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« from the funnies / to broadway / to you ! »

Nicolas Labarre

[Décembre 2018]

Cette intervention s’intéresse aux circulations entre le cinéma et la bande dessinée d’aventure de presse, aux Etats-Unis. On connaît le biais rétrospectif qui a longtemps conduit à écrire l’histoire de la bande dessinée nord-américaine comme l’histoire du seul genre super-héroïque dans les comic books, avec notamment le système des âges (d’or, d’argent, de bronze, etc.) basé sur une chronologie du succès éditorial des héros costumés (Woo 2008). De façon quelque peu similaire, le succès actuel et considérable des films de super-héros a débouché sur une très abondante production d’ouvrages et d’articles qui ne considèrent l’adaptation audiovisuelle des bandes dessinée américaines que par le prisme de ce genre. J’évoquerais donc ici des films appartenant à des genres mais aussi à des formes différentes, en m’intéressant à la façon dont le cinéma des Etats-Unis a adapté depuis les années 30 les héros d’aventure des comic strips.

Repères chronologiques

Les historiens s’accordent pour fixer à 1928-1930 l’arrivée de l’action et de l’aventure épique dans la bande dessinée de presse aux Etats-Unis : cette période correspond notamment à l’apparition de la bande d’aviateur Tailspin Tommy (1928), de Tim Tyler’s Luck (Raoul et Gaston, 1928), Tarzan ou encore Buck Rogers (tous deux le 7 janvier 1929), puis Scorchy Smith (Bob l’aviateur, 1930), bientôt suivis de Dick Tracy (1931), Terry and the Pirates (1934) et de nombreux autres. Ces séries mouvementées, souvent violentes et exotiques, viennent s’ajouter au genre alors dominant, celui de la bande dessinée familiale avec une forte dimension humoristique. Ces bandes familiales ne disparaissent pas, bien entendu, et Blondie ou Gasoline Alley continuent de connaître un succès important, mais à côté des jeunes femmes des années folles et des papas débonnaires, le lecteur des pages du dimanche fréquente désormais aussi désormais des aviateurs, des espions, des détectives, des hommes de la jungle, des astronautes musclés, des chevaliers ou tout simplement des aventuriers, comme Captain Easy dans Wash Tubbs, Terry ou Brick Bradford dans les strips éponymes.
Le cinéma connaît d’autres jalons historiques à la même époque, avec le passage au parlant, puis le resserrement du code d’autocensure dit Hays, deux transformations majeures mais dont le lien avec la question des adaptations de bande dessinée n’est pas univoque. Il y aurait sans doute un travail à faire sur les effets du passage d’une forme visuelle-verbale à une forme audio-visuelle, ou sur le vide laissé par la disparition de certains genres (les films de mauvaises femmes, par exemple), mais cela dépasserait le cadre de la présente étude.

Dans toutes les hypothèses, les années 30 sont le moment d’une redéfinition des rapports entre cinéma et bande dessinée, rapports étroits et soutenus depuis l’apparition du cinéma et au fil de sa constitution en média de masse. Je ne referai pas ici la longue histoire de ces liens (on lira par exemple Gardner 2012), sinon pour rappeler que ce que Tom Gunning a appelé le « cinéma d’attraction » des tout débuts du XXe siècle utilisait abondamment les personnages et inventions visuelles de la bande dessinée de presse (Happy Hooligan, les Katzenjammer Kids, les travaux de McCay, etc.) (Gunning 2006) ; et d’autre part pour signaler que les serials cinématographiques, ces films à épisodes avec jeunes filles attachées au rail et méchants à moustache hérités du mélodrame théâtral, étaient une référence goguenarde dans des comic strips comme Hairbreadth Harry ou encore les débuts du Thimble Theater de Segar (où apparaîtra bientôt Popeye). En 1930, les deux médias ont donc une déjà longue histoire partagée, mais en trois décennies, les formats du cinéma ont changé, les modes de consommation aussi, et ce qui n’était qu’une attraction placée sous le signe du format court vers 1900 s’est transformée en une industrie dotée d’un langage propre, de genres dominants et surtout placée sous le signe du long métrage, devenu le format de référence. C’est dans ce contexte que l’adaptation de bande dessinée connaît un premier « âge d’or », au moins sur le plan quantitatif.

Critique enthousiaste de Skippy, parue dans Silver Screen (Juin 1931).

Si l’aventure commence à envahir les pages des journaux, elle n’affecte pas immédiatement le contenu des adaptations. En 1931, quand Paramount produit le premier long-métrage parlant adapté d’une bande dessinée, le choix se porte sur Skippy, une adorable bande de Percy Crosby consacrée au jeune héros éponyme, ancêtre à la fois de Charlie Brown et de Calvin dans Calvin & Hobbes. Le film reçoit une suite, et est bientôt suivi d’une adaptation de Little Orphan Annie (RKO, 1932), qui creuse la veine enfantine, quoique dans un registre différent (Davis 2017, 14-30). Dans un cas comme dans l’autre, la promotion porte sur les personnages plus que sur le genre ou sur l’action, et le film basé sur Annie est d’ailleurs fortement critiqué pour l’inanité de son scénario : la promesse est celle de voir les héros de papier s’incarner et s’animer. Le projet avorté Funny Page (1933), qui devait réunir tous les personnages vedettes du King Features Syndicate (de Blondie à Popeye), entendait pousser cette logique à une forme de paroxysme.

L’âge des serials

L’aventure en bande dessinée est transposée sur grand écran un an après l’échec de Funny Page, dans un projet on ne peut plus différent : le serial Universal adapté de Tailspin Tommy, un récit d’aviateur créé en 1928 par Hal Forrest (à ne pas confondre avec Hal Foster) pour profiter de l’engouement créé par le vol transatlantique de Charles Lindbergh, un an auparavant. L’argument de Universal est prévisible : il s’agit de capitaliser sur la popularité de la bande dessinée pour proposer un serial d’action sans vraie vedette, dans un genre éprouvé (avec possibilité de réemploi de passages déjà tournés, donc). La logique de l’adaptation est donc radicalement différente de celle imaginée pour Skippy, mais la formule fonctionne à merveille. Le succès de Tailspin Tommy ouvre la porte à une longue série d’adaptations feuilletonnantes au fil des années 30 et 40, jusqu’à la télévision [1].

Publicité pour le serial Tailspin Tommy,
dans The Philadelphia Exhibitor (15 octobre 1934)

Les serials, récits en brefs épisodes à suivre, massivement populaires dans les années 10 (« The Perils of Pauline », etc.), sont devenus dans les années 30 une forme marginale, bon marché, spécialité des petits studios et de plus en plus souvent destinée aux enfants. Leur mode de diffusion privilégié est alors la « matinee » – c’est-à-dire la diffusion en journée – qui permet aux enfants de venir le samedi matin pour profiter bout à bout de plusieurs de ces récits à suivre. L’essentiel de la bande dessinée d’action et d’aventure sera adaptée dans ce format. Populaire et sériel, le serial cinématographique est parfaitement à sa place dans le grand bain transmédiatique des années 30, dans lequel les personnages et les récits circulent rapidement d’un média de masse à un autre, dans une logique de promotion croisée mais aussi, dans certains cas, de construction d’univers interconnectés anticipant sur les stratégies de construction de franchises contemporaines.
On trouve fréquemment dans ces récits des traces explicites de leur origine dans les pages de bande dessinée, dans les inscriptions du générique bien sûr, mais aussi dans l’emploi de renvois visuels dans le matériel promotionnel ou dans les films eux-mêmes : il ne s’agit donc pas de dissimuler l’origine de ces récits, mais au contraire de les souligner pour attirer le spectateur vers ces déclinaisons nouvelles, en jouant sur le plaisir de la familiarité et de la répétition légèrement différente. Ainsi, lorsque Dick Tracy (1931-) fait son apparition au cinéma en 1937 dans un serial RKO, le personnage a déjà été adapté à la radio depuis 1934, et figure dans la collection des Big Little Books depuis 1932. Il ne s’agit pas ici de minorer l’importance de la bande dessinée d’origine – dont le graphisme si particulier est rappelé par le serial et sur nombre d’affiches – mais bien de constater qu’elle n’est qu’une des façons de consommer les aventures de ce personnage.
À se concentrer sur les adaptations de bande dessinée, on court donc le risque de minimiser les ressemblances avec les personnages venant d’autre médias mais pris dans des circulations transmédiatiques tout à fait similaires. L’exemple le plus probant est sans doute celui de Tarzan, d’Edgar Rice Burroughs. La série de romans populaires débutée en 1912 connaît des déclinaisons cinématographiques dès 1918, des serials muets, des versions radiophoniques à partir de 1932, etc. Les fameux films dans lesquels Johnny Weissmuller interprète le personnage et fixe son image (1932-1948) ne sont donc pas des adaptations de bande dessinée : il est pourtant indéniable que leur esthétique et leur conception visuelle du personnage donnent lieu à un va-et-vient constant entre film, bande dessinée et couvertures de livre.

En dépit de l’adéquation manifeste entre héros de comic strips et serials, ces derniers délaissent les héros des quotidiens dès la fin des années 30, pour adapter plutôt des héros de comic books et, déjà, les super-héros. La raison de ce basculement s’explique par plusieurs facteurs : contractuels (il était sans doute moins coûteux d’acheter les droits de ces héros-là), narratifs (l’économie narrative des récits de 4 à 8 pages rythmée qui sont alors la norme pour les héros de comic books se transpose bien) mais surtout pragmatique. Puisque les serials sont une forme destinée à un jeune public, pourquoi ne pas s’appuyer sur des récits ayant fait la preuve de leur popularité auprès de ce public-là ? Notons toutefois que la distinction entre comic books et comic strips est poreuse pour les personnages et récits qui nous occupent, puisque les grands héros de la bande dessinée de presse voient souvent leurs aventures rééditées dans les fascicules, tandis que certains des héros migrent vers la presse une fois leur succès acquis (dont Superman et Batman, bien sûr).
Si l’on considère l’importance culturelle des comic strips à l’époque, il apparaît donc déjà qu’il y a là une remise en question des hiérarchies existantes. Cette remise en question concerne les comic strips par rapport aux autres médias, mais aussi les comic strips entre eux, puisque les séries adaptées reflètent assez mal l’importance culturelle (et moins encore l’importance esthétique) des différentes séries. Flash Gordon ou Dick Tracy ont bien droit à de multiples serials, mais Terry and the Pirates n’est adapté qu’une seule fois, par exemple. On le devine, tout ceci obéit à une logique de compromis impliquant les coûts de production, la disponibilité ou non d’images réutilisables dans un genre donné, mais aussi un processus de fidélisation qui conduit les quelques studios produisant des serials à ne pas se concurrencer eux-mêmes.

Séries B

Au-delà des serials, certaines séries d’aventures ont aussi droits à des séries de films autonomes, et ce dès la fin des années 30. Le champion en la matière est sans doute la série Blondie, avec pas moins de 28 films, mais même Tailspin Tommy fera l’objet de 4 adaptations de ce type. Le populaire héros de western Red Ryder de Fred Harrman connaîtra un succès proche de celui de Blondie, puisque 27 films seront produits dans la série entre 1944 et 1950.

Publicité pour la première série de films Red Ryder,
publiée dans Film Daily (3 juillet 1944)

Ces nombres impressionnent à juste titre. Néanmoins, ce phénomène ne concerne qu’un petit nombre de séries (ajoutons Jungle Jim, Joe Palooka et Dick Tracy, pour les séries d’aventure), là encore dans une logique promotionnelle compréhensible. Ces films sont également des séries B au sens strict du terme : tournés à la chaîne, avec des petits budgets, ils durent une heure et sont à peine plus luxueux que des serials. Ils sont en fait destinés à offrir une alternative à ces derniers, conservant l’attrait de la série pré-vendue, mais nécessitant un engagement moindre de la part des cinémas, et permettant aux spectateurs de consommer un épisode sans avoir nécessairement vu les précédents. Les films Red Ryder sont ainsi produits par Republic, un petit studio connu pour ses serials inventifs, et fonctionnent pour l’essentiel comme des westerns classiques, remplaçant l’acteur-vedette habituellement au centre de la formule par une référence intertextuelle imprécise (au générique, on voit Red Ryder sortir d’un livre et non d’une bande dessinée), mais apparemment efficace. Dans plusieurs cas, ces séries de films se poursuivent ensuite à la télévision au milieu des années 50, avec parfois les même acteurs.

À la fin des années 40, la bande dessinée d’aventure a donc généré au cinéma essentiellement des films dans des formats populaires, sériels et sans grande vedette. Elle n’a cependant jamais cessé d’être vantée, dans les affiches ou les films eux-mêmes, et sert de toute évidence d’efficace critère de vente. Il s’agit aussi d’une bande dessinée d’auteur, et présentée comme telle : Dick Tracy n’est pas seulement un héros populaire, il est une création signée, celle d’un auteur reconnu, à une époque où les dessinateurs de comic strips à succès sont souvent célèbres et célébrés. Enfin, ces adaptations font fi des hiérarchies internes à la bande dessinée américaine, privilégiant des logiques de franchises et d’efficacité économique. Sur le plan quantitatif, cette période constitue sans équivoque un pic dans les circulations de la bande dessinée au cinéma ; sur le plan qualitatif, l’ambition graphique ou narrative permise par le modèle économique et les conditions de production du comic strip d’aventure deviennent des arguments de vente pour ces produits dérivés, mais non des caractéristiques transposables.

L’exception Prince Valiant

La première exception à ce constat n’appartient déjà plus aux années 30-40. C’est en effet en 1954 que sort Prince Valiant, de Richard Hataway, d’après l’œuvre éponyme de Hal Foster, entamée dix-sept ans plus tôt. La stratégie de promotion du long-métrage est des plus classiques : Prince Valiant est un nom déjà connu, une série dont la popularité ne se dément pas et de surcroît exportée dans de très nombreux pays. Les pages abondamment illustrées que lui consacre fin 1953 20th Century fox Dynamo, le magazine interne du studio, témoignent d’une ambition appuyée, soulignant la débauche de moyen, les centaines de figurants, la présence de châteaux authentiques et démontrant par l’exemple la richesse des décors.
Le projet est confié à Henry Hataway, l’un de ces prolifiques réalisateurs de studios, capable de travailler dans tous les genres et avec tous les budgets avec beaucoup d’exigence et un intérêt sincère pour l’image. L’année précédente seulement, il a réalisé Niagara, avec Marylin Monroe, puis le film d’aventure colonial La Sorcière blanche. Ce technicien méticuleux, attaché à la véracité des lieux de tournage, est bien loin des anonymes aux commandes des serials ou des films d’une heure de la décennie précédente. Hataway dirige de surcroît un casting prestigieux incluant James Mason, Janet Leigh, Sterling Hayden et Robert Wagner, dans une production au Technicolor flamboyant. Bertrand Tavernier, dans une longue et plutôt élogieuse notice dédiée au réalisateur, qualifie pourtant Prince Valiant de « sinistre » (Coursodon et Tavernier 1995, 533). Le jugement peut étonner, pour ce film convenu mais efficace, qui emprunte plusieurs plans et images directement aux planches de Foster.

Malgré le soin apporté à l’image, malgré les efforts pour épouser la physionomie des principaux personnages et malgré les emprunts visuels ponctuels à la bande dessinée, le film ne bénéficie cependant pas de la singularité du traitement graphique de Foster, et apparaît comme ce qu’il est : un exemple de film historique à grand spectacle pris entre Ivanhoé (1952) ou Les Vikings (1957), à une époque où Hollywood tente de lutter contre la concurrence de la télévision, et ses images carrées, en noir et blanc. Ainsi, la même année, Janet Leigh joue le rôle d’une autre princesse médiévale dans The Black Shield of Falworth (Universal), là encore en cinémascope et Technicolor. Il est par ailleurs clair que pour la 20th Century Fox, Prince Valiant est moins une adaptation de bande dessinée qu’une adaptation d’un best-seller imprimé ; les recettes décevantes du film (qui ne couvre pas son budget aux États-Unis), enfin, le condamnent à rester une tentative isolée. Prince Valiant est donc à plus d’un titre une anomalie dans cette chronologie des adaptations de bande dessinée, précisément parce qu’il appartient en premier chef à d’autres séries médiatiques.

Blair Davis, dans son ouvrage sur les circulations entre cinéma et bande dessinée au milieu du XXe siècle relève seulement deux autres exemples de ces adaptations à gros budget dans les années 50 : The Sad Sack (Paramount, 1957), transposition d’une bande d’humour militaire destinée à Jerry Lewis, et Li’l Abner (Paramount, 1959), une comédie musicale sans acteur connu réadapté d’une comédie musicale (avec la même vedette) (« From the Funnies / To Broadway / To you ! ») d’après le strip d’Al Capp [2]. On est donc de nouveau dans ce cas d’une circulation complexe et indirecte, dans la lignée des adaptations multiples et complémentaires des années 30 et 40.

L’ère du blockbuster

Après Prince Valiant, les héros des comic strips d’aventure devront ensuite attendre l’ère des blockbusters, inaugurée par Les Dents de la mer (1975) et Star Wars (1977), pour faire leur retour au cinéma. Dans un renversement chronologique et symbolique, ce sont désormais les super-héros qui vont leur ouvrir la porte. Flash Gordon suit ainsi Star Wars, mais aussi le Superman de Richard Donner de 1978 ; quant à Dick Tracy (1990), il se place notamment dans la lignée du Batman de Tim Burton (1989).

Je ne m’étendrai pas ici sur Flash Gordon, produit par Dino de Laurentiis, sinon pour souligner que ce film très camp procède malgré tout par une logique d’emprunt et de référence qui n’est pas si éloignée de ce qui se pratiquait dans les années 40. La bande-annonce, qui fait la part belle aux dessins d’Alex Raymond, souligne aussi la reprise de plusieurs scènes, ainsi que la fidélité de certains costumes et choix de casting. Dans une certaine mesure, on retrouve donc bien la stratégie consistant à vendre le film sur l’idée du spectacle de personnages de papier soudain animés. Cette fidélité revendiquée – à la bande dessinée mais aussi aux serials avec Buster Crabbe – est cependant battue en brèche par une distance ironique constante : si le Superman de Richard Donner avait été conçu pour ne pas évoquer la série Batman télévisée de 66-67, Flash Gordon la convoque au contraire avec une certaine jubilation (le scénariste du film avait travaillé sur la série) et une assez indéniable laideur. Il s’agit malgré tout d’un film de série A, à gros budget et sur lequel Fellini, Nicholas Roeg ou Sergio Leone furent impliqués à différents titres. Avec Superman, Popeye (Altman, 1980) et Annie (John Huston, 1982), il atteste donc d’un moment de retour de l’adaptation de bande dessinée de presse sur grand écran, dans une forme prestigieuse, et sans qu’un genre prenne nettement le pas sur les autres.

Visuel promotionnel
annonçant la sortie du film Dick Tracy

Le Dick Tracy de Warren Beatty, malgré ses accents marqués de New Hollywood (Beatty lui-même, Pacino, Hoffman, Caan, Scorsese un temps attaché au projet...) appartient déjà à une autre période, l’ère post-Batman de Tim Burton, qui démontre la viabilité d’une seconde franchise super-héroïque majeure et perfectionne la formule du blockbuster décliné dans tous les médias (Burke 2015, 67). Dick Tracy est un film qui prend le pari de recréer le strip plutôt que de le citer. Dans un choix significatif, le logo du film reprend ainsi certains marqueurs visuels du personnage mais se refuse à utiliser le profil imaginé par Gould. De la même manière, on cherchera en vain dans le long-métrage des effets de citation directe – case, police de caractère ou autre – et cependant, décors et costumes recréent un monde tout à fait artificiel et visuellement très évocateur du strip d’origine. Michel Ciment, dans Positif, avait souligné toute l’ambition du projet et les ambiguïtés de l’entreprise, qui s’empare d’un héros encore publié aujourd’hui mais se concentre sur une recréation splendide de la période 1933-1944 (Ciment 1990). Le film rappelle aussi tout l’écart entre le contrat de visionnage d’un film et le contrat de lecture d’un comic strip, et en cherchant une fidélité démonstrative (par les matte paintings, la fixité de la caméra, des constructions en profondeur ou l’usage de bifocales ; sur ces techniques, voir Cohen 2007) crée paradoxalement un objet qui ne fonctionne en rien comme une bande dessinée, mais évoque plutôt une anticipation du cinéma de Wes Anderson ou un écho des meilleurs Tim Burton.

Film d’auteur, film coûteux, échec commercial retentissant (au contraire de Flash Gordon d’ailleurs), Dick Tracy constitue au fond la dernière tentative ambitieuse pour porter sur grand écran les héros d’aventure des comic strips. Il y aura bien un Phantom (Paramount) en 1996, puis un Prince Valiant international en 1997, mais tous deux illustrent un retour vers des productions moins ambitieuses, et fortement prises dans d’autres séries médiatiques : The Phantom comme super-héros, Prince Valiant dans un mini-cycle de films médiévaux-fantastiques clinquants, à l’image de Lancelot avec Connery et Gere (1995).

Conclusion

Dans les années 30 et 40, en adaptant des récits alors contemporains, le cinéma trouvait profit à ces personnages déjà vendus, dans le cadre de circulations constantes entre les médias de masse. Dans les années 90, le comic strip d’aventure a disparu ou perdu de son cachet, et les grandes œuvres du genre ont déjà plusieurs décennies : toute adaptation devient une entreprise nostalgique et patrimoniale. C’est d’autant plus vrai que les récits d’aventure ont désormais d’autres supports. Citons par exemple le Rocketeer d’Alan Stevens, comic book à l’origine, adapté un an après Dick Tracy et qui connaît d’ailleurs un échec similaire. Alors que s’éloigne le souvenir de ces bandes dessinées, en dehors des plus fameuses, déjà adaptées, il y a tout lieu de penser que l’engouement pour ces adaptations, qui produisit des dizaines de films et de serials, est retombé pour de bon.

Nicolas Labarre

Références

Burke, Liam. 2015. Comic Book Film Adaptation : Exploring Modern Hollywood’s Leading Genre. Jackson : University Press of Mississippi.
Ciment, Gilles. 1990. « Dick Tracy ». Positif, No.355 (septembre) : 57.
Cohen, Michael. 2007. « Dick Tracy. In Pursuit of a Comic Book Aesthetic ». In Film and Comic Books, dirigé par Ian Gordon, Mark Jancovich et Matthew P. McAllister, 13‑36. Jackson : University Press of Mississipi.
Coursodon, Jean-Pierre, et Bertrand Tavernier. 1995. 50 ans de cinéma américain. Éd. revue et mise à jour. Omnibus. Paris : Nathan.
Davis, Blair. 2017. Movie comics : page to screen/screen to page. New Brunswick, New Jersey : Rutgers University Press.
Gardner, Jared. 2012. Projections : comics and the history of twenty-first-century storytelling. Post 45. Stanford, California : Stanford University Press.
Gunning, Tom. 2006. « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde ». Traduit par Frank Le Gac. 1895, No.50. http://1895.revues.org/1242.
Woo, Benjamin. 2008. « An Age-Old Problem : Problematics of Comic Book Historiography ». International Journal of Comic Art 10 (1) : 268‑79.

[1] Une liste non exhaustive des séries d’aventure adaptées entre 1934 et 1947 comprendrait Tailspin Tommy (2 serials), Flash Gordon (3 serials), Radio Patrol, Ace Drummond, Dick Tracy (4 serials), Secret Agent X-9 (2 serials), Jungle Jim, Tim Tyler’s Luck, Mandrake the Magician, Red Ryder, Terry and the Pirates, Don Winslow of the Navy, The Phantom, Buck Rogers et Brick Bradford.

[2] La version 1940 de Lil’Abner s’ouvre sur un générique en forme de cases de bande dessinée. La bande annonce de la version de 1959 s’ouvre quant à elle sur un plan d’Al Capp dessinant à sa table. Dans un cas comme dans l’autre, on retrouve cette invocation ritualisée du médium d’origine.