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bd et cinéma d’animation :
des rencontres mouvementées

Pascal Vimenet

[Décembre 2018]

Je parlerai ici en tant que spécialiste du cinéma d’animation, sans être pour autant un spécialiste de la bande dessinée. Et, à l’inverse de tous ceux qui m’ont précédé, je parlerai du point de vue de cette spécialisation sur le cinéma d’animation, en me limitant à faire quelques focus sur des moments de l’histoire où les deux médias se sont frottés l’un à l’autre.
Je me situerai aussi dans le regard de ma propre enfance, puisque j’ai découvert hier, avec un plaisir certain, que j’étais présent à l’entrée de la collection permanente du musée de la Bande dessinée, figurant, sur la toile de Jean Vimenet qui ouvre cet espace, l’un des deux enfants lisant, aux côtés de mon frère, la planche dessinée de Tiger Joe. Ce qui nous renvoie au début des années 1960…

Cinétisme et fixité

Je vous propose de découvrir d’abord quelques extraits filmiques, qui démontreront que les débats que nous avons depuis hier sur la nature de l’échange entre bande dessinée et cinéma appartiennent aussi à leurs périodes pionnières respectives.

[projection]

Ces images, datant de 1913, nous ont d’abord renvoyés à des dessins animés peu connus d’Émile Cohl, pionnier international du dessin animé, envoyé, dès août 1912, par le groupe français Éclair aux États-Unis. Cohl, installé à New York en octobre 1913, avait entrepris dès le mois suivant l’animation en dessin animé et papier découpé de la bande dessinée de George McManus (1884-1954), que beaucoup d’entre vous connaissent, The Newlyweds and Their Baby, dont le héros était Snookum. Snookum est devenu, dans la version française de la série, Zozor. Les images suivantes ont évoqué l’un des films que Benjamin Rabier a réalisé en 1916, après une initiation au dessin animé par Émile Cohl, La Queue en trompette, ainsi qu’un moment beaucoup plus connu des bédéistes que vous êtes, celui de l’adaptation, par Winsor McCay, de sa propre bande dessinée, Little Nemo (1911).

Snookum, par Emile Cohl


Que nous disent ces images ? Nous venons de voir des dessins animés, réalisés par les pionniers historiques du cinéma animé, dessins animés que nous pourrions aussi nommer dessins-mouvement – qui démontrent que le dialogue entre les deux champs artistiques (cinématographique et bande dessinée) est engagé depuis longtemps, depuis les périodes pionnières des deux champs artistiques, et que cette histoire est faite d’un incessant aller-retour entre cinétisme et fixité ou fixité et cinétisme.
De ce point de vue, Cohl et McCay sont des personnalités pivots puisque l’un et l’autre, avant de faire du cinéma, ont été des dessinateurs de caricature et ont pratiqué le dessin d’illustration et la bande dessinée. Si nous revenons un instant sur ce que nous avons vu, nous pouvons remarquer que Cohl et McCay comprennent instantanément que le passage du support imprimé à l’écran doit modifier radicalement la manière d’exposer le récit initial, qui implique d’abandonner tout découpage successif en cases pour un continuum, dont le moteur principal est métamorphique, et qui implique également de trouver un équivalent muet au son supposé, totalement individuel, que suscite fantasmatiquement toute lecture de bande dessinée. Concernant Cohl, son adaptation, en noir et blanc, prend des libertés vis-à-vis de McManus. À l’organisation assez sage des phylactères dans les cases de la bande dessinée de McManus répond une intégration de ceux-ci dans les mouvements limités de l’image, une intégration du logos au graphisme en mouvement. La démesure de certaines lettres est à la dimension de l’hystérie des situations. Concernant McCay, il y a éviction complète de tout phylactère (ou presque). McCay introduit une figure de style qui fera florès, celle d’un auto-engendrement par le dessin lui-même, la création de la Petite Princesse par Little Nemo, objet de son désir dans le royaume de Slumberland, en étant l’apothéose.

Nemo dessine la princesse, dans le film de McCay

Éliminant tout décor, McCay joue de ces effets de miroir pour installer une équivalence de l’univers de sa bande dessinée. Et l’on peut noter, au passage, que cette mutation n’est pas du goût de tout le monde, puisque l’éditeur du tabloïd new-yorkais dans lequel sont publiées les planches dessinées de McCay le menaça de rompre son contrat s’il ne cessait pas d’organiser cette concurrence à son propre personnage à l’écran. McCay céda à l’injonction. Autre temps, autres mœurs : les éditeurs ne raisonnent plus ainsi aujourd’hui.

Si nous examinons maintenant l’adaptation de l’Histoire de Monsieur Vieux-Bois, par Lortac et Cavé, en 1921, près de 80 ans après sa création par Rodolphe Töpffer (1839), nous voyons qu’ils procèdent en conservant, au contraire des cas précédents, le cadrage des vignettes, en impulsant du mouvement dans chacune d’entre elles. Et nous savons qu’ils conservent environ 170 vignettes des 231 initiales (pour 93 planches), ce qui demandera environ 200 dessins par image retenue, soit 35 000 dessins-photogrammes pour un film de 45 minutes. Qui dit cinétisme, dit, en conséquence, démultiplication du dessin. Et McCay le fera remarquer au début de Little Nemo, se mettant en scène en prise de vue directe passant le pari avec des amis de donner vie à Little Nemo, et annonçant dans le générique que son animation a nécessité l’exécution de 4 000 dessins réalisés en un mois.

Lortac et Cavé d’après Töpffer

Les exemples sont innombrables et vous les connaissez (de Felix le Chat à la souris Mickey en passant par Popeye et beaucoup d’autres). Si le dessin animé est le médium initial, à l’origine du cinéma image par image, qui ouvre à ce cinétisme, la pratique qu’il inaugure et qui se diversifie très rapidement, d’un point de vue plastique et technique, suscite la naissance d’une terminologie « plus moderne » au début des années 1950 (due au critique français André Martin, contemporain d’André Bazin), qui introduit le terme de cinéma d’animation. Celui-ci fait florès.
Il va remplacer, par exemple, celui de film à trucs, qui désignait notamment à l’époque pionnière les truquages volumétriques, tels ceux introduits par Segundo de Chomon en 1917 dans le moyen métrage réalisé avec Giovanni Pastrone (le Griffith italien), La Guerre ou le Rêve de Momi. Mais si le livre d’images est ici présent à l’écran, c’est pour faire en sorte que les belles images statiques s’en échappent aussitôt dynamiquement…

Apparition et coexistence des nouveaux régimes d’images

Dans ce mouvement qui se produit entre fixité et cinétisme, et dont de nombreux auteurs prennent progressivement conscience, il est probable qu’un grand film de la fin du muet, dû à Fritz Lang, en symbolise parfaitement la perception. Je fais allusion à La Femme sur la Lune (1929), film complexe, extraordinairement innovant et d’une grande modernité. La mise en scène de deux séquences qui se succèdent est très claire : la fixité appartient à la BD, le cinétisme à l’animation et le cinéma est leur vecteur de propagation. On découvre à bord de la fusée un jeune passager clandestin, Gustave, qui a emporté avec lui tout un stock de bandes dessinées, que les membres de la mission lunaire découvrent avec intérêt : elles sont attribuées à Nick Carter et portent des titres évocateurs, « Les vampires de la Lune », « Bataille contre les vaches lunaires », « Le retour de Mingo sur Terre »… Aussitôt après, le vaisseau de l’espace entre en apesanteur et pour en traduire la réalité, Fritz Lang fait notamment appel aux talents de l’avant-gardiste, et animateur, Oskar Fischinger, pour montrer comment l’eau d’une bouteille, dont l’héroïne veut se servir, est réduite en molécules flottantes dans l’espace de la cabine spatiale. Soit dit en passant, on sait qu’Hergé était un grand admirateur de Lang et il semble bien qu’Objectif Lune et On a marché sur la Lune se soient inspirés de certains moments du film…

Les mots de Laloux

Mais franchissons précisément un saut dans le temps, puisque cet univers de science-fiction nous y incite, pour resituer ailleurs l’enjeu de notre réflexion. Nous pourrions aller voir du côté de René Laloux, probablement le pionnier français contemporain qui s’est le plus frotté à cette question des deux champs artistiques. Dans un entretien que j’ai réalisé avec lui en 1987 [1], il s’insurge d’avance contre certaines catégorisations qui ont cours aujourd’hui. À ma remarque : « Ce sont toujours des univers de science-fiction et de bande dessinée qui semblent inspirer tes films… », il me répond, avec une certaine véhémence : « Topor n’est pas un auteur de bande dessinée. Caza si, mais ce qui m’intéresse le plus, c’est l’illustrateur. Il y a un dessinateur qui travaille sur une histoire et l’on réadapte après en fonction des éléments graphiques reçus. Ça ne semble pas avoir de grand rapport avec la bande dessinée, justement. »
Et il introduit alors quelque chose qui devrait nous importer dans la discussion d’aujourd’hui, qui peut orienter notre réflexion sur le type de catégorisations que nous faisons. Il me dit : « Il y a un film qui m’a toujours beaucoup marqué, c’est Invitation à la danse de et avec Gene Kelly (1945) – qui se compose notamment de 3 ballets, "Circus", "La ronde des roses" et "Sindbad le marin". […] Graphiquement, c’est assez vulgaire, car c’est Hanna et Barbera qui ont fait ça, mais c’est quand même extraordinairement magique. J’ai toujours eu envie d’être le Gene Kelly réel qui entre dans un livre d’images… » Soit dit en passant, je ne suis pas certain que René Laloux, contemporain de Goscinny, ait beaucoup prisé son travail dans le domaine du cinéma… Mais la présence de Jerry aux côtés de Kelly est cependant presque de même nature que celle d’Obélix aux côtés de Falbala.

Vieilles lunes…et nouvelles noces

Cette proclamation de l’unicité du cinéma par Laloux et de l’impossibilité de le faire dépendre de la bande dessinée, même quand des dessinateurs de talent participent à ses entreprises, parce qu’il est différent par nature, nous fait entrer de plain-pied dans le débat contemporain.
Plutôt que de focaliser notre attention sur des statistiques comptables où l’on dénombrera le nombre exact de films d’animation qui ont récemment été adaptés à partir de bandes dessinées, il me semble plus stimulant pour l’esprit de nous interroger sur le nouveau phénomène auquel nous assistons ; soit à un retour de l’hybridité première (qui est celle de la fantasmagorie), qui contamine indifféremment la totalité des techniques convoquées pour faire du cinéma, ainsi que la totalité des genres. Ce phénomène de décloisonnement appartient à une problématique déjà soulevée par André Bazin dans un article demeuré célèbre (« Pour un cinéma impur. Défense de l’adaptation », années 1950) et qui s’interrogeait sur le rapport du cinéma et de la littérature. Deux des modèles de base étant, pour demeurer schématique, le cinéma de Méliès et Feuillade avec l’adaptation de Fantômas (Souvestre et Allain, 1913).

Ce phénomène de décompartimentation, une nouvelle fois à l’œuvre, nous oblige à repenser des terminologies devenues obsolètes. Le cinéma d’animation n’a presque plus cours, mais il y a un rapport diffus de tout le cinéma à l’animation, et il y a un rapport diffus de tout le cinéma à la bande dessinée. Les genres s’interpénètrent.
Par exemple, Tout en haut du monde pourrait être une bande dessinée, Valse avec Bachir aussi, et on peut établir des comparaisons entre certains styles graphiques propres à la bande dessinée contemporaine (la fameuse ligne claire, par exemple) et des styles qui sont des signatures dans le milieu du cinéma d’animation (le trait de Laguionie, par exemple, dans Louise en hiver, ou celui de Dudok de Wit dans La Tortue rouge).

Ce phénomène qui a cours n’a pas encore de nom. Mais il signifie qu’il y a contamination réciproque, selon des cycles de plus en plus rapides, entre cinéma et bande dessinée. De ce point de vue, les deux industries (mais s’agit-il seulement d’industries ?) s’exploitent mutuellement, le cinéma d’animation allant piocher principalement du récit, du scénario et des illustrateurs, et la bande dessinée jouant des cadrages et des figures de montage. Cette interpénétration se traduit évidemment aussi dans les manifestations culturelles spécialisées, dans les jurys et les programmations. À preuve également, l’exposition présente à la Cité sur « Goscinny et le cinéma » ou les séances de signatures d’ouvrages au festival d’Annecy (« Les mordus du 9e art rencontrent les passionnés du 7e »)…

Pour le dire autrement, la bande dessinée est de plus en plus sollicitée pour des adaptations au cinéma (de La Vie d’Adèle à Valérian et à Bécassine, ou de U à Persepolis ou à Avril et le monde truqué), mais cette sollicitation fait que l’animation et les effets spéciaux sont de plus en plus présents dans tout le cinéma. C’est particulièrement évident à l’ouverture du film de Besson. Pour autant, qu’apporte-t-il aux deux médiums ? À la bande dessinée, je ne sais, au cinéma d’animation, seulement un exercice technique.
Il existe cependant une deuxième voie, ouverte par des films comme Persepolis ou Peur(s) du noir, qui est plus périlleuse, sur les plans créatifs et de production, mais qui me semble également potentiellement plus fructueuse, artistiquement parlant : elle essaie de faire fructifier simultanément fixité et cinétisme. Comme cela est aussi manifestement le cas avec l’œuvre en cours de finition de Mattotti, la Fameuse invasion des ours en Sicile, d’après Buzzati.

Ces cas de figure renvoient finalement à la posture d’origine que j’ai mise en avant au début de mon intervention : il s’agit de mettre l’auteur du dessin statique au défi de l’image cinétique, de le faire pénétrer dans cette autre dimension qu’avaient successivement comprise Cohl, McCay et Laloux. C’est à cette aune, à mon humble avis, qui est celle de l’invention et de la sensibilité artistiques, que nous pouvons porter une appréciation sur des œuvres. Mais on voit bien alors que la question qui revient est celle uniquement de la valeur intrinsèque de l’œuvre, indépendamment des considérations qui la lient ou pas à la bande dessinée, et que, de ce point de vue, La Jeune Fille sans mains (Sébastien Laudenbach, d’après les frères Grimm), Le Mur (de Cam Christiansen), Seder-Masochism (de Nina Paley) ou Dilili à Paris (Michel Ocelot) existent sans ce rapport.
Autant dire qu’il est impossible de répondre à la question de savoir pour quelles raisons une adaptation est réussie ou pas. Bazin disait que « le drame de l’adaptation, c’est celui de la vulgarisation ». Il n’y a donc pas de recette toute faite. Il n’y a que des miracles possibles. Nous pouvons donc simplement partir du constat que, à chaque fois qu’un dessinateur est confronté, cinématographiquement, à son œuvre, il la transforme radicalement, ce que n’osent, habituellement, pas faire les épigones. Cela est probablement dû au fait que seul l’auteur initial du dessin peut vraiment se confronter à la question essentielle qui est celle de la sincérité ou de la vérité de son dessin.

J’aime beaucoup, de ce point de vue, ce que Blutch a dit, au sujet de son expérience dans Peur(s) du noir, et qui me semble être la clef qui régit tout échec ou toute réussite d’adaptation de la bande dessinée au cinéma animé : « Nous étions là à l’opposé du dessin immobile, qui ne se livre pas, qui reste toujours à décrypter, qui se dérobe. Et ce fut bien là ma principale difficulté : comment préserver le silencieux mystère du dessin statique sur le géant-écran ».

Pascal Vimenet

[1] Cf. Pascal Vimenet, Un abécédaire de la fantasmagorie. Variations, Paris, 2017, p. 143-148. Cet entretien inédit jusque-là était initialement destiné au numéro 4 d’Animatographe, jamais paru.