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dessine-moi un monstre

Nicolas Tellop

[Mars 2019]

Alors que la soirée avait déjà été riche en émotions, l’arrivée d’Emil Ferris sur scène plongea la salle dans une atmosphère électrique, emprunte de magie et de mystères. Lentement, impressionnante, souveraine et magnifique, les cheveux noirs, légèrement poivre et sel, ondoyant sur ses épaules, sa main droite appuyé sur une canne, la gauche tenant un carnet, elle s’est avancée vers le pupitre. Sa canne n’avait rien d’ordinaire. Elle reproduisait les nervures et les nœuds d’une branche de bois authentique mais à la croissance contrariée : plusieurs coudes anguleux dessinaient sur toute sa longueur la forme d’un éclair.

Emil Ferris a reçu le prix du meilleur album, a tenu quelques instants le trophée dans ses mains et puis l’a rapidement confié à quelqu’un d’autre. Elle s’est installée au pupitre, elle a fixé la foule en souriant, et elle a ouvert son carnet. Un carnet ordinaire, épais, à la couverture cartonnée. Il ne fallait pas se fier aux apparences : c’est avec ce carnet qu’elle frappa la salle comme la foudre. Lentement, sans hésitation, avec une diction impeccable, elle a parlé de Karen, la jeune héroïne et narratrice de Moi ce que j’aime, c’est les monstres, elle a parlé de ce qui l’a poussé à faire ce livre, elle a parlé de son père, elle a parlé des rêves qu’on poursuit, des rêves qu’on abandonne, des rêves qu’il ne faut jamais oublier, elle a parlé de ses efforts et de la souffrance qu’il a fallu surmonter pour que ce livre existe, elle a parlé de sa fille, et elle a terminé en revenant sur Karen, en un parfait et évident ouroboros, ne se contentant pas de boucler la boucle mais apportant à son point de départ un éclairage nouveau, transcendant. Ce n’était pas un discours, c’était une incantation.


À ses côtés, un de ses éditeurs français de chez Monsieur Toussaint Louverture tentait tant bien que mal de traduire ce que racontait Ferris. Au début, elle ne comprenait pas ce qu’il faisait. « I have no idea what he says », adresse-t-elle au public autant qu’à elle-même. L’éditeur lui explique qu’il essaye de se faire interprète. « Oh ! », et elle poursuit, sans ménagement pour lui, de longues tirades qu’elle ponctue en le regardant silencieusement transmettre sa parole, souvent de façon incomplète mais synthétique. Ce numéro à deux voix mélangea donc les registres, du poignant au comique de situation, sans qu’aucun ne fasse de l’ombre à l’autre, et surtout pas au premier. Des cyniques ont pu faire remarquer, quelques instants après, en sortant de la salle, qu’il était heureux que l’autrice ait reçu le prix, sinon tout son beau et long discours aurait été écrit inutilement. Pourtant, qu’elles aient été préparées ou improvisées, spontanées ou mûrement réfléchies, ses paroles le soir de la cérémonie révélèrent quelque chose de plus profond que ne le suppose l’artificialité de cet exercice protocolaire. Il est apparu clair, si certains en doutaient encore, qu’Emil Ferris était une authentique storyteller, une conteuse hors-pair, capable de transporter un auditoire en quelques anecdotes savamment arrangés, les menant par la main jusqu’à l’émerveillement de la chute.

Surtout, lorsqu’elle s’est étonnée de la traduction de ses propos en sa présence, lorsqu’elle a trahi le fait que, sous le coup de l’émotion ou pas, elle n’avait même pas pensé à la nécessité d’adapter son discours à un public majoritairement francophone, Ferris révéla combien c’était ses propres mots qui comptaient avant tout pour elle – elle a laissé deviner que ce qui lui importait le plus était de s’exprimer et d’exercer ainsi par sa seule force un pouvoir magnétique presque surnaturel. Emil Ferris ne parlait pas, ce soir-là. Elle faisait ce qu’elle fait le mieux. Elle écrivait. Lorsqu’on écrit, on ne parle à personne d’autre qu’à soi-même, on ne poursuit d’autre parole que celle du cœur. Il en allait ainsi, alors que la nuit tombait sur Angoulême en ce samedi 26 janvier 2019 : Emil Ferris ne recevait pas de prix, elle en écrivait la légende.

Comme les cyniques de la cérémonie, maintenant que le succès est confirmé en France et que l’engouement critique et public est unanime de part et d’autre de l’Atlantique, il s’en trouve pour commencer à exprimer des suspicions. « Son histoire est presque trop belle », lit-on ou entend-on ci et là. Cette histoire, la voici rapidement, puisqu’elle a déjà été de nombreuses fois relayée : en 2002, alors qu’elle fête son quarantième anniversaire, elle est piquée par un moustique qui lui transmet le syndrome du Nil occidental et ne se réveille que trois semaines plus tard à l’hôpital. Victime d’une méningo-encéphalite, elle risque de ne plus jamais remarcher. Sa main droite, celle avec laquelle cette illustratrice professionnelle dessine, ne répond plus à sa volonté. Avec une détermination incroyable, elle surmonte cette fatalité et, tel le phénix, renaît de ses cendres. Elle reprend des études d’art et entame parallèlement la réalisation d’un roman graphique de près de 800 pages, Moi ce que j’aime, c’est les monstres, qu’elle mettra plus de six ans à réaliser. Déjà épique, l’histoire ne s’arrête pas là. 48 éditeurs successifs refusent son projet, le jugeant trop dense, trop hors-norme, trop risqué. C’est finalement Fantagraphics qui décroche le gros lot, en proposant une parution scindée en deux parties. La publication de la première est annoncée pour Halloween 2016, mais les 10.000 exemplaires imprimés en Amérique du Sud sont saisis au canal de Panama en même temps que le bateau qui les transportait : la compagnie de fret venait de faire faillite. La parution est repoussée à février 2017, le temps qu’un nouveau tirage puisse être réalisée. L’épopée s’arrête-t-elle là ? Pas sûr, puisque le deuxième tome, au moment où ces lignes sont écrites, n’est toujours pas paru aux États-Unis (il est attendu pour la rentrée 2019).

© éditions Monsieur Toussaint Louverture

Cette genèse rocambolesque a sans doute participé au retentissement médiatique qui a accompagné la parution de l’œuvre. Peut-être que les grands livres commencent toujours par s’écrire à l’extérieur d’eux-mêmes. Grâce à ce parcours en forme de chemin de croix créatif et éditorial, le roman graphique d’Emil Ferris profite d’une aura qui force par avance le respect et l’admiration, à la façon d’un livre maudit moderne qui n’aurait pas eu le temps de traverser le désert des décennies pour être redécouvert et reconnu par les générations futures. C’est un livre martyr, qui aurait pu ne jamais voir le jour, et qui arrive sur les tables des librairies américaines auréolé d’une grâce incomparable. Si l’on ajoute à cela la rumeur qui, fin 2016, enfle de festival en festival, le concert d’admiration entonné par tous les grands noms de la bande dessinée américaine et l’embrasement de la critique qui crie au génie, on obtient le portrait-robot du grand artiste romantique, qui a su cristalliser le diamant brut de son œuvre dans le giron de sa souffrance. Quelque part, nous faisons là face à l’histoire d’un succès annoncé – mais pas usurpé, loin de là. S’il était arrivé la même chose à une bande dessinée ordinaire, on n’en aurait pas fait autant de cas. Il se trouve que la teneur de Moi ce que j’aime, c’est les monstres est proportionnelle à l’épopée qui en a précédé la publication. Si ses aventures éditoriales ont été énormes, le livre est, lui, colossal : monstrueux.

S’il est encore difficile de définir aujourd’hui ce qu’est concrètement un roman graphique, il ne fait nul doute que Moi ce que j’aime, c’est les monstres en est un, et peut-être un qui n’a jamais tant mérité ce nom. Tous ceux qui ont eu le livre entre leurs mains et qui n’ont pu que difficilement se détacher de sa lecture, ou alors pour ne penser qu’à y revenir, le rouvrir et y replonger – tous ceux-là ont eu le même sentiment, aussi trouble que catégorique : « ça », c’est un roman graphique. Quand Emil Ferris se rendait en fauteuil roulant au Art Institute de Chicago pour y reprendre ses études, elle poursuivait déjà cette idée. Dans un court récit dessiné et autobiographique qui raconte la genèse de Moi ce que j’aime, c’est les monstres, elle explique qu’« à l’école, [elle a] étudié les grands conteurs visuels de notre époque. Parmi eux, on retrouvait Art Spiegelman. L’intemporelle beauté contenue dans un de ses livres, Maus, m’a encouragé à me lancer, moi aussi. » Autour du cartouche qui raconte cet épisode, plusieurs incarnations jouent sur l’homonymie entre le prénom de l’auteur-référence et l’activité artistique : « J’adore l’art ! », « L’art, c’est magique », « L’art soigne », tandis qu’une petite souris demande malicieusement « De quel ‘‘Art’’ vous parlez ? »
Dans les années 1980, Maus s’impose comme le maître-étalon mondial de la bande dessinée « sérieuse », adulte et profonde ; dans les années 1990, il n’existe peut-être pas un titre en particulier, mais un fleurissement subi de graphic novels, issus d’une jeune génération nourrie au modèle Maus (pêle-mêle et sans exhaustivité : Daniel Clowes, Joe Sacco, Charles Burns, Craig Thompson…) ; dans les années 2000, c’est le vertigineux Chris Ware et son Jimmy Corrigan ; dans les années 2010, ce sera Moi ce que j’aime, c’est les monstres (même s’il ne faudrait pas oublier Ici de Richard McGuire).

© éditions Monsieur Toussaint Louverture

Remonter le fil des influences ayant nourri Emil Ferris dans l’élaboration de son graphic novel n’est pas difficile. Esthétiquement, la dessinatrice revendique elle-même le double héritage de Robert Crumb et de Maurice Sendak. Du premier, elle retient un dessin très fouillé, riche en détails et en hachures si savantes qu’elles ne viennent jamais brouiller la lecture de l’image. Si son illustre homologue privilégie l’encre et le crayon noirs, Ferris instaure une plus grande variété par l’utilisation de feutres, de stylos-billes ou de graphites de couleurs différentes. Un même dessin peut ainsi mélanger des zones colorées et d’autres laissées en noir et blanc. Du second de ses modèles, Sendak, elle a aussi hérité une manière de dessin traité comme une gravure, mais surtout elle suit ses traces en ce qui concerne certaines physionomies de créatures aussi charmantes que monstrueuses – telle Karen, petite narratrice à tête de placide loup-garou. Des deux, Ferris synthétise un certain expressionnisme.

En termes de narration visuelle, elle semble s’inscrire dans l’esprit de Will Eisner, dont la grande ambition a toujours été de réinventer le rapport entre le texte et le dessin, jusqu’à les entrelacer l’un à l’autre dans une fusion qui faisait de l’écriture une image et du dessin une forme d’écriture. Ferris pousse cet amalgame jusqu’à un magma qui construit à même la page une architecture polymorphe mais organique. Elle-même l’expliquait en ces termes dans Les Cahiers de la BD : « J’ai découvert des tas de trucs grâce aux vertus de l’écriture et du dessin. […] Parfois j’aime qu’un mot que vous lirez soit placé près d’un œil afin que lorsque vous le lisez, ce mot vous fait absorber la mémoire sensitive, en quelque sorte, d’un œil. Ces choses entrent alors en collision avec l’esprit dans le but de renforcer l’évocation et la résonance pour le lecteur [1]. » Loin de la classique tabularité de la planche, Ferris prolonge les expérimentations d’Eisner dans sa volonté d’entremêler les signes pour créer un nouveau langage.
De Maus et de son cher Art Spiegelman, elle reprend certains procédés comme la métamorphose des protagonistes par rapport à la réalité (ici, des souris, là un loup-garou) ou le principe de la remémoration orale enregistrée au magnétophone : plusieurs séquences de Moi ce que j’aime, c’est les monstres sont les retranscriptions visuelles de souvenirs d’une tierce personne, écoutés sur cassette audio – et comme de bien entendu, ces souvenirs conduisent au spectre noir de la Shoah. Pour certaines séquences plus courtes, plus dynamiques, plus rapides, la dessinatrice adopte un trait plus stylisé, réduisant ses personnages à des figurines un peu figées, moins incarnées, représentées de façon plus spontanée et moins sophistiquée, rappelant les romans graphiques de Matt Kindt comme Super Spy ou Du sang sur les mains (édité par Monsieur Toussaint Louverture, quelques mois avant Moi ce que j’aime, c’est les monstres).

D’ailleurs, comme ce dernier, Ferris varie aussi les formes, les supports et les textures de façon à donner à son travail l’impression d’un document authentique – mais elle va encore une fois bien plus loin, puisque son livre se présente intégralement comme un objet authentique, non pas fruit de l’élaboration d’un auteur, mais témoignage d’une expérience réelle, à la fois par son contenu et sa forme. En effet, ce que nous lisons, c’est le journal de Karen, adolescente vivant à la fin des années 1960 avec sa mère et son frère dans un quartier défavorisé de Chicago. Karen n’est pas seulement une très jeune fille douée d’une acuité hors du commun, mais une artiste déjà accomplie, une prodige du dessin qui s’exprime tout naturellement par ce biais autant que par les mots. Sous les éruptions graphiques et verbales de Karen, les pages laissent voir encore les lignes bleues du carnet ainsi que la reliure en spirale et les perforations du papier. Moi ce que j’aime, c’est les monstres ne renferme pas seulement une diégèse fascinante : le livre fait partie de cette diégèse. C’est un found footage livresque. En ce sens, l’objet-carnet rappelle des expériences comme la série Diary of Wimpy Kid de Jeff Kinney, qui relève moins de la bande dessinée que du texte illustré, ou le bien nommé Spiral-Bound (de « spiral bound booknote » : le carnet à spirale) d’Aaron Reiner – dont le contenu, bien que réjouissant, n’est pas aussi aventureux que celui de Ferris. Des influences, des prédécesseurs, la dessinatrice en possède donc un certain nombre dans le domaine de la bande dessinée en général et du roman graphique en particulier, mais aucun qui suffise à saisir totalement la singularité du phénomène.

© éditions Monsieur Toussaint Louverture

Pour les Américains, dans l’expression graphic novel, un mot prédomine et éclipse l’autre : « novel ». Ce n’est plus, pour ainsi dire, de la bande dessinée, mais du roman. C’est peut-être dans ce détail culturel que réside l’un des secrets de la fascination qu’exerce Moi ce que j’aime, c’est les monstres sur ses lecteurs. D’ailleurs, avant de devenir ce titan de 800 pages, le titre a d’abord vu le jour sous la forme d’une nouvelle, écrite en 2004 (alors que Ferris est encore en pleine convalescence) et publiée aux USA dans une anthologie. La source de cet énorme récit graphique a donc d’abord été puisée dans la puissance de l’écriture – puissance dont le graphic novel ne s’est ensuite plus départi. Aussi, plus encore que du roman graphique, Emil Ferris s’inscrit dans la tradition du « grand roman américain ». L’expression désigne un genre littéraire, au romanesque dense, pour ne pas dire épique, souvent picaresque, qui s’attache à la représentation de la culture américaine à un moment donné de son histoire. Tous les ans, les États-Unis produisent de ces pavés impressionnants et merveilleux dont leurs romanciers ont le secret, drôles et immoraux comme du Mark Twain, denses comme du John Dos Passos, tactiles comme du Ernest Hemingway, psychologiques comme du William Faulkner, vrais comme du Truman Capote, vénéneux comme du William Burroughs, nostalgiques et amers comme du Thomas Wolfe… Le « grand roman américain » est tout cela à la fois, tragi-comédie qui brouille les pistes et mélange les genres pour sonder toujours davantage ce dont est faite l’identité américaine. De ce point de vue, Moi ce que j’aime, c’est les monstres est incontestablement un grand roman américain moderne.
Comme chez Ferris, il n’est pas rare que les best-sellers des Lettres d’outre-Atlantique adoptent la trame d’un roman policier, ou prennent comme point de départ une enquête pour finalement dériver vers des introspections plus personnelles ou des réflexions d’ordre identitaire, des considérations morales, politiques ou encore philosophiques. Ici, l’enquête policière est assumée par la petite Karen qui se travestit en détective privé grâce à un habit est trop grand pour elle – aussi grotesque que sa figure de loup-garou prépubère. Ferris laisse transparaître par là le travestissement de l’intrigue de Moi ce que j’aime, c’est les monstres, qui se déguise en énigme criminelle pour mieux recouvrir un réseau narratif plus vaste, plus varié : tentaculaire. La détective en herbe y est surtout l’héroïne d’un récit d’apprentissage. Comme L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger ou encore La Cloche de détresse de Sylvia Plath, son parcours est celui d’une préadolescence travaillée par la douleur, la souffrance et l’impossibilité à se conformer au monde… Initiation à l’art et à ses mystères, sensibilisation au monde par les images qui le réfléchissent et le décryptent, l’histoire est aussi celle d’une délicate éducation sentimentale lesbienne à une époque de tabous inhibants.
Les investigations de la jeune héroïne dans Chicago vont également permettre de lever le voile sur la réalité sociale et économique d’une décennie marquée par les désillusions et les meurtrissures (le plus vieux souvenir d’enfance de Karen, c’est l’assassinat de J.F. Kennedy, alors que celui de Martin Luther King survient au milieu du livre). Roman historique et reconstitution sociologique, le livre de Ferris s’inscrit donc de nouveau en plein dans cette veine très américaine de l’exploration de sa psyché culturelle et des affres qui la travaillent. Et puis, au fil des pages, l’enquête policière de Karen coïncide de plus en plus avec une enquête sur ses origines et le passé familial, jonché de traumas étouffés et empoisonnants. Il s’agit alors d’un roman des origines, topos romanesque qui excède de loin les frontières des États-Unis, mais qui prend là-bas une saveur particulière en raison de son passé trouble et du rapport encore plus trouble que la nation entretient avec lui. La généalogie familiale y apparaît comme le prétexte à dessiner les contours d’une identité nationale refoulée : la mère de Karen est moitié indienne, moitié irlandaise, son père est latino – Karen, à l’image du peuple américain, est tout cela à la fois, fruit du métissage multiculturel. La tragédie intime rencontre encore à un autre niveau celle de notre humanité, puisqu’en cherchant à expliquer la mort de sa voisine, la petite fille va également partir à la rencontre des démons et des fantômes de l’Histoire, le passé de sa voisine Anka lui permettant de sonder l’abîme de la déportation et l’absolue noirceur du cœur humain. C’est encore, par-dessus tout cela, une évocation autobiographique de nouveau déguisée, Karen étant le reflet de sa créatrice et le moyen pour elle d’exprimer son expérience – jusqu’à la faire coïncider dans la forme du carnet, dont Ferris était inséparable dans sa jeunesse (et à en juger la cérémonie des prix d’Angoulême, certaines choses ne changent pas). Enfin, le graphic novel s’apparente au roman américain dans sa capacité encyclopédique à investir des anecdotes authentiques et méconnues pour en faire des digressions qui finissent toujours par retrouver les rails du récit. En multipliant les couches narratives et les degrés de lecture, le grand roman américain est souvent défini comme un livre-monde, hyperbolisé encore en livre-monstre : une étiquette qui sied à merveille au graphic novel d’Emil Ferris.

Moi ce que j’aime, c’est les monstres s’inscrit donc dans la tradition classique de la littérature américaine, mais il en investit également le champ post-moderne. Rarement un livre dessiné se sera joué avec une telle malice des codes romanesques, pour finir par en déconstruire le fonctionnement. Non seulement le roman est choral, en ce sens qu’il est construit sur plusieurs voix (celle, principale, de Karen, et celle, venue d’outre-tombe par l’entremise d’un enregistrement audio, d’Anka – et d’autres encore plus marginales), non seulement il mélange les époques et les lieux, il brasse les destinées et les spectres de l’Histoire, le tout grâce à l’enchâssement diaboliquement complexe des récits mis en abyme, mais il adopte aussi une variété de formes, d’approches et de narrations qui font de la représentation le principal enjeu de l’œuvre. Réflexivement parlant, le livre se fait labyrinthe. Dans ces méandres, innervées de références visuelles et littéraires, pour certaines explicites et dissimulées pour d’autres, le graphic novel, nouveau Minotaure, apparaît comme un monstre dans sa capacité à se nourrir de toute une partie de la culture américaine et même mondiale, pour parvenir à régurgiter quelque chose d’autre, radicalement nouveau.

Et puis (on l’a déjà fait remarquer mais il faut encore le souligner), le livre ne contient pas seulement une représentation de la réalité mais il se présente aussi un objet arraché à cette réalité. Tel le déjà monstrueux roman de Mark Z. Danielewski, La Maison des feuilles (2000), Moi ce que j’aime, c’est les monstres n’est pas qu’une méditation sur la réalité, mais surtout sur l’écriture, le dessin, et les rapports que les deux entretiennent avec la réalité. C’est donc un objet méta, qui interroge la place de l’auteur, celle du narrateur, celle encore du lecteur, celle du livre enfin, au milieu de tout cela. Parcouru de fond en comble par un souci d’authenticité (à travers la forme du carnet, mais aussi par le témoignage recueilli d’Anka), construit autour du sens de l’observation de sa narratrice, le récit s’ouvre pourtant sur une longue séquence fantasmée, cauchemardesque et proprement cinématographique. Suprême paradoxe : un objet se présentant comme réel, issu de la réalité elle-même, débute sur un délire onirique, certes reflet des tourments intérieurs de Karen, mais totalement dominé par son imaginaire. Une tension apparaît dès lors dans la mécanique narrative qui ne sera jamais vraiment résolue : trace extraite du réel et cherchant à n’en recueillir que les manifestations diverses, le livre est pourtant traversé en permanence par le surnaturel et les saillis fantastiques. Un seul argument suffit pour montrer cela : tout le livre durant, à une et merveilleuse exception près, Karen est représentée sous les traits d’un loup-garou. Son avatar gigogne Anka est travaillé des mêmes tiraillements, son témoignage étant émaillé de visions gothiques proches de la folie et de la sorcellerie. Moi ce que j’aime, c’est les monstres est une pure création qui avance masquée sous les dehors d’un témoignage véritable et qui ne cesse de vouloir faire basculer la réalité dans l’irréel et le chimérique. Il se met en scène cernant un réel qu’il n’est possible de faire apparaître que par le biais du fantastique. Si bien que la réalité du livre recèle l’horreur quasi surnaturelle de notre quotidien effrayant, et l’imaginaire qui l’habite, c’est le réel qui nous épie avant de nous dévorer tout cru.

© éditions Monsieur Toussaint Louverture

Dans cette façon d’entremêler l’Histoire et son étrangeté, le destin national et ses démons intérieurs, la vie urbaine et les légendes qui y sont nées, Moi ce que j’aime, c’est les monstres constitue la réactualisation fascinante et neuve d’un genre qui hante la littérature d’outre-Atlantique depuis ses origines : le gothique américain. Héritier de son homologue anglais spécialisé dans les maisons hantées et les cimetières brumeux, le genre explore depuis Edgar Allan Poe, au moins, les ambiguïtés au cœur des USA, nation héroïque et pionnière, civilisatrice et inspiratrice du Bien, mais aussi colonisatrice sauvage, responsable d’un génocide et aveugle au Mal qu’elle a causé et aux injustices qui sont à ses fondements. C’est ainsi que ce gothique repose souvent sur la représentation d’un Autre terrible et ténébreux. L’Autre, dans l’Histoire américaine, c’est l’Anglais dont on n’a renié l’identité et la souveraineté, c’est l’Indien dont on a volé les terres en les massacrant, c’est le Noir qui fut si durement exploité, si inhumainement instrumentalisé. Rejeté, éliminé, ghettoïsé, cet Autre ne cesse pourtant de revenir et d’hanter, sous des formes diverses. Pareil aux monstres. Enfant de la contre-culture et du magazine Mad, Emil Ferris sait se reconnaître dans cet Autre que le puritanisme américain et sa bonne conscience asphyxiante ne cesse de rejeter.

Elle s’inscrit dans l’imaginaire aussi marginal qu’intemporel du freak, dont les difformités et les déficiences n’en font pas moins des êtres humains, et des êtres humains d’autant plus sensibles et justes qu’ils ont eux-mêmes fait l’expérience du rejet, de la stigmatisation et de la souffrance qui en a résulté. Depuis le film manifeste de Tod Browning réalisé en 1932, les freaks ne représentent pas tant une catégorie sociale à défendre ou une part de l’humanité à protéger, mais plutôt une figure dans laquelle se reconnaître, à laquelle s’identifier, auprès de laquelle apprendre à grandir en assumant nos propres monstruosités pour s’opposer la monstruosité cachée du monde environnant, celle des gens normaux, ordinaires, honnêtes et sains, qui ne sont rien d’autres que des vampires masqués. Moi ce que j’aime, c’est les monstres ne raconte finalement rien d’autre, et Karen, petite fille qui se voit loup-garou, s’impose comme l’incarnation du freak la plus belle qu’on ait croisée depuis longtemps. C’est un monstre parce qu’elle est issue d’une famille monoparentale et multiculturelle, c’est un freak parce qu’elle est lesbienne, ses amis sont eux aussi une bande de parias : Sandy, orpheline de parents syndicalistes assassinés, Franklin, créature de Frankestein noire et homosexuelle, et même Missy, lesbienne cruellement refoulée qui renaît entre les bras de Karen sous la forme d’un vampire. Survivre dans un monde qui ne conçoit la différence que comme une tare, c’est se faire monstre – c’est chérir en son être cet Autre que nous sommes devenus.

Tout le projet du livre tient dans le rôle que joue l’image à cet égard. Ce n’est pas du dessin, c’est une excavation de l’invisible, une quête de ce qui reste la plupart du temps caché, un chemin vers la vérité enfouie de l’enfance. Cette recherche visuelle est prolongée à l’occasion des multiples visites au musée, dont plusieurs peintures sont reproduites au fil des planches, décortiquées par la narratrice et par son grand frère, Deezy. La reproduction des toiles se mêle à celle des couvertures de comic books et autres magazines horrifiques. Ferris met sur le même plan art académique (muséal) et art populaire, car rien ne différencie fondamentalement les deux. Chacun cherche à faire surgir à la surface du réel ce qui ne pourrait être vu ou exprimé autrement. Chacun nous invite à regarder – chacun est « monstre », comme Karen le rappelle au détour de son journal : « Monstre, ça vient du latin monstrum et ça veut dire montrer comme dans une démonstration ». Avec ses monstres, Ferris cherche à nous montrer que toute notre vie se joue dans le regard, que toute notre histoire dépend de notre capacité à voir les choses comme elles sont – c’est-à-dire autrement que la plupart des gens ne les voient. Dans son récit, le regard et l’œil reviennent comme un motif obsessionnel : la tache verte dans l’œil de la mère, qui ouvre sur un monde rassurant et utopique, les petites filles-serrure qui voient ce qu’elles n’auraient jamais dû voir, la rencontre onirique avec Kate Warn, la première femme détective privée dont l’œil a servi de modèle au célèbre logo de l’agence Pinkerton… La « soupe aux indices » que cuisine Karen n’est rien d’autre qu’une incantation du regard, déterminé à voir au-delà du visible – jusqu’aux synesthésies dont l’héroïne se fait la spécialité et qui, comme chez Baudelaire, servent à dérègler le réel pour mieux en découvrir l’au-delà (ainsi Anka est-elle représentée bleue parce qu’elle a toujours l’air triste). La seule fois où Karen se représente telle qu’elle est vraiment, une petite fille et non un enfant loup-garou, c’est parce que son frère l’a forcée à se regarder dans un miroir pour voir ce à quoi elle ressemble vraiment. Elle se révolte : « C’est toi qui répètes tout le temps qu’on doit devenir qu’on est et pas ce que les gens te disent d’être ! » Le regard devient ainsi la chrysalide du devenir et le dessin est l’instrument de son avènement.

Regardons bien, nous intime Emil Ferris, et débusquons les monstres. Regardons-nous bien, et découvrons le monstre en nous.

Nicolas Tellop

[1] « Le livre monstre d’Emil Ferris – la beauté du diable », propos recueillis par Paul Tumey, Les Cahiers de la BD No.5, oct.-déc. 2018, page 100.