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bande dessinée et cinéma :
une histoire partagée

Thierry Groensteen

[Décembre 2018]

Si l’on prend l’œuvre de Rodolphe Töpffer comme point d’origine de l’histoire de la bande dessinée, celle-ci est antérieure de plus d’un demi-siècle à l’invention du cinématographe, puisque le dessinateur genevois était contemporain d’une autre invention, celle du daguerréotype.
Cependant, dès l’instant où l’industrie cinématographique a vu le jour, elle n’a pas cessé d’emprunter à la bande dessinée et de la nourrir en retour. On peut dire que ces deux nouveaux arts du récit en image se sont immédiatement reconnus comme cousins : ce sont, en effet, tous deux, des arts mimétiques, dramatiques.

Pour le dire dans les termes d’André Gaudreault, ils procèdent de la monstration avant d’être narratifs [1]. Les agents de l’action, les personnages, n’y sont pas seulement évoqués ou décrits mais représentés en acte. On les voit agir, on les « entend » parler. Seulement ces agissements ne se déroulent pas en direct devant le spectateur, comme dans le spectacle vivant, ils sont fixés – sur la pellicule, ou sur le papier, et par là constituent une forme de littérature (filmique, graphique). BD et cinéma sont, en outre, des arts du découpage et, partant, de l’ellipse.

Il faudrait naturellement élargir le propos à un spectre médiatique (ou, comme le dirait André Gaudreault après Louis Francœur, à un « paradigme culturel ») plus large. « Le premier cinéma [s’est inventé] en empruntant ses formes au théâtre et, de plus en plus au roman » (Letourneux 2017 : 186). Plus précisément, « les drames et les comédies sont empruntées au théâtre, le western prend sa source dans les dime novels [qui se sont développés aux États-Unis à partir de 1860] et les spectacles vivants de type Wild West Show, et très vite le cinéma d’aventures ou le cinéma policier reprennent les grands succès romanesques » (id., 187).
Cette circulation des genres, des personnages et des imaginaires passera aussi, un peu plus tard, par la radio, avec les feuilletons du Golden Age, qu’il s’agisse des soap operas ou des exploits d’aventuriers tels que le Lone Ranger (1933-1954).
D’emblée, avec les médias narratifs modernes, c’est donc une culture transmédiatique qui se met en place, celle dans laquelle nous baignons encore à l’heure actuelle, et qui donne à nos Rencontres son actualité et sa raison d’être.
Un dessin (1945) du cartoonist américain Elmer Simms Campbell résume assez bien le phénomène. Je traduis la légende : « Nous n’avons pas CE livre... mais nous avons le livre adapté du film tiré de la pièce d’après ce livre ! »

On le sait, L’Arroseur arrosé, tourné par Louis Lumière et montré pour la première fois le 21 septembre 1895 à La Ciotat, reprenait un gag qui avait déjà connu plusieurs versions dans la littérature dessinée. Le récent ouvrage de Paul Karasik et Mark Newgarden How to read Nancy (Fantagraphics Books, 2017) les reproduit toutes : la première occurrence, signée Uzès (Achille Lemot) dans Le Chat Noir No.182, le 4 juillet 1885, puis les variantes proposées par l’Allemand Hans Schliessmann dans les Fliegende Blätter le 15 août 1886, l’Espagnol Cilla dans Madrid Comico le 28 août de la même année, Hermann Vogel pour l’Imagerie Quantin en 1887, Sorel dans La Caricature en mars 1887, Gibey dans le même périodique, le 2 juin 1888, l’Américain Arthur Burdett Frost, en 1888 encore, dans son album Stuff and Nonsense, et Christophe, enfin, dans Le Petit Français illustré en date du 3 août 1889.

L’Arroseur arrosé est une anecdote, un gag, qui vaut par la situation et non par les personnages, peu caractérisés. Le premier héros de bande dessinée à avoir été porté à l’écran est anglais, puisqu’il s’agit d’Ally Sloper, créé par Charles Henry Ross en 1867 et popularisé par sa compagne Marie Duval. La transposition à l’écran a lieu en 1898. Le réalisateur est George Albert Smith, qui travaille alors pour la Warwick Film Company et qui est aujourd’hui considéré comme le « père » du cinéma britannique. Plusieurs courts métrages d’Ally Sloper seront encore tournés ensuite, jusqu’en 1913, par divers réalisateurs.

Ally Sloper à l’écran

Toujours en 1898, mais quelques mois plus tard, c’est en terre américaine que les Katzenjammer Kids de Rudolph Dirks, personnages apparus seulement l’année précédente, s’incarnent dans un film de moins de 2 minutes, pour la Biograph Company de Thomas Edison. D’autres héros de newspaper strips, comme le Happy Hooligan de Opper ou le Foxy Grandpa de Carl E. Schultze, seront aussi très rapidement portés à l’écran. Edwin Porter transposa non seulement Happy Hooligan mais une autre série du même dessinateur, Alphonse et Gaston, puis Buster Brown, Clarence the Cop et même Dream of the Rarebit Fiend, de Winsor McCay, en 1906. Il n’est pas exagéré de dire que, l’espace de quelques années, Edwin Porter (1870-1941), l’un des plus grands réalisateurs américains de l’ère du cinéma muet, s’était spécialisé dans l’adaptation de comics au cinéma.
En 1903, Trouble in Hogan’s Alley avait vu s’animer à l’écran le personnage du Yellow Kid, créé par Richard F. Outcault ; le Kid y était l’« instigateur d’un chahut qui se [terminait] par une pluie de morceaux de briques lancés contre un agent de police » [2].
Les Katzenjammer Kids allaient revenir à l’écran en 1912 pour une série de huit films dans lesquels les rôles de Hans et Fritz étaient tenus, non par des enfants mais par des nains.

Dans les années 1912-1920, c’est sous la forme de dessins animés que les personnages des comics, de Mutt and Jeff à Krazy Kat, vont principalement prendre vie, comme plus tard Popeye, animé de 1933 à 37 par Max Fleisher.
Bande dessinée et cinéma d’animation ont entretenu des rapports étroits dès l’origine, ne serait-ce qu’à travers les figures du Français Emile Cohl (1857-1938) et de l’Américain Winsor McCay (1867-1934), qui comptèrent l’un et l’autre parmi les pionniers dans ces deux champs artistiques. L’album de Töpffer Les Amours de Monsieur Vieux-Bois (1839) allait lui-même « resurgir près de quatre-vingts ans plus tard sous la forme unique d’un film d’animation (principalement en silhouettes de papier), traité en trois tableaux et formant un tout de 45 minutes, conçu par les réalisateurs français Lortac et Cavé sous le titre Histoire de Mr Vieux-Bois (1921) » (Vimenet, 2013). Krazy Kat, de George Herriman, attendra moins longtemps pour être animé à l’écran, puisque la Hearst-Vitagraph News Pictorial s’en charge dès 1916, trois ans à peine après la création du personnage. Felix le chat et Mickey Mouse, comme l’on sait, muteront dans l’autre sens, de personnages animés vers l’état de personnages de papier. De même, le Charlot de Chaplin devint rapidement un héros de comics, aux États-Unis, en Angleterre et en France où Thomen, Mat puis Forest lui prêtent successivement leur crayon. Du reste, le personnage du tramp, du vagabond, était un type courant dans les comic strips – notamment avec le Happy Hooligan de Opper – avant d’être adopté par le cinéma.

Poursuivre cette évocation historique serait fastidieux. Les exemples que j’ai cités suffisent amplement à établir que le sujet qui va nous occuper durant ces deux journées n’est pas nouveau, loin s’en faut. Il existe une longue et riche histoire, sans doute pas encore écrite dans tous ses tours et détours, des transpositions de bandes dessinées à l’écran, que ce soit sous la forme de films avec acteurs, en prises de vues réelles, ou de films d’animation.
Une histoire qui ne se limite pas à l’espace américain. Ainsi, les Pieds Nickelés de Forton atteignent l’écran une première fois dès 1917 : Emile Cohl réalise cinq épisodes en animation, avec la complicité de Benjamin Rabier. Et en 1939, Pauline Dubost joue Bécassine dans le film éponyme réalisé par Pierre Caron.
Elle ne concerne pas non plus que les bandes dessinées humoristiques. Tous les grands aventuriers de la bande dessinée américaine mèneront une carrière parallèle dans les serials parlants des années trente : Brick Bradford, Dick Tracy, Mandrake, le Lone Ranger... puis, dans les années quarante, le Spirit, Batman ou Captain America. Nicolas Labarre nous en entretiendra dans quelques minutes.

Mickey agent secret

Quelquefois, l’adaptation s’inscrit dans une série culturelle plus vaste, et consiste en une sorte de billard à trois entre littérature, cinéma et bande dessinée. Ainsi, dans les aventures de Mickey dessinées par Floyd Gottfredson, plus d’un épisode des années trente s’inspirait de romans déjà médiatisés par le cinéma. C’est le cas de Mickey at the Foreign Legion, écrit par Ted Osborne, dont la parution débuta le 23 mars 1936 (épisode connu en France sous le titre Mickey agent secret). En mission pour les services secrets, Mickey se retrouve dans un poste avancé de la Légion étrangère française, au cœur du désert africain. Le décor et la vie de la garnison rappellent à l’évidence Beau Geste, roman de l’écrivain britannique Christopher Wren paru en 1924 et déjà porté deux fois à l’écran, Gary Cooper interprétant le rôle-titre dans la deuxième version.
Le 9 août 1937 débutait Mickey his Royal Highness, pour lequel Gottfredson est associé à un autre scénariste, Merrill De Maris. Le modèle est cette fois le célèbre roman d’Anthony Hope, Prisoner of Zenda (1894). Ici encore le cinéma a servi de relais, puisque trois versions de cette histoire ont été tournées entre 1913 et 1922, et qu’un quatrième film, dû à John Cromwell, vient de sortir au début de l’année 1937.
Tarzan, à l’origine personnage littéraire créé par Edgar Rice Burroughs en 1912, avait été porté à l’écran dès 1918 et avait déjà inspiré sept films et deux serials de 15 épisodes chacun avant que la bande dessinée ne s’en empare, sous les crayons d’Harold Foster puis de Burne Hogarth.

Cependant, les échanges entre le 7e et le 9e Art dans les premières décennies du XXe siècle ne se limitèrent pas aux adaptations. Plus d’un cartoonist travailla directement pour Hollywood : Ernie Bushmiller, le dessinateur de Nancy, fut gagman (non crédité) pour Harold Lloyd, pour lequel Tad Dorgan écrivit, pour sa part, les scénarios des premiers épisodes de la série Lonesome Luke ; Milt Gross collabora avec Chaplin et écrivit des scénarios de comédies musicales, et Rube Goldberg signa le scénario du long métrage Soup to Nuts (Benjamin Stoloff, 1930).

Au-delà de ces passerelles ponctuelles s’ouvre ensuite le vaste chapitre des influences réciproques.
Il en est d’anecdotiques : Julius Henry Marx adopta le prénom de Groucho en référence à une bande dessinée de Gus Mager, Groucho the Monk.
Et de plus fondamentales. Celles, par exemple, qui touchent à la grammaire des plans. À la suite de Töpffer et de ses épigones du XIXe siècle, qui représentaient toujours leurs personnages en pied, les auteurs de bande dessinée mirent longtemps à se rapprocher de leurs acteurs, à tourner autour et à abandonner le modèle théâtral de narration au profit du modèle cinématographique. Longtemps, on ne trouva guère de gros plans dans la bande dessinée. Un Christophe, parfois, s’approchait de son personnage. Le gros plan survenait toujours quand ce dernier avait été victime d’une agression ou d’une métamorphose quelconque : on s’approchait pour mieux constater les dégâts.
De rares planches, par exemple chez les Américains Frost ou Opper [3], se présentaient comme la répétition sérielle d’un même visage animé par différentes expressions faciales successives. Le gros plan y était utilisé comme vecteur d’un comique physionomique. Mais il n’intervenait pas, ordinairement, dans la conduite de la narration, comme une alternative à des cadrages moins serrés ; il ne se combinait pas à eux.

Créateur, en 1924, du strip Wash Tubbs, Roy Crane (1901-1977) joua un rôle déterminant dans l’évolution de la bande dessinée vers plus de réalisme. C’est lui qui fut le principal introducteur du gros plan dans le récit d’aventures dessiné. Inexistant dans les premières années du strip, le plan rapproché y intervient à partir de 1927 et devient monnaie courante l’année suivante. Le gros plan sur un visage est utilisé désormais pour imprimer rythme et diversité au découpage, souligner certaines répliques, renchérir sur des expressions. En 1934, des scènes dialoguées dépourvues d’action sont principalement constituées de gros plans, et c’est maintenant le plan éloigné qui intervient parcimonieusement, en contrepoint.

Wash Tubbs, par Roy Crane

La bande dessinée a, en somme, acclimaté la syntaxe cinématographique : une échelle des plans plus souple lui permet de se plier à toutes les exigences de la dramatisation, d’accompagner en les soulignant toutes les nuances des situations narratives. Le dessinateur de comics était jusque-là une sorte de marionnettiste orchestrant sur la page une petite pantomime ; il doit au 7e Art de devenir un metteur en scène à part entière.

Mais n’oublions pas qu’en sens inverse, Alain Resnais confessait : « Il m’est arrivé, en faisant ma mise en place avec les comédiens sur un plateau, de me demander : "Comment Milton Caniff s’en serait-il tiré ?" [4] »
Resnais ne dessinait pas mais Fellini et Eisenstein, si. Voici, de la main du second cité, une petite bande dessinée animalière dessinée en 1917, à l’âge de dix-neuf ans.


Enfin, bande dessinée et cinéma sont devenus sujets l’un pour l’autre. Dans sa jeunesse, Hergé avait fréquenté les salles obscures, et son imaginaire s’était nourri de cinéma autant que de ses lectures ; plus tard, il introduisit dans les aventures de Tintin de multiples emprunts à des films – comme la séquence de cauchemar des 7 Boules de cristal qui vient en droite ligne du film de Griffith The Avenging Conscience (La Conscience vengeresse, 1914), les similitudes entre L’Affaire Tournesol et Le Rideau déchiré, d’Hitchcock, qu’a étudiées Frédéric Pomier, ou les emprunts de L’Île noire à The Thirty-Nine Steps (Les 39 Marches), du même Hitchcock, mises en lumière par Ludovic Schuurman [5].
Mais Hergé a aussi montré le cinéma même, comme industrie et comme institution. Souvenez-vous. Rastapopoulos fait sa première apparition dans la série comme producteur de cinéma, dans Les Cigares du pharaon, et Tintin, confondant fiction et réalité, interrompait fâcheusement un tournage au motif de sauver l’héroïne. Ce faisant, il ne se montrait pas beaucoup plus avisé que les noirs qui, dans Tintin au Congo, jetaient leurs lances en direction de l’écran.
Dans l’album suivant, Le Lotus bleu, afin d’échapper aux soldats de la concession internationale qui le poursuivent, Tintin se réfugie dans un cinéma de Shanghai. Et qu’y projette-t-on ? précisément le film (ou peut-être simplement sa bande annonce) que tournait Rastapopoulos en Arabie. Le film sert de lien intertextuel entre deux épisodes de la série, renforçant la cohérence de celle-ci.
Bien plus tard, c’est par une sortie de cinéma que débutera l’album Coke en stock. Où l’on découvre que Tintin et le capitaine ne dédaignent pas d’aller voir un film de temps en temps – en l’espèce : un western. Genre qui, même si cette fois le lien n’est pas formellement établi, est lui-même réminiscent d’une précédente aventure de notre héros, Tintin en Amérique.

Bien d’autres personnages de bande dessinée ont hanté les studios de cinéma et les tournages, de Superman à Bécassine (cf. Bécassine au studio, épisode tardivement dessiné par Pinchon, où l’héroïne vit un tournage aux côtés de Loulotte, devenue actrice sous le nom de Louise Armor). Et, du côté des comic strips, plus d’un personnage féminin aura fait carrière à Hollywood : Fritzi Ritz, d’Ernie Bushmiller, Ella Cinders, de Charlie Plumb et Bill Conselman, Betty Boop, sous le crayon de Bud Counihan, Patsy, de Mel Graff, etc.
Le plus étonnant est que ces actrices de papier deviendront parfois rapidement assez populaires pour que l’on produise des films où elles s’incarneront « pour de vrai » à l’écran : ainsi Ella Cinders en 1926 ; il en va de même, du reste, pour d’autres « flappers », comme Tillie the Toiler, de Russ Westover – qui, elle, travaille dans l’univers de la mode – en 1927.
Dans la série Ollie of the Movies (1934 à 38), le cartoonist Jullian Ollendorf (1881-195 ?), qui connaît Hollywood de première main pour y avoir réalisé 24 courts métrages en animation, prétend dévoiler aux lecteurs les coulisses du monde du 7e Art et le fait assister à des castings, des tournages, des séances de screen tests, etc. Ollie, surnom qui lui avait été donné par ses amis (diminutif d’Ollendorf), devient celui de son héroïne, une actrice répondant au nom d’Olive Lane. Ses aventures lui font croiser toutes sortes de célébrités.

Plus tard viendra le temps des parodies. Sous la direction de Harvey Kurtzman, Mad s’en fait une spécialité au début des années cinquante, choisissant ses cibles dans le patrimoine de la bande dessinée et dans les classiques littéraires. Pour le cinéma, la stratégie est un peu différente, car les films ciblés ne sont pas les grands films d’avant-guerre considérés d’ores et déjà comme classiques ; à l’exception de King Kong (qui devient Ping Pong dans Mad No.6), la parodie s’attache à des œuvres de réalisateurs comme John Ford, John Farrow ou Robert Wise : des films sortis peu de temps auparavant et qui ont fait événement.
Quand Mad, de comic book, se sera mué en magazine, le dessinateur Mort Drucker sera LE spécialiste des parodies de films (et de séries télévisées). Il s’attaquera aux Oiseaux d’Hitchcock aussi bien qu’au Parrain de Coppola, sans parler de Star Wars et Harry Potter. Spécialiste du portrait-charge, il caricature chaque fois toute la distribution des films visés. Notre Pilote hexagonal, dans les années 70, s’en inspirera, publiant quelques imitations.

Dans la série Little Annie Fanny, que Kurtzman crée avec Bill Elder pour Playboy en octobre 1962, la parodie occupe moins de place, même si certains épisodes se moquent du cinéma. Je citerai seulement trois épisodes des premières années : Films, Italian Style (mars 1963), où apparaissent Marcello Mastroïanni et Sophia Loren ; From Annie with love (janv. 65), qui se paie les films de James Bond et plus particulièrement Bons Baisers de Russie, avec quelques références à No et à Goldfinger ; Seven Days with Mae (oct. 1965), enfin, recrute Peter Sellers, Kirk Douglas et John Wayne pour tourner en dérision les films catastrophe sur la guerre nucléaire, particulièrement Docteur Folamour et Sept jours en mai.

Sophia Loren dans Little Annie Fanny...

On ne saurait évoquer les relations entre bande dessinée et cinéma dans les années soixante sans parler de Jean-Luc Godard, d’une part, et de Marcel Gotlib, d’autre part.
Émule revendiqué d’Harvey Kurtzman, Gotlib est le dessinateur français qui a exprimé avec le plus de constance sa passion pour les salles obscures. Il suffit de citer les épisodes de la Rubrique-à-Brac intitulés « Le coin du cinéphile », « Langage cinématographique », « On se paie une toile ? », « Les clichés du cinéma » ou encore « Spaghetti-western », sans oublier les parodies de Judex (Feuillade), Pinocchio (Disney), La Décade prodigieuse (Chabrol), L’Enfant sauvage (Truffaut), Le Cercle rouge (Melville) et Les Choses de la vie (Sautet). Ayant quitté Pilote, Gotlib livrera d’autres planches mémorables citant Zardoz, Themroc, Frankenstein, Star Wars, Alien ou encore L’Exorciste. On se souvient aussi de Cinémastock, avec Alexis, et notamment des pages drôlatiques sur les films de chevalerie. « Je suis un cinéaste refoulé » confia Gotlib un jour à Philippe Marion. À travers son œuvre, Gotlib avouait implicitement faire partie d’une génération – la première, sans doute – pour laquelle les références littéraires remontaient à l’enfance (les contes de fée, Le Petit Prince) ou ressortissaient aux classiques (Victor Hugo, Alexandre Dumas, Lewis Carroll), et qui voyait dans le cinéma l’expression de la culture vivante de son temps.

Godard, lui, dans la première partie de sa carrière, et jusqu’en 1968, a montré un grand intérêt pour les bandes dessinées et plus généralement les récits en images fixes. Pierre Pinchon en a réuni récemment toutes les preuves dans un ouvrage intitulé Contrebandes Godard 1960-68 (éd. Matière, 2018). On y trouve notamment la planche dessinée par Jean-Paul Savignac sous le titre « Une nouvelle aventure de Lemmy Caution » pour annoncer Alphaville (film dans lequel les agents secrets se nomment, entre autres, Guy l’éclair et Dick Tracy).

D’autres citations de bandes dessinées, nombreuses, apparaissent dans les films de Godard à partir de Pierrot le fou : album des Pieds Nickelés lu par Ferdinand/Belmondo, bulles de comic strips dans certaines scènes de Made in USA, apparition de Batman, Sergent Fury et Captain America dans La Chinoise, etc. Par ailleurs, À bout de souffle a connu quatre adaptations successives en ciné-roman, et quelques strips ont été dessinés évoquant le making-of du film. En un mot, le chef de file de la Nouvelle Vague ne cachait pas ses affinités avec la bande dessinée, ses techniques et son imaginaire.
C’est l’époque où, de son côté, Paul Gillon et ses scénaristes introduisaient un réalisateur de la Nouvelle Vague dans le soap 13 rue de l’Espoir, qui faisait les beaux jours de France Soir.

Un réalisateur de la Nouvelle Vague dans 13 rue de l’Espoir

Mais, dans ces années soixante, il se passa encore autre chose : la naissance de la bédéphilie.
Cinéma et bande dessinée ont en commun d’avoir été deux arts en déficit de légitimité artistique, rejetés par l’élite intellectuelle et sociale. L’un et l’autre ont été accusés de pervertir la jeunesse. Au cinéma, on a reproché la rude concurrence qu’il faisait au théâtre ; à la bande dessinée, on a fait grief de détourner des « vrais livres ».
Avant d’être reconnu comme un art à part entière, le cinéma a d’abord été un spectacle de curiosités greffé sur le monde forain, puis un loisir populaire. Sa valeur culturelle a commencé à être reconnue à partir des années trente (Henri Langlois crée la Cinémathèque française en 1936), mais il subsistait de solides poches de résistance, notamment dans le milieu enseignant. Dans l’éditorial ouvrant le premier numéro de la revue Positif, en mai 1952, on pouvait lire : « Vous aimez le cinéma : vous savez qu’il est aussi un art. Il a fallu 50 ans aux professeurs pour l’admettre. »
En 1971, Pierre Bourdieu classait encore le cinéma parmi les arts « en voie de légitimation », au même titre que la photographie et la bande dessinée.

Or, si les écrivains avaient joué un rôle important dans le processus de légitimation du cinéma, les gens de cinéma, à leur tour, furent aux avant-postes pour légitimer la bande dessinée : le réalisateur Alain Resnais (et dans une moindre mesure Federico Fellini), les critiques Barthélemy Amengual, Robert Benayoun et Claude Beylie, notamment, occupèrent une place déterminante dans la première génération active de bédéphiles militants.
On se souvient que les trois derniers numéros de Giff-Wiff, la revue du Centre d’études des littératures d’expression graphique animé par Francis Lacassin et Alain Resnais, furent édités par un éditeur professionnel, Jean-Jacques Pauvert. À cette époque, c’est Éric Losfeld, l’autre grand éditeur anticonformiste, qui publie la revue Positif. Et les scénaristes de quelques-uns des albums de bande dessinée pour adultes qu’édite également Losfeld – des romans graphiques avant l’heure – passeront bientôt derrière la caméra : c’est en effet Jean Rollin qui signe le script de Saga de Xam, dessinée par Nicolas Devil, et Pascal Thomas celui de Pravda la survireuse, pour Guy Peellaert (ces deux ouvrages paraissent en 1967).

Dans un contexte marqué par l’effacement des hiérarchies entre les formes culturelles et les genres, cinéma et bande dessinée sont à présent pleinement acceptés comme des formes d’expression légitimes susceptibles de donner des œuvres majeures, tout comme la peinture, la littérature ou la musique.
Le champ du cinéma a longtemps été structuré par l’opposition, certes discutable, entre un « cinéma commercial » et un « cinéma d’auteur ». En bande dessinée, il faut attendre les éditions Futuropolis dirigées par Etienne Robial et Florence Cestac pour que s’affirme, dans la deuxième moitié des années 70, une production se revendiquant de la bande dessinée d’auteur – revendication que l’Association, quinze ans plus tard, allait porter encore plus vigoureusement, par exemple en refusant que ses ouvrages soient qualifiés d’albums et en parlant, à la place, de « livres de bande dessinée ».
Mais, comme l’on sait, et comme se plaisent à le rappeler les études en sociologie du cinéma, la production n’est pas aussi clivée et il existe plutôt un continuum depuis le « pôle le plus commercial » jusqu’au « pôle le plus autonome ». On peut en dire autant, bien sûr, de la bande dessinée.

Planche de Pétillon parue dans un Pilote hors série

Entre l’industrie du cinéma et l’industrie de la bande dessinée, c’est sur le plan économique que l’opposition a longtemps été la plus marquée. J’aime à répéter qu’il est possible pour tout un chacun de réaliser une bande dessinée avec une feuille de papier et un crayon sur un coin de sa table de cuisine. Par rapport à cet artisanat léger, le cinéma, lui, mobilisait des capitaux importants, parce qu’il s’agit d’un travail d’équipe, parce que certains cachets peuvent atteindre des sommes élevées, mais surtout à cause du prix de la pellicule de 35 millimètres. Désormais, toutefois, les bobines ont quasiment disparu des cabines de projection ; la caméra 35 mm n’est plus indispensable à la réalisation d’un film : on peut se servir d’un caméscope, d’un appareil photo ou même d’un téléphone portable.
Un discours très répandu nous assure que, même s’il existe toujours des films à gros budgets, l’économie du cinéma aurait profondément changé grâce à l’évolution technologique ; elle se serait démocratisée – et en cela rapprochée, en somme, de cet artisanat léger qu’est la bande dessinée. Mais cette affirmation demande à être nuancée. Les chiffres que je vais donner maintenant proviennent d’une étude du CNC sur les coûts de production des films en 2016 [6].
23,3 % des 202 films d’initiative française agréés cette année-là ont coûté moins d’un million d’euros ; 19,8 % ont coûté plus de 7 millions ; 6 films disposaient d’un budget supérieur à 15 millions. Le coût moyen d’un film s’établissait à 4,64 millions d’euros (20,21 millions pour les films d’animation). L’incidence du numérique, c’est principalement le fait que la part des moyens techniques a diminué dans le budget de production des films les moins chers (elle est passée, sur la période 2007-2016, de 14,6 % du coût total du film à 6,3 %). Mais les autres postes, eux (personnel et charges sociales, droits artistiques, interprétation, transports et costumes, tournage, etc.), n’ont pas diminué. Au cours de la même période décennale, le coût moyen des films a progressé en moyenne de 0,8 % par an, quand l’indice des prix à la consommation, lui, diminuait de 1,1 % par an.
Un film destiné à une distribution en salle reste donc aujourd’hui, en moyenne, environ cent fois plus onéreux à produire qu’un roman graphique tiré à 10 000 exemplaires. La bande dessinée a gardé pour elle ce privilège exclusif d’être un média léger, en termes d’investissement.

Visuel pour la promotion du film Avengers 3.

Il faut garder cela à l’esprit, pour mesurer le paradoxe que représentent les blockbusters actuels : Avengers : Infinity War (2018), Justice League (2012), Avengers : L’Ère d’Ultron (2015), Spider-Man 3 (2007), Batman vs Superman : L’Aube de la justice (2016), The Dark Knight rises (2012) et enfin Valérian et la Cité des mille planètes (2017) : sur les vingt films les plus chers jamais produits à ce jour (ils ont coûté entre 230 millions de dollars et 485 millions), sept sont adaptés de bandes dessinées, dont six de comics de super-héros !
Naturellement, les entrées dans les salles sont en proportion des sommes investies. On sait que ce sont les licences vendues à Hollywood qui ont sauvé DC et Marvel. Et c’est bien grâce au relais pris par l’industrie cinématographique que l’on peut aujourd’hui, avec Tristan Garcia [7], parler d’une « hégémonie culturelle de la mythologie superhéroïque ».
Reste qu’il a fallu au cinéma des budgets colossaux et des effets spéciaux toujours plus nombreux et spectaculaires, là où les créateurs de ces « êtres humains hyperboliques » (pour citer encore Garcia) que sont les super-héros n’avaient besoin que de quelques coups de crayon pour fasciner leurs lecteurs enfants et adolescents.

Le film de super-héros est l’exemple d’un genre cinématographique qui doit tout au référent bande dessinée. Inversement, on pourrait, comme l’a montré notamment Gilles Ciment [8], il est un genre, dans la bande dessinée, où la référence cinématographique est constante : « la bande dessinée western s’inspire toujours directement du western cinématographique ». L’exposition Goscinny et le cinéma actuellement présentée à la Cité en apporte la confirmation en documentant les emprunts au 7e Art dans Lucky Luke. La même démonstration a été faite, s’agissant de Blueberry [9]. Mais n’oublions pas que Calvo puis Liquois avaient dessiné Tom Mix d’après le personnage apparu dans une centaine de films entre 1920 et 1933. Ni ce que le Buddy Longway de Derib devait au film de Sydney Pollack Jeremiah Johnson.

On cite souvent, comme film proche de l’univers de la bande dessinée, L’Homme de Rio (1964), de Philippe de Broca. Le réalisateur l’avait tourné après avoir renoncé à adapter Tintin à l’écran, mais il avait gardé l’esprit de l’œuvre d’Hergé : un héros bondissant, une action menée tambour battant, un mélange d’aventures et d’humour, une certaine candeur (même si le personnage joué par Belmondo possède une sexualité interdite à Tintin), sans compter quelques emprunts directs à plusieurs albums (Cf. « Tintin et l’homme de Rio » [en ligne], http://bgrabot.wixsite.com/tintin-homme-de-rio/quiz). http://bgrabot.wixsite.com/tintin-h...
Ce serait donc ça, « l’esprit BD » à l’écran ?

Mais, à l’inverse, que signifie, pour une bande dessinée, le fait d’être qualifiée de cinématographique ? « Quand j’ouvre un album d’Hermann, souvent je me dis : ça, c’est du cinéma ! » s’exclamait Roman Polanski en guise de préface à un ouvrage consacré au dessinateur ardennais, dans les années 80 [10]. Hermann, comme bien d’autres dessinateurs depuis plusieurs générations, se sont nourris de films et ne se privent pas de puiser dans leur mémoire cinématographique des éléments de mise en scène, des idées de cadrage ou d’éclairage, des ambiances voire des situations ou des personnages. Ces emprunts explicites ou implicites peuvent contribuer à dynamiser la narration, ils ont surtout l’avantage de faire référence à un imaginaire et à une imagerie partagés par le public, instaurant par là une forme de connivence.
Il est difficile de faire abstraction de ce que le cinéma a implanté dans le cerveau de générations ayant consommé des milliers d’heures de films, téléfilms et autres séries. Comme l’écrivait déjà Amengual en 1965 dans son essai Le Petit Monde de Pif le chien (p. 104), notre œil est « cinématographiquement éduqué ».

Même le discours sur la bande dessinée a été façonné par la théorie du cinéma, ainsi que l’a montré Matteo Stefanelli [11] : la théorie de la bande dessinée aurait, selon lui, procédé à « un transfert systématique des catégories issues du cinéma », en particulier à travers les concepts de cadrage, de montage et de séquence. Et le critique italien de pointer, à juste titre, que « comprises de façon métaphorique, les notions de cadrage et de montage ne sont pas sans intérêt mais, souvent, elles n’aident guère à comprendre l’expérience esthétique, créative ou réceptive de la bande dessinée ». Toutefois, ces critiques semblent s’adresser davantage à la première génération de chercheurs, les « Morin, Gubern, Rey, Eco » qui écrivirent avant la fin des années 1970. Il me semble que, depuis, la théorie s’est affranchie de ce surmoi cinématographique et n’a eu de cesse de chercher à approcher la bande dessinée dans sa spécificité propre. Elle a notamment tiré toutes les conséquences de la différence essentielle qui existe entre la mise en continuité des images propre au cinéma et la mise en contiguïté qui caractérise la bande dessinée.
Le temps n’est plus où l’on pouvait, comme Michel Pierre, parler lapidairement de la bande dessinée comme d’un « art du cinéma avec arrêt sur image » ou bien encore intituler une conférence « La bande dessinée, cinéma inanimé », comme l’avait fait le cinéaste académicien René Clair à l’Institut de France en 1974.

Nombre de dessinateurs se plaisent même à insister sur le fait qu’à vouloir copier le cinéma, la bande dessinée se fourvoierait et abdiquerait son génie propre. Je citerai seulement trois d’entre eux, qui comptent parmi les grands auteurs contemporains.
Blutch : « Il y a des choses en bande dessinée que tu ne trouves nulle part ailleurs. C’est ce que j’aimerais faire : de la bande dessinée par excellence, pas une resucée de cinéma. » On sait pourtant combien l’auteur de Pour en finir avec le cinéma se plaît à jouer avec les images du 7e Art.

Extrait de l’album de Blutch Pour en finir avec le cinéma (2011)

Chris Ware, de son côté, a déclaré à plusieurs reprises que, si son style s’inspire majoritairement des comics américains d’avant les années 1950, c’est parce que, après cette date, la bande dessinée se serait « calcifiée » pour la raison qu’elle se serait mise à copier le cinéma.
Alan Moore, enfin : « Si on ne conçoit les comics qu’à l’exemple du cinéma, tout ce qu’on obtient, au mieux, c’est un film qui ne bouge pas. (...) Ce que j’ai essayé d’accomplir avec mon travail, à partir de Watchmen, c’est de faire des choses qui ne peuvent être réalisées que dans les comics. »
Sans doute, tous les arts ont une revendication de génie propre, et beaucoup d’artistes, toutes disciplines confondues, conservent aujourd’hui encore, malgré toutes les formes contemporaines de métissage et d’hybridation entre les arts, cette ambition de creuser la spécificité de leur forme [12]. Mais ce qui est particulier à la bande dessinée, c’est que c’est toujours le cinéma qui sert de repoussoir, de contre-exemple, comme si la bande dessinée ne pouvait trouver à s’affirmer pleinement que dans sa différence, non avec la littérature ou le roman-photo, par exemple, mais avec le septième art, à jamais proche et lointain.

Il arrive que des dessinateurs s’amusent à introduire dans leurs planches des effets typiquement cinématographiques, aussitôt repérés comme tels, qu’ils soient avoués ou non. Ainsi Gotlib quand, dans sa Rubrique-à-Brac intitulée « Langage cinématographique », il utilise profondeur de champ, contre-plongée vertigineuse et caméra subjective, Newton et le gag de la pomme servant de support à la démonstration.

© éditions Dargaud

De même, dans l’épisode de Cinémastock parodiant Notre-Dame de Paris, que Gotlib scénarisa pour Alexis, les transitions entre scènes se font à la manière de pseudo-fondus enchaînés, les superpositions de dessins ne devant rien au hasard (voir les yeux de Frollo apparaissant par-dessus les seins d’Esmeralda).
_ Son mentor Harvey Kurtzman avait introduit l’épisode de Little Annie Fanny « Richard Luster » (avril 1969) par un baiser hollywoodien en TRÈS gros plan.
Tandis que des auteurs aussi divers que Nicole Claveloux (cf. la séquence « Ciné Grabote », Okapi No.s 82 et suivants), Goossens, Gotlib encore et David Vandermeulen (Fritz Haber), notamment, ont interpolé dans leur narration des « cartons » à la façon des films muets.

Grabote, de Nicole Claveloux

Il faut aussi dire ici un mot du storyboard, que le critique N.T. Binh a pu qualifier de « parent pauvre du septième art et repoussoir du neuvième » [[CinémAction hors série Cinéma et bande dessinée, op. cit., p. 177). S’il est relativement rare que l’industrie du cinéma fasse appel à un auteur de bandes dessinées comme sketch artist, c’est peut-être parce que le storyboard, s’il permet « d’éprouver la pertinence visuelle » des idées, comme le dit Benoît Peeters, et peut constituer une préparation utile avant le tournage, ne présente avec la bande dessinée qu’une analogie de surface. Les dessins n’y ont qu’une valeur indicative, transitive, ils n’ont « pas de vérité en soi » (les mots sont, cette fois, de François Schuiten). Et la plupart des fonctions que le cinéma attribue au storyboard : domestiquer le réel, rassurer le producteur, gagner du temps au tournage, ne correspondent à aucune des exigences propres à la bande dessinée, pour laquelle le stade du brouillon dessiné sert surtout à définir une dynamique des enchaînements, des principes de mise en page, et à répartir la matière narrative dans un espace contraint.

Voilà un inventaire succinct et certainement incomplet des relations qui se sont établies au cours de leur histoire commune entre la bande dessinée et le cinéma.
On ajoutera, bien sûr, qu’il existe un désir de cinéma chez un certain nombre d’auteurs de bande dessinée, qui sont passés derrière la caméra, de temps d’un film (Martin Veyron, Régis Franc) ou plus durablement (Gérard Lauzier, Enki Bilal, Pascal Rabaté, Marjane Satrapi, Joann Sfar, Riad Sattouf...). Et que de nouveaux médias apparus plus récemment, tels que les jeux vidéo, se sont développés au carrefour d’influences venues à la fois du 7e et du 9e arts.

Je voudrais conclure cette intervention par quelques observations que m’inspire la liste des bandes dessinées portées à l’écran qui figure parmi les documents qui vous ont été remis à l’entrée de la salle.
Cette filmographie, pour incomplète qu’elle soit, autorise plusieurs constatations.
Il y a eu des périodes successives dans le choix des œuvres adaptées. Jusqu’au milieu des années soixante, il s’agit exclusivement de personnages populaires, héros de séries installées depuis une ou plusieurs décennies : Bécassine, les Pieds Nickelés, Tintin. Vint une période, précocement inaugurée par le Barbarella de Vadim, où le cinéma s’intéressa à la BD dans sa dimension érotique : Gwendoline, Le Déclic et L’Amour propre témoignent de cet engouement passager. Dans les années 1980, le cinéma français chercha à renouveler le genre de la comédie en recrutant des humoristes du crayon, les Reiser, Wolinski, Lauzier et, un peu plus tard, Binet. Les super-héros, eux, se sont imposés sur le grand écran à partir du Superman de Richard Donner, en 1978 ; Tim Burton donna au genre de nouvelles ambitions avec ses deux Batman (1989 et 92), mais il faut attendre les années 2000 pour que l’on puisse parler d’un filon devenu hégémonique à Hollywood, avec la multiplication des licences Marvel enregistrant des résultats spectaculaires au box office. Dans le cinéma français et européen de ces quinze dernières années, il est frappant de constater la récurrence des comédies familiales (Boule et Bill, L’Élève Ducobu, Les Profs, le grand et le petit Spirou, Gaston, le Marsupilami, Tamara...), qui puisent souvent dans le catalogue Dupuis et ont souvent aussi le même producteur, Romain Rojtman. Mais le phénomène le plus intéressant est le fait que les réalisateurs et/ou leurs producteurs vont aussi, et de plus en plus, chercher des romans graphiques pour réaliser des films d’auteur. Quand Stephen Frears s’intéresse à Tamara Drewe, Solveig Anspach à Lulu femme nue, Julien Rappeneau à Rosalie Blum ou Bertrand Tavernier à Quai d’Orsay, c’est la force d’un sujet original, d’une intrigue, d’un personnage, qui est à l’origine de leur choix, non la notoriété d’une série installée. On attend le film de Julie Lopes-Curval d’après La Légèreté de Catherine Meurisse.

Quai d’Orsay : de la bande dessinée de Blain et Lanzac...
... au film de Bertrand Tavernier.

La montée en puissance de l’animation est un autre phénomène marquant. Kirikou et Les Triplettes de Belleville ont changé le visage d’une industrie qui produit désormais des longs métrages de qualité à destination de tous les publics, et continue à trouver une partie de ses sujets dans la bande dessinée, comme en témoignent Persepolis, Le Chat du rabbin, Aya de Yopougon, Le Grand méchant renard et autres contes ou encore Zombillénium.

dessin de François Ayroles

J’observe, enfin, l’internationalisation du phénomène de l’adaptation : un cinéaste coréen peut adapter une bande dessinée française (Snowpiercer, le transperceneige, de Joon-Ho Bong), une réalisatrice française s’intéresser à une bande dessinée anglaise (Gemma Bovery, de Anne Fontaine), un réalisateur anglais porter un manga à l’écran (Ghost in the shell, de Rupert Sanders).

Il y a un phénomène en retour qui ne sera pas évoqué au cours de ces deux journées, c’est celui des films transposés en albums par des auteurs de bande dessinée. Tous les grands films de science-fiction américains ont inspiré des comic books, avec plus ou moins de réussite. Curieusement, les autres genres ont été plus délaissés. Mais il est intéressant de noter que certains dessinateurs jettent désormais leur dévolu, non sur des films récents, mais sur des classiques du 7e Art, qu’ils font découvrir à de nouvelles générations à la faveur d’un changement de médium : je pense à Jon J. Muth et à son M adapté du film de Fritz Lang M le maudit (Emmanuel Proust éditions, 2009), ou à Pablo Auladell qui vient d’achever un Cuirassé Potemkine que l’on découvrira en janvier 2019.

Thierry Groensteen

[1] André Gaudreault, Du littéraire au filmique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 11. Cf. aussi p. 55 et 91.

[2Le Collectionneur de bandes dessinées No.109, p. 40

[3] Exemples reproduits par Thierry Smolderen dans Naissances de la bande dessinée, Les Impressions nouvelles, 2009, p. 109 et 113. Il leur donne le nom de « gaufriers chronophotographiques ».

[4] Entretien avec Alain Resnais par François Thomas, CinémAction hors série Cinéma et bande dessinée, été 1990, p. 239.

[5] Dans Alain Boillat (dir.), Les Cases à l’écran. Bande dessinée et cinéma en dialogue, Chêne-Bourg (CH) : Georg éditeur, "L’Equinoxe", 2010, p. 158-161.

[6] Étude téléchargeable à l’adresse : http://www.cnc.fr/web/fr/publications/-/ressources/11588893

[7] Tristan Garcia, « Les superhéros ont la vie dure », entretien, Philosophie magazine, hors série No.37 : Le Mal, printemps 2018, p. 82-91.

[8] Gilles Ciment, « Western - BD », Positif, No.305-306, juil.-août 1986, p. 48-52.

[9] Voir Arnaud de la Croix, Blueberry, une légende de l’Ouest, Bruxelles : Point Image, 2007.

[10Hermann, Paris : Alain Littaye éd., 1982.

[11] « Du "cinéma-centrisme" dans le champ de la bande dessinée » in Eric Maigret et Matteo Stefanelli (dir.), La Bande dessinée : une médiaculture, Armand Colin / Ina, éditions, 2012, p. 217-236. Lire aussi Les Cases à l’écran, op. cit., p. 283-301.

[12] Je renvoie sur ce point à mon petit essai L’Excellence de chaque art, Presses universitaires François Rabelais, "Iconotextes", 2018.