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une femme qui regarde les hommes
regarder les femmes

Julie Delporte

[Février 2019]

C’est l’histoire d’un homme : son âge n’est pas précisé mais il ne perd pas encore ses cheveux. Il est blanc, svelte, artiste et probablement cultivé. Il n’a pas de nom, si bien qu’on peut facilement y projeter un archétype masculin. Il s’adresse à nous, lectrices et lecteurs, il va se confier à nous. Sa souffrance personnelle ? Les passantes étendent leur beauté devant lui et le tentent. Son épouse dort trop longtemps le matin alors il s’ennuie d’elle et part à la rencontre d’autres femmes. Il est obsédé par son désir et c’est « pour ne pas devenir fou » qu’il embrasse la première d’entre elles. « Parfois, je me dis que j’ai un problème, peut-être une douleur d’enfant mal soignée », écrit-il dans son journal. Le pauvre narrateur des Amours suspendues, roman graphique de Marion Fayolle, n’en finit plus de se trouver des excuses : c’est évidemment à cause de son papa ou de sa maman qu’il ne pense qu’à séduire.


La culture freudienne et les psychothérapies nous ont appris à nous tourner vers les ratés de l’enfance pour expliquer nos déboires amoureux. Dépendance affective, impossibilité de choisir, peur de l’engagement et autres pathologies saboteuses sont largement attribuées à l’immaturité émotionnelle de l’individu qui les porte. Certains (ou devrais-je dire certaines ?) tenteront de corriger ce qu’ils considèrent comme un défaut et travailleront fort à faire fonctionner leurs relations. D’autres – parmi eux notre narrateur – y trouvent plutôt une décharge de responsabilité assez pratique.
À contre-courant de toutes les philosophies self-help, l’essai de la sociologue Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, propose une approche différente. Selon Illouz, ce ne sont pas les histoires individuelles qui conditionnent a priori les comportements amoureux, mais les régimes dans lesquels ils se déploient – une autre façon de penser que le privé est politique. Elle écrit que « de la même manière qu’il était audacieux, à la fin du XIXe siècle, d’affirmer que la pauvreté n’était pas le fruit d’une moralité douteuse ou d’une faiblesse de caractère mais le résultat d’un système d’exploitation économique, il est désormais urgent d’affirmer que les échecs de nos vies privées ne sont pas – ou pas seulement – le résultat de psychés défaillantes, mais que les vicissitudes et les malheurs de nos vies amoureuses sont le produit de nos institutions ». Comme il est impossible de penser ces institutions à l’extérieur des rapports économiques et genrés qui les organisent, le livre d’Eva Illouz part du principe que « l’amour circule sur un marché fait d’acteurs en situation de concurrence, et inégaux », et que les mutations de l’amour moderne créent « de nouvelles formes de domination affective des femmes par les hommes ».

© Editions Magnani

Si le narrateur des Amours suspendues ne peut résister à la tentation de séduire, ce ne serait donc pas tant à cause d’une douleur d’enfance comme il le pense vaguement, mais davantage parce qu’il lui est très facile de plaire, et qu’il n’a rien à perdre à son petit jeu. Fait étonnant, cet homme ne semble avoir aucune conscience du pouvoir affectif qu’il détient. Les inégalités qui sous-tendent les rapports amoureux modernes restent donc largement invisibles, à l’image du travail émotionnel que les femmes réalisent toute leur vie, simplement parce qu’elles y ont été conditionnées. À ce propos, on peut lire les théories de la sociologue et psychanalyste Nancy Chodorow, citées par Illouz et résumées par une phrase clé : « Les garçons apprennent à se séparer, les filles à se lier. » Pendant que les femmes travaillent à faire fonctionner leurs amours (c’est le travail émotionnel, un care encore moins reconnu que celui des travaux ménagers), les hommes, eux, pratiquent « l’art du détachement ». Le narrateur-séducteur des Amours annonce d’ailleurs dès le début de sa chasse : « Je saurais paraître assez indifférent pour éveiller en elle des sentiments. » Pour Illouz, le détachement affectif des hommes s’explique par le fait qu’ils dominent le champ sexuel : ils ont davantage de reconnaissance économique et ne sont pas cantonnés à la reconnaissance amoureuse, ils ne sont pas définis par la reproduction comme le sont les femmes, et ils occupent plus longtemps le marché du sex-appeal – les partenaires potentielles des hommes sont donc plus nombreuses.

Revenons au narrateur des Amours suspendues, qui n’aime pas seulement les jeunes femmes mais toutes les femmes (enfin, toutes celles qui sont blanches, minces et qui portent d’élégantes robes). L’une de ses conquêtes compte dix années de plus que lui. C’est la seule qui sera capable d’énoncer l’avantage qu’il détient sur elle, notamment parce qu’il est marié et qu’elle est seule. Elle lui fait également savoir qu’il est « égoïste ». Apparemment, il s’agit d’une vérité cruelle : l’homme ne le supporte pas et se met à pleurer. C’est qu’il est fragile, notre narrateur... On pourrait s’attendre qu’après pareille déclaration, la femme lui tourne le dos. Eh bien que nenni, en vraie mère, elle le console : « C’est tout de même attendrissant un homme qui pleure. »

© Editions Magnani

Une des particularités du livre de Marion Fayolle est que les femmes n’y sont ni des rebelles ni des victimes. Elles peuvent quitter l’homme narcissique et lui faire savoir leur désaccord, et pourtant elles sont prises dans les mêmes jeux de rôle que lui, leurs comportements n’offrant pas grand espoir de changement dans les mœurs amoureuses. Elles s’attendrissent pour un homme qui pleure ou expliquent qu’elles ont « toujours eu un faible pour les hommes maladroits ». Soudain, les voilà qui chantent et virevoltent : elles se prêtent volontiers aux danses de l’amour que Marion Fayolle met littéralement en scène dans les pages de sa bande dessinée. Les cases se transforment en théâtre, les personnages en acteurs. L’éditeur, Magnani, présente le livre comme une comédie musicale, « un véritable opéra de papier ». Personnellement, j’appellerais plutôt ce bel objet une grande mascarade… La grande mascarade de l’amour. Aucun doute que la forme choisie par Fayolle renforce le caractère culturel de nos amours dits romantiques.

Tout au long de la lecture des Amours suspendues, un certain doute plane avec délice quant à savoir si Marion Fayolle se moque ou non du narcissisme de son personnage. Le livre ne dénonce rien ouvertement, il ne se dit pas même féministe. Peut-être ai-je du mal à croire que des femmes artistes soient vraiment en train de se permettre de se moquer de « l’homme blanc », ce qui, en terre patriarcale, s’apparente soit à un acte de bravoure soit à un numéro d’équilibrisme. Dans son dernier spectacle célébré, Nanette, l’humoriste Hannah Gadsby confirme cependant qu’il est désormais possible de se payer la tête de cette catégorie. Elle y caricature l’homme blanc cis ou hétéro : « Pour la première fois de l’histoire, vous êtes soudainement une sous-catégorie de l’humanité. Pas vrai ? “Non, on a inventé les catégories. On n’est pas censés jouer ! On est neutres.” Plus maintenant. On m’a toujours jugée pour ce que je suis. J’ai toujours été une grosse gouine laide. Je suis morte à l’intérieur. Je peux m’y faire. Mais vous, les gars... Vous êtes un peu fragiles, non ? Vous entendez “homme blanc hétéro” et vous êtes comme “Non ! Non ! C’est du sexisme inversé.” Non, ce n’en est pas. Vous avez écrit les règles. Lisez-les. » [Je traduis.] Les artistes en prennent particulièrement pour leur grade, Hannah Gadsby s’attachant, par exemple, à déboulonner le comportement misogyne du peintre Picasso.

La matrice graphique des Amours suspendues est si impressionnante dans la maîtrise technique de son exécution qu’elle prend facilement l’ascendant sur le propos. Son design éblouit tant qu’on en oublie presque la cinglante caricature de nos comportements amoureux dont il est question dans le livre. Malgré un trait joli et doux, le style de Marion Fayolle dégage une pointe de froideur, ce que j’aurais envie d’appeler une rationalité graphique. Elle insuffle une subtile raideur dans les mouvements de ses personnages, comme s’ils étaient des marionnettes en papier, et surtout, elle utilise comme à son habitude de très abondantes métaphores graphiques : des hommes séduits prennent feu, une femme fragilisée se vide de sa couleur ou tombe en petits morceaux, etc.
Je me réjouis de trouver chez Fayolle cette esthétique proche de l’art contemporain, alors que j’entends souvent des commentaires associer le trait féminin à la spontanéité. Est-ce cette qualité graphique particulière qui a permis aux Amours suspendues de remporter le Prix spécial du jury en janvier 2018 au festival d’Angoulême, alors que si peu d’auteures y sont distinguées ? Mais Marion Fayolle y a reçu un « prix spécial », et non la plus haute distinction – seulement cinq femmes (sur 73 auteurs) se sont vu décerner le plus grand prix depuis la création du festival d’Angoulême en 1976. Marjane Satrapi est la dernière à l’avoir reçu, pour Persepolis, en 2005. Comme c’était il y a bientôt 15 ans déjà, on ne peut pas dire que le ratio se soit amélioré avec la féminisation grandissante de la bande dessinée... Je note par ailleurs que la même dénomination (prix spécial) a été utilisée deux fois par les Québécois lors de la remise de leurs récompenses nationales : en 2016, pour J’aime les filles, de Diane Obomsawin, et cette année, pour Moi aussi je voulais l’emporter, mon propre livre. Deux ouvrages d’artistes femmes au contenu quelque peu féministe. Ceux qui ont emporté le grand prix (Bédélys Québec, qui existe depuis 1999) étaient des hommes, comme la presque totalité des lauréats, à l’exception de Jane, le renard et moi (écrit par Fanny Britt et dessiné par Isabelle Arsenault), en 2012.

© Editions Magnani

Et dans les Amours suspendues, qui l’emporte ? Est-ce notre narrateur masculin ? À la moitié du livre, sa femme le quitte. Ayant alors grand « besoin de réconfort », il s’empresse de recontacter ses conquêtes passées – tiens donc, cette petite réserve de femmes qu’il a pris le temps de séduire alors qu’il était marié se révèle bien pratique en cas de coup dur. À sa grande surprise pourtant, ses anciennes amantes ont eu le temps de prendre du recul et lui sont désormais hostiles. Ce n’est pas bien grave, car cet homme artiste et beau a une solution à tout : il décide de les engager pour qu’elles deviennent les actrices de la pièce de théâtre qu’il a écrite ! Flattées et intéressées, celles-ci acceptent, alors même qu’elles étaient en colère contre lui. Il faut dire qu’elles n’ont pas vraiment d’autres choix si elles veulent briller… Ces femmes, qui jouaient déjà un rôle genré dans la vie de tous les jours, vont alors continuer à le faire sur une scène de théâtre – si bien que c’est l’œuf ou la poule : on ne sait plus bien si les comportements amoureux leur sont dictés par les modèles de la réalité ou par ceux qu’offrent les fictions.
L’histoire écrite par notre narrateur, et que les femmes des Amours devront incarner, est celle d’un dramaturge mourant que ses anciennes amantes viennent pleurer. Il ne s’agit plus pour l’auteur de pratiquer l’autofiction, mais bien de réécrire performativement sa propre histoire (pas mal, comme super-pouvoir). « Essayez de dire votre texte », répète l’homme à ses actrices. Et voilà qu’elles doivent exécuter devant lui des excuses : « Ah, du chagrin, je t’en ai causé » ; « Regarde-moi, je voudrais te demander pardon ». Lui, il ne s’excuse de rien, pensez-vous. Couché sur son lit, l’alter ego du dramaturge (joué par lui même) rappelle le père malade dans La Tendresse des pierres, le précédent livre (autobiographique) de Marion Fayolle. Tout comme le narrateur des Amours se place au cœur de l’histoire, le père, dans La Tendresse, même malade, occupe la place centrale de sa famille, rythmant la vie de celle-ci à coups de sautes d’humeur. Ô, doux patriarche.

Les spectateurs venus assister à la représentation pleurent, touchés par tant d’amour sur scène, comme ils le feraient devant un bon film hollywoodien. C’est qu’ils n’ont accès qu’à la version de l’histoire jouée devant eux, pas à celle de la bande dessinée qu’a écrite Marion Fayolle. Cette mise en abîme narrative souligne le potentiel manipulateur de celui qui raconte les histoires. Or, qui racontent les histoires depuis plusieurs millénaires ? Pas étonnant, après toutes ces fictions qu’ils ont créées, que les hommes détiennent le pouvoir affectif dans les relations amoureuses. N’auraient-ils tout simplement pas écrit leurs règles de l’amour ? « You wrote the rules », disait Hannah Gadsby. Dans sa classe de maître intitulée Female Gaze, la réalisatrice Jill Soloway insiste sur le fait que le regard du personnage principal produit « une propagande qui protège et perpétue les privilèges ».
Soloway soutient que le regard féminin ne serait pas une simple transposition de celui, masculin, qui règne encore en très grande majorité sur le cinéma. Il ne s’agirait pas pour les femmes d’objectifier les hommes comme les hommes objectifient les femmes, une pratique que ne tempère pas le contexte actuel « d’émancipation marchandisée du désir » (Illouz). Le regard féminin consisterait plutôt à retourner la caméra vers les hommes, pour leur dire « je vois ce que vous faites ». Et c’est ce que Marion Fayolle réussit brillamment dans Les Amours suspendues... Elle nous montre comment son personnage tombe amoureux du « tour de taille » de sa femme, comment il pense à la place des passantes : « Je vois bien ce qu’elles cherchent. » Elle traduit graphiquement le comportement de l’homme : lui faisant manger des morceaux d’une de ses amantes, ou manipuler le sexe d’une autre, alors devenu un triangle en bois dans un casse-tête pour enfants. Elle lui fait même avouer qu’il est égoïste : « C’est ma femme qui m’a appris à prendre les autres en considération. Auparavant, je ne savais pas éprouver de l’empathie. » La suite de l’histoire prouve qu’il n’a cependant pas vraiment compris sa leçon...

Les Amours suspendues se termine sur une célébration chantée de l’amour (« Embrassons-nous, étreignons-nous, qu’il serait triste de renoncer aux amours tendres, aux amours folles ») où l’ironie semble encore une fois incertaine, et où la blancheur et la perfection des corps ne font que reproduire celles que l’on voit très majoritairement sur les vraies scènes de théâtre. Marion Fayolle est une talentueuse observatrice de nos dynamiques amoureuses, mais elle laisse à d’autres écrivaines le soin d’inventer des changements : d’écrire de nouveaux rôles à jouer pour les personnages féminins (et masculins) ou de nouvelles règles à suivre dans les comportements amoureux. Si vous le permettez, j’en aurais personnellement une à proposer : transférer l’injonction de maternité inculquée aux femmes (et l’énergie liée à ce désir) vers celle d’enfanter des livres, des films, des pièces de théâtre... Parce que nous continuons à « consommer une telle quantité d’œuvres d’artistes mâles cis qui se vautrent dans leur privilège en racontant leurs histoires, lesquelles fonctionnent comme une propagande, dictant comment nous devrions nous comporter » (Jill Soloway), que l’absolue priorité devrait être désormais de faire exister et apparaître le regard féminin.

Julie Delporte

Marion Fayolle, Les Amours suspendues, Éditions Magnani, 2017, 256 p.
Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, traduit par Frédéric Joly, Seuil, 2012, 400 p.