuit, elle se concentre autour d’un « joli petit village » situé au pied du Canigou. Ce village, dans lequel il est aisé de reconnaître Fillols, résidence habituelle de l’auteur, change d’aspect chaque fois que l’on passe du récit principal (texte en noir sur blanc) au récit enchâssé (texte en négatif). L’arbre de la place perd alors son feuillage, dressant une macabre silhouette rouge et nue, tandis que la montagne proche se transforme en une ville. La forme triangulaire de cette cité rappelle celle du Mont Saint-Michel, mais il suffit d’y pénétrer pour se retrouver dans... Beyrouth dévastée.

Les Paysages de la nuit, planche 18 (1994)

À cet espace mouvant correspond une chronologie tout aussi instable. Car le petit village nous est donné comme l’une des dernières réserves humaines, dans un monde où règnent désormais les androïdes. Or, ce postulat de science-fiction ne se traduit par aucune modification du décor, des costumes, des véhicules. Bien au contraire, les voitures, choisies pour leurs formes arrondies, paraissent datées, et le bistrot qui sert de cœur au village ne présente aucun trait de modernité. Les androïdes eux-mêmes sont dissimulés sous une façade de bourgeois costumés et cravatés. L’auteur nous introduit donc dans un univers décalé, dans un monde parallèle, tout à la fois familier et soumis à d’étranges distorsions. De même, Le Dieu du 12, dessiné en 1981-82, contait des événements censés survenir en 1984, et s’autorisait de cette légère anticipation orwellienne pour inventer une improbable « République libre de Perpignan ».

La narration d’Alex Barbier subit encore d’autres décrochages, aux effets non moins perturbateurs pour la raison. Deux chapitres du Dieu du 12 révélaient ainsi in extremis leur statut de films, projetés l’un devant des extra-terrestres, l’autre devant des hommes-télé. Par cette surprenante manœuvre, non seulement ce qui nous avait été donné comme « la réalité » se trouvait discrédité a posteriori, mais nous-mêmes nous nous trouvions assimilés de fait à ces énigmatiques spectateurs.

Dans Les Paysages de la nuit, la fonction du narrateur est assumée alternativement par différentes voix, dont une au moins ne peut être identifiée avec précision. La voix principale est celle d’André B., placier en cierges investi d’une mission d’enquête dont il nous rend compte ; dès la septième planche cependant, un autre récit, anonyme, s’entrecroise au premier, et relate les agissements d’un personnage sans visage et sans nom, qui se révèle progressivement l’auteur des crimes sexuels à propos desquels une enquête a été ouverte. La réponse à l’énigme policière est donc donnée sans que le détective amateur chargé de l’éclaircir y soit pour rien. Mais sitôt donnée, cette solution est remise en question. Il apparaît qu’une « herbe du diable », la Datura, provoquant délire, paralysie et arrêt du cœur, n’est pas étrangère à l’affaire, et que l’épicière du village en sert quelquefois à ses clients. Cette épicière est le dernier personnage à prendre la parole, s’inscrivant, après « l’écrivain » (Barbier encore) et « la fidèle servante », dans la chaîne des narrateurs éphémères.

Les Paysages de la nuit, planche 6 (1994)

L’histoire entière baigne dans un climat de peur. Le narrateur principal est un trouillard, il le confesse dès la première page et s’épanche encore, plus loin, sur ces soirs « où la peur prend la forme d’une petite flaque jaunâtre au fond d’un verre ». L’action presque entièrement nocturne, l’horreur des crimes commis, l’irruption d’animaux sauvages tels que singes, jaguar, vautours, l’aile noire de la folie qui plane sur l’ensemble des protagonistes, tout participe à distiller ce sentiment de peur, tout concourt au malaise du lecteur. Barbier n’est pas un auteur confortable ; la puissance de son imaginaire paranoïaque détourne et subvertit les éléments empruntés à son environnement quotidien, lequel invite pourtant à la quiétude : un paysage de montagne, un petit village, un bistrot, une épicerie. Fillols, ce havre de paix, devient chez Barbier un haut lieu de la terreur et de la dépravation. Il apparaît aussi comme l’endroit le plus menacé du monde, la cible de quelque impitoyable conspiration : les extra-terrestres et les monstres y convergent, les robots le cernent, les flots l’envahissent, la mort y est sexuellement transmissible, la race humaine y est menacée d’extinction.

Les Paysages de la nuit, détail de la planche 27

Pour nous parler de ses peurs, pour nous les faire éprouver, Barbier affole la narration. Tout y est instable, brumeux, incertain. Les incohérences du récit sont mises sur le compte des troubles de la perception dont souffrent les personnages qu’il projette. L’acide et la cortisone brouillent les pistes dans Lycaons ; les machines ont refait le monde en prenant modèle sur les livres de William Burroughs — apôtre de la déconstruction en littérature — dans Le Dieu du 12 ; la Datura fait des ravages dans Les Paysages de la nuit. Ce dernier livre multiplie les allusions à l’instabilité des apparences, s’acharnant en particulier sur les visages. Le visage d’un robot de haut niveau est « soumis sans cesse à des pressions et à des vents », celui d’un robot inférieur « a la peau qui fout le camp », tandis que celui d’un adolescent est « comme traversé par une bourrasque » et que le monstre assassin n’a « plus de visage, mais à la place une explosion continue et changeante ».

En trois livres, Barbier a imposé un monde personnel et étonnamment cohérent. Une telle vision du monde est la marque d’une œuvre. Peu de dessinateurs de bande dessinée méritent comme lui le nom d’auteur. Ayant lu Barbier, on comprend mieux la pertinence de ses choix esthétiques, on saisit ce qui motive ces corps fantomatiques, on ne s’étonne plus de ces innombrables portes, fenêtres ou écrans qui, inscrivant un cadre dans le cadre, dénoncent une réalité gigogne, un sens éternellement absent.

Thierry Groensteen

Cet article a paru dans
En regard No.2, janvier 1994 (journal de l’exposition Alex Barbier),
édité par le Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image.
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