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{l’arabe du futur} : un récit au conditionnel

Thierry Groensteen

« Je m’appelle Riad Sattouf. En 1980, j’avais 2 ans... »
L’incipit du premier tome de L’Arabe du futur (ci-après : AF) fait trop directement écho à celui de Persepolis, de Marjane Satrapi, pour que ce soit le fruit du hasard. Souvenez-vous : « Ça, c’est moi quand j’avais dix ans. C’était en 1980. » Huit ans d’écart entre les deux auteurs, donc, mais des récits mémoriels qui commencent la même année, une même façon d’introduire un récit au passé en se présentant à nous enfant. Satrapi relatait la chute du Shah d’Iran et l’instauration de la dictature des mollahs. Sattouf, comme en écho, signale, dès les premières pages de sa chronique (AF t.1, p. 10), l’arrivée de Khomeiny en France.

Le format des livres, presque identique, la répartition du projet sur plusieurs tomes (quatre pour Persepolis, cinq pour L’Arabe du futur) paraissant au rythme d’un par an [1], la division de chaque planche en trois bandes, la simplicité graphique sont autant d’éléments qui invitent à rapprocher ces deux phénomènes d’édition [2]. Plus, bien entendu, l’inscription de ces deux récits autobiographiques sur fond d’un contexte géopolitique commun, celui des soubresauts qu’a connu le Moyen-Orient à la fin du XXe siècle. Et si Sattouf, contrairement à Satrapi, n’a été confronté ni à la révolution ni à la guerre, il la rejoint dans le fait que la jeunesse de l’un comme de l’autre a été divisée en périodes correspondant à des séjours dans plusieurs pays (Iran, Autriche et France pour l’une, France, Libye, et Syrie pour l’autre).

En dépit de ce qu’elles ont en commun, les deux œuvres présentent cependant des différences qui sautent aux yeux. Et d’abord en ceci que, au jeu de Satrapi sur le noir et blanc répond, chez Sattouf, un dessin linéaire usant du noir avec parcimonie (sauf dans les scènes nocturnes) mais que vient éclairer la couleur. Le système adopté par Sattouf est d’une grande économie et a pour avantage de souligner, en la rendant immédiatement visible, la périodisation du récit entre les différents pays évoqués. À chaque pays correspond, en effet, sa couleur : le bleu pour la France, le jaune pour la Libye, le rose pour la Syrie – une courte séquence à Jersey étant caractérisée par un vert pâle. Un vert plus soutenu et un rouge vif (couleurs qui, avec le noir, se retrouvent sur les drapeaux syrien et libyen, et qui ont donc une connotation plus identitaire) interviennent également, principalement sur les couvertures des différents tomes mais aussi, dans les pages intérieures, à des fins de soulignement de « temps forts » ou de vives émotions – cette dernière utilisation ne me semblant, de façon générale, pas très convaincante.
Par ailleurs, les styles graphiques de Satrapi et de Sattouf, leur trait, ne se ressemblent guère, différant notamment en ceci que l’Iranienne ne caricature pas ses personnages, alors que Sattouf ne craint ni d’aller vers un certain grotesque ni d’emprunter aux codes usuels de la bande dessinée humoristique. Ainsi, son père et lui ont un nez en patate, un nez de cartoon. (La mère, elle, un nez pointu. La conviction selon laquelle le « gros nez » serait une offense à la féminité semble largement répandue. Rares sont les crayons qui échappent à cette réserve ; on pense ici surtout à Cestac.)
Or, la question de la beauté apparaît d’emblée comme centrale dans le propos de Riad Sattouf. Il semble bien que, durant toute sa jeunesse, elle ait structuré sa vision du genre humain.

Beauté suspecte

Il est temps, en effet, de rétablir la phrase inaugurale de L’Arabe du futur dans son intégralité : « Je m’appelle Riad Sattouf. En 1980, j’avais 2 ans et j’étais un homme parfait ». Cette perfection doit s’entendre, non au sens moral, mais au sens physique, comme en atteste l’autoportrait liminaire en forme de revue de détail : « longs cheveux blond platine, épais et soyeux », « éclats d’or », « yeux profonds et bouleversants », etc. Les entrées en matière des tomes suivants fileront le même registre. Tome 2 : « Je m’appelle Riad. En 1984, j’avais 6 ans et j’étais toujours un homme éblouissant » ; tome 3 : « Je m’appelle Riad. En 1985, j’avais 7 ans et j’étais remarquable » ; tome 4 : « Je m’appelle Riad. En 1988, j’allais avoir 10 ans et j’étais assez mignon ».

© Allary éditions

Une cassure dans ce concert d’immodestie survient au chapitre 20. Désireux de changer de coiffure, Riad demande à ce qu’on lui fasse la coupe de l’acteur dont il a lu qu’il était « le plus séduisant du cinéma américain », Tom Cruise. Non seulement il ne ressemblera nullement au modèle invoqué, mais il se découvre alors « un crâne d’œuf » et les filles de sa classe se détournent de lui, comme si toute sa séduction s’en était allée avec ses boucles d’or. Pis, il réalise peu après qu’il a cessé d’être blond. Désormais, il doute de tout. Et bientôt jalouse un camarade prénommé Grégory : « Il avait le corps que j’aurais dû avoir » (AF, t. 4, p. 249). Le miroir lui apprend qu’en plus du crâne d’œuf il a les oreilles aplaties, une acné dévorante, une tête trop grosse, un dos voûté, des yeux en demi-lune « donnant une expression fourbe », etc. À l’âge de la puberté, l’« homme parfait », « l’homme éblouissant » s’est métamorphosé en gringalet qui se trouve un physique ingrat. Le bébé cygne est devenu un assez vilain canard.

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Il ne fait aucun doute que ce retournement était préparé, programmé dès le début. Mais il a fallu patienter près de sept cents pages pour qu’il survienne. Et, comment ne pas le dire ici, le lecteur que je suis n’a pas été sans ressentir longtemps une certaine gêne. Il ne m’a pas échappé que cet autoportrait en Apollon était ironique (on se souvient du titre du premier film de Sattouf : Les Beaux Gosses, démenti et dénoncé comme antiphrase par les deux visages de lycéens qui se partageaient l’affiche), ni que la croyance de l’enfant en sa beauté superlative trouvait son origine dans les compliments que les adultes ne cessaient de lui prodiguer. Riad fait immanquablement penser au petit Jean-Paul Sartre, appelé Poulou, au visage encadré par d’abondantes boucles blondes et adoré par les siens (cf. Les Mots).

Ce qui, à mes yeux, n’en rendait pas moins un peu gênante l’insistance du narrateur de L’Arabe du futur sur sa perfection physique, c’est le fait que, dans le même temps, nombre des personnages secondaires sont outrageusement caricaturés et se signalent à notre attention par leur laideur. Celle-ci est parfois soulignée dans le texte (« un type chauve, avec des verrues partout » (AF t. 1, p. 11) ; « sa peau très ridée et son apparente absence de menton » (AF t. 3, p. 110)) mais le plus souvent elle est livrée sans commentaire. Je songe ici particulièrement au petit yéménite Adnan (AF t. 1, p. 20), aux garçons qui menacent Riad avec leur bâton (idem, p. 94), qui se révèlent être ses cousins Anas et Mokar (idem, p. 100), au téléphoniste dans le garage (AF t. 3, p. 47), au jeune Yaouen (AF t. 4, p. 15) et à son condisciple Maher (idem, p. 98), aux garçons du club de foot (idem, p. 24-25), aux élèves de l’école de Ter Maaleh (idem, p. 93) ou encore à la prof principale de la classe de 6e (idem, p. 176). L’auteur soulignera d’ailleurs la relativité des jugements que l’on peut porter sur le physique d’autrui : c’est la séquence dédiée à Tiphaine, la fille supposée « envoûter » la plupart des garçons de sa classe, dont Riad juge qu’elle est maigre, qu’elle a les dents écartées et présente un visage dur et figé (AF t. 4, p. 151), appréciation minoritaire mais confirmée par le dessin qui prête à la dite Tiphaine un masque presque effrayant.

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Cette propension à représenter l’adolescence comme un âge vraiment ingrat ne date pas d’hier ; ainsi la couverture de Retour au collège (2005) montrait-elle une véritable collection de freaks. Et dans son film Jacky et le royaume des filles, Sattouf infligera à son interprète Vincent Lacoste de porter de faux boutons sur le visage et un faux appareil dentaire.

Dessin de couverture original de Retour au collège (2005).

Le trouble se renforce quand, feuilletant le catalogue de l’exposition de la BPI Riad Sattouf : L’écriture dessinée (Allary éditions/Centre Pompidou, 2018), on tombe sur des photos d’enfance datées de 1982 et 1986 (p. 180 et 182) sur lesquelles on découvre un jeune Riad blond, certes, mais avec une banale coupe au bol, et aucune trace de l’opulente chevelure tombant en cascade sur les épaules, telle qu’il se la dessine (chevelure qui « hypnotisait » la petite indienne Abani (AF t. 1, p. 20)). On en déduit que l’auteur s’est inventé un physique – celui, sans doute, qu’il aurait rêvé d’avoir, ou dont il entretenait l’illusion, mais dont il ne peut pas ne pas savoir le caractère factice. Le petit garçon était peut-être « adulé » par des « géants admiratifs » (les adultes), comme il est dit dans les premières pages du cycle, mais enfin, si j’en juge par les pièces à conviction qu’il a lui-même rendues publiques, il ne correspondait pas du tout à ce garçon au physique de star qu’il nous montre et dont il nous entretient pendant trois tomes et demi.

Riad (en uniforme d’écolier) et son frère Yahya, en Syrie, en 1986 (photo X).

Nous devons en conclure à une construction romanesque qui, inévitablement, jette un soupçon sur la véracité de l’ensemble du récit. Et si ce qui nous est donné comme un témoignage, une chronique mémorielle, se révélait, en fin de compte, fortement maquillé, romancé, fictionalisé, en fonction d’un dessein narratif, d’exigences esthétiques ? [3]
Nous ne savons plus très bien, dès lors, quelle foi nous pouvons avoir dans L’Arabe du futur. C’est le statut même de l’œuvre qui devient incertain. Ne ferions-nous pas mieux de la lire comme une fiction, passionnante au demeurant ?

Trouble dans les rôles sexués

Après celle du beau et du laid, une deuxième opposition binaire structure l’univers du jeune Riad, si l’on en juge par ses œuvres. Je veux parler du masculin et du féminin. Enfant, Riad est régulièrement pris pour une fille (voir AF t. 1, p. 14 et 34, notamment). Souligner sa ressemblance avec une fille apparaît comme une façon de le complimenter, de flatter sa beauté. Pourtant, quand sa mère retombe enceinte et émet l’hypothèse que, cette fois, « ce sera une fille, peut-être », le père réagit assez violemment à cette possibilité : « Ah non, parle pas de malheur ! Pas une fille ! »
Abdel-Razak Sattouf a beau avoir fait des études en France, il adhère sans réserve à la conception traditionnelle, répandue dans tout le monde arabe, selon laquelle l’homme serait supérieur à la femme. Celle-ci a beaucoup de devoirs et très peu de droits. L’épouse, en particulier, doit obéissance à son mari. Cette vision inégalitaire, le père de Riad l’affirme de façon plus ou moins rigoriste et autoritaire selon les moments. Il rit de constater que sa demi-sœur Maha est « le chef à la maison » (AF t. 2, p. 32) ; mais dans son propre foyer, il impose presque toujours ses propres décisions, fussent-elles absurdes, et se contente d’amadouer sa femme par des promesses rarement tenues. Clémentine, la mère, étant française (mieux : bretonne !), on s’attend à ce qu’elle vive assez mal cette relégation dans un rôle subalterne. Mais, dans les trois premiers tomes, sa passivité est frappante. Nous la voyons osciller entre abattement et incrédulité. Aux yeux de son fils, elle apparaît seulement « de plus en plus fatiguée » (cf. AF t. 1, p. 69 et 108). On la voit se mettre en colère pour un événement somme toute anecdotique (Abdel-Razak lui propose de cuisiner les moineaux qu’il a abattus au fusil ; AF t. 2, p. 73), mais elle ne tient jamais tête très longtemps à son mari s’agissant des décisions qui engagent la vie de la famille, telles que le choix de leurs lieux de résidence successifs, ou celui des prénoms de leurs trois fils, tous arabes (Riad, Yahya et Fadi). Ainsi, dès les premières pages (AF t. 1, p. 10), quand il annonce leur départ pour la Libye, elle reste coite ; plus tard (p. 46), elle confiera à sa mère « T’imagines pas comme on s’ennuie ici » mais semble pourtant trouver normal de se sacrifier pour que son mari puisse réaliser ses ambitions. Sur l’Arabie Saoudite, leurs avis sont diamétralement opposés : c’est « le pire pays du monde » aux yeux de Clémentine (AF t. 4, p. 7) ; pour la première fois, elle refuse de suivre Abdel-Razak et le laisse partir seul à Riyad, où il a obtenu un poste à l’université. À son retour, il parle d’un pays où l’on vit « beaucoup mieux qu’en France » et où ils pourraient tous « être heureux » (idem, p. 57 ; précédemment, c’est la Libye qu’il avait qualifiée de « pays le plus avancé du monde »).

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Leurs visions du monde sont désormais irréconciliables. Clémentine a toujours désapprouvé les « opinions » à l’emporte-pièce d’Abdel-Razak (raciste, sexiste, antisémite), dont la profération s’accompagne souvent d’un index levé professoral ; d’ailleurs, pour couper court à toute contestation, il revient toujours au même argument d’autorité : son statut de Docteur, obtenu en 1978. Dès le tome 1, elle le traitait plusieurs fois de raciste (cf. p. 42 et 137). Désormais ses déclarations ne passent plus du tout. Après des années de résignation, va-t-elle se décider à quitter un mari qu’elle ne supporte plus, qui s’arabise de plus en plus et paraît se rapprocher d’une forme de fondamentalisme ? Le lecteur s’y attend, de sorte qu’il est pris complètement à contre-pied quand c’est Abdel-Razak qui rompt, partant en Syrie en emmenant le plus jeune de ses fils, dont il annonce à Clémentine qu’elle ne le reverra plus jamais.
Le tome 5 nous apprendra sans doute ce qu’il adviendra de Clémentine, qui, jusque-là, n’exerçait aucune profession et s’identifiait à son rôle d’épouse et de mère, selon un modèle social plus conforme aux valeurs du monde arabe qu’à celles de la société française moderne.

Riad, donc, a grandi dans un monde où l’homme imposait ses avis, ses décisions, et où la femme obéissait passivement. Il aura cependant été amené à connaître certaines femmes investies d’une forme de pouvoir : je songe notamment à la grand-mère guérisseuse (AF t. 1, p. 103), dont la salive semble un fluide magique, et à la maîtresse d’école du village de Ter Maaleh (tome 2), qui fait régner la terreur dans sa classe en donnant de terribles coups de règle sur les doigts de ses élèves au moindre écart de conduite.

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Paradoxalement, Abdel-Razak est un homme assez peu viril. Il est dépourvu de carrure et Riad lui prête une « bouche de téteur », comme à lui-même. Quand, au chapitre 16, il fait la surprise à sa famille de s’être laissé pousser la moustache, Clémentine s’écrie « J’ai horreur » et, trois pages après, son mari est redevenu glabre. Par ailleurs, il porte presque toujours le qamis, c’est-à-dire la tunique caractéristique des hommes musulmans, alors que Clémentine apparaît tantôt en robe, tantôt en pantalon.
En somme, le jeune Riad, qui voue un culte à l’hyper-virilité, dont témoignent ses dessins (et dont il donnera plus tard une version amusée à travers le personnage de Pascal Brutal), peut bien s’imaginer qu’il deviendra « hyper-musclé » (AF t. 4, p. 211) : son père, l’homme adulte qu’il a quotidiennement sous les yeux, ne correspond absolument pas à cet idéal. Quant au portrait moral, il nous apparaît naïf et lâche.

Dans la vie, Abdel-Razak caressait deux ambitions. La première était d’être respecté comme intellectuel, professeur à l’université. Il soutient certes sa thèse mais la mention « honorable » qu’il obtient le déçoit et les postes qu’il décrochera par la suite ne seront pas ceux qu’il espérait. Constatant le simplisme des analyses géopolitiques que développe celui qui se flatte de son « expérience internationale » (AF t. 4, p. 203), le lecteur ne peut être qu’effrayé à l’idée des cours qu’il dispense à ses étudiants. Et Riad nous révèle que son père n’est pas capable d’écrire une lettre en français sans qu’elle soit truffée de fautes (idem). Ainsi Abdel-Razak nous apparaît-il largement comme un imposteur. Son autre ambition était de devenir « multi-millionnaire » et, sur ce plan-là, le fiasco est patent. Promet-il à sa famille l’achat d’une « puissante berline » ? Il fait l’acquisition d’une Golf (AF t. 4, p. 156). Leur fait-il miroiter la perspective de vivre dans une villa, voire un palais ? On ne lui verra construire qu’une cabane en pierre (AF t. 4, p. 75-76). Ce sont ces échecs, ce décalage permanent entre les illusions qu’il entretient sur lui-même et la vérité de sa situation, ainsi que sa dose de bonne volonté, qui, au final, nous rendent touchant un homme qui, sous d’autres rapports, paraît odieux.

De même que, dans Les Bijoux de la Castafiore, la marche brisée dans l’escalier du château était l’indice d’un dérèglement de la vie à Moulinsart, de même, dans L’Arabe du futur, les fissures et lézardes qui, telle une fatalité, gangrènent les logements successifs des Sattouf en Libye et en Syrie font symptôme : c’est le ciment censé unir les membres de la famille, et d’abord le couple parental, qui donne des signes de plus en plus criants de fragilité.

Dans la série Pascal Brutal, Sattouf imaginera de transformer la Belgique en une « gynarchie » autoritaire où les femmes exercent le pouvoir et soumettent les hommes ; et dans son deuxième film, Jacky au royaume des filles (2014), les hommes sont réduits au statut de reproducteurs dans une dictature, la « République populaire et démocratique de Bubunne » (déformation de bobonne ?), gouvernée d’une main de fer par une Générale.
Sa jeunesse, celle dont il nous livre la chronique dans L’Arabe du futur, a visiblement laissé Riad Sattouf dans une grande perplexité à l’endroit des rapports entre hommes et femmes. En déposant le pouvoir entre les mains de ces dernières dans deux de ses œuvres, peut-être n’a-t-il, au fond, pas fait autre chose que d’offrir une revanche à sa mère.

Regard d’enfant ?

À la journaliste du Figaro Aurélia Vertaldi, qui l’interroge au moment de la sortie du tome 4, Riad Sattouf explique : « Les propos de mon père sont toujours les mêmes, ils n’ont pas vraiment changé... Il a toujours été profondément antisémite et ce dès le premier volume. La chose qui change est le regard de sa famille sur lui. Dans les premiers volumes, le père proférait ces horreurs, mais l’enfant trouvait que c’était fantastique. En grandissant, il commence à se rendre compte de la réalité des choses, à comparer son père avec les autres. » [4]
Mais la vérité est que L’Arabe du futur nous donne très peu accès au regard que portait l’enfant sur ses parents et sur leurs dissensions. Dans la troisième planche du tome 1, le narrateur, qui retrace leur rencontre et leur vie avant qu’il ne vienne au monde, note qu’Abdel-Razak avait « transformé la défaite arabe de la guerre du Kippour en "presque victoire" ». La distance critique dont cette phrase témoigne vis-à-vis des errements du père reste exceptionnelle. Par la suite, nous verrons toujours Riad l’écouter proférer les pires horreurs ou stupidités en restant bouche bée, et sans les commenter ; quand sa mère proteste, nous ne savons jamais auquel des deux il donne raison.
Dans un passage très amusant du tome 4 (p. 19), Sattouf oppose, à propos d’un tout autre sujet (« ce qui est attirant dans les jambes des femmes »), la perception qu’il en avait enfant (« ce que je voyais ») à « la réalité », soulignant la relativité du point de vue de l’enfance, forcément peu informé et construit sur la base de catégories appelées à évoluer. Mais cette dichotomie-là, il ne nous en fait pas profiter s’agissant de son père et des rapports qu’entretenaient ses parents. Il ne nous donne pas, d’un côté, son point de vue d’enfant, et de l’autre, le regard rétrospectif qui serait le sien aujourd’hui. L’Arabe du futur ne joue pas sur cette mise à distance ; aucun jugement n’y est explicitement délivré. Sattouf s’efforce de nous faire partager, à partir de ses souvenirs, ce qu’il a vécu et ce dont il a été témoin durant l’enfance. Il signe un récit factuel, sans doute recoupé auprès de certaines sources (mais peut-être aussi, on l’a dit, partiellement fictionalisé), où tout est éclairé d’une lumière égale ; pas la reconstitution de ce que l’enfant Riad comprenait et pensait des événements que traversait sa famille. Il l’assume, du reste : « Je n’ai pas voulu d’une autobiographie nombriliste qui parlerait de mes ressentis. » [5]
À cet égard, L’Arabe du futur est très différent de cet autre célèbre récit mémoriel qu’est Maus. Spiegelman ne revenait pas sur son enfance. Il évoquait les relations qu’il entretenait avec un père en fin de vie, et nous faisait partager le jugement abrupt et sans indulgence que sa belle-mère Mala portait sur lui : « Sur certains points, il est exactement comme les caricatures racistes du vieux Juif avare. »

© Allary éditions

Peut-être vaut-il la peine de noter ici que Sattouf use très régulièrement d’un procédé à mon sens un peu étrange. Chaque fois que le jeune Riad écoute tel ou tel récit que lui fait son père (voir AF t.1, p. 71 et 90 ; t. 2, p. 51 et 139 ; t. 4, p. 45-47, 77-80) ou un autre adulte (AF t. 3, p. 131-132), nous voyons les protagonistes (celui qui parle et celui qui écoute) au premier plan, tandis que la scène évoquée est représentée, case après case, à l’intérieur d’une succession de grandes bulles aux contours arrondis mais irréguliers. On ne comprend pas pourquoi les deux personnages ne s’effacent pas devant la monstration directe, en pleines cases, des faits rapportés. Ce détour ne se justifierait vraiment, il me semble, que si les images témoignaient d’une distorsion par rapport au récit verbal, à travers laquelle s’exprimeraient la vision de l’enfant, son ressenti et sa propension à déformer ce qu’il entend en y mêlant son imaginaire. Mais ce que nous voyons n’est que l’illustration littérale des propos tenus, de sorte qu’il ne sert à rien de montrer avec cette insistance que l’enfant en est le destinataire : poser la situation une fois suffirait. Ce dispositif est, du reste, utilisé identiquement quand il s’agit de matérialiser ce que l’enfant, livré à sa seule imagination, suppute ou anticipe (AF t. 2, p. 17 ; t. 4, p. 138-139 et 232-233).

Il nous revient donc, à nous qui lisons L’Arabe du futur, d’imaginer les impressions que les événements traversés par le jeune Riad, stupéfiants à plus d’un titre, pouvaient laisser sur son esprit d’enfant, mais aussi leur empreinte sur la construction de sa personnalité d’adulte, et les sentiments à coup sûr très mélangés qui l’animent aujourd’hui, alors qu’il se voue depuis une demi-douzaine d’années à rendre ses expériences intimes publiques, entreprise qui lui vaut une notoriété et un succès éditorial proprement phénoménaux.

Thierry Groensteen

[1] Les trois premiers tomes de L’Arabe du futur ont paru en 2014, 2015 et 2016 ; mais le quatrième, sensiblement plus épais, n’a été publié qu’en 2018.

[2] Pour Persepolis, on parlait, en 2011, d’un million et demi d’exemplaires vendus dans le monde (chiffre non vérifié) ; à la sortie du tome 3 de L’Arabe du futur, les deux premiers tomes s’étaient déjà écoulés à plus d’un million d’exemplaires et avaient été traduits dans dix-sept langues ; le tome 4, tiré d’emblée à 250 000 exemplaires, s’est classé immédiatement en tête des ventes de livres en France, toutes catégories confondues.

[3] Sattouf a expliqué avoir voulu se faire « ultra méga beau » en réaction à la propension de beaucoup de dessinateurs de récits autobiographiques à se dessiner plus beaux qu’ils ne sont. Cf. les propos recueillis par Natalie Levisalles, publiés en ligne le 12 juin 2015 sur next.libération.fr

[4] Publié en ligne sur lefigaro.fr, le 23 octobre 2018.

[5] Propos recueilli par Vincent Brunner, « Riad Sattouf, la mémoire vive de L’Arabe du futur » [en ligne], 2 juin 2014, Slate.fr.