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les blockbusters de super-héros :
hollywood au secours de l’industrie du comic book

Vincent Brunner

[Décembre 2018]

« Les films de super-héros sont des contes de fée pour adultes », déclarait au Washington Post en 2011, Stan Lee, tête pensante de Marvel pendant des décennies, créateur entre 1961 et 1969 d’une quinzaine de personnages de super-héros. Sept ans plus tard après sa déclaration, ces « contes de fée » n’ont pas perdu de leur charme auprès d’un large public. Certains cinéphiles et cinéastes regrettent cependant la dictature qu’ils sont en train d’exercer. Mais, pour une actrice-réalisatrice comme Jodie Foster – qui compare l’expérience du spectateur à la visite d’un parc d’attraction – ou les cinéastes David Fincher ou David Cronenberg qui ont publiquement désapprouvé la domination à Hollywood des super-héros, beaucoup d’acteurs et d’actrices de talents acceptent de figurer dans des films de super-héros, de Tilda Swinton à Benedict Cumberbatch, en passant par Scarlett Johansson et bien d’autres, comme Josh Brolin (qui a joué deux personnages Marvel la même année, Cable et Thanos).

Si on regarde le classement des plus gros succès du box-office et que l’on prend en compte les recettes correspondantes sans tenir compte de l’inflation, on s’aperçoit que, dans cette liste dominée par Avatar de James Cameron, quatre de ces plus gros succès sont des films de super-héros : deux films sortis cette année, Avengers Infinity War et Black Panther, un autre date de 2012, le premier Avengers et le quatrième, de 2015, Avengers : Age Of Ultron. Quatre films dus à Marvel Studios. Preuve qu’en matière de super-héros, l’union fait la force, trois films concernent la franchise Avengers. Pour l’anecdote, un Youtubeur américain a décroché un record en allant voir au cinéma plus de cent fois Avengers Infinity War. Vu le suspense que crée la fin de ce film, avec la disparition de la moitié de l’humanité, il est plus que probable que la suite d’Infinity War, dont la sortie est prévue en mai 2019, va certainement établir un nouveau record pour les films de super-héros. Si l’on élargit le classement aux vingt films ayant dégagé le plus de recettes, deux autres films de super-héros font leur entrée, Iron Man 3 de Shane Black, sorti en salles en 2012 et Captain America : Civil War d’Anthony et Joe Russo, sorti en salles en 2016.

Le public va-t-il se lasser ? Pas sûr que ça arrive dans l’immédiat. La semaine prochaine sort en salles Venom, film d’action autour d’un personnage de symbiote extraterrestre apparu dans une série de comic books consacrée à Superman. Bon, pour l’instant, les retours de projection sont mauvais. À la fin de l’année sortira le film d’animation Spider-Man New Generation. Suivront au premier semestre 2019 X-Men Dark Phoenix, qui revisite la saga du Phénix Noir, de Chris Claremont et John Byrne, publiée en comics en 1980 et déjà adaptée (de manière très pataude) en 2006 avec X-Men : The Last Stand. Il y aura aussi Captain Marvel, le premier film Marvel mettant en vedette une super-héroïne, Shazam – qui lui adapte pour le grand écran un autre personnage appelé Captain Marvel, le premier de tous, créé en 1940. Mais pour éviter toute confusion avec le film Marvel, il va être rebaptisé Shazam, soit le mot magique qui permet au jeune Billy Batson de se transformer en super-héros. Ajoutons aussi Avengers Infinity War 2 et Gambit – un autre membre des X-Men.

Les super-héros ont maintenant leur rond de serviette à Hollywood. Ils se sont imposés comme les personnages du moment. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Au contraire, la relation entre les super-héros venus des comic books et le cinéma est chaotique, sinueuse, pleine d’accidents industriels et d’adaptations ridicules. Qui a vu les deux premiers films consacrés au personnage de Captain America ? Je parle d’abord ici du téléfilm de 1979 réalisé par Don Ingalls où le super-héros patriote, en costume kitsch aux couleurs de l’Amérique, se balade sur une moto high-tech. Le second, réalisé en 1990 par Albert Puyn et produit par Menahem Golane en 1990, n’a même pas eu droit à une sortie en salle. Pour des raisons qui tiennent à leur scénario, le jeu des acteurs, la réalisation, ces films ont surtout été remarqués par leur médiocrité, leur aspect grotesque. Ils ont été totalement oubliés, oblitérés, comme s’ils appartenaient à une réalité alternative. On peut en trouver des traces sur le net, un extrait sur Youtube, mais le reboot cinématographique opéré autour du personnage en 2011 par Marvel Studios a relégué ces essais en périphérie, voire dans les limbes.
Si l’on ne connait pas précisément le budget du film Captain America de 1990 – à voir le film, on se doute qu’il devait être léger –, on connait celui du Captain America de 2011, près de 140 millions de dollars. D’un côté, on a une série B fauchée qui sortira directement en vidéo, de l’autre une énorme production qui va dégager 370 millions de dollars de recettes.

La recette paraît maintenant simple pour Hollywood, il suffirait de mettre beaucoup d’argent sur la table, éventuellement écrire une bonne histoire et le tour est joué. La question légitime que l’on peut se poser est : pourquoi les studios hollywoodiens ont-ils attendu avant de piocher dans l’univers des comic books ? La réponse est simple : ils y pensent depuis longtemps. Déjà dans les années 40, les premiers super-héros ont droit à des déclinaisons en serials. Les frères Dave et Max Fleischer transforment avec brio Superman en héros de série d’animation. Quand, quelques décennies plus tard les producteurs vont se pencher sur le cas des super-héros, beaucoup vont se fourvoyer. Les échecs sont dus des facteurs non exclusifs : le manque de crédibilité sur grand écran des exploits de super-héros de papier, un manque de sérieux dans l’écriture, un manque de considération pour les sujets eux-mêmes parfois relégués à des rôles de justiciers un peu ridicules. Il y a peut-être aussi un mauvais timing… Du reste, existe-t-une corrélation entre le succès des comic books de super-héros et les films qui les portent à l’écran ?

Un départ en trompe-l’œil avec Superman

Le premier blockbuster consacré à un super-héros, Superman de Richard Donner, sort en 1978 – janvier 1979 en France. Le film s’appuie sur un budget de 55 millions de dollars (à l’époque, un record). Si, par ailleurs, le rôle-titre est incarné par un acteur jusque-là inconnu, Christopher Reeve, le film bénéficie d’un casting prestigieux avec Marlon Brando dans le rôle de Jor-El, le père de Kal-El/Superman, et Gene Hackman dans celui de Lex Luthor, l’ennemi terrien de Superman. Preuve qu’il s’agit de prendre au sérieux Superman, c’est Mario Puzo, l’auteur du Parrain (adapté au cinéma) qui coécrit le scénario. Le film parvient à rendre crédible et contemporain le personnage de Superman. Un peu frêle, Reeve refuse le costume en faux muscles et, suite à un entraînement intensif, gagne une quinzaine de kilos de muscles. Grâce à pas mal d’inventivité (l’utilisation de miniatures pour les scènes de vol), les scènes les plus spectaculaires fascinent le public de l’époque. Le film rencontre un énorme succès – il s’agit du deuxième long-métrage le plus rentable de l’année, juste après la comédie musicale Grease – et lance la franchise. Superman II, initié en même temps que le premier, sort en 1980 et sera le troisième plus gros succès de l’année. Les deux autres, sortis en 1983 et 1987 auront moins de succès. Cette suite de quatre films a en tout cas défini le genre du super-héros à l’écran.

D’autres long-métrages tentent de surfer sur ce premier succès, Supergirl en 1984 ou Howard : une nouvelle race de héros. Ce dernier film, produit par George Lucas, reste un projet étrange : l’adaptation d’un personnage Marvel en marge – Howard, un canard extraterrestre – avec ce choix douteux de l’utilisation d’une marionnette au milieu d’acteurs humains. Au final, à la fin des années 70 jusqu’à la fin des années 80, si l’on excepte les succès des Superman, c’est la télévision qui s’est imposée comme la deuxième maison des super-héros. À partir de 1966, la série Batman diffuse son charme kitsch et son second degré. En 1975 suit Wonder Woman, à partir de 1977 The Amazing Spiderman, à partir de 1978 Hulk. Le public visé est d’abord celui des enfants, le ton n’est pas très sérieux, les personnages unidimensionnels.
Justement, à cause de la forte concurrence représentée par la télévision et le cinéma, les ventes de comic books ne connaissent pas, dans les années 70, une période florissante. Un titre comme Amazing Spider-Man ne vend que la moitié de son tirage aux États-Unis (280 000 exemplaires sur les 590 000 imprimés). Marvel passe tout près de la faillite et doit sa survie à la décision d’adapter Star Wars en comics. La série débute avant la sortie du film, sans que le scénariste Roy Thomas et le dessinateur Howard Chaykin aient vu le premier long-métrage en entier. DC Comics, qui a vu son concurrent lui passer devant au niveau des ventes, annule de manière abrupte en 1978 une vingtaine de titres.

DC Comics : 2 – Marvel : 0

Près de onze après le premier long-métrage Superman, le film de Tim Burton Batman (1989) montre à son tour que les super-héros, confiés à des bons réalisateurs et avec un vrai budget, peuvent avoir un avenir sur grand écran. Le budget est cette fois de 35 millions de dollars, le casting est de choix (même si 50 000 fans de Batman protestent par lettre contre le choix de l’acteur Michael Keaton, alors étiqueté comédien comique, pour le rôle titre). Burton n’est pas vraiment un lecteur de comics, même s’il apprécie la confrontation entre Batman et le Joker dans The Killing Joke (roman graphique d’Alan Moore et Brian Bolland) Pourtant, sa vision rejoint la relecture adulte et sombre opérée par Frank Miller dans The Dark Knight Returns dès 1986, relecture qui a relancé commercialement le personnage de Batman. Le film est le deuxième succès mondial de 1989 avec 411 millions de dollars de recettes. Suite à ce nouveau hit, d’autres films de super-héros sont mis en production. Aucun ne bénéficie des conditions offertes par Warner à Richard Donner en 1978, à Tim Burton et à ses successeurs – la franchise Batman est florissante jusque 1995 avec Batman Forever, qui finit à la deuxième place du box office américain. Le Punisher en 1989, Captain America en 1990, Les 4 Fantastiques en 1994 – une production Roger Corman – : les personnages Marvel, eux, ont droit à des productions fauchées (1 millions de dollars pour les 4 Fantastiques), besogneuses, peu inspirées.

Au début des années 90, les ventes de comic books atteignent des records. Le numéro dévoilant la mort de Superman s’écoule en 1992 à 6 millions d’exemplaires et crée une ruée vers les boutiques et aussi une spéculation. Le seul film envisagé à la même époque autour de Superman, Superman lives, réalisé par Tim Burton, ne verra jamais le jour. Chez Marvel, le premier numéro de la nouvelle série X-Men – un relaunch, une relance – s’écoule à 8,1 millions d’exemplaires, grâce à la multiplication des couvertures (toujours un record au Guinness Book). James Cameron devait réaliser un film sur les X-Men écrit par Kathryn Bygelow mais, en réalité, c’est sur le petit écran qu’on retrouve les personnages, avec la série animée X-Men, diffusée sur Fox dès 1992.
À la fin de la même année 1992, le magazine Variety détaille tous les projets en cours autour des personnages Marvel et beaucoup sont prometteurs : Dr Strange par Wes Craven, Spider-Man par James Cameron, Black Panther avec Wesley Snipes, Elektra Assassin par Oliver Stone…. Aucun de ses films ne se fera. Pire pour Marvel, le marché du comic book, après avoir connu des scores historiques, connaît la crise, comme si la bulle de spéculation avait explosé. Marvel échappe de peu à la ruine, sauvé par Avi Arad, le propriétaire de la firme ToyBiz, une firme qui commercialise jouets et figurines. La solution pour redresser la barre sera de proposer une nouvelle gamme de comics affranchie de près d’un demi-siècle de continuité : Ultimate Comics, énorme reboot des personnages Marvel principaux, effectué pour séduire un jeune lectorat. Afin de ramener de l’argent dans les caisses, les super-héros Marvel les plus populaires vont être l’objet de contrats de licence. Sony Pictures obtient les droits de Spider-Man pour 8 millions de dollars. La Fox, elle, a les droits sur les X-Men et les Fantastic Four. En 1996, l’entité Marvel Films devient Marvel Studios, présidée par Avi Arad. Pour l’instant, c’est presque une coquille vide même si la firme produit le film Blade de Stephen Norrington, avec Wesley Snipes jouant le personnage de vampire de l’univers Marvel.

2000, le changement de paradigme

Jusqu’à l’an 2000, donc, les blockbusters de super-héros ont été la spécialité exclusive du duo formé par Warner et DC Comics qui, avec les films autour de Superman et Batman, ont donné au genre ses premières lettres de noblesse. Énorme bizarrerie : les personnages Marvel sont jusqu’alors les victimes d’incessants ratés au cinéma.
Le réalisateur Bryan Singer va changer ça. Lui qui a signé en 1995 le grand film noir moderne Usual Suspects hérite, à la fin de l’année 1996, du projet d’adapter les X-Men. Singer n’est ni un geek ni un passionné des X-Men. Lui qui est juif, gay et a été adopté, va utiliser leur qualité de mutant comme métaphore pour une discrimination dont lui a souffert. Le scénario qu’il écrit avec Tom De Santo met aussi l’emphase sur l’opposition morale entre le Professeur Xavier et Magneto. Le film X-Men qui sort à l’été 2000 s’ouvre d’ailleurs sur une scène montrant le futur Magneto en camp de concentration. Si le film convainc un large public et pas seulement les fans, c’est parce qu’il prend très au sérieux la série qu’il adapte. Les raison de ce succès sont chercher du côté de l’écriture, du casting – Patrick Stewart, Halle Berry, un Hugh Jackman débutant – mais aussi du côté des effets spéciaux. Pour la première fois dans l’histoire des super-héros, la technologie numérique permet aux spectateurs de croire aux pouvoirs des mutants et ne rend pas ridicule leurs exploits. Réalisant de très bons chiffres en première semaine – il dégage 20,8 millions de recettes le jour de sa sortie –, le film crée une attente qui sera vite comblée. Dès 2003 et la sortie d’un deuxième film X-Men toujours réalisé par Singer, la franchise s’installe. À ce jour, c’est la seule franchise qui peut s’enorgueillir d’autant de longs-métrages : 11 films, si l’on compte les films consacrés à Wolverine seul et les films autour de Deadpool. On l’a vu, le douzième, X-Men Dark Phoenix, est prévu pour l’année prochaine…

Le succès du premier X-Men, en plus de pérenniser cette franchise, va permettre de donner le feu vert à d’autres projets. Sony s’attelle sérieusement à Spider-Man et le tournage du Spider-Man réalisé par Sam Raimi débute en janvier 2001. À sa sortie, en mai 2002, il s’affirme comme le plus gros succès de ce genre en construction, le « blockbuster de super-héros ». Là aussi, la réussite du film tient au respect de l’esprit de la bande dessinée et à l’utilisation à bon escient de la technologie. Le réalisateur, qui lit le comic book Spider-Man depuis son enfance et connaît ses classiques, parvient au bon mariage d’humour, de romance et d’aventure. Il signe même une trilogie, avec deux autres films qui sortent en 2004 et 2007. Le personnage de Spider-Man, déjà un des plus populaires des comics Marvel, signe alors un bail de longue durée avec le cinéma. C’est même le seul personnage qui va être incarné, sur grand écran, par trois acteurs différents : Tobey Mc Guire entre 2002 et 2007, Andrew Garfield entre 2012 et 2014, Tom Holland depuis 2016. Commence à se généraliser sur grand écran le phénomène du reboot, cette stratégie commerciale utilisée par les éditeurs pour attirer un nouveau public en reprenant l’histoire d’un personnage depuis son début, comme si elle était racontée pour la première fois.

À partir des succès consécutifs du premier X-Men en 2000 et du premier Spider-Man en 2002, on va assister à un raz-de-marée de films de super-héros… et pour la plupart, ils vont rater leur cible avec acharnement. Daredevil, de Mark Steven Johnson, avec Ben Affleck, en 2003 ; Hulk, d’Ang Lee, avec Eric Bana, en 2003 ; Catwoman, sous la direction de Pitof, expert en effets spéciaux, en 2004 ; Les 4 Fantastiques, de Tim Story, en 2005, avec Jessica Alba et, dans le rôle de La Torche Humaine, Chris Evans, le futur Captain America sur grand écran ; Elektra, de Rob Bowman, avec Jennifer Garner, en 2005 ; Les 4 Fantastiques et le Surfer d’Argent, de Tim Story, en 2007 ; Ghost Rider, de Mark Steven Johnson (déjà réalisateur de Daredevil), avec Nicolas Cage… Tous ces films constituent des échecs, la preuve qu’il ne suffit pas d’aligner les effets spéciaux pour réussir un film de super-héros. Quand il s’attaque à Superman en 2006 avec Superman returns (et Kevin Spacey dans le rôle de Lex Luthor), Bryan Singer, lui, rencontre le succès, mais pas à la hauteur de ses espérances, bien que son film, loué par Quentin Tarantino, soit le neuvième film le plus rentable de l’année. Hellboy, l’anti-super héros créé par Mike Mignola, diablotin humanisé dont les aventures sont éditées par Dark Horse, s’en tire mieux, avec les films de Guillermo del Toro.

Éclipsés par les X-Men et Spider-Man au début des années 2000, les deux personnages phare de DC Comics, Superman et Batman, opposent tout de même beaucoup de résistance, voire plus… En effet, un an avant le Superman returns de Bryan Singer, Batman revient sur le grand écran. Après les longs-métrages de Tim Burton, la franchise a énormément souffert, jusqu’à péricliter. En 1997, Batman & Robin, de Joel Schumacher, machine kitsch qui tourne à vide, faillit enterrer le personnage malgré la présence de George Clooney qui joue Bruce Wayne et Batman. Les défauts et les incohérences du film sont nombreux mais notons que Bob Kane, le créateur de Batman avec Bill Finger, s’est étranglé quand, de passage sur le tournage, il a remarqué que le costume de Batman était pourvu de tétons ! À l’opposé de cette vision parodique du personnage, Christopher Nolan va aller plus loin dans la noirceur que Tim Burton. Gotham, la ville de Batman, devient le théâtre d’un chaos de plus en plus sombre et surtout de plus en plus réaliste. La trilogie qu’il réalise Batman Begins (2005), The Dark Knight (Le Chevalier Noir) (2008) et The Dark Knight Rises (2012) est événementielle à plus d’un titre. Elle opère un reboot bienvenu qui plait au public. En 2008, The Dark Knight est même le film qui remporte le plus de succès. N°1 au box office. Coïncidence (ou pas) : cette année marque le début d’une crise financière mondiale. Rappelons que les premiers super-héros (Superman, Batman, Wonder Woman, Captain America, Flash) sont nés en temps de crise, quasiment au moment de la Seconde Guerre mondiale…

L’hégémonie Marvel

2008 est une année charnière pour les blockbusters de super-héros. En plus du premier Batman de Christopher Nolan, sort en mai le premier film consacré à Iron Man, réalisé par Jon Favreau, avec Robert Downey Junior dans le rôle de Tony Stark, l’inventeur milliardaire alcoolique. Ce long-métrage marque l’avènement d’un homme visionnaire, Kevin Feige. Producteur exécutif sur le premier X-Men, il est à la tête de Marvel Studios depuis mars 2007. Son raisonnement est simple : pourquoi laisser la Fox et Sony Pictures s’enrichir avec des personnages Marvel alors que Marvel Studios peut faire aussi bien ? Ainsi, via le contrat de licence, Marvel Studios n’a touché que 75 millions de dollars sur les 1,6 milliards empochés par Sony Pictures avec les 2 premiers Spider-Man. Mais la vision de Feige se révèle beaucoup plus maligne que ça. Avec Iron Man (585 millions de recettes dans le monde), il pose la première pierre d’un univers cinématographique cohérent, d’une franchise globale où les personnages dont Marvel Studios a les droits vont pouvoir se croiser les uns dans les films des autres, interagir. L’espace vierge de la scène post-générique est utilisé pour établir du liant entre les long-métrages. Cette idée, Feige la puise dans l’histoire même de la firme Marvel puisque Stan Lee l’a mise en pratique au début des années 60, faisant se croiser les Fantastic Four, Spider-Man, les X-Men dans les comic books, dans les séries régulières ou des épisodes spéciaux. En l’espace de trois ans, entre 2008 et 2011, Iron Man, Hulk, Thor et Captain America ont droit à leur film (deux même pour Iron Man, promue tête de gondole) avant que tous, avec Black Widow interprété par Scarlett Johansson, agissent de concert dans le premier film consacré aux Avengers, sorti en 2012. Cette première étape dans la mise en orbite Marvel voit le succès d’une recette bien différente de ce qui a jusqu’alors marché. Les ingrédients majeurs sont en effet l’humour et les clins d’œil à la culture pop, les scènes d’action spectaculaires avec beaucoup d’effets spéciaux et un retour au mythe originel des super-héros. Rachetée en 2009 par Disney pour 4 milliards, Marvel produit à un rythme soutenu (un ou deux par an) des films grand public, ces fameux contes de fée pour adultes, selon la formule de Stan Lee, qui vont aussi plaire aux enfants.

La deuxième phase de construction de l’univers Marvel cinématographique, qui se déroule entre 2013 et 2015, voit le succès des premiers personnages se confirmer (Iron Man, Thor, Captain America) mais aussi de nouveaux venus faire instantanément leur trou, comme Ant-Man, créé en bande dessinée en 1979, et surtout Les Gardiens de la Galaxie, réunion de personnages créés ici et là dans les années 60 ou 70 et rassemblés sous cette formule depuis 2008 en comic book. Les films mettant en scène les Gardiens de la Galaxie se passent des personnages Marvel plus connus, s’inscrivent dans le genre du space opera et surtout reposent sur un cocktail d’humour et de musique pop 70’s. Le réalisateur des deux films Gardiens de la Galaxie présente un profil déroutant : il a écrit pour la firme américaine indépendante Troma, réputée pour ses films fauchés et parodiques, et ses premiers films ne sont pas destinés à un public familial. La troisième phase, entamée en 2016, voit les personnages de Dr Strange, Black Panther et The Wasp (la Guêpe) rejoindre les super-héros existants, avant que Captain Marvel ne fasse de même l’année prochaine.

La construction de cet univers cinématographique Marvel suscite des critiques du fait de sa standardisation : effectivement, tous les films estampillés Marvel Studio sortent du même moule et présentent peu d’aspérités. Ainsi, le dernier film autour de Thor, Ragnarok, repose tellement sur l’humour qu’il finit par en être parodique. Victime collatérale de cet univers partagé sur grand écran : peut-être le corpus des comic books Marvel. La relation entre les histoires de papier et celles des films se révèle paradoxale. Indéniablement, les scénaristes puisent dans cet énorme corpus fort d’au moins cinquante années de publication. Par exemple, le deuxième film consacré à Captain America, Winter Soldier, sorti en 2014, recycle la très bonne idée qu’a eue le scénariste Ed Brubaker en 2005, celle de faire de Bucky Barnes, le sidekick de Captain America prétendument disparu en 1945, un assassin du KGB. Le suivant, Civil War, relifte une histoire écrite par Mark Millar et Steve McNiven en 2007. Quant à Avengers : Infinity War, il reprend la trame du Gant de l’Infini, une saga chorale de 1991 écrite par Jim Starlin. Mais le souci de cohérence nécessaire à la construction de cet univers partagé sur grand écran se révèle tellement important pour Marvel Studios qu’il en est devenu auto-suffisant. Pas besoin de connaître les comics d’origine pour s’y retrouver… Il existe deux continuités parallèles et il n’y a pas forcément de lien entre ce que l’on voit à l’écran et ce que l’on peut lire.

Quant au public qui a apprécié les films et voudrait aller plus loin, aller dans une librairie ou un comics shop peut le déconcerter. Il existe une telle profusion de publications autour d’un même personnage qu’il peut se perdre. Axel Alonso, cadre de Marvel Comics, a expliqué au magazine Variety l’année dernière : « Quand sort un film, ça a un effet de halo sur les comics. L’intérêt pour un personnage va connaître un pic pendant deux ou trois mois. Nous essayons toujours d’en tirer avantage et d’avoir quelque chose de disponible pour ces nouveaux lecteurs ». Ainsi, au moment où sortait le dernier film consacré à Spider-Man, Homecoming, Marvel a lancé un nouveau (et énième) comic book estampillé Spider-Man, Peter Parker : The Spectacular Spider-Man, au ton proche de celui du film. Marvel publie aussi en comic book des tie-in, soit des épisodes qui s’intercalent entre deux films, voire même des prologues.
Contre-exemple, quand la Fox sort le film Fantastic Four, Marvel Comics décide d’annuler le comic book Fantastic Four. Prémonition ? Le film a été un échec.

En France, l’éditeur Panini Comics profite de chaque film Marvel pour sortir une anthologie « Je suis Spider-Man », « Je suis Thor », « Nous sommes les Gardiens de la galaxie », etc., afin de faciliter l’approche des néophytes. Une idée qu’Urban Comics, l’éditeur français de DC Comics, avait initiée il y a déjà des années. Un libraire parisien, Central Comics, dont la boutique est opportunément située proche d’un complexe UGC, m’a confirmé que chaque film draînait des nouveaux venus. La question : vont-ils faire un tour dans la boutique pour ne plus revenir ou deviennent-ils des lecteurs réguliers ?
Nous commençons à avoir quelques éléments de réponses, au moins concernant les États-Unis. En 2016, la vente de comics (tous éditeurs confondus) a dégagé 1,1 milliard de recettes. Petit à petit, l’industrie du comic book retrouverait donc des chiffres comparables à ceux qu’elle a connus avant la crise de 1993. Si les films mettent des coups de projecteurs sur les super-héros, parfois méconnus du grand public, d’autres raisons peuvent justifier un marché en meilleur santé. Notamment le fait que les comic books de super-héros offrent une représentativité plus juste. Il y a de plus en plus de diversité, de super-héros afro-américains, asiatiques et de super-héroïnes. D’ailleurs, deux super-héroïnes les plus populaires auprès du jeune public américain, Miss Marvel alias Kamala Khan, américaine aux parents pakistanais de confession musulmane, ou Squirrel Girl, « Écureillette » (oui, elle a les pouvoirs d’un écureuil, quoi que ça veuille dire), cartonnent, notamment en numérique, mais ne sont pas encore intégrés à l’univers cinématographique de Marvel. Dans le cas de Kamala Khan, elle pourrait faire ses débuts sur grand écran l’année prochaine…

Selon les témoignages de propriétaires de comics shops et de librairies, la sortie l’année dernière de Wonder Woman, le film de Patty Jenkins, a convaincu un public féminin de s’intéresser encore plus aux comics. Car, oui, pendant que Marvel a pris le pouvoir, DC Comics et Warner ont essayé de contre-attaquer, principalement par l’intermédiaire du réalisateur Zack Snyder. C’est déjà lui qui a adapté en film, de façon plutôt fidèle, Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons, en 2009. C’est à lui qu’incombe la mission de rebooter – vous me pardonnerez ce néologisme – Superman. Sorti en 2013, Man Of Steel, réécriture plutôt sombre du personnage, convainc à moitié la critique mais marche très bien dans les salles. DC Comics et Warner ont piqué à leurs concurrents l’idée de l’univers partagé. Ainsi, en 2016, le même Zack Snyder signe Batman vs Superman : Dawn of Justice, qui oppose, dans un premier temps tout du moins Batman et Superman, comme Captain America et Iron Man dans Captain America : Civil War qui sortira un mois plus tard. Avec Batman vs Superman¸ DC Entertainement et les autres maisons de production à l’origine du film rentrent largement dans leurs frais – le film est classé 9e dans la liste des films ayant dégagé le plus de recettes en 2016. Mais ce qui marque surtout la vie du film aux Etats-Unis est l’énorme baisse d’affluence entre le premier et le deuxième week-end d’exploitation. Les critiques sont désastreuses, le critique du Guardian le résume à « 153 minutes pendant lesquelles un adulte frappe deux poupées l’une contre l’autre ». Sort ensuite Suicide Squad, qui, sur le papier, repose sur une idée audacieuse : mettre en avant une équipe de criminels et de vilains. Avec son gros casting (Will Smith, Jared Letto, Margot Robbie), le film fait sensation à sa sortie mais, comme pour Batman vs Superman, le soufflé retombe vite. Si le retour sur investissement est assuré, l’opinion publique et les critiques n’aiment pas le film. Le public ne retrouve pas dans les films autour des héros DC ce qu’il trouve dans les films Marvel, ce mélange de fun et de drame.

Wonder Woman : l’original

En 2017 survient l’accident industriel : Zack Snyder dirige Justice League qui, comme le premier Avengers l’a fait en 2012, rassemble les super-héros DC qui ont été l’objet de films : Batman, Superman, Wonder Woman, mais aussi des super-héros pas encore vus au cinéma, tels Flash, Aquaman et Cyborg. Selon Forbes, Warner Bros aurait déboursé en tout près de 600 millions de dollars, ce qui en fait le film de super-héros le plus cher de toute l’histoire. Problème, il en aurait rapporté que 545 millions de dollars, ce qui en fait aussi le film le moins rentable de toute l’histoire du cinéma.
En réalité, depuis la trilogie des Batman signé Christopher Nolan, seul le Wonder Woman de Patty Jenkins sorti l’année dernière a réussi à contenter public et critiques. Avec ce film, DC Comics redevient une maison pionnière. Créé en 1941, Wonder Woman est en effet la première super-héroïne de l’histoire, elle a été créée par le psychologue William Moulton Marson et le dessinateur Harry G. Peter en 1940. Alors que Marvel avait l’occasion de faire un film sur une super-héroïne – on pense à Black Widow incarnée à l’écran par Scarlett Johansson –, c’est donc DC qui sort le premier film du 3e millénaire consacrée à une super-héroïne – car, oui, en 1984, il y a déjà eu Supergirl. Wonder Woman va aligner les records, prouvant que si jusqu’alors les super-héros DC Comics ne réussissaient plus sur grand écran, ça n’avait rien d’inéluctable. D’ailleurs, Patty Jenkins, actuellement en train de préparer le deuxième Wonder Woman prévu pour 2019, est devenue la réalisatrice la mieux payée au monde.

Quel futur pour les blockbusters de super-héros ?

En décembre 2017, Disney a racheté la 21st Century Fox, ce qui a pour conséquence de créer un groupe gigantesque voué au divertissement. On peut raisonnablement avoir des craintes face à cette concentration. En revanche, bonne nouvelle pour les films de super-héros Marvel et surtout leurs fans, les personnages tels que les X-Men, Deadpool ou Fantastic Four vont pouvoir évoluer dans le même univers. À l’heure où la figure du super-héros intéresse aussi le cinéma d’auteurs – je pense à Birdman, d’Alejandro Inarritu, ou en France à Vincent n’a pas d’écailles, de Thomas Salvador –, les blockbusters made in America n’ont pas fini de truster les salles de cinémas.

Vincent Brunner