Consulter Neuvième Art la revue

esther ou les mystères des "cahiers"

Annie Conèthe

[Janvier 2019]

À l’origine de cet article, un constat et une envie. Le constat : celui de l’immense succès des Cahiers d’Esther. L’envie : celle d’étudier ce qu’une petite fille a dans la tête dans les années 2010, au seuil de l’adolescence. Projet envisageable à condition de prendre le titre pour argent comptant et de considérer qu’il s’agit bien des cahiers d’une enfant de dix ans. Projet qui s’est vite heurté à l’œuvre en elle-même, qui soulève, selon moi, de tout autres problématiques. Avant d’entrer plus avant dans l’explication, brève présentation de l’œuvre.

Et quelquefois je me demande :
« Où est la vraie vie ? »
Raiponce

Les Cahiers d’Esther rassemblent des planches qui racontent les aventures quotidiennes d’une fillette de dix ans, publiées par L’Obs à partir de 2015. Leur édition sous forme d’albums par Allary Éditions à partir de 2016 (Histoire de mes dix ans, Histoire de mes onze ans et Histoire de mes douze ans) a rapidement rejoint le palmarès des ventes d’albums. Les deux premiers tomes ont été vendus à 240 000 exemplaires [1] et une adaptation télévisée a été lancée au printemps 2018. Riad Sattouf décrit un mode opératoire simple : il appelle la petite fille une fois par semaine, elle lui raconte ses aventures hebdomadaires, tout ce qui lui vient à l’esprit (il insiste là-dessus), et il le représente par la suite sous forme de planches en trichromie. Régulièrement interviewé sur cette série, il répète qu’Esther, dont ce n’est pas le vrai nom, est « une vraie petite fille [2] » de sa connaissance, la fille d’un couple d’amis. En insistant sur le « presque vrai », relayé quasi unanimement par la presse comme la première qualité de ce récit [3], il revendique un degré d’intervention minimale. Comme si l’auteur des Cahiers d’Esther, c’était Esther.

Sattouf prévoit de faire un livre par an jusqu’aux 18 ans de la petite fille. Cette dernière, loin d’être figée une fois pour toutes dans les traits immuables et la caractérisation morale d’un personnage de série, se présente comme un être vivant dont le fil des jours et des années va tracer un chemin de vie. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur les couvertures des albums : Esther joue à marcher au bord du trottoir, Esther fait des pointes sur une table, Esther saute dans les airs… À chaque fois, elle apparaît en mouvement, en transition, en équilibre. Ce que l’auteur propose à la lectrice et au lecteur, c’est de l’attraper en plein vol. Saisie au sortir de l’enfance et suivie tout au long de son adolescence, Esther grandirait sous nos yeux en temps réel, dans une sorte de « bédéréalité » croquée par ce « magnifique ethnographe [4] » que serait Riad Sattouf.

Pourtant, un tel contrat de lecture présente d’emblée ses zones d’ombre. Et pour commencer, est-ce bien raisonnable en 2015 de prétendre au « presque vrai » en bande dessinée ? Voilà bien longtemps que les lecteurs ont appris à se méfier des pactes de lecture reposant sur la notion de vérité. C’est encore plus vrai dans les arts graphiques : on se demande ce que serait un dessin transparent, un style neutre, dans lequel ne suinterait pas, à chaque case, la subjectivité de son auteur. D’autant plus que Sattouf, quand il crée le personnage d’Esther, est loin d’être un sombre inconnu. Les lecteurs y retrouvent son style, sa manière de représenter les adultes et les ados et, au passage, toute sa fantasmagorie graphique. Pour le dire autrement, alors que j’étais partie à la recherche des images mentales et des représentations sociales d’une fillette de dix ans, il me semblait surtout me confronter à l’imaginaire et aux projections de l’auteur quadragénaire bien connu. En cherchant Esther, je trouvais Sattouf. D’abord mal à l’aise avec la nature et l’ambiguïté de ce contrat de lecture, j’ai pris le parti de l’examiner plus en détail, avec une gageure : là où résident les paradoxes de la série se trouve aussi sa singularité. Alors, carnets d’observation ou satire sociale, récit d’enfance – oui mais de quelle enfance, celle d’Esther ou celle de son auteur ? –, nouvelle variation autour du thème de la masculinité en crise… C’est quoi, au fait, Les Cahiers d’Esther ? Question à choix multiple.

Dans la tradition des kid strips ?

Comme tout comic strip, la série est construite sur une mécanique répétitive et des repères de lecture. Chaque planche débute par une vignette montrant Esther en situation avec le commentaire fléché « Là c’est moi… ». Son discours est rythmé par certains tics de langage récurrents – « chais pas », « mais trop », « mais tellement »… – tandis que le métadiscours témoigne d’une conscience toujours plus aigüe au fil des tomes d’être suivie par un lectorat : « Oui vous avez bien vu » (t. 1, p. 54) ; « je sais pas si vous vous rappelez » (t. 2, p. 3) ; « lavez-vous les mains la France merci » (t. 3, p. 14). Autant d’effets de ritournelle et de comique de répétition que les lecteurs de « bédés » connaissent bien et qui contribuent à leur accoutumance. Peut-être même a-t-il des souvenirs lointains d’autres enfants dont on pouvait suivre les aventures au quotidien : Quick et Flupke, Max et Moritz, Les Peanuts, Denis la malice ou encore Calvin et Hobbes. Est-ce là ce qui ravit le public ? Les aventures d’Esther viennent ponctuer la lecture d’un hebdomadaire d’actualité par le point de vue d’une fillette d’aujourd’hui, sous la plume d’un auteur dont la réputation de chroniqueur aiguisé de notre société n’est plus à faire depuis la parution de La Vie secrète des jeunes dans Charlie hebdo. L’occasion de se reconnecter à l’enfance tout en lisant un auteur pour adultes, pour un double effet de charme : de la bande dessinée intelligente.

Alors Esther, descendante des héroïnes des kid strips ? Nouvelle Nancy ou Little Lulu ? Nouvelle Mafalda ?! Certes, les Cahiers présentent plusieurs points communs avec ce genre, surtout les deux premières années. Du haut de ses dix ou onze ans, l’héroïne commente le monde qui l’entoure, elle se confronte à la loi des adultes, qui restreint ses libertés, et partage ses expériences au rythme des saisons. La première planche, « La famille » (t. 1, p. 3), pose le cadre familial et scolaire dans lequel vont se dérouler la plupart des épisodes et donne le ton de la narration.

© Allary Editions

Le discours d’Esther repose sur des constructions grammaticales et des effets de tautologie propres aux personnages enfantins, à l’instar d’un Petit Nicolas : « Mon père, il fait faire du sport aux gens, dans un endroit où les gens viennent faire du sport ». Et ce récit à la première personne, le dessinateur le met en images de manière à créer des effets de décalage, à introduire une distance ironique. Ici, la dernière case ne se contente pas d’indiquer qu’Esther est la seule à ne pas avoir de smartphone, mais souligne l’écart entre la volonté éducative des parents de préserver leur fille des méfaits de la technologie et leur propre addiction, au détriment, semble-t-il, de la qualité du temps passé en famille.

Mais Esther appartient-elle pour autant à cette famille de garnements qui font tomber le masque des adultes et pointent du doigt les travers de la société ? Tandis que, dans les kid strips, le dictat social arrivait par la bouche des personnages secondaires et que le héros parvenait à s’en démarquer en les prenant à leur propre piège, cette série ne cesse, au contraire, de mettre en lumière le formatage de la pensée et du comportement de la fillette. Loin de Mafalda « la contestataire », comme la surnommait Umberto Eco, qui déconstruisait le langage et les habitudes du quotidien pour remettre en question la pensée dominante, Esther semble adhérer à toutes les modes, langagières, culturelles ou consuméristes. Ainsi, l’une des constantes de son discours consiste à valider les expressions de la cour d’école, ou ce qu’elle appelle le « langage de rue », en les traduisant en langage correct : « Il était vénère (ça veut dire “énervé”) » (t. 1, p. 41) ; « elles ont un côté fun (ça veut dire “drôle-délire” » (t. 2, p. 28)... Ses coups de cœur musicaux correspondent aux hits du moment fabriqués pour les enfants de son âge – à l’exception amusante de Daniel Balavoine – et, de manière générale, elle adapte ses goûts à l’aune de ceux du groupe dominant ou de ce que lui suggère la télévision : elle se débarrasse de la doudoune à fleurs qui lui a fait perdre l’estime de son « mari » Louis (t. 1, p. 16), adopte le style de chaussures et d’accessoires des « grands-racailles » (t. 2, p. 23 et 30) ou se laisse séduire par la publicité à peine camouflée d’un clip vidéo (t. 3, p. 15). On n’est guère surpris, dans ce cadre, par les sentences catégoriques qu’elle assène volontiers, renvoyant notamment aux normes de la féminité : « Qu’on soit chinoise, arabe, blanche, noire ou même grosse, si on est souple et blonde, on réussira plus tard » (t. 1, p. 21 ; « Apparemment, y a que les filles qui peuvent être des “putes”. C’est parce qu’on est pures, à la base, nous, les filles » (t. 1, p. 41).

Si satire il y a, force est de constater qu’elle s’exprime souvent aux dépens d’Esther, qui peut paraître désolante ou agaçante à plusieurs égards. Et si elle existe vraiment, cela crée une certaine gêne : a-t-on le droit de se moquer d’une petite fille qui se prête volontiers à un projet de « bédéréalité » et qui, contrairement aux lecteurs adultes, n’a pas les clés pour analyser ce qui lui arrive ? Faut-il rire ou pleurer lorsqu’elle échafaude (ou emprunte) des théories plus ou moins absurdes (sur la religion, le terrorisme, la sexualité, la politique) qui reflètent de véritables questionnements et l’absence d’éclairage et d’explication de la part des adultes ? Disons alors qu’entre le « chais pas » et le « presque vrai », l’œuvre se tient, comme Esther sur les couvertures des albums, dans un fragile équilibre qui pousse la curiosité à vouloir continuer à la suivre au long de son adolescence, de l’évolution de sa pensée et de cette expérience narrative.

Cahiers de sociologie ?

C’est donc le conformisme d’Esther qui saute aux yeux des lectrices et des lecteurs. Rien de surprenant là dedans quand on sait que c’est ce qui a le plus frappé l’auteur quand il a commencé ses échanges avec la fillette. En interview, il s’étonne que la « vraie Esther », pourtant très protégée du monde extérieur par ses parents [5], soit pleine de clichés et de stéréotypes. Et Sattouf de s’interroger ingénument : « Mais comment, pourquoi aime-t-elle les princesses ? Comment c’est rentré dans sa tête [6] ? ». La mission qu’il se donne s’éclaircit : il s’agira d’« observer ce conditionnement et la façon dont elle va devenir malgré elle une petite fille avec tous les clichés, toutes les conventions que ça peut porter [7] ». Pour cela, il fait l’inventaire de ses pratiques culturelles (musiques, films, émissions), ses loisirs (danse, activité physique), ses jeux (en solo, en duo ou en groupe, en vacances ou à l’école, dans sa chambre ou dans la cour de récréation)… L’auteur porte son attention à ce que l’anthropologue Catherine Monnot appelle une « culture du quotidien, du minuscule et du superflu [8] » et qui constitue l’apprentissage social informel des petites filles, notamment auprès de leurs pairs, sous l’influence de produits culturels ou industriels dont elles sont la cible. Rien n’échappe à la vigilance de Sattouf, qui débusque tout ce qui relève de cette culture informelle et révèle la fascination d’Esther pour les stars, l’importance qu’elle accorde aux canons physiques ou encore sa projection dans un modèle de femme idéale qui correspondrait à la fois aux critères traditionnels de la féminité (épouse, mère) et à ceux de la femme moderne (super carrière, femme indépendante, voire star).

Et à travers cet inventaire, Sattouf plante un monde d’abord dominé par les hommes. Prenons pour seul exemple les jeux d’enfants qui s’orchestrent dans la cour de récréation et qui voient se distribuer et se redistribuer les formes d’identification sexuée [9]. Citons, dans le tome 1, le jeu du « papa et la maman » (t. 1, p. 4) ou le jeu de « l’enlèvement » (t. 1, p. 6). « L’enlèvement, explique Esther, c’est plein de garçons qui se regroupent et décident d’amener une fille à un de leurs copains, en la forçant. » Ce jeu – enlèvement des Sabines version récré – récupère les expressions d’une époque anxiogène (« alerte enlèvement ») tout en faisant référence à la tradition vieille comme le monde du rapt des femmes. Les petits garçons jouent surtout au foot, occupant de ce fait plus d’espace que les filles dans la cour de récré. En résumé, ils se présentent comme rapides, forts, agressifs, tandis que les filles restent plus passives. Que ce soit à l’école ou à la maison (où le père, même quand il a faim, ne pense pas à faire la cuisine – t. 1, p. 11), le monde d’Esther repose sur les distinctions traditionnelles de genre, que la petite fille reprend à son compte sans en avoir conscience : « Mon héroïne, comme la vraie Esther, veut commander, mais étonnamment elle réclame un comportement dominateur chez les garçons [10] ! » Ainsi, alors qu’elle n’a aucun problème à avoir plusieurs amoureux en même temps et y voit même des avantages (t. 1, p. 15 ; t. 2, p. 12), elle se maintient dans un rôle passif et attend d’être choisie – ou quittée – par le mâle (t. 1, p. 15, 47 ; t. 2, p. 22, 24).

Mais d’un tome à l’autre, Esther grandit et une tension s’accroît entre les stéréotypes archaïques de la féminité qu’elle a absorbés et ses aspirations personnelles, de même que s’affûte son regard sur elle-même en tant que petite fille. À dix ans, elle accorde une grande importance à sa souplesse, qualité qu’elle associe à la réussite et qui la place dans la lignée des adultes qu’elle admire : d’un côté, son père professeur de sport, de l’autre, les stars féminines de la chanson populaire (t. 1, p. 10, 21 et 25). Par la pratique de la danse, elle allie la force physique, traditionnellement associée à la masculinité, à la grâce, attribut supposé de la féminité. Elle se situe, de ce fait, à la croisée de deux forces contraires : la possibilité d’un « empowerment » par la discipline et l’aisance physique ou le début d’une mise au pas de son corps afin de correspondre aux canons de beauté de l’époque et de pouvoir capter le regard de l’homme.

© Allary Editions

Dans « La salle » (t. 1, p. 38), Esther accompagne son père dans la salle de sport où il travaille. Un de ses collègues le complimente : « Sublime, ta fille, 10 contre 1 qu’elle finit en mannequinat ». Rougeur d’Esther. Désamorçage du père : « On va déjà passer le brevet ». Exit la séduction, car le reste de la planche se centre sur l’admiration portée à son père et la volonté d’Esther d’atteindre la même force physique que lui.

Si le rapport à son corps reste présent dans les deux tomes suivants, l’imaginaire d’Esther et la naissance de son esprit critique vont occuper de plus en plus d’espace dans l’histoire de cette préadolescente que son père prépare à devenir transfuge de classe. Ses raisonnements, qui peuvent déboucher sur des paradoxes drôles ou absurdes, reflètent de véritables préoccupations au sujet de la construction de soi et dévoilent les impasses des normes de genre, que l’optimisme d’Esther parvient parfois à déjouer.

Masculin-féminin : Esther vs Riad ?

Avant d’aller plus loin, il est éclairant de faire un détour par une autre série, autobiographique cette fois, publiée en même temps que les Cahiers d’Esther. Je pense, bien sûr, à L’Arabe du futur, dont quatre tomes ont été édités à ce jour, entre 2014 et 2018, par la même maison d’édition. Sattouf y raconte son enfance en Libye et en Syrie, en mettant l’accent sur les différentes figures de l’autorité : son père et les institutions, notamment l’école et la famille. Il décrit l’éducation du petit garçon qu’il était dans ces sociétés patriarcales, consistant à le préparer à la résistance physique et à la dureté morale. L’auteur fait régulièrement entrer ces deux séries en résonance. Il souligne notamment combien cela lui a paru parfois sombre et éprouvant de raconter ses souvenirs d’enfance, alors même que le monde d’Esther lui permettait d’explorer des valeurs qu’il considère comme plus optimistes et positives. « C’est en ça que j’aime faire ce projet. Elle va me forcer à m’intéresser à des choses vers lesquelles, de moi-même, je n’irais pas [11]. » Pour lui, Esther « vient d’une autre dimension [12] » et il se propose dans Les Cahiers d’« observer ce qui se passe de l’autre côté [13] » : après la fabrique des petits garçons, celle des petits filles, les deux reposant, selon lui, sur les mêmes bases, celles du patriarcat. Et de fait, les deux personnages apparaissent comme les deux faces d’une même médaille. Esther est aussi brune que Riad est blond, aussi populaire que Riad peine à s’intégrer, elle vit dans une démocratie occidentale alors qu’il grandit dans des pays socialistes arabes. De plus, les deux séries s’articulent autour du personnage du père, un père profondément idéalisé et incarnant une figure d’autorité : celui de Riad est professeur d’université quand celui d’Esther est coach sportif, les deux projetant un grand avenir pour leur progéniture.

Plus qu’une binarité homme-femme, c’est rapidement une autre ligne de partage qui s’affirme dans les deux séries, séparant les hommes en deux camps. D’un côté, les hommes faits : le père d’Esther, l’oncle de Riad, deux figures de chef de famille. De l’autre, les hommes en devenir : le frère d’Esther, le père de Riad, tous deux caractérisés par une constitution physique encore frêle. Cette binarité se retrouve à tous les niveaux, entre le footeux et le pas footeux, entre le populaire et le pas populaire, et se trouve régulièrement entérinée par Esther elle-même : « Un garçon, ça ne doit pas dire que ça aime une couleur devant tout le monde comme ça… C’est les filles qui expriment leur sensibilité de cette façon… Les garçons ils doivent être ténébreux et durs » (t. 3, p. 12) ; « C’est pas injuste, c’est comme ça, c’est la vie. Les garçons sont plus forts, donc c’est eux qui commandent » (t. 3, p. 24). Bien qu’elle n’aime pas les garçons et se réfugie dans l’idéalisation des filles et la revendication de l’entre soi féminin (elle s’imagine dans un futur sans hommes et rêve d’avoir quatre filles), elle adhère au modèle de masculinité hégémonique et rejette toute possibilité d’entre-deux. Pas de place pour les incertitudes de l’identité masculine, pas d’espoir pour d’autres formes de masculinité que celle des normes virilistes. Ce rejet se cristallise dans les personnages qui présentent des qualités traditionnellement attribuées au sexe féminin, telles que la compassion, la générosité et la sensibilité : Mitchell, le professeur de français… On retrouve ici la question qui obsède Sattouf, depuis ses albums Manuel du puceau (2003) ou Ma Circoncision (2004) jusqu’à ses films Les Beaux Gosses (2009) ou Jacky au royaume des filles (2014) : c’est quoi être un homme ? Si Esther ne définit pas ce qu’est un homme, elle a du moins une idée assez précise de ce qui ne l’est pas.

S’ajoute une autre question : « Peut-on être un homme sans faire le mâle ? », pour reprendre le titre de l’essai de John Stoltenberg (Les éditions de l’Homme, 1995). Il semblerait que non et qu’il vaille mieux afficher une masculinité sans fond que de reproduire les valeurs du camp adverse. Seuls comptent les signes extérieurs de virilité. Ainsi, Esther admire chez son père la beauté physique, le travail sur soi, le muscle apparent et l’odeur de transpiration. N’oublions pas que Sattouf, admirateur de Conan le barbare quand il était enfant, convoque ici une puissante fantasmagorie BD qui a fait la part belle aux héros virils et aux redresseurs de torts, associant à la masculinité des vertus telles que la force, la fermeté morale et la loyauté. Sauf que dans le monde d’Esther, cette virilité n’est plus porteuse d’aucune vertu. Dans « La police » (t. 1 p. 44), à l’occasion d’une promenade à la mer, le père d’Esther donne un coup de pied au petit chien de deux vieilles dames « aux cheveux jaunes » qui effraye sa fille, faisant une démonstration de force qui semble pour le moins gratuite.

© Allary Editions

Tout se passe ici comme si la référence à la virilité faisait passer au second plan le registre des valeurs. Le vice (frapper un animal) est ici transformé en vertu (protéger les siens) sous le prétexte d’un danger qui n’existe probablement que dans l’imagination d’une enfant. Dans le dernier strip, la case du milieu représente une famille parfaite poursuivant sa promenade sur la plage, au mépris de plusieurs principes civiques élémentaires (non-violence, respect des animaux, des aînés, des forces de l’ordre). Comme chez Pascal Brutal, dont la ressemblance physique avec le père d’Esther est frappante, la virilité est tournée en dérision, poussée à l’absurde, ne renvoyant plus à aucun sens moral. Tout juste l’arme des faibles.

À ce sujet, je suis curieuse de découvrir l’évolution du personnage d’Antoine, le frère aîné d’Esther, adolescent ingrat dans le premier tome, homme en devenir qui semble aussi éloigné de son père que la petite fille en est proche. Dans la première planche évoquée plus haut, une photo de jeunesse révélait la ressemblance physique entre le père et le fils. Il serait donc possible de franchir le fossé qui sépare le garçon de l’homme ! Mais cela passe par un nouveau rapport de force. Dans le tome 3, Antoine va changer aux yeux d’Esther et devenir une figure influente : il la fascine avec ses théories complotistes (t. 3, p. 25, p. 28 et p. 30) ou l’impressionne lorsqu’il met son père face à se contradictions (t. 3, p. 39). Esther deviendrait-elle plus sensible à la « puissance d’analyse mentale » qu’à la force physique… ? Affaire à suivre.

La construction de l’identité féminine

Chez Sattouf, le mâle semble en crise parce qu’il est scindé en deux : Pascal Brutal est ridicule, Mitchell sacrifié sur l’autel de la virilité… À cela s’oppose la construction de l’identité d’Esther, faite de plasticité et de pluralité, notamment par le recours à de nombreux avatars (doubles imaginaires d’elle-même, déesses de sa mythologie personnelle, personnages de fiction). À onze ans, sa personnalité s’affirme à travers de nouveaux modèles féminins. Dans « Les éboueurs » (t. 2, p. 16), elle se projette dans des héroïnes d’un nouveau genre, s’éloignant des princesses, soi-disant féministes, comme Raiponce et la Reine des Neiges [14]. Esther prend l’apparence de Jo des Quatre filles du Docteur March et de Kristy Parker du Club des baby sitters, c’est-à-dire des figures marquées soit par un fort caractère, soit par un comportement dynamique. Son penchant pour la lecture la conduit vers une nouvelle ambition professionnelle : elle ne souhaite plus devenir chanteuse mais éditrice. Là encore, le dessin de Sattouf fait de ce corps d’encre malléable la mesure de toute chose : Esther en costume-cravate (t. 2, p. 16), Esther héroïne de romans en tout genre (t. 2, p. 17), Esther intellectuelle branchée (t. 2, p. 46). Ces mises en scène qu’elle imagine, il faut les mettre en parallèle avec les planches sans cases qui nous montrent les projections mentales de la préadolescente face à son corps en mutation.

© Allary Editions

Dans « La prise de tête » (t. 2, p. 42), illustrant – ou détournant – malgré elle la devise « my body, my choice », elle s’émancipe du dictat capillaire de sa mère et adopte un nouveau look qui semble lui offrir une panoplie d’identités.
Cette nouvelle coiffure permet de représenter, sous forme d’icônes, l’exploration de tous les états de l’adolescence à venir, et la multiplicité des images de soi : la mystérieuse, la dynamique « tout en fraîcheur », la boudeuse, la populaire et, enfin, la femme en devenir. Retour à une forme de souplesse donc, mais identitaire cette fois, et pluralité qui constituent, selon Nancy Huston, la nature même de l’identité féminine. « Les femmes ont, plus souvent que les hommes, une conception souple de leur identité. […] En se mariant, elles doivent pouvoir envisager de changer non seulement de nom […] mais éventuellement d’allégeance aussi, de religion, de patrie, de langue… Elles savent donc toutes ces choses relatives et non absolues [15] ». Tout comme elles savent, à commencer par Esther, qu’elles devront jongler entre deux injonctions paradoxales, à savoir l’exposition au regard extérieur et la construction de l’identité, la nécessité d’être remarquée (« Stylé non ? ») et le danger de devenir objet de convoitise (« Sinon, avec les cheveux comme ça derrière + maquillage, ça fait trop “femme” je crois »).

Cette plasticité caractérise le format même des Cahiers d’Esther, qui s’inscrit dans un équilibre entre fiction et réalité, et s’accentue dans Histoires de mes 12 ans. Dans ce dernier tome, elle s’écoute parler et se regarde agir, et ce dès le premier épisode, « Le premier jour » (t. 3, p. 3) : « Je suis une bonne élève et je suis jolie alors je pense que c’est plutôt ce collège qui a de la chance de m’avoir. Je goleri ! Ça veut dire “je plaisante” ». Cette présentation de son entrée dans un collège prestigieux est ponctuée par une mise en abyme lorsque l’un de ses nouveaux camarades la confond avec Soline Lepic, comédienne de la série Fais pas ci, fais pas ça. Esther est flattée : « Ce garçon est parfait (lol) ». Au fil des années, son discours est de plus en plus chargé de marques d’autodérision et de mécanismes d’excusatio, ou encore d’effets d’ironie destinés à tester l’intelligence des lecteurs : « Et vous que lisez vous ? Rien ? Appelez le médecin ! » (t. 3, p. 16) ; « Et s’il y avait des reptiliens parmi eux ? *Je plaisante je pense que ce sont tous des humains » (t. 3, p. 25) ; « J’aimerais TROP savoir si des gens y ont cru en lisant depuis le début ! Ça me fait délirer ! » (t. 3, p. 34). Au point de lui donner des airs de « youtubeuse » ou de star s’adressant à son fan club.

L’auteur représente donc une Esther de plus en plus consciente d’elle-même, allant jusqu’à utiliser progressivement le dispositif de la chronique BD comme une véritable tribune. À moins que ce ne soit lui qui fasse corps avec son inspiratrice et « rentre dans ses délires ». Est elle sujet ou objet de ces histoires ? N’est-ce pas la question que pose la planche « Le bilan » (t. 3, p. 16) ?

© Allary Editions

L’épisode de la visite médicale fournit le prétexte parfait pour reprendre les codes des planches d’anatomie et observer le personnage sous toutes les coutures, réactivant au passage le lien ancien entre tradition satirique et dissection. Ce troisième tome crée des effets de brouillage et joue avec les limites entre la transcription du récit d’Esther et son interaction directe dans le dispositif narratif. De même, il voit s’accroître les ambitions littéraires de la fillette et consacre une série de planches au roman de vampires qu’elle a commencé à écrire (t. 3, p. 42-45). Elle endosse alors le rôle d’autrice, exposant ses réflexions sur l’imagination et l’écriture, et elle met en abyme, à travers ses histoires de buveuse de sang, sa propre position d’objet d’inspiration dont la vie nourrit littéralement l’écriture d’une œuvre.

Un mot, pour conclure, de la délicate position de Sattouf. S’il insiste sur sa volonté d’observer sans critiquer, de retranscrire sans émettre de jugement moral, il n’en décrit pas moins un monde formaté, à la violence latente. En jouant avec le décalage entre les différents niveaux de conscience d’Esther et le postulat de neutralité du traitement, il ne cesse de faire apparaître ce qui cloche dans ce monde. Une position ambiguë donc, qui pose même des questions éthiques : il parle de la fillette comme d’une « espionne dans le monde des jeunes » et des Cahiers comme d’un « documentaire animalier où on n’a pas le droit de sauver la gazelle mangée par les lions ». Mais alors de quoi rit-on ? Rire ou malaise ? Sattouf, en tout cas, ne fait rien pour atténuer notre gêne, charge à nous d’interroger la nature de ce rire. D’ailleurs, il n’est pas anodin qu’au fur et à mesure de l’évolution d’Esther, les lecteurs soient de plus en plus clairement interpelés. Peu à peu, toute trace d’échange téléphonique entre l’auteur et la petite fille disparaît, pour aboutir à une parole directe, sans intermédiaire. Cela donne des impressions contraires. D’un côté, l’auteur semble prendre ses aises, on dirait bien qu’Esther ne lui fournit plus qu’un prétexte pour inviter, broder, plaquer ses propres projections. De l’autre, la petite fille semble devenir la propre autrice du livre… et de sa vie, ce qui est bien tout l’enjeu des Cahiers. Car ce qui nous fascine chez Esther, ou du moins ce à quoi on espère ardemment assister, va bien au-delà du simple passage de l’adolescence, dont Sattouf est devenu l’expert attitré. Il s’agit de saisir le moment fragile, et d’autant plus précieux qu’il n’apparaît pas comme automatique sous la plume de Sattouf, de la constitution de l’identité et de la naissance de l’esprit critique. Décidément à suivre.

Annie Conèthe

[1] Laurent Turpin, « Zoom sur les meilleures ventes de BD du 15 novembre 2017 », BDZoom [En ligne], 25 janvier 2016, URL : http://bdzoom.com/121821/meilleures-ventes/zoom-sur-les-meilleures-ventes-de-bd-du-15-novembre-2017/.

[2] « “Les Cahiers d’Esther” : cinq questions à Riad Sattouf », France Inter [En ligne], 7 novembre 2017, URL : https://www.youtube.com/watch?v=Xy1uPQEecrg.

[3] « “Tout est presque vrai” : rencontre avec Esther, l’héroïne de Riad Sattouf », L’Obs [En ligne], 21 janvier 2016, URL : https://www.nouvelobs.com/culture/20160121.OBS3174/tout-est-presque-vrai-rencontre-avec-esther-l-heroine-de-riad-sattouf.html. Voir aussi Julien Baudry, « D’après une histoire vraie », Nonfiction.fr [En ligne], 10 mai 2016, URL : https://www.nonfiction.fr/article-8318-dapres-une-histoire-vraie.htm.

[4] Quentin Girard, « Esther, un cas d’école », Libération [En ligne], 17 mars 2017, URL : http://next.liberation.fr/livres/2017/03/17/esther-un-cas-d-ecole_1556496.

[5] Voir les différents épisodes concernant les attaques terroristes de ces dernières années.

[6] « Riad Sattouf : retour en enfance », France Inter [En ligne], 21 janvier 2016, URL : https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/riad-sattouf-retour-en-enfance.

[7Idem.

[8] Catherine Monnot, Petites filles d’aujourd’hui : L’apprentissage de la féminité, Autrement, 2009, p. 9.

[9] Voir à ce sujet les travaux d’Édith Mauréjouls, Kevin Diter, Gaël Pasquier, Sophie Ruel, Laure Poupinel…

[10] Sophie Carquain, « Riad Sattouf et Marie Rose Moro : “Nous manquons de bienveillance avec les ados” », Madame le Figaro [En ligne], 5 novembre 2017, URL : http://madame.lefigaro.fr/societe/riad-sattouf-et-marie-rose-moro-nous-manquons-de-bienveillance-av-271017-134998.

[11] « Riad Sattouf : Montrer le monde à hauteur d’enfant le rend moins dramatique », op. cit.

[12Idem.

[13] « “Les Cahiers d’Esther” : cinq questions à Riad Sattouf », op. cit.

[14] Sur le pseudo-féminisme des films éponymes de Disney, voir les billets qui leur ont été consacrés dans Le Cinéma est politique [En ligne], URL : http://www.lecinemaestpolitique.fr.

[15] Nancy Huston, Nord perdu, Paris, Actes Sud, 1999, p. 95.