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jungle

Philippe Delisle

Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, en Europe occidentale comme en Amérique du Nord, toute une littérature d’exploration et d’aventures exotiques a érigé la « jungle » en terrain privilégié pour des péripéties haletantes. On songe par exemple aux exploits du journaliste anglo-américain Henry Morton Stanley au sein de la forêt équatoriale africaine, largement diffusés, aussi bien par ses articles dans le New York Herald, que dans des livres aux intitulés évocateurs, comme : À travers le continent mystérieux. Ce reporter s’était notamment rendu célèbre lorsqu’en 1870, parti à la recherche du missionnaire écossais David Livingstone, il avait parcouru savanes et jungles depuis Zanzibar jusqu’aux rives du lac Tanganyika.
Le roman d’aventures exploite rapidement le filon des récits de jungle, ce qui n’est guère étonnant puisqu’il entend distraire les lecteurs en les dépaysant, mais aussi initier les jeunes garçons à des valeurs supposées viriles, voire former les futurs agents des empires coloniaux. Le Livre de la jungle, publié en 1894 par Rudyard Kipling, qui avait fait ses débuts comme écrivain dans l’Inde britannique, vient immédiatement à l’esprit. À travers le destin du jeune Mowgli et des animaux sauvages qui l’aident ou le menacent, l’auteur livre un récit épique, mais aussi un conte moral, qui sera adopté comme manuel éducatif par le scoutisme. L’enfant élevé par les loups annonce à certains égards une autre figure incontournable du récit de jungle, plus dominatrice et visant un public plus âgé : Tarzan.
C’est en 1912 qu’Edgar Rice Burroughs publie le premier d’une longue suite d’ouvrages qui mettent en scène le « Seigneur de la jungle ». Mais d’autres auteurs déclinent, au sein du même environnement « sauvage », d’autres types de héros. Nous pensons notamment à Rider Haggard, qui avait vécu en Afrique du Sud, et impose avec Allan Quatermain, roman publié en 1887, la figure du chasseur de fauves aventureux qui parcourt l’Afrique à la recherche d’éléphants à traquer, mais aussi de mystères à résoudre. Il convient enfin de souligner que le cinéma s’est très rapidement emparé de tels récits, et qu’il en a largement amplifié l’écho. Tarzan of the Apes a ainsi été adapté pour la première fois sur les écrans dès 1918, soit six années seulement après la parution du roman.

[Novembre 2018]

Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, en Europe occidentale comme en Amérique du Nord, toute une littérature d’exploration et d’aventures exotiques a érigé la « jungle » en terrain privilégié pour des péripéties haletantes. On songe par exemple aux exploits du journaliste anglo-américain Henry Morton Stanley au sein de la forêt équatoriale africaine, largement diffusés, aussi bien par ses articles dans le New York Herald, que dans des livres aux intitulés évocateurs, comme : À travers le continent mystérieux. Ce reporter s’était notamment rendu célèbre lorsqu’en 1870, parti à la recherche du missionnaire écossais David Livingstone, il avait parcouru savanes et jungles depuis Zanzibar jusqu’aux rives du lac Tanganyika.
Le roman d’aventures exploite rapidement le filon des récits de jungle, ce qui n’est guère étonnant puisqu’il entend distraire les lecteurs en les dépaysant, mais aussi initier les jeunes garçons à des valeurs supposées viriles, voire former les futurs agents des empires coloniaux. Le Livre de la jungle, publié en 1894 par Rudyard Kipling, qui avait fait ses débuts comme écrivain dans l’Inde britannique, vient immédiatement à l’esprit. À travers le destin du jeune Mowgli et des animaux sauvages qui l’aident ou le menacent, l’auteur livre un récit épique, mais aussi un conte moral, qui sera adopté comme manuel éducatif par le scoutisme. L’enfant élevé par les loups annonce à certains égards une autre figure incontournable du récit de jungle, plus dominatrice et visant un public plus âgé : Tarzan.
C’est en 1912 qu’Edgar Rice Burroughs publie le premier d’une longue suite d’ouvrages qui mettent en scène le « Seigneur de la jungle ». Mais d’autres auteurs déclinent, au sein du même environnement « sauvage », d’autres types de héros. Nous pensons notamment à Rider Haggard, qui avait vécu en Afrique du Sud, et impose avec Allan Quatermain, roman publié en 1887, la figure du chasseur de fauves aventureux qui parcourt l’Afrique à la recherche d’éléphants à traquer, mais aussi de mystères à résoudre. Il convient enfin de souligner que le cinéma s’est très rapidement emparé de tels récits, et qu’il en a largement amplifié l’écho. Tarzan of the Apes a ainsi été adapté pour la première fois sur les écrans dès 1918, soit six années seulement après la parution du roman.

Il n’est donc guère étonnant que la BD, et d’abord la BD américaine, qui connaît un essor particulier au début du XXe siècle, se soit emparé de tels héros. Les comics déclinent d’ailleurs durant l’entre-deux-guerres tout l’éventail des récits de jungle. Tarzan, type de l’homme revenu à l’état de nature, mais dominant la nature, est adapté aux États-Unis dès 1929, dans un strip quotidien, puis au long de sunday pages en couleurs. C’est d’abord Hal Foster qui anime le personnage, dans un style sobre, avec des textes imposants. Mais en 1937, le jeune Burne Hogarth reprend Tarzan dans les sunday pages, et lui donne une dimension nouvelle, en mettant l’accent sur le dynamisme visuel, en peignant des corps élancés toujours en mouvement. D’autres comics mettent en scène des Occidentaux qui affichent grâce au maniement des armes leur maîtrise de la jungle. On songe d’abord aux deux héros de la série Tim Tyler’s Luck, lancée en 1928 par Lyman Young. À partir de 1932, ceux-ci rejoignent en effet l’Ivory patrol, qui entend faire régner la justice au sein de la jungle africaine. Mais il convient sans doute d’invoquer plus encore la série Jungle Jim, créée en 1934 par Alex Raymond, comme bande complémentaire pour les sunday pages de Flash Gordon. Ce nouveau héros, inspiré par les romans de Rider Haggard, chasse les fauves en Asie, mais se mue rapidement en redresseur de torts.

La collection "Appel de la Jungle" de la S.A.G.E. accueille un Jim la Jungle
qui n’est déjà plus d’Alex Raymond, aux côtés de
Raoul et Gaston (Tim Tyler’s Luck) de Lyman Young (1951)

D’autres comics encore présentent un super-héros masqué, en costume moulant, qui fait régner l’ordre au sein de la jungle. Nous pensons à la série The Phantom, imaginée en 1936 par Lee Falk et Ray Moore. Ce personnage, né deux ans avant Superman, ne possède pas de super-pouvoirs. Mais il jouit d’une force exceptionnelle et, comme il transmet à son fils son costume et son masque, il passe pour être immortel. Le « Fantôme » sera repris en 1946 par Wilson McCoy, qui imposera un trait dépouillé et assez statique, convenant peut-être à un héros hiératique, qui siège dans une caverne en forme de crâne, au milieu de la forêt du Bengale.

Notons pour finir que les comics de jungle se déclinent rapidement dans une version féminine. Will Eisner et Jerry Eiger créent en effet en 1937, d’abord pour le marché anglais, puis pour le comic book américain Jumbo, la série Sheena. Cette héroïne est une sorte de Tarzan au féminin, vêtue d’une robe en léopard et qui ne rechigne pas à affronter les fauves avec son poignard. Les traits séduisants qu’elle affiche, sa tenue relativement sexy pour l’époque, viennent au passage nous rappeler que les comics de jungle sont alors largement destinés à un public adulte, celui des lecteurs de grands quotidiens. Cela explique qu’un Jungle Jim puisse côtoyer au sein même de la jungle asiatique des femmes élégantes et amoureuses. Dans l’épisode intitulé « La Reine des vampire », la vénéneuse Shanghai Lil n’hésite ainsi pas à revêtir, au cœur même de la brousse, une robe longue moulante, afin de mieux séduire le héros… Il convient cependant de ne pas majorer les écarts existant entre les types de récits. Au cours des années 1930, certaines séries américaines de jungle sont reprises dans des périodiques européens destinés aux enfants, parfois au prix de légers aménagements. Jungle Jim intègre ainsi le Journal de Mickey, tandis que le Tarzan de Burne Hogarth investit les pages de Spirou. C’est surtout la loi française de juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse qui raidit les positions. Tarzan, jugé sans doute trop dénudé et trop violent, quitte alors le journal Spirou.

Sheena Queen of the Jungle par W. Morgan Thomas
dans Jumbo Comics No.73, mars 1945

Si à ses débuts, la BD francophone n’a pas privilégié des séries de jungle, certains de ses héros les plus fameux ont traversé la brousse au gré de leurs pérégrinations. Tintin s’est ainsi rendu dans la forêt congolaise en 1930, dans la jungle indienne en 1932 et dans la forêt amazonienne en 1935. Le grand dessin de couverture de l’Oreille cassée met d’ailleurs en exergue un enchevêtrement végétal, qui symbolise une nature sauvage. Si Hergé a envoyé Tintin au sein de la jungle indienne dans Les Cigares du pharaon, c’est peut-être parce qu’en tant qu’ancien scout, il avait été marqué par Le Livre de la jungle. En tout cas, nombre d’auteurs belges, issus d’un milieu catholique et passés eux aussi par le mouvement de jeunesse, ont fait écho à un tel imaginaire. Jijé envoie ainsi, en 1939, Freddy Fred dans une forêt indienne qui abrite des temples en ruines ou un peuple de singes, et fait étrangement penser à l’œuvre de Kipling. Mieux, en 1956, Mitacq conduit ses héros Les Castors dans la jungle, « sur la piste de Mowgli ». Mais après la Seconde Guerre mondiale, du fait sans doute de l’élargissement du marché, la BD francophone développe à son tour des séries qui ont la jungle pour toile de fond permanente, en s’inspirant s’ailleurs plus ou moins nettement des devanciers américains.
Pour le quotidien La Libre Belgique, Jean-Michel Charlier et Victor Hubinon créent ainsi, en 1950, Tiger Joe, qui se déroule au cœur de la brousse africaine. Cette série paraît largement inspirée par le Jungle Jim de Raymond : le héros est lui aussi un chasseur de fauves qui évolue avec un boy fidèle et résout des mystères. Toutefois, les auteurs ont adapté le propos au lectorat. L’action ne se déroule pas en Asie, mais au Congo belge. Surtout, le public visé étant le lectorat enfantin, Tiger Joe n’apparaît pas auprès d’une femme séduisante et élégante, mais en compagnie d’une « gosse », dénuée de formes et toujours vêtue comme un garçon. Charlier reprendra les arguments de cette série de jungle dans Spirou en 1953, mais en la transférant dans la forêt amazonienne et en nommant le héros Kim Devil. À partir de la fin des années 1950, les « petits formats » français jouent eux aussi la carte des aventures au sein de la jungle. Cela n’est guère étonnant, puisqu’ils cherchent à atteindre un large public en privilégiant les récits de genre.

Tiger Joe, par Charlier et Hubinon

Des succédanés de Tarzan, des « Tarzanides », pour reprendre l’expression de Francis Lacassin, font ainsi leur apparition, dessinés par des équipes italiennes. On songe à Akim, proposé par Aventures et voyages en 1958, et à son concurrent Zembla, publié par Lug, à partir de 1963. Leurs exploits ne diffèrent guère, même si le second arbore des cheveux plus longs et une tunique en peau de léopard un peu plus grande. Peut-être certains épisodes de Zembla sont-ils marqués par un esprit plus fantaisiste, comme « La Cité des gorilles », paru en 1969, durant lequel le héros évolue en compagnie d’un magicien gaffeur et d’un kangourou qui fume des cigarettes ! En tout cas, ces « petits formats » de jungle connaissent un très large succès : par un étonnant effet de retour, certains dessinateurs africains diront avoir découvert par ce biais la BD francophone.

Les BD de jungle témoignent d’une très forte porosité entre les divers médias. La série Tarzan illustre une filiation qu’on pourrait qualifier de « classique » : le héros transite depuis le roman vers le cinéma, puis vers la BD. Mais dans bien d’autres cas, les relations se font plus complexes et la littérature dessinée joue parfois un rôle initiateur. Alex Raymond s’est sans doute inspiré, pour créer le personnage de « Shanghai Lil », du film Shanghai express de Josef Sternberg, dans lequel Marlene Dietrich interprétait le rôle d’une séduisante aventurière, dénommée « Shanghai Lily ». Mais la BD Jungle Jim sera elle-même rapidement adaptée au cinéma. Trois ans seulement après sa parution, le studio Universal réalise une première version filmée. Et, à partir de 1948, la Columbia reprend le flambeau, en produisant trois films, dans lesquels le rôle du fameux chasseur aventurier est tenu par Johnny Weissmuller, rendu célèbre par son interprétation de Tarzan. On notera d’ailleurs que, quand en 1950, Charlier et Hubinon créent le personnage de Tiger Joe en s’inspirant de Jungle Jim, ils lui donnent l’apparence non pas du héros de la BD américaine, vêtu de manière un peu surannée, mais du héros de cinéma. Sheena offre un autre exemple de série de BD ayant donné naissance à des films. L’héroïne imaginée par Eisner est en effet d’abord transférée dans une série TV en 26 épisodes au milieu des années 1950, avant d’être incarnée au cinéma, en 1984, par Tanya Roberts.

Revenons-en au contenu des BD. Il convient d’abord de souligner que la jungle y apparaît en général comme un espace de pacotille, un simple décor, réduit à quelques palmes ou feuilles de bananier en arrière-plan. Certes, le mot « jungle » lui-même est un terme ambivalent. Provenant de l’hindi et s’appliquant à l’origine au milieu naturel indien, il en est venu à désigner progressivement toute forêt tropicale peuplée d’animaux sauvages. Toutefois, la BD d’aventures accentue une telle imprécision, car elle se concentre par nature sur les personnages. Seuls de rares récits, qui cultivent une vocation didactique, évoquent un lieu précis au sein de la jungle. Ainsi, les aventures de Tiger Joe, qui rendent hommage à la colonisation belge, débutent sur « un affluent de l’Uélé », fleuve bien réel, situé au nord du Congo. Maints récits de jungle paraissent d’ailleurs se dérouler au sein de forêts qui pourraient aussi bien être africaines qu’asiatiques. Lors de sa troisième aventure dessinée par Hogarth, Tarzan, qui vit pourtant au sein du « continent noir », découvre une mystérieuse région peuplée de Chinois. À l’inverse, the Phantom est censé opérer au Bengale, mais il évolue en compagnie de Noirs, et notamment des « pygmées Bandar », qui forment sa garde personnelle. La faune est quant à elle le plus souvent réduite à quelques animaux symboliques de grande taille : lion, tigre, singe, éléphant ... En outre, la localisation des espèces semble parfois assez aléatoire. Bien qu’il exerce ses talents au Congo belge, Tiger Joe arbore une peau de tigre dans sa demeure, probablement en hommage à Jungle Jim, qui résidait en Asie. Akim évolue lui aussi en Afrique subsaharienne, mais cela ne l’empêche pas d’affronter, dans un épisode intitulé « Le Lac aux murènes », une « cruelle reine des tigres », escortée par les grands fauves asiatiques. De même, dans un épisode congolais de la série Johnny et Annie paru en 1949 dans Petits Belges, le héros est attaqué par un gigantesque cobra à lunettes, alors qu’un tel reptile ne se trouve qu’en Orient. Très rares sont les auteurs qui connaissent le milieu qu’ils évoquent, et peuvent fournir des détails vécus. Un Fernand Dineur, qui avait été fonctionnaire colonial en Afrique centrale avant de se lancer dans la BD, représente donc une notable exception. Dans « Tif et Tondu au Congo belge », publié dans Spirou en 1939, il évoque par exemple le désagrément causé aux marcheurs imprudents par les « chiques », petits insectes qui pondent leurs œufs à l’intérieur des plantes de pieds. Il précise d’ailleurs qu’il convient, pour évincer ces hôtes indésirables, de recourir aux services d’un autochtone expérimenté…
Au moins jusqu’à la fin des années 1950, les BD de jungle sont par ailleurs marquées par un fort paternalisme, voire par des valeurs colonialistes. Les auteurs font écho à toute une littérature d’aventures exotiques marquée par un ton ethnocentrique, par l’idée que le Blanc doit par nature régner sur les étendues et les peuples demeurés « sauvages ». On pense à des romans comme L’Homme qui voulut être roi de Kipling, qui mettent en scène des Européens bâtissant de petits empires. Au sein des BD de jungle, le héros s’affirme comme dominateur, d’abord à l’égard de la nature. Certes, Tarzan est un ami des animaux, qui parle le langage des grands singes. Mais c’est aussi un personnage qui soumet les bêtes sauvages, et parfois même les tue, le plus souvent en enserrant leur cou dans ses bras puissants. Même si leurs aventures en cases consistent avant tout à résoudre des mystères, des héros comme Jungle Jim ou Tiger Joe éliminent plus régulièrement encore des animaux, puisqu’ils sont censés exceller dans la chasse. Lors de sa première aventure, intitulée « La Piste de l’ivoire », le second, bien qu’il recherche le mythique cimetière des éléphants, tue un serpent, un crocodile, un rhinocéros et un léopard.
Il faut attendre les années 1960 pour voir les mentalités évoluer, sous l’influence d’une nouvelle conscience écologique. Dès 1956, dans « Le Gorille a bonne mine », Franquin envoie Spirou et Fantasio au cœur de la jungle congolaise, non pas pour chasser des animaux, mais pour les photographier. Cette tendance se confirme avec des séries comme Les Franval chasseurs sans armes, d’Edouard Aidans et Yves Duval, lancée en 1963 dans Tintin. Ces nouveaux héros, qui parcourent la brousse, notamment africaine, sont pour leur part des cinéastes, sensibles à la beauté du règne animal.

Pour revenir aux années antérieures, les héros de jungle s’affirment aussi comme des êtres qui dominent des autochtones souvent présentés comme des « sauvages ». Certes, Jungle Jim ou Tiger Joe évoluent en compagnie d’un « indigène » sympathique, qui les aide en maintes occasions. Mais il s’agit d’un serviteur, d’un boy, qui leur donne avec respect du « Massa » ou du « Bwana ». D’ailleurs, ces assistants fidèles interviennent parfois comme de simples faire-valoir. Nnamgo, le boy du personnage créé par Charlier et Hubinon, apparaît par exemple au premier plan d’une grande case montrant le cadavre d’un rhinocéros, pour faire l’apologie de son maître, en lançant : « Bwana Joe très grand chasseur ! » D’autres clichés expriment tout particulièrement cette vision paternaliste. Nous songeons par exemple aux pygmées enfantins ou fidèles, présents dans plusieurs séries. Les petits hommes de la forêt équatoriale africaine, pourtant peu nombreux, avaient frappé les voyageurs occidentaux, car ils semblaient illustrer par leur petite taille la théorie colonialiste des « peuples-enfants ». Ce n’est probablement pas un hasard si, dans Tintin au Congo, Milou devient un temps roi des pygmées. Le compagnon canin du héros était peut-être jugé suffisant pour gouverner un peuple qui était présumé être demeuré proche de l’enfance ? Et dans un épisode de Pom et Teddy paru dans Tintin en 1958, « Zone interdite », les héros de François Craenhals rencontrent au cœur de la jungle congolaise les mêmes « petits hommes », qu’ils amadouent grâce à « quelques pacotilles » pour en faire leurs porteurs. Dans les aventures de The Phantom, les pygmées sont de redoutables guerriers, mais aussi les serviteurs particulièrement fidèles du héros. Et le dessin joue sur l’opposition entre la stature imposante de « l’ombre qui marche » et la petite taille de « ses » pygmées Bandar.
On pourrait encore évoquer le fait que les récits de jungle montrent souvent des « indigènes » en proie à des superstitions ridicules et nuisibles. Les auteurs américains et européens, en général issus d’une culture chrétienne, se plient ici aux clichés les plus courants sur des traditions auxquelles le nom de religion était souvent dénié, malgré les avancées de l’anthropologie. Dans un épisode intitulé « Les Adorateurs de la lune », paru en 1939, Jungle Jim délivre Shanghai Lil, alors qu’elle allait être sacrifiée au pied d’une « hideuse idole » par le « grand sorcier » d’une secte asiatique. Comme pour bien manifester sa vocation meurtrière, celui-ci arborait une tête de morts à sa ceinture ! De même, dans un épisode de « The Phantom » dessiné par McCoy, le héros combat des « sorciers » africains qui portent des masques grotesques, tentent d’occire un sympathique médecin qui leur fait concurrence, et montrent au lecteur qu’ils sont des imposteurs, puisqu’ils ont recours à un poison, afin de faire croire que leurs « lances magiques » sont efficaces. Citons aussi les nombreuses BD franco-belges situées au Congo et qui mettent en scène de cruels « hommes léopards ». Cette société occulte africaine bien réelle avait été présentée fallacieusement par la littérature colonialiste comme un groupe sanguinaire d’opposition aux Blancs. Dans sa troisième aventure, publiée en 1952, Tiger Joe combat ainsi, au cœur de la forêt équatoriale, des « hommes léopards » qui ont fait alliance avec des gangsters. Le héros prend soin d’expliquer, au sein d’une grande bulle, comment les adeptes de la secte égorgent, à l’aide de griffes en métal, leurs pauvres victimes.

François Craenhals, Pom et Teddy, tome 6 : Zone interdite, 1964

Remarquons pour finir que les héros de jungle des années 1930-1950, s’ils sont des personnages positifs, qui protègent les autochtones quand ceux-ci en ont besoin, sont aussi les amis privilégiés des pionniers et colons. Dans l’un des premiers épisodes de Tarzan créés par Burne Hogarth, un prospecteur avide fomente un conflit entre la tribu des « Bulega » et des cultivateurs hollandais installés dans la forêt équatoriale. Alors qu’aucun des deux camps n’est coupable, puisque les Noirs ont été manipulés, Tarzan choisit spontanément de lutter avec les Blancs ! L’idéologie colonialiste est encore plus perceptible dans des récits publiés en Belgique, pays directement impliqué au Congo. Le troisième volet de Tiger Joe s’achève ainsi sur l’image d’un héros félicité en grande pompe par le gouverneur de la colonie, pour avoir sauvé « les habitants de race blanche » ! Ici aussi, les années 1960 apportent leur lot d’évolution. Avec la décolonisation ou le mouvement des droits civiques aux États-Unis, même si les clichés ne s’évanouissent pas totalement, le discours se transforme peu à peu. Par exemple, au début des « Pirates de la brousse », publié dans Tintin en 1968, Marc Franval, légèrement blessé, est soigné, dans un hôpital de jungle, par un sympathique médecin noir. De même, Stan Lee et Jack Kirby innovent en lançant en 1973 dans Jungle Action, la série Black Panther. Ce nouveau super-héros est un souverain noir, qui règne sur un pays très avancé technologiquement, dissimulé au cœur de la jungle africaine.

À partir de la fin des années 1960, avec l’apparition d’une BD plus fantaisiste ou plus irrévérencieuse, une veine « de jungle » décalée, voire parodique, se déploie aussi. Certaines séries jouent la carte de l’humour bon enfant. On songe aux Jungles perdues lancées en 1975 dans Spirou par Cauvin et Mazel, et qui mettent en scène un mini Tarzan affublé d’un grand gorille débonnaire, ou encore à La Jungle en folie, suite de gags mobilisant des animaux anthropomorphisés, créée en 1969 pour Pif gadget par Godard et Delinx. Dans cette dernière série, le nom du personnage principal, « Joe le tigre », résonne comme un clin d’œil amusé et décalé au Tiger Joe de Charlier, d’autant que le fauve de papier est un héros bien pacifique, qui se nourrit de pommes ! D’autres auteurs exploitent la veine du second degré, des différents niveaux de lecture. Dans un récit repris en album en 1984 sous le titre Le Cimetière des éléphants, Yves Chaland envoie ainsi son héros Freddy Lombard au cœur de la jungle africaine. L’auteur mobilise tous les clichés de la BD belge « classique » : héros intrépide admiré par les Noirs, « indigènes » agressifs dotés d’énormes lèvres, agents coloniaux paternalistes. La couverture du tirage de tête, qui reprend l’esthétique des albums des années 1950, montre d’ailleurs un Freddy Fred qui, tel un Tintin, progresse hardiment, casque colonial vissé sur la tête, à travers un enchevêtrement végétal. Chaland semble épouser les clichés anciens, mais, en leur redonnant vie alors que le contexte socio-culturel a changé, en les accusant parfois, il en révèle aussi toute l’inanité. D’autres auteurs enfin, qui visent un public plus adulte, vont plus loin, ridiculisant les héros « virils », et brisant au passage les tabous moraux qui avaient longtemps pesé sur le 9e art. Marcel Gotlib tourne ainsi à plusieurs reprises en dérision le personnage de Tarzan. Dans le tome 2 de la Rubrique-à-brac, publié en 1971, il met en scène un « Roi de la Jongle » physiquement proche du héros de Hogarth, mais si musculeux que, lorsqu’il se décontracte, il se liquéfie littéralement. Quelques pages plus loin, il narre les aventures de « Grolarzan, l’homme hippopotame », tellement volumineux qu’il écrase par mégarde la « belle indigène » qu’il tentait de sauver. Et dans le premier volet de Rhââ Lovely, paru cinq ans plus tard, il montre un Tarzan à la large mâchoire, obsédé sexuel, tout fier d’exhiber sous son pagne ses attributs virils. On peut d’ailleurs noter que la BD érotique s’emparera aussi du « seigneur de la jungle ». À la fin des années 1970, l’éditeur Elvifrance, spécialisé dans les petits formats « polissons », lance ainsi les exploits du parodique Karzan, « l’homme singe à poil et sans un », héros un peu simple mais doté d’une virilité conquérante et prompt à s’accoupler. De telles publications jouaient notamment sur des couvertures assez travaillées, mettant au premier plan des personnages féminins aux formes avantageuses…

Une autre voie se profile enfin à partir des années 1980 : des BD situées dans la jungle qui entendent dénoncer les excès du passé colonial, en s’appuyant sur une documentation plus ou moins fournie. Nous pensons par exemple à Congo 40 de Warnauts et Raives, publié en 1987, ou encore aux diverses adaptations du fameux roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres : par Anyango et Mairowittz chez Self-Made Héro en 2010, par Perrissin et Tirabosco chez Futuropolis en 2013, par Miquel et Godart chez Noctambule en 2014. Citons aussi la série Africa dreams, lancée en 2010, écrite par les Charles, et dessinée par Frédéric Bihel. Cette dernière met en scène un jeune séminariste qui part, plein d’idéal, pour le Congo de Léopold II, et découvre, au fond de la forêt équatoriale, une réalité faite de violences et d’injustices. Les auteurs ont manifestement été influencés par la lecture d’études historiques très critiques à l’égard de la première colonisation belge, comme les Fantômes du roi Léopold d’Adam Hochschild, et le dessinateur mobilise en les réinterprétant de nombreux documents d’archives. Les décors occupent une place bien plus importante que dans la BD « classique », et Frédéric Bihel peut, au gré de grandes vignettes et par le biais de l’aquarelle, faire parfois de la jungle un personnage à part entière. Ainsi, dans la douzième planche du premier tome, la traversée d’une forêt tropicale très obscure, peuplée d’ombres inquiétantes, devient l’allégorie d’une marche vers les ténèbres de la colonisation.

Philippe Delisle

Bibliographie

Bragard, Véronique, « Entre ambivalence et éthique : les ténèbres conradiennes en bande dessinée », Outre-mers. Revue d’histoire, No.s 392-393, 2016, p. 143-160. / Cabanes, Joel, Les Filles de la jungle, Monster bis collector, s.d., 160 p. / Cornet, Anne, « La série Africa dreams, une autre manière de faire l’histoire du Congo ? », Outre-mers. Revue d’histoire, No.s 392-393, 2016, p. 113-142. / Delisle, Philippe, Bande dessinée franco-belge et imaginaire colonial. Des années 1930 aux années 1980, Karthala, 2008, 196 p. / —, « Une bande dessinée américaine transposée dans un cadre colonial et catholique belge. La série Tiger Joe de Charlier et Hubinon », Chrétiens et sociétés, No.20, 2013, p. 159-172 / Dibie, Pascal (dir.), Tarzan, Somogy, 2009, 116 p. / François, Édouard, « Jim la jungle/Alex Raymond », Aventures de l’âge d’or, Deligne, 1980, p. 74-75. / Jannone, Christian, La Vision de l’Afrique coloniale dans la bande dessinée franco-belge des années 1930 à nos jours, thèse de doctorat en Histoire, Université d’Aix-Marseille, 1995, 686 p. / Lacassin, Francis, La Légende de Tarzan, Dreamland, 2000, 253 p.

Corrélats

animauxaventure – cinéma – colonialisme – genrepaysagepetit format