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être une super-héroïne dans les comics :
invisibilité, doublon, érotisation

Éric Villagordo

[Février 2019]

Lorsqu’on songe aux super-héros, on pense à la force surhumaine (Superman, Hulk, la Chose), à la puissance (Thor, Luke Cage), à la maîtrise du combat athlétique (Batman, Dardevil, Iron Fist). Il s’agit au départ d’un genre narratif que l’on peut qualifier d’action. Il est connu que ce genre s’inspire à la fois de la science-fiction et des histoires policières. On ne songe pas d’abord aux super-héroïnes, le plus souvent personnages secondaires dans l’histoire globale de ce genre, statistiquement bien inférieures en nombre.

En dépit de quelques figures d’importance, d’après nos premiers recoupements, et les recherches menées par Sophie Bonadè [1], plus de trois super-héros (ou super-vilains) sur quatre sont des hommes. Il convient aussi de prendre en compte la place respective des femmes et des hommes au sein d’une hiérarchie éditoriale, dans l’histoire des échecs et des succès commerciaux, et dans le nombre de comic books en titre générés par une super-héroïne, nombre fort réduit en comparaison des milliers de titres au héros masculin. Même des super-héros au succès moyen peuvent avoir eu de nombreux titres à leur nom ; à l’inverse, Phénix ou Tornade des X-Men, personnages féminins complexes, très connus et riches, n’ont eu que quelques numéros en nom propre (évidemment elles appartiennent à un groupe, mais Wolverine également, et lui a eu de très nombreux titres en nom propre, plus de 640). Il se pourrait, cependant, que dans d’autres genres de la bande dessinée, la statistique soit pire ; dans le western ou la BD historique, par exemple, nos comptages – à partir du Dictionnaire thématique des héros de bandes dessinées d’Henri Filippini (1992) –, font état de 6,56% de personnages féminins.

Nous avons tous intériorisé un rapport genré des narrations super-héroïques, nous sommes formés par la lecture de centaines d’histoires, nous sommes des héritiers et nous véhiculons des représentations inégalitaires de ces formes narratives et visuelles. La littérature des pulps et des romans populaires [2] a largement préparé l’avènement du héros au super-pouvoir. Nos visionnages des films et des séries télévisées d’aujourd’hui changent à peine la donne. En termes bourdieusiens [3], nos habitudes mentales, donc de lecteurs, de chercheurs, de dessinateurs, de scénaristes éventuels, nos habitus, transportent une vision des fictions de super-héros extrêmement genrée. Nous pourrions nous demander dans quelle mesure le genre super-héroïque – comme l’heroic fantasy, le récit de cape et d’épée, le western, le genre policier ou l’espionnage –, n’est pas essentiellement un genre masculin. Le « métier » de super-héros est-il équivalent à celui d’un soldat, d’un justicier, d’un shérif ? Il serait alors au départ un métier réservé aux hommes, même si les créations de Catwoman (1940), Miss Fury (1940) et Wonder Woman (1941) suivent de peu celles de Superman (1933/1938) et Batman (1939).

Un projet d’histoire culturelle des super-héroïnes

Traçons à grands traits une première ébauche, même si le sujet est très vaste. Dans les années 1920-1945 aux États-Unis, la fiction fait une place croissante aux femmes et la femme américaine y apparaît souvent entreprenante, irrévérencieuse, courageuse. Bien entendu, des rôles stéréotypés et conventionnels restent majoritaires dans cette production de masse. Dès le début de l’invention des super-héros, rapidement, des émules féminins sont créées, car la concurrence fait que toutes les possibilités du genre sont explorées. Cependant, au bout de dix ans, l’effondrement du marché sonne la fin de l’« Âge d’or » et voit la disparition de l’immense majorité des super-héroïnes et des super-héros (notamment de tou[te]s les héro[ïne]s patriotiques). Seul DC Comics résiste avec le trio Superman, Batman et Wonder Woman, et l’équipe de la Justice Society of America. Entre 1945 et 1960, c’est tout le genre super-héroïque qui est en panne, supplanté par les BD de guerre, policières, de pirates, de western, horrifiques et les romance comics.
L’industrie est mise à mal par la polémique sur la violence dont le champion est le psychiatre Frédric Wertham. Dans Seduction of the innocent (1954), celui-ci écrit : « Wonder Woman est un comic criminel que nous trouvons un des plus dangereux ». Cela conduira donc le milieu éditorial à s’autoréguler avec le Comic Code, et à marginaliser de fait un pionnier des comics, W. Gaines, l’éditeur des EC Comics (qui saura rebondir grâce à MAD et que l’underground revendiquera dans les années 70). Au début des années 1960, Marvel relance l’industrie avec des super-héros au succès tonitruant (Spiderman, Iron-Man, Daredevil, Thor), mais également grâce à des groupes tels que Les Quatre Fantastiques, dans lesquels des super-héroïnes existent mais en très petit nombre. À la fin des années 60 et dans les années 70, accompagnant la révolution des mœurs, des héroïnes émergent plus nombreuses, plus indépendantes, plus téméraires (créations de Red Sonja en 1972, Misty Knight en 1975, Tornade et Phénix et Power Girl en 1976, Miss Marvel en 1977, Dazzler et Miss Hulk en 1980). Wonder Woman, elle, résiste toujours. Un renouveau se fait jour en 1992, quand l’éclatement du milieu éditorial des comics (notamment par la création de la société Image Comics, constituée d’artistes qui ont quitté Marvel) conduit à un renouvellement éditorial qui permet le lancement de nombreuses nouvelles super-héroïnes (il faut bien recréer tout un univers fictionnel hors de Marvel et DC Comics). C’est aussi l’époque de la sur-sexualisation graphique des personnages féminins.

Comme nous l’avons dit plus haut, l’émancipation de l’héroïne de papier n’est pas garantie par sa seule présence. La convention ancienne des rôles de la femme se retrouve bien dans les journaux états-uniens, sur le mode humoristique et satirique certes, mais qui n’en maintient pas moins l’ordre établi. Thierry Groensteen souligne :

« la bande dessinée traditionnelle enfermait les femmes adultes dans quelques rôles types : d’un côté les “vraies” femmes de la vie-de-tous-les-jours, forcément ménagères (Blondie, Loïs dans “Hi and Loïs”, Sylvie… Flo, l’épouse d’Andy Capp, avec ses bigoudis et son rouleau à pâtisserie, en offre l’image la plus conventionnelle, mais les bandes dessinées publicitaires américaines des années 1930 à 50 vantant des produits ménagers ou alimentaires n’ont de cesse, elles aussi, de décliner l’image la plus conventionnelle de la femme au foyer) ou secrétaires (Winnie Winkle, Tillie the Toiler ou Mlle Jeanne), de l’autre les créatures de rêve : “éternelles fiancées” du héros (Diana Palmer, Dale Arden, Mary Jane Watson…), femmes fatales (Dragon Lady, Lady X, Kriss de Valnor…) et toute une cohorte bigarrée de reines, de “tarzannes” et de guerrières ninja, sorties des fictions historiques, des récits de fantasy et des romans de civilisation mystérieuse à la Rider Haggard. Les super-héroïnes (Sheena, Wonder Woman, She-Hulk, Catwoman, Red Sonja, Elektra...) s’en inspireront fortement. »

Avant les super-héroïne : des femmes qui s’émancipent

Des séries à succès dont le personnage principal est un couple ou une femme existent dans le comic strip bien avant l’ère des super-héros. Toots et Casper, de Jimmy Murphy, narre la vie d’une famille à l’américaine (1918-1951) ; Winnie Winkle, de Martin Branner (1920-1962, la série étant ensuite poursuivie par d’autres auteurs), suit la vie et l’évolution d’une jeune femme, soutien de famille et qui ira vers des métiers plus créatifs. Dixie Dugan, à l’origine une pièce de théâtre de Patrick Mc Evoy, est adaptée pour les journaux en octobre 1929. Elle symbolise la femme ambitieuse, qui tente de devenir actrice, mais reste cependant soumise au classique triangle amoureux. Le dessinateur, John Striebel, semble s’être inspiré de l’actrice légèrement androgyne Louise Brooks, aujourd’hui devenue une icône LGBT. Les strips de Dixie Dugan seront repris sous forme de comic books en 1937, et un titre régulier au nom de l’héroïne existera même de 1942 à 1949. Des dizaines d’autres comic books sur des working girls seront du reste lancés après guerre.

John Striebel, 1942.

La série Terry et les pirates, de Milton Caniff (1934), donne à voir une figure de femme fatale. Dragon Lady incarne la vilaine érotisée, en tenue moulante et décolletée, souvent avec une cigarette à la main ou à la bouche. Elle anticipe sur les vilaines que l’on verra bientôt dans The Spirit (Will Eisner, 1940) et sur la Catwoman de Batman (Bob Kane et Bill Springer, 1940). Cette figure de la femme fatale, nocturne, libérée et vénale, s’incarne sur les écrans de cinéma dans le genre que la critique française qualifiera plus tard de film noir.

Un Âge d’or patriotique

Les premières super-héroïnes seraient en définitive « The Woman in Red » dans Thrilling Comics No.2 (mars 1940, scén. Richard E. Hugues, dessin George Mandel) et The Cat, une cambrioleuse de bijoux, au costume à tête de chatte, avec une cape, un tailleur et des escarpins, qui deviendra Catwoman. Elle est un personnage de la série Batman et apparaît le 25 avril 1940, dans le comic book Batman No.1.

Bob Kane, 1940

L’apparence de Catwoman évoluera très vite afin de lui enlever son côté horrifique et de la rapprocher de la femme fatale qui essaiera de séduire l’imperturbable Batman. Il faut noter que ce personnage évoluera grandement par la suite. Elle sortira du rôle la femme seulement vénale, et Frank Miller et David Mazzucchelli, dans une rédéfinition de l’univers de Batman [4], en feront une figure féministe en 1988. Dans les années 2000, elle sera présentée comme bisexuelle (mais toujours amoureuse de Batman). Faire la biographie fictionnelle de chaque super-héroïne serait également une méthode possible, en terme de changements des imaginaires sociétaux. Dans le cas de Catwoman, on remarque que le marqueur sexuel reste constant, sous des aspects différents néanmoins.
Elle est donc, au départ, un stéréotype de fiction issu des romans policiers qui inspirèrent les films noirs des années 1930-1945. Mais J.-P. Esquenazi a raison de préciser que ce modèle de femme est subversif [5]. Catwoman est de plus assimilée à une chatte, donc un animal en chaleur, avec sa taille fine, ses longues robes moulantes (on peut même voir dans sa première représentation, ci-dessous, ses bas sous la robe qui s’envole) ; elle est la tentatrice que condamne toute la culture ancestrale et tous les monothéismes (dans les années 1990, elle portera une combinaison, moulante à outrance).

Bob Kane, 1940

Catwoman a également dès le départ une cape, mais aux bottes de Superman répondent des escarpins, et aux collants bleus, les bas transparents. Rapidement sa tenue évoluera. Elle portera de longs gants, un masque remplacera la tête de chatte, trop monstrueuse (et peu séductrice), et surtout les couleurs deviendront les couleurs de la nuit, passant d’une robe beige et d’une cape initialement rouge au bleu nuit de la robe moulante, à la cape violette, puis à la cape verte sur une robe violette. Moins lumineuses en termes de valeur, ces couleurs nocturnes permettent à Catwoman de se dissimuler mieux la nuit, tout comme Batman. Et d’évoquer la perdition nocturne de la ville. Sulfureuse en ceci qu’elle incarne une criminelle belle et à l’apparence de star, elle disparaît de 1954 à 1966, quand triomphe l’autocensure imposée par le Comic Code. Elle revient ensuite par le détour de la série télévisuelle Batman, mais adoucie, devenant la compagne régulière (dans les règles) du héros masqué [6]. En 1988, donc au début de l’Âge dit « sombre » des comics (un retour des comics pour adultes, avec violence et sexe), la série renoue avec un imaginaire trouble. Prostituée, Catwoman défend donc, dans le scénario de Frank Miller déjà cité (typique des héros du Noir), les quartiers pauvres et les travailleuses du sexe (autant d’éléments que Miller reprendra dans son Sin City). À partir de cet enrichissement, elle aura son propre comic book de 1993 à 2008, ce qui est proprement exceptionnel. Derrière Wonder Woman, il s’agirait de la super-héroïne ayant le plus de titres en son nom propre.

Tarpe Mills, 1941

Stricto sensu, la première super-héroïne véritable (luttant du côté du Bien) fut toutefois Miss Fury, publiée le 6 avril 1941 dans les journaux sous forme de comic strip. Elle est la création de Tarpe Mills, une autrice qui cache son identité féminine par son prénom ambigu (son véritable premier prénom étant June, qu’elle n’utilise pas). Étant donné le succès de son strip, elle devra répondre à des demandes d’entretiens et révéler qu’une femme peut avoir conçu une fiction d’action. Miss Fury est un succès plus que notable de 1941 à 1952. Il s’agit, insistons-y, de la première super-héroïne positive de l’histoire (car Catwoman, dont elle s’inspire sans doute, est donc au départ une voleuse). Elle a une double-identité : c’est une riche héritière qui s’ennuie et qui règle son compte à des malfrats. Elle porte alors un costume de chatte, initialement revêtu pour un bal costumé.
Il s’agit aussi de la première super-héroïne dessinée par une femme. Miss Fury porte des séries de coups à des hommes et parfois à des femmes : coup de sacs, de poings et de pieds, administrés avec l’adresse d’une karatéka. De surcroît, l’héroïne, dont la vie privée est très détaillée, est souvent très déshabillée, en tenue intime, dessous, peignoir, au bain, à la toilette.
Son costume sombre et moulant et sa cape ne cachent rien de ses formes. C’est une héroïne toujours en talon aiguille dans la vie courante, apprêtée, sexy et féminine, avec une silhouette musclée mais très mince. Elle est fortement érotisée et les scènes coquines de sa vie intime font pendant aux scènes d’action. Elle combat tous les fascismes ; avec elle, les nazis et les Japonais sont à la peine. Pour sa créatrice, « les femmes doivent être représentées comme de vraies femmes sans rien dissimuler de leurs avantages. Trina Robbins rapporte que [Tarpe Mills affirmait] : “Nous perdrions notre public si nous gommions les courbes”. Cela lui vaut parfois quelques ennuis : Miss Fury est déprogrammée par certains éditeurs de journaux après quelques cases d’une femme en bikini [7]. »

Tarpe Mills, Miss Fury, album Archival Press,
1979 [1942], coll. CIBDI

En août de cette même année 1941 naît un autre avatar de Catwoman, Black Cat, créée par Al Gabriele. Cette super-héroïne sans pouvoir, comme toutes celles qui viennent de la précéder, poursuit également les nazis sur sa motocyclette. Actrice à Hollywood, elle est la première super-héroïne de la côte Ouest (Hollywood Mystery Girl). Harvey Comics fonde un titre à son nom, qui paraît de 1945 à 1963 (le personnage titre disparaît toutefois presque complètement à partir de l’été 1951).

Al Gabriele, 1941

Elle est en justaucorps, son décolleté est impressionnant et descend jusqu’au nombril. Pourquoi n’a-t-elle pas été autocensurée ? L’éditeur n’est pas le même et craignait sans doute moins les conséquences.

Matt Baker, 1947

Ce même mois d’août 1941 paraît également Phantom Lady, créée par le studio Eisner/Iger (le véritable créateur serait Arthur Peddy), qui rentrera en 1973 dans l’univers de DC Comics où elle apparaîtra occasionnellement. Cette héroïne devint célèbre lorsque ses droits furent revendus au Fox Feature Syndicate et qu’elle fut dessinée par Matt Baker (l’un des premiers dessinateurs à succès d’origine africaine-américaine). Ce fut l’exemple même de ce qui dans le langage du métier s’appelait le good girl art, autrement dit l’art des pin-ups sulfureuses. On vit alors la tenue déjà courte de Phantom Lady se doter d’un décolleté provocateur, et sa poitrine gonfler dangereusement, les escarpins rouges complétant la panoplie hypersexuée.

Fredric Wertham se saisit de la couverture du numéro 17 de Phantom Lady dans son livre Seduction of the Innocent (1954) pour dénoncer la mauvaise influence des comics sur la jeunesse et la dégradation de l’image de la femme. Cette couverture de 1947 et quelques autres également reproduites par Wertham furent sans doute décisives dans l’instauration du Comics Code. La super-héroïne plantureuse devint à ce titre, et grâce au talent de M. Baker, la bad/good girl la plus célèbre [8]. Suite à sa stigmatisation, l’éditeur Ajax-Farrell, qui rachète les droits du personnage en 1954, affine la super-héroïne et lui enlève des courbes ; les seins plus petits sont à nouveaux cachés par un costume ras du cou. Bien que toujours rééditée, elle ne connaîtra plus de nouveaux épisodes de 1955 à 1973.

© Ajax-Farrell 1955

Wonder Woman paraît à la fin de l’année 1941 dans All-Star Comics No.8. Elle est proposée comme une alternative à la violence masculine, selon les termes même de son créateur Charles Moulton (nom de plume de William Moulton Marston), psychologue, qui écrit le scénario (avec Harry Peter au dessin). Wonder Woman est la fille de la reine des amazones, celles-ci s’étant réfugiées sur une île secrète, à l’abri des hommes. Moulton veut proposer un modèles pour que les filles puissent s’émanciper, y compris sexuellement, ou disons plutôt sentimentalement. Wonder Woman en tant que personnage est techniquement la première super-héroïne avec des superpouvoirs : elle fut modelée dans la glaise par sa mère, la reine Hippolyte, et la déesse Athéna lui insuffla la vie et la force d’Hercule, la rapidité de Mercure et la beauté d’Aphrodite [9]. Comme toutes ses consœurs, elle combat, en temps de guerre, les nazis. Elle est conçue comme un anti-Superman, mais sa jupe étoilée en fait une étrangère très américaine, et rapidement patriotique (sa première aventure consiste, d’ailleurs à recueillir un jeune soldat pilote américain naufragé). À l’époque, le tout nouveau et premier groupe de super-héros (décembre 1940), The Justice Society of America, ne compte aucun membre féminin.

Harry Peter et Charles Moulton, 1941

Le titre Wonder Woman est l’exemple unique d’un succès au long cours. Le comic book à son nom date de 1942 et sa parution ne s’est quasiment jamais interrompue.

Charles Moulton et Harry Peter : Wonder Woman No.1

En tant que phénomène éditorial, Wonder Woman connaît donc une longévité comparable à celle de Superman et de Batman ! Elle traverse les diverses crises du genre super-héroïque, faisant le lien entre l’« Âge d’or » (1929-1955), l’« Âge d’argent » (1956-1970) et « l’Âge de bronze » (1970-1986). Nous comptons au moins 840 comic books à son nom de 1942 à 2011 [10], soit sans doute, avec les comic books du début et les numéros annuels, plus de 1000 épisodes (environ quinze mille pages de BD).

William Moulton Marston scénarisa cette série dans un sens féministe jusqu’à sa mort en 1947. Ensuite le personnage fut renvoyé à des rôles plus subalternes, à des fonctions (infirmière) plus conventionnelles. W. Moulton Marston lui faisait combattre le dieu de la guerre, Mars, Hitler, les Japonais, il la faisait libérer des femmes prisonnières, et il projetait un futur où elle serait élue présidente des États-Unis (seulement dans 1000 ans, toutefois). À n’en pas douter, il était un visionnaire, et il importait dans l’industrie des comics tout ce que les années 20 avaient produit comme avancées sociales pour les femmes.

H. Peter et W. Moulton Marston,
Wonder Woman No.7, 1943

Sous la direction de Martin Goodman (cousin par alliance de Stan Lee), Timely Comics – ancêtre des éditions Marvel – va créer une série de super-héroïne patriotique. Captain America est né en mars 1941 et son avatar, Miss America, fait sa première apparition en 1943 dans Marvel Mystery Comics No.49 (scénario d’Otto Binder et dessin de Al Gabriele, déjà créateur de Black Cat, puis ce sera Pauline Loth, une femme donc, en 1944). Elle sait voler, elle est dotée d’une super-force, parce qu’elle a été frappée par un éclair. La super-héroïne est invisible sur la couverture de la revue et n’y apparaîtra jamais ; elle disparaît définitivement en 1948. En janvier 1944 paraît un comic book éphémère au nom de l’héroïne, pour un unique numéro. Car ensuite la revue prend un virage en direction de l’humour et de la romance, pour finir comme une publication de mode, de bandes dessinées pour jeunes filles où l’action et l’aventure sont absentes.

Pauline Loth, 1944

Cependant, après la victoire des Alliés, Timely essaye de perpétuer ses séries de super-héros en les présentant comme les vainqueurs. Dans ce contexte, Stan Lee et Syd Shores créent en 1946 The Blonde Phantom. À l’inverse de Miss America, totalement couverte de sa tunique rouge, ce nouveau personnage se caractérise par une érotisation évidente. Le public ciblé ne semble pas le même. Ici la robe est fendue, et la tenue de combat est faite d’une robe rouge flamboyante et de talons hauts.

Stan Lee et Syd Shores, 1946

Elle paraîtra également dans All Winners Comics, en compagnie de la Torche humaine, Captain America et autres Namor.

Un « Âge d’argent » ambigu

Les comics de super-héros retrouvent le succès vers 1956-1961 sans que cela n’entraîne une multiplication du nombre de titres de super-héroïnes. De nombreux personnages féminins sont certes inventés dans cette période, essentiellement parce que Marvel et Stan Lee créent alors l’ensemble de leur univers ; cependant c’est bien l’Âge de bronze (1970-1986) qui verra des comic books être portés par des super-héroïnes seules. Une tendance qui s’accentuera ensuite, de 1990 à nos jours. La situation restant cependant fortement inégalitaire. D’après Sophie Bonadè, chez DC, entre 1956 et 1970, on crée en moyenne deux personnages féminins par année, contre dix personnages masculins.
Marvel, de son côté, crée Miss Invisible en 1961, Strange Girl et La Guêpe en 1963, La Sorcière Rouge en 1964, et la Veuve Noire la même année, cette dernière comme espionne, femme fatale et ennemie d’Iron-Man. En développant son nouvel univers, Marvel engendre des super-vilaines, des personnages nouveaux pour alimenter le titre phare des Quatre Fantastiques, comme Médusa en 1964. Sue Storm, « Miss Invisible », membre à part entière des Fantastic Four, est l’héroïne la plus présente. Mais son super-pouvoir est le don d’invisibilité, et à partir de 1968 nombre d’épisodes la montrent absente parce qu’elle s’occupe de son enfant. Le rôle qui lui est dévolu est traditionnel et familial (mariage, maternité, protection du foyer).

Strange Girl s’affirme comme une femme ferme face au comportement de potaches des autres membres des X-Men (le Fauve veut la couvrir de baiser dès son arrivée) ; la Veuve Noire rejoue la femme fatale de l’Âge d’or ; la Sorcière Rouge reste un personnage encore secondaire (modernisant le poncif de la sorcière/magicienne sous la forme d’une mutante), et ce que fait dire à la Guêpe fait frémir. Nous retrouvons donc chez Marvel les rôles stéréotypés instaurés dans nos sociétés : la mère au foyer, la femme discrète, la femme fatale, la sorcière, l’écervelée.

La répartition genrée dans les Vengeurs (ce que l’on pourrait appeler la division sexuée des imaginaires) apparaît dès lors entre les savants (Iron-Man, l’Homme Fourmi), les costauds (Hulk et Thor) et donc la fille coquette, amoureuse et écervelée chargée de faire rire le lecteur par son insouciance. On pourrait rétorquer que l’Homme Fourmi est lui-aussi minuscule, au même titre que la Guêpe. Justement, ne supportant pas son rôle mineur, il se transformera en… géant, inversant ses pouvoirs de réduction, et cela dès le second épisode des Vengeurs ; il devient Giant-Man (Goliath en français). Il avait visiblement un conflit intérieur et un complexe d’infériorité ; rien de tel pour la Guêpe tout au long de sa carrière.
Strange Girl, des X-Men, possède un pouvoir de protection invisible mais également un pouvoir plus psychologique, la télépathie et le pouvoir de déplacer les choses sans les toucher. Il ne s’agit donc pas de force brutale. Les pouvoirs aussi sont genrés.

Stan Lee et Jack Kirby, 1963

À bien regarder la première couverture des X-Men, on se demande ce que fait l’héroïne, en arrière-plan, bouchant un espace vide, montrant sa taille de pin-up et laissant les garçons faire front face au méchant. La puissance de Wonder Woman n’est pas accordée facilement aux femmes, et il n’en existe pas d’équivalent chez Marvel (avant She Hulk en 1980).

L’Âge de bronze :
la conquête des femmes vers des comic books en nom propre

Entre 1970 et 1986, le nombre de création de super-héroïnes et de personnages féminins augmente enfin (3,6 femmes créées par an chez DC Comics, pour 9,3 hommes, selon les chiffres de Sophie Bonadè) : il reste inférieur aux créations masculines, mais le ratio devient de presque 4 pour 9. La vraie rupture se situe à partir de 1975-1979 chez DC Comics. À partir de là le nombre de personnages féminins créés non seulement augmente fortement mais va parfois égaler le nombre de personnages masculins. Il resterait à compter plus précisément le nombre de super-héroïnes, pour écarter les rôles de faire valoir.

Chez Marvel, le nombre de super-héroïnes augmente fortement à la fin des années 60 (La Chatte en 1972, Red Sonja en 1974, Tornade en 1975, Phénix et Power Girl en 1976, Spider-Woman en 1977, Mystique et Malicia [chez les X-Men] en 1978, Snowbird et Aurora en 1979, Kitty Pride, Emma Frost et Dazzler en 1980, Elektra en 1981, Marrina [dans la Division Alpha] en 1983). On doit cette impulsion aux efforts conjugués de deux scénaristes : Roy Thomas (Miss Marvel, Red Sonja) et surtout Chris Claremont (dans l’univers des X-Men), sans oublier Frank Miller pour Elektra. Les origines culturelles et nationales, les couleurs de peau, les genres donc, tout se diversifie à cette époque chez Marvel.
Carol Danvers – la future Miss Marvel – est apparue en 1968 dans Marvel Super-Heroes No.13, inventée par Roy Thomas et Gerry Conway au dessin. Mais elle n’acquiert pouvoirs, costume et nom en 1977.
Symboliquement, l’évolution de Jan Grey/Strange Girl en Phénix dans la nouvelle équipe des X-Men montre combien la place de la femme change : elle devient un personnage majeur, si peu discrète qu’elle menace, par ses nouveaux pouvoirs, rien moins que l’univers tout entier. Le « rattrapage », en quelque sorte, est spectaculaire ; Claremont (et John Byrne au graphisme) passent de la timide télépathe noyée au milieu des garçons à une superbe femme sombre, rongée par sa puissance, à la sensualité plus affirmée, et qui mène des batailles de dimension cosmique. Il ne fallut rien de moins qu’une mort et une renaissance pour enterrer, si l’on peut dire, la super-héroïne pin-up de l’Âge d’argent. C’est une destinée christique qui la met au rang de quasi-divinité. Elle devient incontournable, tout se passe autour d’elle désormais.

Voici la couverture de cet épisode majeur de la geste des X-Men, en 1976, emblématique des nouveaux choix narratifs et éditoriaux favorables à la visibilité des femmes (et qui sera repris dans la saga filmique). Sur les couvertures, désormais, le sexe soi-disant faible occupera plus souvent le premier plan.

C. Claremont et J. Byrne, 1976

De plus, Miss Marvel en 1977-1979, mais aussi Red Sonja (figure certes érotisée à outrance de l’héroïc fantasy, mais qui se défend au fil de l’épée) de 1977 à 1979, puis en 1983 et 1986 (soit 30 comic books) acquièrent des titres sur leur nom propre. Toutes les héroïnes de cette génération auront droit plus ou moins à des séries limitées en nom propre. La couverture du comic book de la Chose, ci-dessous, relaie symboliquement ce changement, avec l’émergence au premier plan de la femme, qui n’est plus reléguée uniquement au rang de faire-valoir. On y voir la création d’une nouvelle Miss Marvel, qui aura une belle continuité chez Marvel.

Michael Carlin, Paul Neary et Sam DeLaRosa, 1986

Concluons cette période en notant l’évolution fictionnelle de la Guêpe qui, elle aussi, de midinette est devenue cheffe des Vengeurs, même si ses histoires de cœur, son divorce, ne l’épargnent pas. Elle devient une femme responsable, intelligente, un « cadre » des super-héros, et certains hommes ont du mal à supporter cette autorité. Miss Hulk demande à Œil de Faucon s’il n’aurait « pas peur des femmes de tête ? », quand celui-ci se plaint de la Guêpe. Le héros historique Captain America, lui, se montre ouvert. Il soutient la Guêpe : « Ces séances extraordinaires sont le privilège des leaders, Œil de Faucon. Janet [la Guêpe] fait son boulot…et elle le fait bien ». On voit également Tornade devenir cheffe des X-Men dans cette période. La sociologie des rôles change.

De 1986 à 2010 [11] : tout change, rien ne change

Avec le départ en 1992 de sept créateurs importants de chez Marvel et la constitution d’autant de studios de production qui publient sous le label d’Image Comics, ainsi que la création d’autres maisons d’éditions telles Dark Horse et Valiant Comics, le nombre de super-héroïnes explose. Ces auteurs (Rob Liefeld, Erik Larsen, Jim Valentino, Todd McFarlane, Marc Silvestri et Jim Lee) ne partent pas de chez Marvel avec leurs personnages, ils créent donc de nouveaux univers fictionnels dans lequel les titres avec des femmes aux supers-pouvoirs se multiplient. La diversification des éditeurs, les luttes revendicatives pour la défense du droit d’auteur bousculent quelque peu les équilibres. Je fais l’hypothèse qu’un des marchés potentiels nouveaux devient alors celui des super-héroïnes : tous les créateurs d’Image Comics occupent ce créneau, pour se différencier des maisons historiques de super-héros. Ils cherchent à se différencier des maisons historiques considérées comme vieillissantes. La ligne artistique privilégie un dessin spectaculaire et baroque, complexe, expressif, influencé en partie par le manga japonais, au détriment d’un style purement états-unien, d’une psychologie plus fouillée et plus classique des personnages. L’esthétique globale est plus aguicheuse. Spawn (série à succès de Todd McFarlane à partir de 1992) est typiquement dans cette nouvelle veine. L’humour est volontiers graveleux, y compris dans la bouche des femmes (sur les super-héroïnes de cette période, voir Gabilliet 2005 : 143-144). Il s’agit de toute façon de faire exploser les restes du Comic Code, déjà mis à mal après 1986 par l’arrivée de graphic novels tel que le Dark Knight de Frank Miller.

Dans la Dixième Muse (10th Muse ; scénario de Marv Wolfman, dessin de Ken Lashley, Image Comics, 2001), les femmes sont le cœur de la narration, elles se battent, mais leur tour de taille rétrécit (l’influence croissante des mangas dans le style graphique n’y est pas étrangère) et leurs seins augmentent démesurément. Cette série qui s’arrêtera au bout de 9 numéros (puis sera reprise épisodiquement en 2005, 2009 et 2010), proposera sur des variant covers à tirage limité des photographies de femmes grimées en super-héroïnes, dont le but commercial d’appel érotique est explicite (ces couvertures façon pin-up ne semblent pas avoir été diffusées en France).
Autant de contradictions confirmant bien que les choses changent en terme de statistique, en terme de visibilité, en terme de présence et d’importance narrative, mais pas forcément en terme d’imaginaire et de fonction sociale de la femme.

Lashley, Wolfman et Davis, 2001

Cette période se caractérise par des couvertures réalistes. On passe de techniques graphiques traditionnelles, avec encrage, à des peintures, parfois à l’aérographe, puis avec les outils du numérique (à partir de 1997). Cet art, comme l’art de la Contre-Réforme au XVIIe siècle en Italie, se fait plus réaliste, plus sensuel, avec des lumières chaudes et travaillées. L’art de la couverture devient un métier à part entière, et l’on peut observer que le corps de la femme devient l’objet de fantasmes visuels plus concrets, plus charnels que graphiques.

Greg Horn, 2002

Ainsi cette couverture d’Elektra, qui annonce un contenu violent pour adultes, montre bien une super-héroïne qui se libère de ses chaînes, tout en étant peinte numériquement dans une magnifique contre-plongée nous permettant de contempler ses jambes longues et musclées et les courbes de ses fesses nues. Greg Horn met ses seins en avant, elle est tournée et contorsionnée pour faire apparaître sa cambrure. Elektra est entourée, à gauche par Artemis, la chasseresse guerrière, à droite par une Vénus pudique sortant du bain. Elle se trouve symboliquement entre amour et guerre. Ce n’est pas la couverture la plus outrancière de cette série ; d’autres postures d’arts martiaux supposées permettent d’avoir des jambes écartées, des fesses encore plus proposées ou des seins encore plus rebondis.

Greg Horn , 2001

À la question : comment les super-héroïnes sont-elles représentées, nous pourrions répondre qu’elles le sont toujours de façon contradictoire. Nous savons, grâce aux théories des études culturelles, que tout régime de représentation est un régime de pouvoir [12]. Il n’y a aucune représentation neutre. La représentation sexuée instaure un régime de pouvoir, la super-héroïne est soumise au regard du lecteur, dont Tarpe Mills disait déjà dans les années 40 qu’il fallait le capturer grâce aux courbes des héroïnes. Les éditeurs et les artistes veulent nous séduire par un régime de représentation, les artistes de couvertures apparaissent comme les peintres de la tentation. Nous avons envie d’acheter tel comic book, de lire les aventures de cette femme fascinante (Elektra, Tornade, Phénix, Wonder Woman), et de conserver cette collection de postures incroyables. La femme super-héroïque dans les comics subit donc, comme dans les couvertures des pulps, de romance et de science-fiction, ou d’histoires policières des années 1900-1930 aux États-Unis, une réduction, une idéal-typisation (à la Max Weber), qui essentialise le corps comme objet de désir. (Rappelons que le désir charnel hors mariage reste moralement condamnable, dans la société états-unienne.) En un siècle, rien n’a changé quant aux intentions éditoriales ; les performances graphiques et les techniques numériques ont simplement permis d’accentuer les effets de réel.

DC Comics a lancé en 1996 un groupe de super-héroïnes, Birds of Prey, dont les couvertures sont dans le pur style hypersexué. On se félicite de l’existence d’un groupe composé uniquement de femmes, mais l’on s’interroge sur la poursuite de la sexuation des couvertures.

Depuis 2010 : une révolution éditoriale face à un lectorat conservateur

Cependant certains auteurs se sont distingués de ce courant majoritaire, mais plus tardivement, comme si de nouvelles possibilités s’étaient ouvertes vers 2010. La Batwoman de G. Rucka et de l’excellent artiste J. H. Williams III, en 2011, semble une alternative possible : le scénario est riche, non caricatural, et le corps de l’héroïne, qui ne présente pas une forte poitrine, est couvert d’une cape. La qualité graphique et chromatique, le jeu avec les différentes techniques, graphiques (à l’ancienne pour les scènes du passé ou de la vie quotidienne, au contraire picturalisées numériquement pour les scènes nocturnes d’action), la mise en page inventive et incroyablement variée font de cette série de grande qualité une exception : de surcroit l’héroïne y est sensuelle mais pas sursexualisée. (Une seule image nous semble hypersexuée, une contre-plongée sur les fesses, ce qui, sur cinq ou six épisodes, est minime). L’héroïne est lesbienne, avec une vie sentimentale riche et compliquée.

J. H. Williams III et G. Rucka, Batwoman, 2011

Marvel aussi a pris des initiatives. Miss America renaît en 2011, sous une forme nouvelle, pour une mini-série signée Joe Casey et Nick Dragotta. Elle s’appelle America Chavez, est d’origine latino-américaine et est lesbienne. Elle fera partie en 2015 d’une équipe uniquement constituée de super-héroïnes (la première chez cet éditeur), les A Force. Elle bénéficie même d’un titre solo en mai 2017. Il s’agit de la première héroïne lesbienne chez Marvel. Pour sa série en nom propre elle fut scénarisée par Gabby Rivera, autrice qui affirme ses origines latino et le fait d’être lesbienne. Les mauvaises ventes ont précipité la fin de ce comic book en avril 2018.

La série A Force, scénarisée par Gwendoline Willow Wilson (née en 1981) et Marguerite Bennett (née en 1988), a permis de présenter une nouvelle génération d’autrices. Elles sont états-uniennes et affirment résolument un féminisme nouveau, notamment dans le fait de privilégier la variété des tendances sexuelles. Bennett cherchera à appuyer, à partir de la série inspirée de figurines DC Comics Bombs Shells (2015-2017), l’indépendance des super-héroïnes par rapport à leurs homologues masculins, en mettant en avant leur participation à la Seconde Guerre mondiale. Cette liberté éditoriale encouragée tant par DC que par Marvel est sans doute le plus grand changement à souligner dans la période récente, celle des années 2010.

Quant à G. Willow Wilson, elle est à l’origine d’un succès commercial qui ne se dément pas. En 2014, chez Marvel, paraît une nouvelle série au nom de Ms. Marvel, énième reprise de la super-héroïne créée en 1968. Adrian Alphonsa dessine et G. Willow Wilson écrit le scénario. Cette dernière a un parcours atypique : journaliste, romancière, elle travaille aujourd’hui au Caire, en Egypte, et essaie de trouver une voie intermédiaire entre l’Occident et le Moyen-Orient. Elle s’est d’ailleurs convertie à la religion musulmane. Sa Miss Marvel s’appelle donc Kamala Khan, elle est musulmane et d’origine pakistanaise, vivant dans le New Jersey, loin des fastes de Manhattan. C’est donc une provinciale faisant partie d’une minorité. La scénariste va jouer de cette interculturalité. La première super-héroïne musulmane de l’histoire des comics ne porte pas de voile, mais sa meilleure amie oui, elle va à la mosquée, dialogue avec un imam très éclairée et protecteur, elle rêve de manger du porc, « cette viande impie », et doit gérer sa crise adolescente avec un père juste mais sévère, qui n’entend pas lui permettre de sortir le soir alors qu’elle n’a que seize ans. Son amoureux potentiel, qui connaît ses pouvoirs, est un doux adolescent non-musulman. On retrouve dans cette histoire toute la saveur des problèmes d’adolescent des débuts de Spiderman en 1962. Cette héroïne n’en revient toujours pas d’avoir des pouvoirs, elle vit ses crises adolescentes (avec en plus un « super-corps » qui peut se transformer en toutes dimensions ; pas simple pour une adolescente dont le corps change déjà naturellement) à travers des aventures contre des méchants locaux. La saveur de la vie personnelle impactée par les super-pouvoirs renoue avec le meilleur de Marvel.

Conclusion

Yannick Paquette, Wonder Woman : Earth One, vol. 1, 2016
Prix Shuster de la meilleure couverture

La quasi-totalité des super-héroïnes, même sous les crayons des meilleurs artistes et avec des scénaristes progressistes tels Greg Rucka ou Grant Morrison, restent des personnages le plus souvent stéréotypés dans leur apparence, en grande parties réifiés, ou chosifiés si l’on préfère. Les poses des couvertures sont sexuelles et outrancières, et toute action peut être prétexte à l’exposition d’une belle plastique. Dans les comics, les hommes restent habillés (sauf dans les Conan et autres titres d’Heroic Fantasy) et les femmes extrêmement dénudées.

Nous rejoignons le constat de Thierry Groensteen : « Force est de constater que les évolutions récentes de la bande dessinée, en termes de genre (gender) et de genres (littéraires) n’ont pas mis un terme à la stéréotypie dénoncée plus haut. Comme l’a noté Peeters, celle-ci se marque à la fois dans les rôles que l’imaginaire de la bande dessinée réserve aux femmes et dans les codes de la représentation. Aujourd’hui encore, la femme continue d’être, dans un trop grand nombre de productions dessinées, traitée en objet. [13] » Même une histoire féministe comme Wonder Woman : Earth One, sous la plume de Grant Morrison, contient toujours cette contradiction consistant à faire de l’héroïne un objet de désir. Si les super-héros étaient à la même enseigne, nous pourrions l’accepter, or nous savons que ce n’est pas le cas.
Quand Miss Invisible est enfin mise en avant dans les couvertures des Quatre Fantastiques des années 2000, la raison attractive est évidente comme on peut le constater sur cette couverture de 2007 de Michael Turner qui met en valeur les fesses rebondies de l’héroïne callipyge.

Michael Turner, Fantastic Four No.550, 2007

Parmi d’autres, l’autrice Noëlle Stevenson a protesté sur son blog Hawkeye intiative contre les poses ridicules et sursexualisées des couvertures de comics, de jeux vidéo et des affiches de cinéma. Les super-héroïnes qui se contorsionnent pour montrer leurs fesses, qui ont des tours de taille filiformes, des seins surdimensionnés, les jambes souvent écartées montrant leur pubis dans les poses acrobatiques d’action font plaisanter sur le net en parlant d’une scoliose comicoliosis.

La super-héroïne se bat, se rebelle parfois, résiste aux hommes, mais se plie à la fin au désir du lectorat masculin, puisqu’elle est, en quelque sorte, inventée pour lui. Cette industrie culturelle peut-elle changer ? L’histoire des super-héroïnes n’est pas linéaire et reste soumise à une industrie encore dominée par des enjeux commerciaux de produits faits pour une société marchande à dominance masculine.
Il faudrait faire une histoire des créatrices et créateurs qui ont contribué à produire des super-héroïnes, de Charles Molton à Tarpe Mills, de Marv Wolfman, de Chris Claremont à Roy Thomas en passant par Gwendoline Willow Wilson et Geneviève Valentine, envisager un Dictionnaire des super-héroïnes et de leurs créatrices/créateurs.
Il reste surtout à écrire l’histoire des autrices et auteurs qui résistent [14], qui essayent, au cœur même de cette industrie, de proposer d’autres visions de la femme.

Éric Villagordo
Maître de conférences en Pratiques plastiques contemporaines

Bibliographie

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— Bonadè Sophie, « De The Cat à Catwoman, l’émancipation difficile d’un personnage féminin dans les récits super-héroïques », dans Elie Yazbek (dir.), Le Super-héros à l’écran. Mutations, transformations, évolutions, éditions Orizons, p. 179-199.
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L’Encyclopédie Marvel. L’encyclopédie des personnages de l’univers Marvel (2007), Semic, 2013.
https://dailygeekshow.com/super-heros-homosexuels-comic-books/3/

[1] Sophie Bonadè a notamment travaillé à partir de L’Encyclopédie DC Comics (2004). Sur 3097 personnages, 24,13% sont des personnages féminins, mais toutes ne sont pas des « super-héroïnes ». Je remercie particulièrement Bonadè Sophie qui a eu la gentillesse de partager ces chiffres avec moi. Elle prépare une thèse intitulée : Des super-héroïnes à Gotham City : une étude de la (re)définition des rôles genrés dans l’univers de Batman, sous la direction de Brigitte Gauthier et de Réjane Hamus-Vallée, université Paris Saclay/université d’Evry-Val d’Essonne. Elle a publié en 2017 : « De The Cat à Catwoman, l’émancipation difficile d’un personnage féminin dans les récits super-héroïques », dans Elie Yazbek (dir.), Le Super-héros à l’écran. Mutations, transformations, évolutions, éditions Orizons, p. 179-199.

[2] À propos des antécédents et autres précurseurs des super-héros dans la culture littéraire et mythologique, voir l’introduction de J.-M. Lofficier et J.-M. Lainé dans Le Dico des super-héros, p. 6-10. On lira également l’introduction de J.-M. Lainé dans Super-héros ! La puissance des masques, et encore, de T. Groensteen et H. Morgan, l’article « super-héros » dans le Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée [en ligne]. URL : super-héros

[3] Bourdieu, Pierre, La Domination masculine, Seuil, 1988.

[4] Dans Batman Année 1, Delcourt, 2000 (publié chez DC Comics en 1988).

[5] Dans Le Film noir. Histoire et significations d’un genre populaire subversif, CNRS Editions, 2012.

[6] Voir Lofficier & Lainé, op.cit., p. 70-71.

[7] Duveau Marc, Comics USA. Histoire d’une culture populaire, Paris/New-York, Huginn & Muninn, 2018, p. 71.

[8] Voir https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/ComicBook/PhantomLady, et Lofficier & Lainé, op. cit., p. 253.

[9] Voir Gaumer & Moliterni, op. cit., p. 671.

[10] Voir le remarquable site Comics VF : http://www.comicsvf.com/

[11] On parle pour cette période d’Âge moderne ou d’Âge sombre du comic book. Cela correspond à la remise en cause quasi définitive du Comic Code, et à un changement de cible des comics : on passe des adolescents aux adultes

[12] Stuart Hall, « Fondements théoriques », dans Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies, p. 18-19.

[13Op. cit.

[14] Voir Junqua Amélie, Mansanti Céline (dir.), Les Femmes et la bande dessinée : autorialités et représentations, Women and Comics, Authorships and Representations.