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de buck rogers à barbarella :
la science-fiction de la case à l’écran

Harry Morgan

[Décembre 2018]

Notre intention dans ces pages est d’interroger la notion de fidélité d’une adaptation de bande dessinée à l’écran. Par fidélité, nous n’entendons point ici la résolution de ne pas dévier d’une ligne de l’œuvre originale. C’est pourtant en ce dernier sens qu’on entend souvent la fidélité dans l’adaptation à l’écran d’une œuvre littéraire. Les amateurs de la série de romans pour adolescents axés sur le petit sorcier Harry Potter exigeront par exemple que les films reprennent les romans péripétie par péripétie et dialogue par dialogue. Ou bien encore les amateurs de roman populaire trouveront, par exemple, l’adaptation du 813 de Maurice Leblanc par Alexandre Astruc (Arsène Lupin joue et perd, série pour Antenne 2 en six épisodes, 1980) très fidèle, parce qu’on suit scrupuleusement le feuilleton original.

La fidélité telle que nous l’entendons ici renvoie à la problématique du parti qu’on peut tirer des ressources d’un médium, le cinéma, pour conserver la substance, l’essentiel, le fond d’une œuvre créée dans autre médium, la bande dessinée – et en second lieu, notion moins aisément saisissable, pour conserver l’esprit, l’intention, le principe de l’œuvre originale.

Nous avons choisi nos exemples dans la bande dessinée de science-fiction, parce que cela permet d’éliminer toute trace d’une fidélité qui serait pour ainsi dire « accidentelle ». Un film tiré d’une bande dessinée se passant à Paris, par exemple, apparaîtrait nécessairement fidèle à quelque degré, non parce qu’il restituerait la bande dessinée, mais parce qu’il puiserait dans un répertoire commun, qui est la connaissance « encyclopédique » que nous pouvons avoir de Paris.
Notre premier exemple est le daily strip américain Buck Rogers 2429 A.D., de Phil Nowlan et Dick Calkins (de la réserve de l’armée de l’air), créé pour la petite agence de presse John Dille Company et adapté à l’écran en 1979 sous le titre Buck Rogers in the 25th Century, par le réalisateur Daniel Haller. Notre second exemple est la bande dessinée Barbarella, de Jean-Claude Forest, prépubliée dans la revue V Magazine du printemps 1962 à l’hiver 1964, et portée à l’écran en 1968 par Roger Vadim. La première adaptation, celle de Buck Rogers, est, à nous en tenir à notre définition, extrêmement infidèle. La seconde pose un curieux problème car elle est somme toute assez fidèle, si l’on donne à fidélité le sens courant, le sens fanique, le fait de ne pas dévier de l’œuvre originale. Mais elle est remarquablement infidèle selon notre définition, car, comme nous le montrerons, rien, ni de la substance ni de l’esprit de la bande dessinée originale n’est en réalité maintenu.

Buck Rogers, de l’inertie à l’ineptie

La meilleure manière de faire comprendre les problèmes de l’adaptation de Buck Rogers est de les aborder du point de vue du personnage. Dans la bande dessinée, qui s’inspire d’un court roman paru dans le magazine de science-fiction Amazing Stories en août 1928, Buck Rogers est pris au piège de l’effondrement d’une galerie de mine et s’endort sous l’effet d’un gaz mystérieux. Il y a là une version modernisée du récit médiéval des Sept Dormants, ou, pour prendre un exemple plus américain, du conte Rip Van Winkle de Washington Irving. Lorsque Buck se réveille, 500 ans ont passé et il trouve une Amérique retournée à l’état de nature, dominée par les Mongols, qui disposent de vaisseaux aériens, et où les Américains vivent en colonies, dans des sortes de maquis. Cependant l’époque dans laquelle est tombé Buck Rogers est toujours l’Amérique des années 1920 – on pilote des biplans, on communique par radio – mais des années 1920 vieillies de 500 ans, de sorte qu’on possède aussi des vaisseaux capables d’aller sous l’eau ou dans la stratosphère, des robots, des scaphandres perfectionnés. L’invention-clé est l’inertron, substance extrapolée qui, comme son nom l’indique, confère aux objets physiques l’inertie, en les détachant de la force de gravitation. L’inertron tombe vers le haut et, en abolissant la pesanteur, détache hommes et machines du sol. Les hommes sautent à des hauteurs prodigieuses grâce au port d’une ceinture d’inertron. On peut aisément déplacer les charges les plus lourdes en les équilibrant à l’aide d’inertron.

Quand Buck Rogers atteint l’espace, il y dérive comme une épave
et il faut lui lancer un filin pour le sauver.

Ces futures années 1920 placées en apesanteur sont admirablement restituées par le style graphique du lieutenant Calkins, style typique de l’ère du jazz. Les compétences d’aviateur du dessinateur le rendent également à même de rendre vraisemblables ces aventures où êtres et machines sont suspendus dans le champ iconique. Enfin, la série reste absolument fascinante pour un lecteur moderne, parce qu’il y reconnaît le seul futur qui, en science-fiction, soit parfaitement crédible, qui est le futur antérieur, ce que nous appelions plus haut des années 1920 vieillies de 500 ans, personnages, décors, objets étant suffisamment proches de ceux des années 1920 pour être immédiatement familiers, et suffisamment étrangers pour créer l’impression de décalage chronologique.

Si l’on se place à présent du point de vue des commanditaires du strip, et des contraintes éditoriales, on retrouve dans le daily strip de Nowlan et Calkins ce même mélange de familiarité et de dépaysement. Chaque strip, titré Buck Rogers in the Year 2429, in the Year 2430, etc. correspond à la date de parution du journal quotidien dans lequel il est imprimé, mais avec un décalage symbolique de 500 ans. C’est, si l’on veut, une rubrique du journal qui s’ouvre sur un futur éloigné de 500 ans, alors que tout le reste du journal raconte naturellement ce qui s’est passé la veille. Les habiles dirigeants de l’agence de presse John Dille utilisent également comme argument de vente pour abonner les journaux locaux le fait que Buck Rogers va visiter leur ville, et le double mouvement de familiarité et de décalage joue donc pour la géographie comme pour la chronologie, puisqu’on survole une Amérique à la fois familière et méconnaissable.

La difficulté qui s’offre aux producteurs du film de 1979 est que Buck Rogers, étant le premier strip de science-fiction, est devenu synonyme du genre tout entier, et en particulier du space opera, c’est-à-dire des aventures spatiales. Cependant, pour ce qui est du strip, cette spatialisation fait irruption de façon tout à fait accidentelle. Comme le strip repose sur l’impondérabilité, il est logique que les personnages, à force de monter, finissent dans l’espace, mais leur première tentative les amène à y dériver impuissants, précisément du fait de l’inertie des corps, et il faut leur lancer un filin depuis un obus piloté, pour les récupérer (strip No.504, 13 septembre 1930).

Décrivons à présent le film de David Haller, du point de vue du personnage. Buck est un cosmonaute d’essai, qui pilote une navette spatiale expérimentale destinée à explorer l’espace lointain (on retrouve dans ces éléments incompatibles entre eux des souvenirs amalgamés du programme spatial américain, des années 1950 aux années 1970). Buck se retrouve congelé dans son vaisseau à la suite d’un phénomène cosmique mal identifié. On le décongèle 500 ans plus tard et il sera mêlé à des intrigues entre la terre et l’empire galactique de Draconia, qui propose un traité commercial, mais projette secrètement d’envahir notre planète.

Si l’on se place à présent du point de vue du producteur, ce qui donne naissance au film est le fait qu’il s’est passé non pas 500 mais plus modestement 50 ans depuis la création du strip de Phil Nowlan et Dick Calkins et que cet anniversaire est une excellente occasion de recycler le personnage. La cryogénisation de Buck par un givre galactique, dans la fiction, est donc à la fois la mise au goût du jour du maintien en « animation suspendue » par le « gaz de la vieille mine » du Buck original, et la transposition dans la fable d’une décision de producteur, qui relève de la gestion des actifs immatériels, et qui consiste à exploiter dans l’industrie du divertissement – for what it’s worth, comme diraient les Américains (« pour ce que cela vaut », mais avec une forte nuance de doute sur la valeur présumée) – un personnage dont le nom même est devenu synonyme de science-fiction. Dans un tel contexte, le daily strip de 1929, avec ses robots qui ressemblent à des lessiveuses et ses Mongols diaboliques, représente au mieux un souvenir embarrassant, et le récit filmique s’en affranchit totalement. Le film, qui est en réalité le pilote d’une série télévisée qui connaîtra deux saisons, est clairement inspiré de Battlestar Galactica, série télévisée diffusée en 1978-1979, qui se place elle-même dans la continuité du célèbre film Star Wars, de George Lucas (1977). De sorte que tous les personnages de Buck Rogers in the 25th Century sont des démarquages des personnages des œuvres précitées, à commencer par Buck lui-même, joué par Gil Gerard, qui imite visiblement les rodomontades du personnage de Han Solo, joué par Harrison Ford, dans Star Wars. Il y a, dans Buck Rogers in the 25th Century, dans le rôle des valets de comédie, deux robots, l’un qui ressemble à un golem miniature, l’autre qui ressemble à une pendule murale et qui est porté par le premier, équivalents des deux robots de Star Wars. Et ainsi de suite.

En dernière analyse, plus que l’irrespect de l’original, qui est parfaitement assumé, ce qui frappe le spectateur qui connaît l’œuvre originale est la résurgence inopinée, ou la rémanence, d’éléments du strip. Résurgence inopinée : dans le film un inquiétant garde du corps draconien, adepte de tous les arts martiaux, s’appelle Tiger Man. Dans la bande dessinée, les Tiger Men sont des martiens à tête de félins, qui apparaissent au strip numéro 334. Rémanence : dans le film, le méchant empereur galactique est d’aspect oriental. Et si son empire s’appelle Draconia c’est à l’évidence que, vu de la Terre, il se situe dans la constellation du Dragon, ce qui ramène par association, quoique de façon clandestine, le référent à l’Empire du milieu qui est un élément fondamental du strip, mais qui ne peut évidemment être maintenu tel quel dans le film, car cela déclencherait les foudres des bien-pensants.

En conclusion, l’infidélité est, dans le cas de Buck Rogers in the 25th Century, parfaitement assumée, du fait qu’on est dans la gestion d’une marque commerciale et non d’une fiction originaire. Comme toute marque commerciale, celle-ci possède des attributs (futur, cosmonaute, œuvre pionnière), attributs qui se trouvent être en l’occurrence sans grand rapport avec le strip de Nowlan et Calkins.
On ne peut que rêver à ce qu’eût été un film adaptant Buck Rogers in the Year 2429 en prenant délibérément le parti du respect de l’original, c’est-à-dire en créant, conformément aux canons du « rétro-futurisme », un faux passé et en le prolongeant dans un futur conjecturé. Une telle edisonnade, pour lui donner son nom technique (une anticipation extrapolant les inventions de la seconde révolution industrielle) était peu envisageable à la fin des années 1970, où la science-fiction filmique s’était figée dans le modèle régressif de Star Wars, mais il eût été concevable dans les années 1960 – The Time Machine (1960) de George Pal extrapole les inventions victoriennes – et il redevient concevable en théorie dès le tournant du XXIe siècle, avec la mode du steampunk. Peut-être verrons-nous à l’écran, en 2029, si la sensibilité esthétique de notre temps ne se modifie pas, un Buck Rogers fidèle au newspaper strip.

Barbarella, du motif mythique à la farce érotique

Passons au Barbarella de Roger Vadim. Afin de juger de la fidélité de l’adaptation et des problèmes que pose cette adaptation, nous récapitulerons brièvement les éléments de l’intrigue pertinents pour l’analyse. Barbarella, en mission commandée, s’écrase sur la planète Lithion. Dans un paysage neigeux, elle est capturée par deux fillettes diaboliques qui la livrent à des joujoux anthropophages. Elle est sauvée par un chasseur d’enfants (ils font l’amour). Puis Barbarella arrive dans le labyrinthe de Sogo, une ville vouée au mal, dirigée par une reine cruelle. Barbarella rencontre Pygar, un ange aveugle et qui a désormais peur de voler (ils font l’amour et ils surmonte sa phobie du vol). Barbarella s’introduit dans Sogo, est prise, et livrée à un supplice où des centaines d’oiseaux l’attaquent, puis est sauvée par le chef de la Résistance (elle s’apprête une fois encore à faire l’amour, mais le scénariste introduit ici un gag et en réalité ils ne consomment pas l’acte de chair). Barbarella finit aux mains du concierge Duran Duran, qui l’installe dans une machine à orgasme dans le but de la faire mourir de plaisir au sens littéral (elle fait sauter les plombs de la machine). Finalement, sur fond de bataille générale, le Matmos, la bête faite d’énergie pure, constituée à partir de toutes les abominations commise dans Sogo, qui réside sous la ville et qui lui fournit sa puissance, se débat, la ville et le labyrinthe sont engloutis dans le magma, Barbarella et la reine noire de Sogo sont emportées par l’ange Pygar. « Pourquoi l’as-tu sauvée ? » demande Barbarella à l’ange. « Un ange est sans mémoire », répond énigmatiquement Pygar.

La ville de Sogo et son labyrinthe, chez Jean-Claude Forest

Ce bref résumé éclaire la nature du problème que pose le film. La question n’est pas tant celle de l’incohérence, ou du caractère gratuit des péripéties, que celle de leur interprétation. Le spectateur a sans cesse l’impression qu’on le place devant des événements qui répondent à une symbolique précise, mais dont il ne possède pas la clé.
Une première explication de l’apparente incohérence provient d’un découpage discrétionnaire dans le matériau narratif. La bande dessinée Barbarella paraît pour la première fois dans le numéro du printemps 1962 du trimestriel V Magazine. Ce premier épisode se passe clairement au printemps, même si c’est le printemps artificiel de serres horticoles des Adonides. Le second épisode se déroule en été (le topos est maritime puis désertique), le troisième, qui est un récit de chasse, se passe en automne (l’automne artificiel d’un pays souterrain où les feuilles poussent jaunes). Le dernier se situe en hiver, l’hiver d’un monde uchronique, le pays d’Antan, faussement russe et qui, au XXXe siècle, a adopté les modes des années 1880 sur Terre.
Ces quatre premiers récits ont donc des thèmes « de saison », conformes à la date de parution de la revue. Mais, au-delà de la contrainte éditoriale, le récit printanier est clairement une comédie au sens que donne à ce mot Northrop Frye (Anatomy of Criticism, 1957), renouvelant les catégories de la Poétique d’Aristote. L’avènement d’une société nouvelle, caractéristique de la comédie, est, dans le récit de Forest, la réconciliation des Adonides et des Orhorms, symbolisée par un double mariage. Le récit estival est un romance (c’est-à-dire un récit aventureux teinté de merveilleux, analogues aux romans de chevalerie). Le récit de Forest oppose Barbarella à la Méduse ; c’est le seul récit qui fasse intervenir un personnage surnaturel et qui se situe par conséquent dans le monde du romance. Le récit automnal est une tragédie. L’isolation tragique, caractéristique de la tragédie, est celle du pays souterrain ; l’ambiance générale est celle de la mort, et le chasseur Strychno meurt à la fin en même temps que sa proie. Le récit hivernal est une satire, et correspond au mode de l’ironie chez Northrop Frye. C’est le seul récit qui soit franchement humoristique, les horribles petites pestes du pays d’Antan finissant, à force de mauvaises farces, par convaincre Barbarella de repartir dans son engin sous-terrestre.
Il apparaît par ailleurs que tous ces récits saisonniers sont reliés par une structure propre aux récits d’aventures merveilleuses : Lythion contient des mondes différents simplement séparés par des espaces de transition.

On voit dès lors que le problème que pose l’adaptation est double. Pour commencer, on a pioché librement dans les récits originaux. Les deux jumelles maléfiques sortent du récit hivernal, le chasseur du récit automnal. Mais ce chasseur a changé de fonction et, au lieu de chasser un grand cervidé, sorte de Moby Dick terrestre pour ce nouvel Achab, il chasse les enfants, car les personnages introduits de façon discrétionnaires, les enfants, le chasseur, sont maladroitement et artificiellement reliés. En second lieu, la nature même des récits n’est pas maintenue. Le chasseur n’a plus d’autre fonction dans le film que de coucher avec Barbarella dans une scène aux tonalités égrillardes (l’acteur Ugo Tognazzi, qui interprète le chasseur, en fait des tonnes). Pire est le cas des petites filles, car ce qui est dans l’original une satire outrancière de sales petites pestes devient dans le film une pure scène d’horreur sadique, où une bande d’enfants étranges rit cruellement tandis que le sang coule des blessures de Barbarella, mordue par leurs jouets.
La suite du film reprend assez fidèlement, au moins dans ses grandes étapes, l’unique récit de la seconde année de parution de Barbarella dans V Magazine, l’épisode du labyrinthe de Sogo. Cependant, cette relative fidélité à la substance de l’œuvre adaptée, ne tient aucun compte de l’esprit de cette œuvre. C’est ce que nous allons nous efforcer de montrer.

Détachement ironique vs. humour camp

Le « cahier des charges » de Barbarella, la bande dessinée de Forest, est assez simple. La revue V Magazine a pour rédacteur en chef Georges H. Gallet, introducteur de la science-fiction américaine en France. Barbarella tient compte par conséquent de deux normes éditoriales de la revue : l’érotisme des pin-up girls et la présence du merveilleux, dans sa version modernisée qu’est la science-fiction. Il faut donc une Barbarella qui fasse assez librement l’amour, et qui connaisse des aventures dans un univers de science-fiction. Un tel programme n’était pas difficile à transposer au cinéma, et selon tout apparence, Vadim s’y tient. Mais il échoue complètement à restituer les intentions de Forest.

Dans le film de Vadim, la ville de Sogo est la construction
apparemment faite de tuyaux qu’on voit à l’arrière-plan,
sur la hauteur

Un premier problème tient à ce qu’on pourrait appeler la position éthique de l’auteur par rapport à son récit. De l’avis général, ce qui caractérise le film de Vadim est son caractère auto-parodique, son maniérisme délibérément exagéré, ce qu’on identifie, en argot anglais de l’époque, comme le style camp (assez proche de notre concept de kitsch). il n’est pas douteux que l’attrait du film pour ses amateurs tienne précisément à cet aspect camp. Barbarella fait partie de ces films qui, aux yeux de leurs fans, deviennent bons à force d’être mauvais (« so bad it’s good »). Mais la tonalité du Barbarella de Forest, comme du reste de son œuvre, si l’ironie y tient bien une place éminente, diffère considérablement du camp. C’est le détachement ironique, qui caractérise le « ton » forestien. Ce détachement repose sur trois éléments :
1. La disparition de la psychomachie. Les événements apparemment mélodramatiques, tirés de la littérature populaire ou de la littérature d’aventures, ne sont plus, chez Forest, que les conventions d’une situation dramatique présentée comme dénuée d’enjeu sur le plan moral. L’affrontement des vices et des vertus (psychomachie), qui est à la base du récit mélodramatique, devient ici purement conventionnel. En témoigne, planche 39, cette réponse de Barbarella à qui on explique qu’une menace inexplicable pèse sur le labyrinthe de Sogo (il s’agit du monstre Matmos, qui menace de tout engloutir) : « Quelle intéressante situation. » Le sourire ironique, le regard en coin du personnage montrent que la menace indicible, aux dimensions cosmiques, allégorie du mal, n’est qu’une simple convention du genre, et une présentation si cavalière incline à penser que l’auteur lui-même n’accorde qu’une attention minimale à la nature de cette menace, que scénaristiquement il n’a sans doute guère eu le loisir de préciser.
2. Un temps désinvolte. Le récit dessiné forestien repose sur l’usage de cases-tableau, au début et parfois à la fin des récits, code qu’il reprend à la sunday page américaine, caractérisée par une grande case qui fait commencer l’action in medias res. (Les planches dominicales de Milton Caniff inspirèrent particulièrement Forest dans ses années de formation.) La grande case incipit ouvre sur un avant-récit, de sorte que des éléments cruciaux de l’intrigue nous sont présentés d’emblée. Dans la grande case elle-même, les événements se déroulent de façon simultanée. Ainsi, la modalité du déroulement linéaire, propre à la lecture vignettale, est doublement contrariée, puisqu’il n’y a rien à lire avant, et que la case incipit elle-même ne se lit pas de façon linéaire. Semblablement la grande case explicit gèle la fin du récit et l’ouvre sur son après-récit qui est laissé à l’imagination du lecteur. Tout ceci concourt à un « temps désinvolte » (l’expression est de Forest, Barbarella III, Le Semble-Lune, planche 25 [1]), qui contribue au détachement ironique, car les événements sont présentés comme en rêve.
3. Des personnages désinsérés. Enfin, les personnages eux-mêmes sont curieusement détachés du récit dessiné, à la fois emportés par le déroulement vignettal, comme par un flot, et bizarrement statiques au milieu d’un univers en mouvement, ce qui contribue au détachement ironique en faisant d’eux des observateurs plus que des protagonistes.

On conçoit les difficultés à faire passer à l’écran des effets qui sont liées à la conception même de la planche (cases incipit, personnage détaché du flux vignettal). Cependant l’usage des plans généraux, des panoramiques, des plans séquences permettraient en théorie d’en donner des équivalents approximatifs. De fait, le film de Vadim procure à quelque degré à ses spectateurs un sentiment de détachement, mais ce détachement menace constamment l’illusion scénique, et le spectateur éprouve le sentiment de se trouver devant des acteurs qui jouent, parfois sans grande conviction, une scène dont le sens leur échappe. Le problème est considérablement aggravé du fait que Vadim, en tant que metteur en scène, est un narrateur laborieux. Il semble lui-même errer au milieu des décors de son film, en peinant à faire avancer l’action.

Dédale de Crète vs. ruines de Pompéi

Un deuxième ordre de problèmes tient à la transposition de l’univers mythique de Jean-Claude Forest, univers lui aussi informé par le médium de la bande dessinée.

On l’a dit, la planète Lythion présente une topologie particulière, celle des romans d’aventures et d’épreuves, comme les appelle Mikhaïl Bakhtine, à propos des romans grecs, qui est aussi celle des œuvres de la science-fiction américaine tirées des Munsey Magazines, par exemple celle des récits d’ E.R. Burroughs, qui ont nourri Jean-Claude Forest. La planète Lythion contient des mondes qui sont en réalité autonomes, et qui sont séparés par de simples espaces de transition. C’est pourquoi Barbarella fait littéralement irruption dans le récit, en taupe mécanique, dans la bande dessinée, ou en s’écrasant en aéronef (deux fois) dans le film.
Mais une deuxième particularité topologique traverse Barbarella, et d’ailleurs toute l’œuvre de Forest. Ce motif mythique est celui de la barrière qui est aussi une route. Un paysage est rayé par des lignes-frontières, qui sont à la fois des barrières et des chemins. La grande faille, dans Barbarella IV : Le Miroir aux tempêtes [2], est un gigantesque canyon qui partage l’Europe en deux depuis une guerre atomique, et sur les parois de laquelle campe une humanité précaire. Le sommet des murs du Pays clos dans Ici Même [3], qui constitue le biotope d’Arthur Même, le réseau des canaux européens dans Enfants c’est l’Hydragon qui passe [4], constituent également des barrières qui sont aussi des routes. Les murs au sommet desquels se promène Arthur Même sont des barrières pour ses voisins et un sentier pour lui, et Arthur les décrit explicitement comme un système de digues. Dans l’Hydragon, on insiste sur le fait que le réseau des canaux de l’Europe de l’ouest permette d’aller jusqu’en Russie (et donc de traverser la barrière qu’est le rideau de fer). Quant aux murs du labyrinthe de Sogo, ils sont à la fois barrière et sentier, puisque le propre d’un labyrinthe est de guider le parcours entre les murs, d’inscrire, pour ainsi dire, les itinéraires sur le terrain. Cependant les murs de Sogo résistent à leur nature de barrière. Ils sont partiellement éboulés dans des zones « mortes » et les cavités servent de grottes aux habitants. Par contre, une blessure fraîche faite au labyrinthe se répare et les malheureux qui se sont engouffrés dans la brèche se retrouvent emmurés. On trouve ici un autre motif mythique, propre à tous les récits de fantasy, celui du passage d’abord ouvert puis fermé entre deux mondes secondaires, motif qui est, lui aussi, omniprésent dans l’œuvre de Forest. Enfin, le sommet des murs du labyrinthe de Sogo est, dans la bande dessinée, un monde complet, où nagent des requins, « entre deux airs », et le faîte des murs constitue par conséquent lui aussi un passage – vers l’autre monde –, puisque la façon habituelle de se suicider consiste à escalader le mur.

Le film de Vadim ne tire aucun parti de ce motif de la barrière qui est aussi une route. Le labyrinthe qu’on nous présente fait penser vaguement aux ruines de Pompéi. La muraille qui, en cicatrisant, se referme sur ses occupants est évoquée à travers des plans de pétrification d’habitants du labyrinthe (un motif mythique qui, en lui-même, est éminemment forestien). Le film introduit de plus un inexplicable contresens. Dans la bande dessinée, sont rejetés au labyrinthe ceux qui ont été contaminés par les cérémonies perverses de Sogo. À l’inverse, dans le film, on laisse dans le labyrinthe ceux qui ne sont pas assez mauvais pour monter à la ville, ceux qui sont demeurés purs. De ce fait, toute l’iconographie de l’affliction qui est reprise dans le film – des pétrifiés, des misérables en haillons qui errent lamentablement entre les murs – paraît complètement hors-sujet.

Ceci nous mène au troisième ordre de problèmes, celui de l’érotisme et de son rapport avec le mal.

Amours tragiques vs. érotisme farcesque

Dans la bande dessinée de Forest, le sage vieillard Duran explique à Barbarella, qui vient de déboucher dans le labyrinthe avec sa fouisseuse mécanique, que la ville de Sogo « vit de sa propre substance, le mal » (planche 38, case 1). Le mal fournit donc l’énergie de la ville, à la manière d’un combustible. Duran explique ensuite à Barbarella la présence dans le labyrinthe qui entoure la forteresse de Sogo d’une humanité en proie aux mutations (on voit une femme léopard et sa petite fille) et dévorée par d’horribles maladies (des roses fleurissent sur le corps d’un Chinois, un malheureux est atteint de « lèpre ajourée »). Duran explique : « Croyez-vous qu’on puisse sans risque défier la nature ? » (planche 38, case 2.) « Nul ne peut résister à la dépravation. Qui plus est, la loi l’interdit. Mais la moindre tare, le plus petit signe de déchéance condamnent à être jeté au labyrinthe ! » (planche 38, case 3.)

La dégénérescence des habitants du labyrinthe est donc expliquée par l’imposition de pratiques contre nature (« défier la nature »), en clair par les orgies qui se déroulent dans la forteresse de Sogo. À un premier niveau d’interprétation, la dégénérescence est l’allégorie de maladies vénériennes. Mais si le contexte ostensiblement emprunté au roman d’imagination scientifique peut prédisposer à une telle interprétation, c’est très clairement l’allégorie qui domine dans le récit, ce qui signifie que les êtres jetés au labyrinthe sont devenus monstrueux par contamination du mal. Car le labyrinthe, comme tous les labyrinthes, contient un minotaure, le souverain de Sogo, dont le véritable sexe n’est pas d’emblée dévoilé, mais qui est la reine noire, organisatrice des cérémonies perverses.
L’allégorie morale dans l’épisode de Sogo peut donc se décrire ainsi : la ville de Sogo est une forteresse sadienne, vouée au mal, et qui tire son énergie du mal. Ses habitants sont entraînés malgré eux dans d’horribles sabbats. Mais, comme on ne peut être exposé au mal sans en être atteint, les habitants prennent l’aspect monstrueux du mal. Ils sont alors éliminés, comme une sorte de rebut ou de déchet. Seule la Reine noire de Sogo reste éternellement belle, ce qui lui permet de poursuivre indéfiniment le processus.

L’érotisme, chez Forest, est associé à deux autres motifs mythiques. Le premier est la momerie [5], la mascarade, évoquant l’univers du cirque, du carnaval, impliquant l’idée du bizarre et du ridicule, à la fois monstrueuse et érotisée. Le second est lié à l’économie clandestine, spontanée, basée sur le trafic, dont le lieu privilégié est le comptoir, mais qui communique aussi avec les bas-fonds d’une ville, avec le cloaque. Le labyrinthe de Sogo est précisément un tel lieu d’échanges : le labyrinthe est habité, et une économie s’y est donc organisée, mais c’est aussi un cloaque, puisqu’y sont jetés ceux qui sont corrompus par les pratiques infâmes de Sogo.
Chez Vadim, rien de cela n’est transposé de façon cohérente. Les habitants du labyrinthe sont des pestiférés, mais le film est incapable d’expliquer leur état puisque leur crime est leur vertu (« all that is not evil is exiled to the labyrinth », explique le mentor de Barbarella). La ville de Sogo est présentée comme une sorte de boîte de nuit qui aurait particulièrement mauvais genre et dont la clientèle féminine porterait inexplicablement des modèles de Paco Rabanne. On est assez loin des motifs forestiens de la momerie et du trafic.

Quant aux amours de Barbarella, au-delà du fait que la sexualité chez Forest est associée à des éléments fort peu réjouissants, ils sont dans le film, conformément à une convention souvent employée dans la littérature érotique, présentés comme les exploits d’une ingénue, fort bien interprétée par l’espèce de grande poupée pleine de santé qu’est Jane Fonda, qui parvient d’ailleurs à désexualiser le film. Dans le futur qui nous est présenté, il y a longtemps qu’on ne fait plus l’amour, remplacé par une communion d’âmes induite par des moyens médicamenteux, et l’angoisse sexuelle est apparemment morte avec la sexualité elle-même, de sorte que Barbarella découvre dans l’acte de chair une sorte de gymnastique assez agréable et en tout cas parfaitement innocente. Cependant c’est là encore un contresens complet par rapport à la bande dessinée de Forest. Barbarella, à la première planche du récit qui l’introduit, est présentée comme une grande amoureuse dont les blessures se cicatrisent (« Enfin, la fatigue aidant, les traits de l’homme qui l’a fait souffrir s’estompent »), analogue donc aux femmes que l’on trouve dans la page des bandes dessinées de France-Soir (Les Amours célèbres, en bavette de droite), page pour laquelle Forest dessinait des bandes à textes sous l’image, adaptés de romans à grands sentiments destinés à un public féminin [6]. La scène de la machine à plaisir, dont on joue comme d’un piano, qui, dans la bande dessinée, se place sur le registre de la sensualité, et fonctionne comme une allégorie à la fois pudique et évocatrice du plaisir féminin, devient dans le film franchement grivoise, puisqu’on voit le personnage de Duran Duran machiner Barbarella qui, insatiable, fait tout sauter. Finalement, les enjeux de la sexualité dans le film semblent tenir à des jeux de mots clandestins. L’ange Pygar est guéri de sa phobie du vol parce qu’il s’est envoyé en l’air avec Barbarella. Barbarella est condamnée à mourir de plaisir dans la machine (Et mourir de plaisir est le titre d’un film de Roger Vadim, sorti en 1960). Les jeux langagiers sont beaucoup plus subtils chez Forest, et ils reposent toujours sur un déplacement onirique.

Au total, les intentions du film de Vadim sont trop peu respectueuses de l’univers de Forest (association de la sexualité à la perversion, à la momerie, au cloaque, définition initiale de Barbarella comme une amoureuse tragique) pour conserver leur cohérence. L’intention parodique de Vadim se heurte de front aux aspects les plus sombres de la thématique forestienne. Inversement, l’intention ironique chez Forest n’est pas reconnue, de sorte que la description d’infernales petites pestes est prise au pied de la lettre et débouche dans l’horreur sanguinolente (scène des jouets dévorateurs). Enfin l’adaptation méconnaît les motifs mythiques qui structurent l’œuvre de Forest, qui sont au mieux cités, mais perdent dans la transposition leur sens et par conséquent leur nature structurante. Ce qui nous est livré est donc un récit dégénéré, adaptation à peu près fidèle quant à la substance, mais complète trahison quant à l’esprit, au sens de l’œuvre adaptée.

Harry Morgan

[1Le Semble Lune, Editions Pierre Horay, 1977.

[2Le Miroir aux tempêtes, dans L’Echo des savanes, mensuel, du No.66, juillet 1980, au No.73, février 1981, dessin de Daniel Billon.

[3Ici Même, dans (À Suivre), mensuel, du No.1, février 1978, au No.12, janvier 1979, 163 planches, dessin de Jacques Tardi.

[4Enfants, c’est l’Hydragon qui passe, dans (À Suivre), du No. 55, août 1982, au No.59, décembre 1982, 46 planches.

[5Momerie. Subst. fém. Vieilli ou littér. Mascarade, danse bouffonne. CNRTL.

[6Thaddëa, roman de Henry Castillou, 301 bandes, 1961-1962. Le Seigneur des îles, roman de Daniel Gray, 278 bandes, 1962-1963. Le Sang dans la plaine, roman de Frank Yerby, 332 bandes, 1963-1965.