Consulter Neuvième Art la revue

onomatopée et son

Agnès Deyzieux

Étonnant paradoxe auquel nous confronte la bande dessinée : privée par nature de son, comment peut-elle, par la magie du trait et du dessin, faire retentir des bruits et donner à entendre des mélodies ? 
Historiquement parlant, le lien entre le son et l’image intervient assez tôt. Dès la période carolingienne, des signes abstraits sont directement inscrits dans l’image pour évoquer la musique. Au IXe siècle, le chant comme le son des trompettes sont représentés systématiquement par des tirets parallèles, avec des variations de couleurs ou de formes exprimant des différences de volume sonore. Bien avant l’apparition de la parole en lien avec l’image, l’expression du son (comme de l’odeur) se manifeste par des signes ou des pictogrammes. C’est au XVe siècle qu’apparaît la représentation de la portée musicale où figurent des notes de musique (Livre du trésor de Vénerie) et des onomatopées (Calendrier des bergers). Il semble que les enlumineurs aient cherché à doter leurs images d’une expression sonore afin de leur donner une plus grande efficacité narrative. Même si les exemples de sons transcrits dans l’image sous forme d’onomatopées ou de symboles graphiques ne sont pas si nombreux (quelques dizaines d’exemples sur plusieurs centaines de milliers d’images médiévales), le phénomène mérite d’être relevé. Car ces conventions vont nourrir les créateurs d’images à venir. On retrouvera ainsi cette expression pictogrammatique du son dès les débuts de la bande dessinée avec Rodolphe Töpffer en 1831 (Histoire de M. Jabot, p. 30 : « M. Jabot rêve à des airs de mazourke »).
En créant une bande-son qui illustre des actions non verbales – nous excluons de cet article le son en tant que paroles des personnages –, la bande dessinée s’appuie donc sur une convention validée par la tradition. Cet artifice que tout lecteur accepte par connivence se développe selon des procédés multiples variant suivant les époques et reposant sur des codes précis issus d’un contexte et d’une histoire. La bande-son sans cesse renouvelée par les auteurs de bande dessinée invite le lecteur à une expérience sensorielle augmentée, en l’immergeant dans une ambiance particulière, en stimulant son imaginaire.

[Mars 2019]

Étonnant paradoxe auquel nous confronte la bande dessinée : privée par nature de son, comment peut-elle, par la magie du trait et du dessin, faire retentir des bruits et donner à entendre des mélodies ?
Historiquement parlant, le lien entre le son et l’image intervient assez tôt. Dès la période carolingienne, des signes abstraits sont directement inscrits dans l’image pour évoquer la musique. Au IXe siècle, le chant comme le son des trompettes sont représentés systématiquement par des tirets parallèles, avec des variations de couleurs ou de formes exprimant des différences de volume sonore. Bien avant l’apparition de la parole en lien avec l’image, l’expression du son (comme de l’odeur) se manifeste par des signes ou des pictogrammes. C’est au XVe siècle qu’apparaît la représentation de la portée musicale où figurent des notes de musique (Livre du trésor de Vénerie) et des onomatopées (Calendrier des bergers). Il semble que les enlumineurs aient cherché à doter leurs images d’une expression sonore afin de leur donner une plus grande efficacité narrative. Même si les exemples de sons transcrits dans l’image sous forme d’onomatopées ou de symboles graphiques ne sont pas si nombreux (quelques dizaines d’exemples sur plusieurs centaines de milliers d’images médiévales), le phénomène mérite d’être relevé. Car ces conventions vont nourrir les créateurs d’images à venir. On retrouvera ainsi cette expression pictogrammatique du son dès les débuts de la bande dessinée avec Rodolphe Töpffer en 1831 (Histoire de M. Jabot, p. 30 : « M. Jabot rêve à des airs de mazourke »).
En créant une bande-son qui illustre des actions non verbales – nous excluons de cet article le son en tant que paroles des personnages –, la bande dessinée s’appuie donc sur une convention validée par la tradition. Cet artifice que tout lecteur accepte par connivence se développe selon des procédés multiples variant suivant les époques et reposant sur des codes précis issus d’un contexte et d’une histoire. La bande-son sans cesse renouvelée par les auteurs de bande dessinée invite le lecteur à une expérience sensorielle augmentée, en l’immergeant dans une ambiance particulière, en stimulant son imaginaire.

Pour sonoriser une scène, le procédé propre à la bande dessinée est l’onomatopée (mot issu du grec ancien onomatopoiía, qui signifie « création de mots »). C’est un mot qui cherche à reproduire phonétiquement un son et qui se trouve disponible dans le répertoire de toute langue. L’onomatopée simule un bruit particulier associé à un être, un animal, un objet, par l’imitation des sons que ceux-ci produisent : le bzzz de l’abeille, le atchoum de l’éternuement, le vroum du moteur, le tic tac de l’horloge, le flic floc de la pluie...
L’onomatopée tente d’imiter un son avec les phonèmes qui la constituent. Contrairement aux mots courants de la langue qui entretiennent un lien arbitraire entre ce qu’ils signifient et leur prononciation, il y aurait une relation entre signifiant et signifié dans l’onomatopée. La structure phonique du signifiant imite ici le bruit auquel celui-ci se réfère (crac reproduit phonétiquement un craquement). Ce qui permet à chacun de le reconnaître de façon intuitive, en rapport avec son expérience sonore.
L’écriture des onomatopées étant proche de l’écriture phonétique, rien ne semble s’opposer à l’idée d’imiter les sons qu’on entend autour de soi. Sachant qu’un bruit ne peut s’écrire directement et sera toujours interprété par celui qui l’entend, l’onomatopée est extensible à l’infini. Chaque auteur peut inventer ses propres onomatopées pour décrire au plus juste le son qu’il veut exprimer. La bande dessinée utilise donc les onomatopées conventionnelles courantes de la langue et s’amuse constamment à en créer de nouvelles. Il est même probable que la bande dessinée ait participé à en élargir le répertoire et à fixer l’usage de certaines.
Mais cette imitation du son par l’onomatopée n’est qu’un reflet approximatif de la réalité et reste liée à la langue d’origine. En effet, « les sons imitatifs de l’interjection onomatopéique restent dans l’ensemble fidèles au système phonologique de la langue où ils se situent. Une certaine conventionalité demeure donc, et le coq ne chante pas de la même manière en français, en italien et en finnois, bien qu’on retrouve entre ces différentes onomatopées des traits communs » (Jeanne-Marie Barberis 1992 : 53.).

Bill Watterson, Calvin et Hobbes, vol.1 : Adieu monde cruel,
Hors Collection, 1991, p. 52

Il semblerait que de nombreuses onomatopées françaises soient empruntées à la langue anglaise (slurp, splash, bang, zip...). Celle-ci présente l’avantage de posséder de nombreux verbes courts, phonétiquement proches de ce qu’ils évoquent. De nombreux mots anglais ont ainsi accédé aux statuts d’onomatopées pour la bande dessinée. Mais ils visent plus à dire l’action montrée qu’à restituer le son par analogie. Le personnage qui saute dans l’eau et à côté duquel s’inscrit un splash éclabousse effectivement ce qui se trouve autour de lui. Ce mot transcrit-il un son ou éclaire-t-il le sens de l’action représentée ? Pour le lecteur, l’onomatopée devient un code unifiant l’action et le son qui en résulte.

Certaines onomatopées en viennent à valider ainsi la signification d’une image plus qu’elles ne cherchent à imiter le son produit. Dès lors, quand leur rôle est de valider l’action représentée, les auteurs peuvent s’affranchir de la prononciation, de la valeur sonore de l’onomatopée. Et il arrive que le son soit évoqué par un mot qui exprime l’action qui le produit (coupe coupe). C’est alors une contre-onomatopée, qui consiste à prendre des mots lexicaux pour illustrer des bruits (gronde ou craque pour l’orage par exemple).
Les mots ou expressions évoquant les sons ont donc une fonction explicative de l’image. Leurs sens peuvent ne pas être connus littéralement par le lecteur mais l’usage les a transformés en codes identifiables. Si splash n’est pas identifié comme signifiant « éclabousser », il est désormais pour tout lecteur associé à un corps tombant dans l’eau.

Mais si l’onomatopée éclaire le sens d’une action en venant accentuer le geste d’un personnage ou en attirant l’attention du lecteur sur sa source, elle joue bien d’autres rôles dans la bande dessinée, en particulier en produisant des effets esthétiques ou humoristiques.
Pour un premier exemple : dans un récit intitulé Constant Souci, Le mystère de l’homme aux trèfles, de Greg (rééd. Glénat, 2018), la poignée de main du directeur est si puissante qu’elle engendre un « SCROC » qui semble briser les os de la main du malheureux héros. Le dessin est assez explicite pour que le lecteur comprenne la scène. Cependant, la présence de cette onomatopée dans une case par ailleurs muette amplifie la portée de l’action et y apporte une touche d’humour.

Si les onomatopées sont destinées à être entendues, elles sont tout autant destinées à être vues. Leur fonction est d’évoquer le bruit par leur prononciation mais aussi par leur apparence visuelle. Dessinées plus qu’écrites, elles participent à l’identité graphique de la planche. Leurs caractéristiques graphiques deviennent, avec la complicité du lecteur, les caractéristiques du son lui-même.
La grande variété des graphies exprimant le son reflète la volonté des auteurs de traduire les caractéristiques physiques du son : hauteur (aigu ou grave), intensité et nuance (fort ou faible, crescendo...), couleurs (timbres, tonalités). Ce sont les jeux sur la typographie (taille, forme et police des lettres, type d’encrage, énergie du trait, couleurs utilisées, signes graphiques complémentaires...) et le fait que ces mots soient intégrés dans le dessin ou inscrits dans les bulles qui permettront de traduire ces caractéristiques.
Au cours de l’histoire de la bande dessinée, une codification graphique s’est mise en place, facilement compréhensible pour le lecteur, où l’information textuelle de l’onomatopée est précisée par son aspect visuel. Ainsi, une graphie aux angles pointus traduit un son aigu, une graphie plus ronde un son sourd. La répétition et l’emploi de certaines voyelles évoquent également la hauteur du son. La taille des lettres exprime le volume du son : de grandes lettres pour un son fort, des petites pour un son faible. Un trait tremblé exprimera la vibration d’un son. Des lettres décrivant un arc de cercle traduisent un crescendo et decrescendo. Les lettres peuvent s’intégrer dans la direction du mouvement de l’image, dans une perspective, accentuant l’illusion cinétique et guidant le regard du lecteur... Cette base, toujours de mise, s’enrichit constamment de nouvelles variantes.

Gotlib et Goscinny, Inédits, Dargaud, 2015, p. 77.

Dans Pilote No.368 paraissait, en novembre 1966, une planche de Goscinny et Gotlib intitulée « Les Onomatopées », qui proposait une synthèse éclairante et comique de ces exemples graphiques. On y voit également combien le son s’intègre dans la dynamique du dessin, accompagnant les mouvements linéaires de course, circulaires de glissade, puis de chute. Chaque élément du récit étant sonorisé, les bandes son font leur entrée successivement pour se superposer jusqu’à l’imbroglio final. Le bruitage participe bien à l’humour et au mouvement de la scène.
Cette planche a probablement été inspirée par un récit intitulé Sound effects paru dans le magazine Mad en 1955 (No.20), dû à Harvey Kurtzman et Wallace Wood. Ce récit policier est composé de sept planches où figurent exclusivement des onomatopées qui vont à la fois mener et miner le récit. Dans un contexte paroxystique où coups et cadavres s’accumulent aussi vite que les onomatopées fusent, les auteurs prodiguent une désopilante démonstration du procédé, confirmant sa capacité à reproduire des sons, mais aussi à évoquer des mouvements (bounce : rebondir, crawl : ramper) ou des événements (bleed : saignement), jouant notamment sur la polysémie du terme argh qui se révélera être, après bien des hypothèses, la clé de l’énigme.

Harvey Kurtzman et Wallace Wood,
septième et dernière page de Sound Effects.

Les auteurs ont recours aux variations de couleurs, de typographie, de mouvement, de taille (une case entière disparaît sous la profusion des onomatopées). Ils jouent également sur la nature ambiguë de l’onomatopée qui, matérialisée dans le décor, influence le cours du récit. L’onomatopée think est ainsi raturée par le personnage du détective plus préoccupé d’en proposer une autre que par la victime poignardée qui titube devant lui. Après l’inscription du mot thunk, homonyme de sunk qui signifie coulé, la victime s’effondre. Toute l’énergie ludique de l’onomatopée est ici au service de l’humour.

Certains auteurs, comme Franquin, ont particulièrement innové dans la transcription sonore en créant des formes typographies expressives, participant aussi bien au dynamisme des dessins qu’à l’humour des récits. Soit la planche-gag No.642 de Gaston Lagaffe. La voiture de Gaston tombe en panne, déposant un moteur agonisant dans la rue. Cette page propose un bel exemple de variations typographiques : alternance de sons aigus et sourds, qui râlent, qui crient, qui claquent, qui craquent. Le rouge et noir des onomatopées qui contrastent avec le jaune de la voiture apportent une énergie intense à la scène. Sur les décors de la première case, les enseignes de la rue affichent des mots proches d’onomatopées qui ne décrivent pas des sons mais qui, inscrits dans le même champ visuel, construisent l’ambiance de frénésie sonore qui baigne la scène. Pour citer le graphiste et typographe Pierre Huyghebaert : les onomatopées viennent apporter leur « dose de mouvement aux dessins déjà tellement cinétiques de Franquin. La graphie fusionne avec le dessin pour saturer notre lecture d’actions, de secousses, de bascules et de sons. » (Huyghebaert 2016)

André Franquin, Gaston, planche No.642

Les onomatopées ajoutent mouvement et énergie au récit dessiné et participent à son aspect humoristique. On pense surtout aux bandes son des bagarres si mémorables d’Astérix. Que seraient les altercations entre Gaulois et Romains sans les paf et les bonk qui les accompagnent ? Le dessin sans cette bande-son serait incomplet, inachevé et les scènes beaucoup moins animées et excitantes. Il y a comme une jouissance pour le lecteur à percevoir ces bruits qui existent « pour de faux », une jouissance qui ramène peut-être chacun à sa propre enfance, à une période où produire des sons avec sa bouche ou avec son corps provoquait du plaisir.
Dans cette bande son, il y a un aspect ludique et régressif que les détracteurs de la bande dessinée ne se sont jamais privés de souligner. La forme courte de l’onomatopée qui surgit dans le dessin et interrompt les discours, son caractère souvent soudain et discontinu, procure des effets de surprise ou d’attente chez le lecteur. L’aspect humoristique peut ainsi venir aussi bien de l’association de l’onomatopée choisie et de l’action qu’elle représente (que le lecteur connaît et attend : plaisir du paf produit par Obélix) que de l’incongruité de cette association (on pense aux truculentes expressions d’Edika ; Kwaaa Falafelfelfel Hihaaa pour un ronflement, par exemple). Le lecteur de bande dessinée apprécie tout autant être conforté que surpris dans ses codes de lecture.

Dans Achille Talon et le quadrumane optimiste (Dargaud, 1976), Greg et Vicq s’amusent à mettre en scène un personnage de chauffeur qui produit des sons non conformes à ses actions, ce qui exaspère son patron (sa voiture fait clingclingcling, une porte claquée cuicui, ses chaussures ding ding). Avec ce personnage inadapté, qui ne fait pas les bruits attendus, les auteurs jouent avec les conventions produisant ainsi un effet humoristique absurde et décalé.
D’autres auteurs jouent également de ces codes, engageant un jeu discret avec les lecteurs. Dans Lanfeust (vol.8, La Bête fabuleuse, ), tablant sur le fait que les onomatopées ne sont plus lues mais perçues comme des signes, l’auteur remplace les onomatopées conventionnelles par des noms d’auteurs de bande dessinée : Crisse sert à sonoriser une porte qui s’ouvre, Pratt la foudre tombant sur une maison, Fmurr le gémissement d’un soldat bâillonné... Tout en confirmant le code de la sonorité (car les noms des auteurs ne sont pas choisis au hasard), Didier Tarquin amène le lecteur curieux à être attentif aux onomatopées, à les lire et non plus simplement à les percevoir.

Située hors de la bulle, intégrée dans le dessin, l’onomatopée participe de la composition des planches, s’intégrant aux lignes de composition et aux lignes de fuite.
Les auteurs de mangas jouent particulièrement avec ces effets, truffant leurs récits de nombreuses onomatopées qui contribuent à l’esthétique et à l’expressivité des planches. Le fait que l’écriture japonaise relève plus du signe que du mot facilite cette intégration dans l’image dessinée. Les onomatopées sont inscrites en katakana, un syllabaire utilisé pour transcrire les mots d’origine étrangère et les sons. Ainsi, certains caractères syllabiques (comme le signe ko, qui ressemble à un carré auquel manquerait le bord droit), tout en bruitant l’action, permettent de recadrer des personnages dans l’image.

Les onomatopées japonaises qui peuvent se prêter à une écriture verticale horizontale, diagonale ou semi-circulaire s’inscrivent dans toutes les lignes de composition possibles de l’image. Par exemple, le signe zaa (exprimant une forte pluie) sera ainsi souvent tracé à la verticale s’intégrant dans les traits de la pluie tombante, alors que le signe shi—n (exprimant un profond silence), inscrit à l’horizontal, permettra souvent de symboliser matériellement la présence du silence, visible et donc audible.

extrait de Taiyô Matsumoto, Ping Pong

Taiyô Matsumoto, dans sa série Ping Pong, joue des tracés différents que permet l’utilisation conjointe des deux syllabaires : le katakana aux caractères rectilignes et l’hiragana aux caractères souples et arrondis, permettant ainsi de varier la mise en scène graphique des matches et d’accentuer le dynamisme des actions. Dans une autre de ses œuvres, Le Samourai Bambou, il adopte « le tracé au pinceau qui confère à l’écrit une souplesse en harmonie avec le dessin, tout en rejoignant la tradition japonaise de la calligraphie » (Beaujean 2019 : 105).

Taiyô Matsumoto, Le Samourai Bambou, vol.3, p. 156.

Pour la série L’Habitant de l’infini, le mangaka Hiroaki Samura recourt aux caractères chinois (kanjis) plutôt qu’aux traditionnels katakanas. Il les utilise pour leur effet stylistique : cette écriture renvoie à un Japon traditionnel, celui de l’époque d’Edo dans laquelle se déroule la série.

L’importance de l’onomatopée dans le manga tient sûrement au fait qu’elle a tout à fait sa place dans la langue courante japonaise, aussi bien parlée qu’écrite, sans avoir l’effet familier ou régressif qu’elle peut avoir dans la langue française. On compte environ un millier onomatopées dans la langue japonaise, pour une centaine seulement en français.
Mais, du fait même qu’elle est partie prenante dans le dessin, l’onomatopée japonaise devient difficile à traduire. En plus de trouver le terme approprié dans la langue de destination, la traduction nécessite d’intervenir sur le dessin et de « retoucher » l’image, autrement dit de redessiner des espaces laissés vides par l’effacement de l’onomatopée originale. Dans cette planche de Tezuka, le choix a été fait de ne pas toucher aux onomatopées japonaises qui sont doublées par les onomatopées françaises.

Osamu Tezuka, Gringo, 2009, p. 69

En plus de faire allusion au son, l’onomatopée japonaise peut traduire un mouvement ou un état émotionnel ; les onomatopées qui servent à reproduire un son sont appelées giongo, celles qui font référence à un état émotionnel gitaigo. Muka muka exprime ainsi une colère réprimée et difficilement contenue, jiro jiro évoque un regard sans gêne, tsuru tsuru une sensation de peau lisse ou douce... La distinction entre son et ressenti est parfois assez ténue. Doki doki, par exemple, évoque un cœur qui bat très vite, il s’agit aussi bien de la pulsation sourde que de l’état émotionnel assimilé au trac ou à toute autre émotion générant une accélération cardiaque.
L’onomatopée glisse alors vers la catégorie nommée idéophone, c’est à dire un mot communiquant une perception ou une impression. Claude Hagège en donne la définition suivante : « Beaucoup de langues, mais non toutes, possèdent […] des idéophones, ou mots qui, comme le dit ce terme, offrent une peinture sonore d’une idée, pour symboliser un état, une impression sensorielle, une manière d’être ou de se mouvoir, une action qui n’est pas nécessairement elle-même reproductrice d’un bruit » (2009). En dépit de son effet sonore (reduplication des syllabes), l’idéophone sert donc à exprimer une idée, une sensation ou un sentiment. En français, ils sont rares : les plus connus sont rikiki, exprimant l’étroitesse ou la mesquinerie, et bling bling, pour l’idée du clinquant. Certains idéophones tirent leur origine d’une onomatopée. Flop, par exemple, reproduit le bruit d’un objet tombant dans l’eau, c’est aussi par extension, un projet tombé à l’eau, un échec. La bande dessinée utilise l’onomatopée comme l’idéophone, rajoutant ainsi aux effets sonores les ressentis, souvent conséquences de l’action sonorisée.

Parfois, les auteurs jouent sur la nature ambiguë de l’onomatopée : signe graphique à déchiffrer pour le lecteur, elle est audible en tant que son mais a priori invisible pour les personnages du récit. Mais quand les auteurs s’amusent, du fait de sa matérialité graphique au sein de l’image, à l’intégrer comme élément du décor ou élément narratif, souvent à des fins humoristiques, elle peut devenir un objet ou une créature animée, poussant ou écrasant un personnage. On se souvient de Philémon voyageant grâce au O volant de l’onomatopée Boum (Philémon, vol. 10 : La Mémémoire). L’élément extradiégétique ‒ seul le lecteur est censé pouvoir déchiffrer l’onomatopée ‒ devient un objet intradiégétique, avec lequel les personnages vont pouvoir interagir.
Dans Le Piano oriental (Casterman, 2015), Zeina Abiracheb raconte la déambulation d’un personnage dans la ville, chaussé de « nouvelles bottines italiennes qui croassaient encore à chacun de ses pas ». 29 bottines dessinées, accompagnées de leurs scrouitch inscrits dans autant de bulles hérissées, encadrent la double planche, hors espace diégétique, alors que 26 autres bulles de scrouitch figurent dans la planche. L’onomatopée, tout en insistant sur l’élément narratif – la chaussure qui couine – prend également une valeur ornementale et décorative par sa répétition. Elle instaure aussi un rythme binaire ici, celui de la marche, que l’alternance du noir et blanc renforce.

Poussant encore plus loin l’expérience, des auteurs ont transformé l’onomatopée en pures formes abstraites, créant des effets visuels particuliers dans la page. Frank Miller, dans Sin City, met en scène un meurtre par balle où le bruit est si envahissant que l’onomatopée structure l’organisation même de la planche, produisant un effet hypnotique. Les cases prennent la forme de l’onomatopée Blam ! et sont répétées sous forme de bandeaux. À travers les lettres blanches majuscules, on devine les silhouettes noires d’une arme puis d’un corps qui chute. Au troisième bandeau, les lettres deviennent noires, au quatrième bandeau, elles disparaissent et la figuration reprend, avec la réapparition du visage du tueur. L’onomatopée structure ici la forme des cases, découpant des formes géométriques instaurées par le jeu du noir et blanc : elle produit un double effet de violence et de trouble visuel pour le lecteur (Vertige Graphic, 1997, non paginé). L’onomatopée peut ainsi structurer le découpage de la planche, intervenir sur son organisation, produire des effets visuels originaux.

Au cours de son histoire, la bande dessinée a donc beaucoup utilisé l’onomatopée, et avec une inventivité certaine, si bien que celle-ci en vient à constituer aux yeux du grand public un de ses attributs essentiels (au même titre que la bulle). De fait, dans les années 60 et 70, l’onomatopée a joui d’un vif intérêt, séduisant la culture savante comme populaire. Elle est devenue un sujet d’étude pour la première génération de sémiologues et spécialistes, qui voyaient en elle le code spécifique de la bande dessinée par excellence. Elle fut tout aussi mise à l’honneur par la radio et la télévision, comme l’illustrent la fameuse chanson de Gainsbourg chantée par Bardot (Comic strip, 1968) ou l’émission Tac au Tac, au cours de laquelle Jean Giraud et Hugo Pratt improvisaient un strip commun à partir de quatre onomatopées proposées par Forest et Jijé, en 1972.
Aujourd’hui, si l’onomatopée occupe toujours une place importante dans le récit humoristique, elle aurait tendance à s’effacer du paysage de la bande dessinée, les auteurs privilégiant l’art de la suggestion et de l’évocation du son par une mise en scène narrative ou graphique.

Nous en venons à une autre dimension sonore de la bande dessinée, la musique. Elle est une source d’inspiration importante pour nombre de récits : biographies de musiciens, évocation de concerts ou mise en scène de périodes musicales marquantes... Allant bien au-delà de la traditionnelle note de musique ou portée musicale symbolisant la présence de la musique dans une scène, les auteurs ont à cœur, désormais, de transmettre des styles précis de musique et les sensations que ces musiques procurent.
Certains auteurs n’hésitent pas à citer leurs références musicales au début ou à la fin de leurs albums. Cosey, pour qui musique et sons jouent un rôle important et qui – comme de nombreux dessinateurs – travaille souvent avec un fond sonore, fut l’un des premiers auteurs à conseiller l’écoute de certains disques durant la lecture de ses albums (Jonathan). Cette ambiance sonore précisée peut être l’occasion pour le lecteur « d’entendre » l’album d’une nouvelle façon et de partager une forme d’intimité avec l’auteur.
Pour certains titres, où la musique est au cœur du récit, les prolongements peuvent donner lieu à la création d’une bande son, parfois réalisée par les auteurs eux-mêmes. Pour Betty Boob, par exemple, album dont les textes sont constitués uniquement de paroles de chansons, les deux autrices, Véro Cazot et Julie Rocheleau, ont réellement créé une chanson, se prenant en quelque sorte au jeu de leur personnage. La création musicale est courante, s’agissant des mangas mettant en scène des musiciens. Leur adaptation en anime nécessite cette concrétisation (Nana, 20th Century boys). Une grande partie de la bande son de Beck a été confié à un groupe de rock japonais, les Beat Crusaders, qui a vu sa popularité augmentée du fait de cette participation. Des CD sont alors fournis avec des volumes de la série ou vendus indépendamment du support d’origine.

Mais c’est souvent plutôt avec leur façon de raconter et leur dessin que les auteurs évoquent la musique en bande dessinée. De nombreuses astuces narratives ou graphiques sont ainsi mises en place pour rendre compte de la variété des ambiances sonores. Ainsi, Jean-Christophe Menu, invité de France Inter, précisait, pour l’album Lock Groove : « J’essaye d’avoir un dessin qui aurait la même énergie que ce dont je parle – et mes goûts musicaux sont plutôt rock, garage, ou punk… C’est électrique, donc certains traits peuvent rejoindre cette énergie-là. Ma plume devient l’instrument de musique. Ce n’est pas avec l’histoire que l’on raconte que l’on parvient à retranscrire la musique. C’est plutôt dans la manière dont on va le faire ».
La gestuelle et l’expressivité des visages des personnages, ceux qui jouent de la musique comme ceux qui l’écoutent, jouent un rôle important dans l’évocation du son.
La gestuelle et l’expressivité des visages des personnages, ceux qui jouent de la musique comme ceux qui l’écoutent, jouent un rôle important dans l’évocation du son.
Dans le manga Beck, consacré au parcours musical d’un jeune homme et de son groupe de rock, les mises en scène musicales sont aussi nombreuses que variées. Harold Sakuishi réalise souvent des planches représentant des concerts : entièrement muettes, ces planches se focalisent sur les postures concentrées ou extatiques des personnages, reproduisant des attitudes caractéristiques de musiciens connus, instaurant ainsi un jeu de reconnaissance pour le lecteur. Les multiples réactions émotionnelles des spectateurs que le mangaka montre par intermittence amplifient le ressenti de la scène pour le lecteur.

Le style de dessin, l’énergie du trait, le choix des couleurs concourent à la mise en scène graphique du son, des rythmes, des nuances, des jeux de contrastes ou d’harmonie. La musique peut être traitée sans aucun recours à la notation musicale ou à un texte, simplement par des choix narratifs et graphiques.

Larcenet, Blast, vol. 2, 2011, détail de la page 172

Dans Blast, vol. 2, de Larcenet (Dargaud, 2011), l’énergie d’un concert rock est traduite par un violent contraste entre noir et blanc et le silence total des images. Les musiciens sont des silhouettes noires en suspension dans la page, saisis en instantanés dans des postures animales, griffées par de fins traits blancs produisant un effet de matière brute et d’énergie concentrée.
Dans son Jimi Hendrix (Delcourt, 2003), Bill Sienkiewicz retranscrit la folie de la période psychédélique par une explosion de couleurs directes, une déstructuration des planches et une inventivité dans le découpage.
Blutch consacre une page de l’album Total Jazz (Cornélius, 2013) au guitariste américain Sonny Sharrok. À chaque musicien jouant dans le studio de répétition est associée une représentation graphique particulière de son instrument : fumée, bulles, traits, dessinés d’un trait fin et léger. Pour Sonny Sharrock, qui se met à jouer dans les trois dernières cases, ce sont des gros M au trait large, gras et noir qui envahissent les cases. L’effet sonore se double d’un effet humoristique, mettant en valeur la personnalité musicale du personnage.

Blutch, planche tirée de Jazz. Histoires musicales,
Cornélius, 2013 (non paginé)

Dans Le Piano oriental (Casterman, 2015), Zeina Abiracheb utilise quant à elle tout un jeu de motifs graphiques qui renvoient à la musique. Ainsi, elle dessine souvent deux doubles croches isolées dans de minuscules cercles où s’instaure un jeu d’oppositions entre noir et blanc. Parfois isolées dans la planche, parfois regroupées en grappes mouvantes sous forme de bandes mobiles, ces bulles de notes, symboles de la musique, deviennent dans le récit des motifs à la fois décoratifs et suggestifs. D’autres motifs s’ajoutent à cette partition de base : celui des mains tendues et celui du clavier composé des touches noires et blanches. Certaines planches ne représentent que ces motifs entremêlés. Ils expriment des mouvements, des rythmes, des sons et des silences. Répétés, ils deviennent refrain ; isolés, ils créent une mélodie particulière ; entremêlés, ils enrichissent la partition narrative. Dans cet album, l’autrice raconte par le dessin les sons.
Enfin, dans Rébétiko (Futuropolis, 2009), de David Prudhomme, la musique se manifeste au lecteur par la danse dont les mouvements sont décomposés case par case. Le rythme de lecture est induit par ce découpage ralenti, traduisant un tempo particulier qui serait celui du rebetiko (musique grecque).

Le silence est tout aussi présent dans la bande dessinée que le son. La bande dessinée rend souvent compte du silence par un ralentissement du rythme de la narration. Le récit peut jouer avec des ellipses temporelles assez courtes entre les cases (plusieurs petites cases muettes, qui décrivent une action lente, sans aucune référence sonore) ou au contraire proposer une grande case au temps suspendu, ou plusieurs cases répétitives dont la durée n’est pas identifiable. La bande dessinée, comme la musique, est une affaire de rythme. Jouer sur la taille des cases, la répétition de certaines images, l’ellipse... sont autant de possibilité d’accélérer ou de ralentir le tempo de la narration et de la lecture et de produire ainsi des pauses qui ont une valeur de silence.
On le voit, les tendances récentes de la bande dessinée manifesteraient plutôt une volonté d’évoquer les sons par le dessin lui-même : par des ruptures graphiques, des changements de styles, de couleurs ou de traits.
Mais la bande dessinée numérique change complètement la donne, rompant avec les codes traditionnels au profit d’une narration augmentée. Elle a, en effet, recours aux images animées comme à l’ajout d’une trame sonore : sons d’ambiance, musique et onomatopées, dialogues et voix off. L’environnement sonore est alors imposé réellement au lecteur qui ne peut plus « inventer » sa propre bande son. Finalement, la disparition de la bande son dessinée serait le signe d’une perte pour l’imaginaire du lecteur comme probablement pour l’inventivité du dessinateur.

Agnès Deyzieux

Bibliographie

Barberis, Jeanne-Marie, « Onomatopée, interjection : un défi pour la grammaire », L’Information grammaticale, No.53, 1992, p. 53. / Beaujean, Stéphane, Matsumoto. Dessiner l’enfance, Angoulême : FIBD, 2019. / Benayoun, Robert, Vroom tchac zowie : Le ballon dans la bande dessinée, Balland, 1968. / Douhaire, Anne, « Comment parler musique en bande dessinée ? », France Inter, 3 mai 2017. Disponible en ligne : https://www.franceinter.fr/culture/comment-parler-musique-en-bd / Ferragut, Pierre, Japon ! au pays des onomatopées (2 volumes), Ilyfunet, “Le Japon en poche”, 2003. / Hagège, Claude, Dictionnaire amoureux des langues, Odile Jacob, 2009. / Moreau, Yoann, « Le son, le sens, la stupeur. Catastrophes et onomatopées », Multitudes, No.60, 2005, p. 94-100. / Toutlemonde, Frédéric, « Les onomatopées dans le manga. Interview de Xavier Hébert » [en ligne], Konishi Manga, 11 octobre 2017. URL : http://konishimanga.fr/2017/10/11/interview-xavier-hebert / Ylä‐Outinen, Laura, « Les onomatopées anglaises introduites en français par la bande dessinée » [en ligne], 2013. URL : https://jyx.jyu.fi/bitstream/handle/123456789/41228/URN:NBN:fi:jyu-201304221475.pdf / La BD avant la BD, [en ligne], Bnf.fr, s.d. URL : http://expositions.bnf.fr/bdavbd/index.htm / « Gaston Lagaffe en toutes lettres », avec Pierre Huyghebaert, France Inter, 6 décembre 2016. Disponible en ligne : www.franceinter.fr/livres/gaston-en-toutes-lettres

Corrélats

couleurdialoguelettragemanga – mouvement – sans paroles