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manga et mémoire de la seconde guerre mondiale au japon

Agnès Deyzieux

[Septembre 2018]

L’histoire de la Seconde Guerre au Japon, peu connue et reconnue, laisse une large place à un conflit mémoriel national et international. Le manga reflète ces divergences et fait aussi œuvre de pédagogie auprès du grand public. Pour comprendre comment il s’inscrit dans la construction de la mémoire de la Seconde Guerre, il faut saisir la façon dont les Japonais se représentent la guerre. Or, cette représentation a évolué selon les époques et s’est construite sous la pression d’enjeux politiques nationaux et internationaux divers.

Introduction

De quelle guerre parle-t-on ?

Pour saisir le contexte historique asiatique de l’époque, décentrons-nous de l’histoire européenne. Cela passe déjà par une dénomination appropriée de la période du conflit. Pour les Japonais, le terme Seconde Guerre mondiale est réservé à la guerre en Europe. Les Japonais ont une vision centralisée sur les événements qui se sont passés en Asie et dans le Pacifique, lieu des opérations militaires où était engagée leur armée. La guerre de Quinze Ans est le terme approprié pour la période qui couvre les événements de 1931 à 1945. Dans la guerre de Quinze Ans, il faut distinguer d’abord une guerre sino-japonaise qui débute avec l’invasion de la Manchourie en 1931, se poursuit par la conquête de l’Asie du Sud-Est, et à partir de 1941, une guerre du Pacifique ou plus exactement une « guerre de l’Asie et du Pacifique » (Asia-Pacific War) contre les Américains et les Britanniques. La guerre couvre donc une autre période que la nôtre, et met en scène des pays-acteurs dont nous ne parlons que rarement dans le cadre de la guerre, à savoir les pays envahis ou colonisés par l’empire japonais : Chine, Corée, Taiwan, Philippines, Birmanie…

Shigeru Mizuki, Vie de Mizuki, tome 2, p. 161

Cette guerre de Quinze Ans a été extrêmement violente, peut-être faut-il le rappeler, car nous ne sommes pas toujours au fait du bilan désastreux qu’elle a engendré. Les armées japonaises ont commis entre 1937 et 45 une multitude de crimes qualifiés par le Tribunal de Tokyo de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes contre la paix. L’armée impériale a commis des violences à l’égard des soldats et des populations civiles dans tous les pays qu’elle a occupés, principalement en Chine. Il y a eu des tueries de masse à Nankin, Singapour, Manille, des actes de torture, de barbarie, de viol, des faits de guerre bactériologique qui ont concerné soldats, prisonniers et population civile. Même si les chiffres prêtent encore à discussion, les invasions japonaises ont causé la mort de millions de soldats et de millions de civils.

Une distinction assez floue entre Histoire et Mémoire

Nous savons – tout particulièrement depuis les travaux de Pierre Nora – qu’Histoire et mémoire sont deux perceptions du passé nettement différenciées. La mémoire est un vécu, en perpétuelle évolution, alors que l’Histoire est une reconstruction savante et abstraite, qui cherche à délimiter un savoir durable. Or, il y a un conflit entre histoire et mémoire tout à fait lisible au Japon, où l’enjeu de mémoire prend le pas sur l’Histoire. Nous verrons comment l’État a délaissé volontairement l’Histoire au profit d’une mémoire mise au service d’une mythologie nationale.

Une mémoire de la guerre instrumentalisée depuis 1945, sous influence américaine

La mémoire de la guerre au Japon est la résultante d’un processus historique particulier, dont les origines sont à rechercher dans la façon dont le Japon s’est reconstruit après 1945, sous l’influence américaine. L’ouvrage de Michael Lucken Les Japonais et la guerre (Fayard, 2013) analyse cette influence de l’occupation américaine sur la construction de la mémoire et les évolutions de l’historiographie japonaise et américaine.

McArthur et l’Empereur

La version construite juste après la fin du conflit par les autorités d’occupation met en scène un peuple et son empereur innocents, entraînés dans la guerre par une clique militariste ayant usurpé le pouvoir. Cette vision sert les intérêts américains de l’époque : les alliés tiennent beaucoup à préserver l’empereur afin que sa collaboration puisse assurer celle de ses sujets. Il reste donc au pouvoir, devant renoncer à son caractère divin et accepter une monarchie constitutionnelle. Il ne sera pas convoqué au Tribunal de Tokyo ni comme accusé ni comme témoin.
La photographie de la rencontre du 27 septembre 1945 entre le Général Douglas MacArthur et Hirohito est très célèbre. MacArthur décontracté, en chemise, sans cravate, les mains sur les hanches domine largement le petit empereur, engoncé dans sa redingote.
Cette photo met en évidence le rapport de force entre les deux hommes et, pourrait-on ajouter, entre les deux pays. Le mangaka Mizuki l’a reprise en grossissant et caricaturant les visages des personnages.

Shigeru Mizuki, Vie de Mizuki, tome 2, p. 347

À cette première version de la guerre, succèdera ensuite la vision d’un Japon « victime » des bombardements atomiques, permettant d’occulter le passé d’agresseur du Japon impérial qui a imposé une domination souvent qualifiée d’impitoyable et sauvage, domination qui reposait sur la terreur et des meurtres de masse perpétrés contre les civils. La théorie d’un Japon victime de la guerre plutôt que pays responsable de la guerre a été soutenue par la droite nationaliste mise en place par la politique américaine, et l’est toujours.
Il faut préciser qu’au tribunal de Tokyo, l’équivalent du tribunal de Nuremberg, où ont été traduits, entre 1946 et 1948, vingt-huit dignitaires impériaux japonais, des militaires pour la plupart, le verdict ne comporte que sept condamnations à mort, les autres accusés récoltant des peines de prison à perpétuité dont ils seront très vite libérés dans les années 50. Il n’y a donc quasiment pas eu d’épuration au Japon. Pourquoi cette clémence ? Parce qu’entre-temps la donne internationale a changé et que le nouvel ennemi est communiste. Les Américains voient dans la classe dirigeante impériale les garants de la lutte contre la menace communiste. C’est pourquoi les crimes de nombreux dirigeants sont sciemment oubliés. Ces personnes vont très vite réapparaître sur la scène politique ou industrielle, à des postes clés (comme Nobusuke Kishi, ministre du Commerce et de l’Industrie, chargé de l’organisation du travail forcé, qui devient Premier Ministre en 1957). Le retour d’une élite conservatrice ayant soutenu et participé au système militariste impérial va influencer la façon dont le gouvernement va traiter la question de la responsabilité du Japon dans la guerre. Cela n’est pas sans conséquence, puisqu’on assiste depuis les années 80 à une relecture de la guerre par la droite nationaliste japonaise, glorifiant la conquête japonaise comme une lutte contre les colonisateurs européens ou comme ayant apporté le progrès au reste de l’Asie.

Le Tribunal International pour l’Extrême-Orient,
communément appelé Tribunal de Tokyo (1946)

À ces deux lectures de la guerre s’en est rajoutée une troisième à la fin des années 1980, quand l’ouverture des archives américaines et la mort de l’empereur (1989) ont permis de mettre en lumière la responsabilité d’ Hirohito dans la guerre. L’empereur n’était pas une marionnette aux mains des militaires. Il disposait d’une réelle autonomie et n’hésitait pas à amender les décisions qui lui étaient soumises. Il était au courant des massacres en Chine.
Mais cette vision a bien du mal à être acceptée par les Japonais ; même si le rôle politique de l’empereur pendant la guerre a été reconnu, c’est un sujet qui reste délicat. En 1990, le maire de Nagazaki, Hitoshi Motoshima, a été victime d’une tentative d’assassinat par des extrémistes de droite pour avoir exprimé son opinion sur la responsabilité de l’empereur pendant la guerre. Ce malaise autour de Hirohito est symptomatique d’une construction défaillante de la mémoire de la guerre.

De ces récits divergents résulte une mémoire éclatée, une mémoire qui n’est pas conforme à l’histoire : ces représentations successives ont créé une ambigüité volontairement acceptée et entretenue par l’État. Reconnaissant sa responsabilité dans certains faits et crimes de guerre, niant ou passant sous silence d’autres. Tout ceci crée des zones d’ombre dans lesquelles s’engouffre un révisionnisme certes minoritaire mais bien actif dans la société nippone.
Face à cette mémoire de la guerre instrumentalisée dès les années 50, l’histoire au Japon a du mal à faire entendre sa voix : elle reste l’affaire d’une minorité d’historiens. Mal enseignée, mal vulgarisée, l’histoire est volontairement étouffée au profit d’une construction mémorielle qui sert des enjeux de politique intérieure.
En outre, la mémoire de la guerre est aussi un sujet brûlant avec les pays voisins. Alors que la guerre est terminée depuis plus de 70 ans et que le Japon s’est construit une certaine respectabilité internationale, des scandales relatifs à ce conflit mondial continuent de ternir l’image du Japon, en particulier chez les pays voisins (Chine, Corée, Taiwan). S’il y a des coopérations économiques entre ces pays, au niveau politique, le dialogue est limité car pollué en permanence par la moindre évocation historique.

Comment le manga s’inscrit-il dans cette mémoire de la guerre ?

Le manga s’inscrit dans cette représentation conflictuelle de la mémoire de la guerre : il relaie les différentes représentations de la guerre – entre dénonciation de la propagande militaire et victimisation – se faisant ainsi miroir de la société japonaise et des tensions qui la traversent.

Keiji Nakazawa, Gen d’Hiroshima, tome 10, p. 21

Nous verrons également comment le manga s’insinue dans les zones d’ombre, là où aucun autre moyen d’expression ne s’aventure, palliant le silence officiel et faisant œuvre de pédagogie pour les lecteurs japonais. Le manga est un produit de masse, extrêmement lu au Japon ; son impact et son influence sont énormes auprès de la société.
Il faut bien garder en tête que le manga est conçu avant tout pour un public japonais. La plupart des titres du corpus présenté ici ont été publiés au Japon avant le grand engouement de la France pour le manga. Il est clair que ces titres n’ont pas eu pour objectif de construire une image du Japon à l’international.

J’ai sélectionné 18 titres sur le sujet édités en France (à retrouver dans la bibliographie en fin d’article), qui représentent 86 volumes qui se répartissent en trois catégories : témoignages, biographies et fictions. On pourrait objecter que le nombre est assez restreint pour avoir une vision correcte du sujet. Mais c’est bien suffisant pour en approcher l’essentiel. D’autant que certains de ces titres, très importants dans l’histoire du manga, sont des références et resteront des références incontournables sur le sujet, en particulier tous les titres qui relèvent du témoignage. Ils sont emblématiques de ce que le manga peut produire de plus étonnant : divertir et émouvoir le lecteur tout en bousculant ses représentations et au final en l’instruisant.

1. Un conflit mémoriel international et national

Nous allons aborder les points les plus importants qui sont au cœur du conflit mémoriel de la guerre. Ils seront illustrés soit par des mangas soit par des bandes dessinées franco-chinoises ou coréennes.

Le massacre de Nankin

Sous l’impulsion d’un régime militariste et ultra-nationaliste, le Japon entame sa progression expansionniste dès 1931 en Mandchourie, région immense et prospère du nord-est de la Chine. La progression japonaise en Chine s’avère plus difficile que prévu. Enragée par la résistance inattendue des Chinois, l’armée japonaise commet alors les pires violences à l’égard des civils. C’est la politique Opération réduction en cendres, une politique de terre brûlée qui sera plus tard surnommée Politique des Trois Tout : « pillez tout, tuez tout, brûlez tout », qui va être pratiquée en Chine à partir de 1940-41.

Le massacre de Nankin

Le massacre de Nankin en 1937 atteste par avance de cette politique de crime de masse. La ville, capitale alors de la République de Chine, est pillée. Pendant six semaines, et en dépit des protestations de quelques étrangers qui tentent d’instaurer une zone de sécurité internationale, l’armée japonaise exécute des dizaines de milliers de prisonniers et de civils. Des hommes et des enfants sont enterrés vivants ou suppliciés, des milliers de femmes sont violées. C’est le premier massacre de la Seconde Guerre mondiale.

Les historiens ne sont toujours pas d’accord sur le nombre exact des victimes, qui varie entre 90 000 et 300 000. En 1948, le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient de Tokyo estime le nombre de morts à plus de 200 000, nombre qui ne tient cependant pas compte des personnes disparues. Tous, par contre, reconnaissent l’ampleur inégalée des crimes sexuels : 20 000 femmes violées.
Iris Chang, journaliste sino-japonaise, publie Le Viol de Nankin en 1997 ; c’est un des premiers essais historiques occidental sur le sujet. Elle emploie à dessein le terme viol, qu’elle distingue de « sac » plus souvent usité pour nommer ces événements. En effet, en plus des exécutions, les viols de masse et les tortures sexuelles furent l’un des moyens utilisés par les Japonais pour soumettre la population de Nankin. Leur description tient une large place dans l’ouvrage d’Iris Chang, qui s’est efforcée de retrouver les victimes et d’apporter des témoignages fiables.
L’auteure analyse aussi comment le Japon d’après-guerre a maquillé les faits et comment « les Japonais, encouragés par le silence des Chinois et des Américains, tentèrent d’effacer l’ensemble du massacre de la conscience publique, privant ainsi les victimes de la place qui leur revenait dans l’histoire » [1].
Il est fort probable, au vu de la censure des médias de l’époque, que la population japonaise ne pouvait être au courant de ce massacre. La grande majorité des Japonais a pris connaissance du drame de Nankin lorsque le tribunal de Tokyo l’a qualifié de « crime contre l’humanité ». Et la population a appris le verdict sans pour autant avoir une vue d’ensemble des événements. C’est pour cette raison que le discours des révisionnistes qui veut que « le massacre de Nankin soit un mensonge monté de toutes pièces par le tribunal des vainqueurs pour jeter le blâme sur les Japonais » est encore très prégnant dans la société japonaise contemporaine [2].

Osamu Tezuka, Histoire des 3 Adolf, tome 2, p. 7

Aujourd’hui encore, le gouvernement japonais est accusé de minimiser voire parfois de nier ces faits. De nombreux incidents diplomatiques avec la Chine ont éclaté autour de la reconnaissance du massacre de Nankin.
La bande dessinée Nankin, de Nicolas Meylander et Kai Zong, qui s’inspire de faits réels, retrace le combat d’une survivante, Xia Shuqin. Indignée de l’attitude révisionniste du Japon, elle a choisi la voix du procès pour prouver le massacre de sa famille.

Nicolas Meylander & Kai Zong, Nankin, p. 134

On suit son avocat chinois qui constitue pendant plus de neuf ans le dossier de défense. Son enquête l’amène à rencontrer et à interroger des personnes ayant connu la petite Xia Shugin pendant ces jours de drame, les amenant à décrire l’enfer qu’elles ont vécu. Le récit mêle scènes de guerre et témoignages. Un militaire chinois, un adolescent fait prisonnier, une étudiante, et enfin Xia Shuqin qui, petite fille, a vu sa famille assassinée, prennent ainsi successivement la parole. Cette bande dessinée n’épargne pas son lecteur. Exécutions sommaires, viols, avilissements : les scènes d’horreur racontées s’enchaînent. Le dessinateur chinois qui alterne les aplats rouges renvoyant au passé et bleus renvoyant au présent, sur un dessin sombre, accentue la force d’évocation du récit.

Nicolas Meylander & Kai Zong, Nankin, p. 127

Grâce à ces témoignages de survivants et aux longues années de travail de plusieurs avocats, le procès fait éclater la vérité au grand jour.

Tezuka sera un des rares mangakas, avec Mizuki et Nakazawa, à évoquer le massacre de Nankin. Il décrit des scènes de tueries en Chine, sans préciser le lieu, mais ses dessins font référence à des photographies connues. Il met ainsi en scène une décapitation qui évoque implicitement Nankin : un concours de décapitation avait eu lieu entre deux soldats japonais. L’événement avait été relayé par la presse où ceux-ci s’étaient vantés d’avoir décapité chacun 150 prisonniers chinois (Tokyo Nichi Nichi Shimbun, 13/12/1937).

L’unité 731

Autre sujet largement passé sous silence par l’État japonais : les expériences menées sur des cobayes humains par les médecins militaires japonais, souvent comparés aux médecins nazis des camps de la mort. L’unité 731 était le nom de code pour désigner le département d’expérimentation sur les humains de l’armée japonaise. Située près d’Harbin, dans le Mandchoukouo, elle fonctionne à partir de 1939 mais des préfigurations d’unités plus petites sont mises en place dès 1932. Plusieurs milliers de personnes raflées en masse – Chinois, Russes, Coréens – sont victimes de ces terribles expériences scientifiques. Les cobayes étaient appelés marutas, ce qui signifie bûche de bois, rondin, et montre à quel point ces prisonniers étaient déshumanisés. On compte une douzaine de survivants sur les quelque 20 000 victimes de ces atrocités commises par les scientifiques nippons.
_Les expériences ont servi à mettre au point des armes bactériologiques : virus de la peste ou du typhus sous forme de bombes ou de contaminations diverses (par infection des points d’eau ou par largage de puces contaminées). Ces armes ont été utilisées en Chine (à Shangai, Ningbo et Changde) dès 1940. L’utilisation d’armes bactériologiques par l’armée nippone et les expériences menées pour la production de ces armes ont longtemps été occultées. En effet, un pacte secret fut conclu en 1948 entre Ishii, le médecin de l’unité 731, surnommé le « démon de Mandchourie », et les forces d’occupation américaines dirigées par MacArthur. Pacte évidemment passé sous silence lors du procès des criminels de guerre japonais, ce qui permit à Ishii d’échapper à la justice et de travailler en secret pour les États-Unis jusqu’à sa mort, en 1956.

La bande dessinée Maruta 454 de Paul-Yanic Laquerre, Song Yang et Pastor, publiée en 2010 chez Xiao Pan, raconte l’histoire d’un de ces cobayes, survivant d’un camp plus au sud et antérieur à l’unité 731 où le médecin Shiro Ishii, s’était « exercé » avant de prendre la tête de la funeste unité 731. Inspiré de faits réels, ce récit s’appuie sur les travaux d’un historien chinois Xiao Han, qui en 1980, a pu retrouver traces de ces faits et recueillir les témoignages de deux rescapés chinois de ce camp, Zyang et de Zemin Wu.

Écrit par Paul-Yanic Laquerre, avocat et historien, le scénario est mis en images par de jeunes dessinateurs chinois, Pastor et Song Yang. Avec un découpage aéré et elliptique, jouant de la bichromie et du silhouettage, dans une approche graphique très brute (effets de matières, peintures, grattages), le dessin sombre et suggestif sert parfaitement ce récit dramatique.

Paul-Yanic Laquerre, Yang Song & Pastor, Maruta 454, p. 95

Je n’ai trouvé aucune référence précise à l’Unité 731 dans des mangas. Peut-être que les mangakas les plus concernés par la période et la relation éventuelle de ces faits n’en ont pas été informés ? Les historiens japonais eux-mêmes ont eu accès tardivement, à la fin des années 90, aux documents relatifs à l’unité 731, ceux-ci ayant été tenus au secret dans les archives américaines.

L’esclavage sexuel

Environ 200 000 femmes furent enlevées par l’armée impériale, essentiellement des Coréennes mais aussi des Chinoises, des Birmanes, des Taïwanaises, des femmes kidnappées dans les territoires occupés par l’armée impériale. Elles servirent de prostituées aux soldats japonais durant la guerre de Quinze Ans. L’expression japonaise « femmes de réconfort » a souvent été utilisée. L’emploi de cet euphémisme est fortement contesté par les organisations coréennes qui préfèrent le terme non édulcoré d’esclave sexuel. L’enlèvement et la mise en esclavage sexuel de ces femmes par l’armée japonaise ont été prouvés par de nombreux documents et travaux d’historiens dont la mise à jour a commencé à partir de 1991. Ce dispositif d’esclavage sexuel se démarque bien des autres violences sexuelles en temps de guerre, en ce qu’il a été organisé au niveau institutionnel. Il semble qu’il ait été organisé dès 1932, durant la campagne de Shanghaï, dans le but de réduire les viols sur les populations civiles, justifiant ainsi l’institution d’une prostitution de masse au sein de l’armée.

Tatsumi est un des seuls mangakas à l’évoquer, dans une nouvelle intitulée Journal de guerre d’une prostituée (in L’Enfer, publié chez Cornélius en 2008). Il y présente la vie de Sumi, prostituée d’une « maison de réconfort » dans l’archipel des Carolines, et de quelques-unes de ses compagnes de misère. Dans ses mangas, Mizuki évoquera les bordels de campagne mais sans préciser que les femmes sont prostituées sous la contrainte.

Yoshihiro Tatsumi, Journal de guerre d’une prostituée,
extrait de L’Enfer

Une bande dessinée coréenne intitulée Femmes de réconfort : esclaves sexuelles de l’armée japonaise, publiée en 2007, a été réalisée par Kyung-a Jung, diplômée d’histoire et auteure de bande dessinée. Dans cette bande dessinée documentaire, elle donne la parole à des femmes coréennes asservies pendant la guerre, dont certaines sont revenues bien plus tard dans leur pays natal.

Une femme hollandaise kidnappée à Java a également dévoilé son histoire après l’avoir gardée secrète plus de 50 ans, révélant aussi combien ce passé douloureux et caché, la honte liée au viol, l’ont condamnée à une terrible solitude. C’est une des rares Occidentales à s’associer au combat que les femmes asiatiques mènent depuis 1992 pour faire reconnaître ce crime de l’esclavage sexuel.

Kyung-a Jung, Femmes de réconfort, p. 25

On lira aussi dans cet ouvrage le témoignage d’Aso, médecin japonais chargé, pendant toute la guerre, de la santé des détenues de ces « maisons de réconfort », et qui considère ces femmes comme du matériel militaire. On découvrira comment il est rentré tranquillement au Japon après guerre où il y a exercé le métier de... gynécologue.

Kyung-a Jung, Femmes de réconfort, p. 174

Le graphisme très schématique et sobre n’est pas séduisant mais il convient bien au propos. Le ton est résolument pédagogique et sans pathos. Les moments de récits de vie, poignants et forts, alternent avec les documents historiques et textes de réflexion, offrant des angles de lecture différents.

Il a fallu attendre le 28 décembre 2015 pour que, au terme de négociations, le Japon et la Corée du Sud concluent un accord historique. Le premier ministre japonais, Shinzo Abe, a exprimé aux victimes ses « excuses et son repentir, du plus profond de son cœur » lui-même qui, en 2007, avait nié l’implication de l’armée impériale dans l’enlèvement physique des femmes en déclarant : « Le fait est qu’il n’y a pas de preuve qu’il y avait eu usage de contrainte » [3]. Le gouvernement a donc reconnu la responsabilité de l’État japonais et versé 1 milliard de yens (7,5 millions d’euros) de dédommagement aux 46 femmes coréennes encore vivantes. Cet accord est cependant attaqué au Japon par les nationalistes, qui estiment qu’il s’agit là d’une « traîtrise », et critiqué en Corée du Sud par les anciennes victimes, qui dénoncent le fait que l’argent soit versé comme une aide et non comme une compensation formelle. Il fait de plus grincer des dents à Taïwan, en Chine, aux Philippines et en Indonésie, qui ont également eu à subir ces actes de la part de l’armée japonaise.

La commémoration des criminels de guerre

Enfin, les pays voisins reprochent au Japon de commémorer les criminels de guerre au temple Yasukuni. Yasukuni est un temple shinto construit en 1869 pour rendre hommage aux âmes des soldats morts au combat, « ayant donné leur vie au nom de l’empereur du Japon ». Deux millions de soldats morts de 1868 à 1951 y sont vénérés. Le 15 août, des commémorations ont lieu pour ceux de la guerre de 15 ans. En 1978, les noms de 14 criminels de guerre de classe A, pourtant condamnés en 1948, y ont été inscrits, ce qui a provoqué le ressentiment des pays voisins. De nombreux premiers ministres japonais se sont rendus dans ce sanctuaire qui est devenu le point de ralliement du révisionnisme radical et un centre de glorification de la guerre. De 2001 à 2006, le 1er ministre Koizumi n’a jamais manqué une visite au sanctuaire de Yasukuni. Comble d’ironie, Yasukuni signifie littéralement « pays apaisé », alors que les événements qu’il commémore déclenchent des incidents diplomatiques répétés avec les pays d’Asie du Sud-Est qui se sentent blessés par ce manque de respect vis-à-vis de leurs victimes.

Alain Lekowicz, Vincent Bourgeau, Samuel Pott & Marc Sainsauve,
Anne Frank au pays des mangas, p. 29

La guerre a donc des conséquences sur la géopolitique internationale actuelle.
Les rapports diplomatiques avec les anciens voisins annexés sont encore hantés par les fantômes de la guerre et par les exactions commises par les troupes japonaises ou la police secrète sur les territoires conquis. Les états d’Asie orientale (Chine, Japon, Taiwan, Corée) ne parviennent pas à se réconcilier, contrairement à ce qui s’est passé en Europe avec l’Allemagne. Il est impossible d’écrire une histoire commune. Malgré quelques milliards d’indemnisation et quelques excuses, le fossé est toujours là. Il est reproché au Japon, après avoir pratiqué la politique des Trois Tout, de pratiquer la politique des Trois Sans : sans repentance, sans culpabilité, sans indemnité.

Alain Lekowicz, Vincent Bourgeau, Samuel Pott & Marc Sainsauve,
Anne Frank au pays des mangas, p. 58

Une mémoire nationale sélective


Anne Frank au pays des mangas. Pour réaliser ce livre, une équipe composée d’un traducteur, d’un dessinateur, d’un photographe et d’un réalisateur, est partie en reportage au Japon, intriguée par le fait que Le Journal d’Anne Frank soit un best-seller depuis les années 50 au Japon (en roman comme en manga), alors que peu de Japonais connaissent la Shoah. Ils ont interviewé de nombreuses personnes et montré comment Anne Frank, en tant que victime de guerre, trouve un écho chez les Japonais. Eux aussi, par les bombardements d’Hiroshima et Nagazaki, se voient comme des victimes malheureuses de la guerre et non comme des acteurs de cette guerre. Les auteurs ont également montré que l’effacement de certains faits historiques a été voulu par le gouvernement japonais et entretenu par la droite révisionniste qui exerce une mainmise sur l’enseignement.

Si le conflit mémoriel est international, il traverse donc aussi la société japonaise. La population japonaise dans son ensemble n’a pas conscience du sort qui a été réservé aux populations asiatiques ou aux prisonniers de guerre alliés et n’a qu’une idée très vague des pages noires de son histoire récente.

Alain Lekowicz, Vincent Bourgeau, Samuel Pott & Marc Sainsauve,
Anne Frank au pays des mangas, p. 42

Pourquoi l’étude critique et la relations des faits historiques est-elle si problématique au Japon et se limite-t-elle aux cercles des intellectuels ?
L’Histoire est enseignée de telle manière que les jeunes Japonais peuvent très bien ne rien apprendre sur ce qui s’est déroulé dans leur pays. Elle ne figure au programme que pour une seule des trois années de collège. L’enseignant doit transmettre un programme qui court des origines de l’homme préhistorique à 1960, sur l’ensemble du monde ! Autant dire que c’est totalement impossible. Au lycée, la matière est étrangement scindée en deux : l’histoire mondiale, obligatoire, et l’histoire du Japon, facultative. Enfin, le calendrier scolaire ne facilite pas les choses, car l’enseignement de la guerre de Quinze Ans intervient à la fin de l’année, quand se profilent les concours d’entrée à l’université. Dans cette course contre la montre, l’étude de la guerre passe souvent à la trappe.

Alain Lekowicz, Vincent Bourgeau, Samuel Pott & Marc Sainsauve,
Anne Frank au pays des mangas, p. 22

Par ailleurs, un des grands travers de l’enseignement nippon est le manque de contextualisation, d’analyse et de débat. « On ne développe pas les raisons pour lesquelles le Japon a fait la guerre, commis tant de massacres, pourquoi il a été bombardé », affirme le professeur de sciences politiques Takeshi Kojo, interviewé par Libération. « Seule compte la mémorisation des dates et des noms, pas la réflexion. Notre système éducatif vise à enseigner l’histoire uniquement comme un moyen pour entrer à l’université. Donc, les lycéens apprennent par cœur pour réussir ce concours sans jamais débattre en classe » [4].
Au problème de l’enseignement de l’histoire s’ajoute la querelle des manuels scolaires, un feuilleton sans fin dans le Japon de l’après-guerre. La droite japonaise a réussi dès le milieu des années 1950 et avec l’appui de l’occupant américain à reprendre le contrôle sur le contenu des manuels scolaires via le ministère de l’Éducation, contrôle qui lui avait été retiré dans l’immédiat après-guerre. Cela se traduit par l’instauration en 1953 des comités de validation des manuels scolaires, dont les critères révèlent très vite qu’ils ont pour but de purger l’histoire enseignée aux jeunes Japonais de toute référence aux crimes de guerre japonais. Cette droite japonaise a toujours contesté la vision « culpabilisante » du passé et rejeté l’idée d’agression, niant ou minimisant les atrocités commises par l’armée impériale.

Dessin de Rojesen, Courrier international, 17/04/2015

Un bras de fer commencé depuis plus de trente ans s’est engagé avec les intellectuels jusque devant les tribunaux où des chercheurs accusent le Ministère de l’Éducation de censure et de manipulation étatique du passé. Mais ces universitaires subissent eux-mêmes des pressions, des menaces et des procès. C’est le cas de Saburo Ienaga, professeur à l’université de Tokyo, qui a consacré trente ans de sa vie à élucider les crimes de guerre du Japon. Il incarne la figure de l’historien antirévisionniste et antinégationniste en butte à la raison d’État. Ses manuels ont été soumis systématiquement à la censure. Cette situation a poussé Ienaga à assigner trois fois l’État en justice (en 1965, 1967 et 1982) pour contester le contrôle exercé sur le contenu des manuels scolaires, qu’il jugeait anticonstitutionnel. Ienaga a perdu ses deux premiers procès. Quant au troisième, les tribunaux lui ont donné raison en 1997 sur la censure de faits historiques, mais ont confirmé sur le fond le droit du ministère à contrôler le contenu des manuels scolaires, en regard à la loi et la constitution.

Les manuels scolaires sont soumis à validation tous les quatre ans, ce qui explique ce perpétuel conflit. En 2015, dix-huit manuels scolaires nouvellement approuvés par Tokyo ont soulevé de nouveau la polémique avec la Chine et la Corée : ils ne font pas mention du massacre de Nankin et présentent comme japonais des territoires revendiqués par la Chine et par la Corée du Sud (les îles Senkaku et l’archipel de Takeshima).
Il faut ajouter que, depuis l’arrivée au pouvoir en 2012 du premier ministre Shinzo Abe, qui ne s’est jamais caché de vouloir rendre au Japon sa grandeur et réintroduire le patriotisme dans l’enseignement, la droite révisionniste a de nouveau infléchi le contenu des manuels scolaires pour changer, selon son expression, « une vision masochiste de l’Histoire » [5].
Pour beaucoup d’historiens, la classe politique japonaise a pris l’Histoire en otage. Les Japonais n’ont toujours pas entrepris de travail collectif de deuil et de mémoire sur les crimes de leur armée, à l’instar de celui accompli par l’Allemagne. Il en résulte plus que de l’amnésie, « une véritable inconscience historique », selon un historien japonais du Centre de recherches sur les responsabilités de guerre du Japon (JWRC), à Tokyo [6].
Pour Philippe Pons, correspondant permanent au Japon pour Le Monde, fondateur du Centre Japon : « Ce qui fait défaut actuellement au Japon, dont les historiens ont exploré les pages les plus sombres du passé national, c’est une histoire destinée au grand public, capable de faire pendant à un négationnisme qui tend à tenir le haut du pavé du marché médiatique » [7].

Les mangas se situent donc dans ce contexte d’un enseignement de l’histoire défaillant, où les universitaires se retrouvent isolés et montrés comme antinationalistes, où un courant révisionniste très actif mine la politique, où règne une ignorance globale des événements, et surtout de leur compréhension. On peut repérer notamment repérer ces discours antinomiques sur la mémoire de la guerre à travers l’affrontement de deux mangakas, via mangas interposés.

En 1995, Kobayashi publie Le Manifeste pour un nouvel orgueillisme dans le bimensuel Sapio. L’« orgueillisme » est un néologisme récurrent dans ses publications. Pour lui, il signifie « déployer du caractère » et en terminer avec le sempiternel « apitoiement » qui frappe le Japon depuis la défaite de 1945. Il exalte la supériorité de la civilisation japonaise et la gloire de l’armée impériale, en particulier les attaques kamikazes. D’après lui, la guerre doit être présentée sous son aspect glorieux et non comme une défaite traumatisante qui enlèverait aux enfants le goût du patriotisme.

Kobayashi montre les enfants choqués par leur visite
au Peace Museum d’Osaka.
The Asia-Pacific Journal. https://apjjf.org

Dans un autre manga intitulé De la guerre, paru en 1998, il développe une de ces thématiques favorites, qui est l’aspect « juste » d’une guerre qui fut d’abord « une guerre contre les racistes blancs » vus comme des colonisateurs de l’Asie et auxquels l’armée japonaise a su donner une leçon qui devrait être honorée. Il reprend les propos de la droite de l’après-guerre sur cette thèse de l’expansionnisme comme guerre de libération des peuples d’Asie. Dans ce manifeste, il nie le massacre de Nankin : « S’il y a bien eu un crime falsifié au cours du procès du Tribunal international de Tokyo, c’est l’incident de Nankin (...). Ils [les vainqueurs] avaient besoin d’un crime qui puisse équilibrer les 300 000 morts japonais d’Hiroshima et de Nagasaki ».

Sa maison d’édition, Fusosha, publie l’un des manuels d’histoire les plus controversés et sert de quartier général au lobby des historiens révisionnistes. Elle est aussi la propriété d’un des premiers groupes de communication de l’archipel, avec pour fleuron, le grand quotidien nationaliste Sankei et la très populaire chaîne de TV Fuji, qui constituent de solides appuis financiers et médiatiques pour ce courant révisionniste.
En réaction à ce courant qui refleurit à la fin des années 80 et 90, il y a les mangas de Shigeru Mizuki, un auteur majeur qui s’est fortement impliqué contre le révisionnisme. Né en 1922, Shigeru Mizuki a à peine vingt ans lorsque la guerre vient interrompre ses espoirs de jeunesse et de carrière de dessinateur. Il est enrôlé dans l’armée impériale japonaise et envoyé dans la jungle à Rabaul, sur une île de Papouasie-Nouvelle-Guinée, base d’opérations militaires et navales japonaises dans le Pacifique Sud. Il y vit un véritable cauchemar : il contracte rapidement la malaria, assiste à la mort de la plupart de ses camarades et perd son bras gauche dans un bombardement. Il puisera dans cette tragédie pour dessiner Opération Mort et en reparlera plus longuement dans sa biographie Vie de Mizuki. Il doit son salut à des autochtones près de Rabaul, des tribus locales de Tolai, avec qui il a tissé des liens très forts, une amitié qui le sauvera de la famine, de la maladie et de la folie. Après-guerre, il entretiendra une relation particulière avec cette tribu et ce pays dans lequel il retournera plusieurs fois (relaté dans Vie de Mizuki). Rapatrié au Japon en 1945, il surmonte le traumatisme de la guerre et apprend à dessiner du bras droit pour devenir auteur de manga dans les années 1950.

Mizuki a connu la guerre sur les champs de bataille. Alors que les autres auteurs comme Tezuka ou Nakazawa ont vécu les souffrances de la guerre comme enfants ou adolescents, Mizuki a combattu comme soldat de l’armée impériale, ce qui lui donne un statut particulier, une forme de légitimité qui le protège probablement des attaques de la droite révisionniste.

Mizuki soldat

Après avoir obtenu le succès avec Gege no Kitarō dans les années 1960, il a commencé à parler de la guerre dans les années 70 en publiant Hitler puis Opération Mort. Il restera une voix anti-guerre, motivé par sa loyauté envers ses amis, dont il juge la mort inutile, et son indignation envers les militaires et les chefs d’États.
L’écriture de ses mangas a été motivée par la volonté de comprendre lui-même cette époque mais aussi d’aider les autres Japonais à la comprendre. Son éditeur français, Cornélius, précise ainsi : « Paru en 1972, ce livre fondamental (Opération Mort) est le fruit du travail entrepris l’année précédente avec Hitler, une biographie sèche et précise conçu par Mizuki pour contrer le révisionnisme à l’œuvre dans son pays. Un livre porté aussi par la volonté de comprendre l’implacable mécanique qui avait entraîné le monde dans l’horreur, faisant par ricochet basculer le destin d’un homme ordinaire que tout prédestinait à une vie heureuse : Mizuki » [8]. Le mangaka reprendra fin des années 80 ce discours profondément antimilitariste et pacifiste avec plusieurs mangas de nature différente, démarche qui illustre sa volonté de toucher différents types de publics, en particulier les enfants, pour contrer les idées fausses sur la guerre. C’est ainsi qu’à la fin des années 1980, il écrit un grand récit de l’histoire moderne du Japon dans Showa-shi (Histoire de Showa) non disponible en français mais traduit en anglais (Showa, a history of Japan, en 3 volumes).

Ce manga documentaire évoque les événements contestés par le courant révisionniste, insistant sur des faits qui sont occultés par l’histoire officielle : le travail forcé des Coréens, le massacre de Nankin et d’autres crimes de guerre japonais. Il y aura aussi une version kamishibai de ce titre, ce théâtre de papier étant toujours populaire dans les milieux éducatifs. En se positionnant dans le champ du manga documentaire historique, il semble que Mizuki cherche à pallier la déficience de vulgarisation historique au Japon.
En 1991, Mizuki publie une œuvre courte intitulée Guerre et Japon [Sensō-ron] dans The Sixth Grader, un magazine populaire pour jeunes enfants. C’est également une forme de réponse pédagogique au révisionnisme incarné par Kobayashi. La narration est assurée par son célèbre personnage, la souris Nezumi Otoko, mise en scène dans Gege no Kitaro, personnage connu des enfants et célèbre dans le manga. Nezumi débat avec différents personnages, elle explicite, argumente... C’est un procédé de vulgarisation que Mizuki réutilisera dans son autobiographie. Nezumi démontre comment la propagande à l’école et la militarisation de l’éducation ont poussé les jeunes vers l’idée de la guerre. Elle dénonce le travail forcé des Coréens déportés au Japon. Avec un militaire, elle aborde les crimes de l’armée japonaise, en particulier le meurtre des prisonniers de guerre. Le militaire soutient avec véhémence que, puisque le Japon n’avait pas signé les accords de Genève, il pouvait bien tuer tous les prisonniers qu’il voulait. Mizuki conclut ce court récit en montrant combien ces sujets pourrissent les relations avec les pays voisins, expliquant ainsi qu’il sera impossible d’aller de l’avant si les Japonais ne se penchent pas sur ces points sombres de leur histoire.

Cette mise face à face de deux auteurs si éloignés dans leur participation à la construction de la mémoire de la guerre reflète bien cette mémoire conflictuelle de la guerre au Japon mais aussi l’engagement de certains mangakas en faveur de l’établissement d’une vérité historique. Si les grands mangakas actifs dans les années 60, 70 et 80 ont montré la voie en faveur d’une pédagogie de l’histoire du Japon à travers les mangas, il semble néanmoins difficile pour les auteurs contemporains de les suivre tant le pouvoir du révisionnisme est fort dans le pays. C’est ce dont le mangaka Motomiya Hiroshi a fait l’expérience à ses dépens avec son manga Kuni ga Moeru (Le Pays qui brûle), publié en 2003 au Japon, où il évoque les massacres de Nankin. La vague de protestations des lecteurs sous forme de lettres et d’appels téléphoniques a amené l’éditeur (la Shueisha) à expurger les pages contestées.

Kuni ga Moeru, de Motomiya Hiroshi.
Non traduit en France.

On voit combien il est encore difficile au pays du Soleil Levant de parler sereinement de l’histoire de la guerre.

Agnès Deyzieux

Une suite à cet article (deuxième partie) est à lire sur le blog Le Cas des Cases [9].

Bibliographie


(Les dates d’édition sont celles des publications françaises. Ne figure que la date d’édition la plus récente.)

1. Mangas se déroulant pendant la Seconde Guerre mondiale

1.1. Témoignages, autobiographies

HIGA, Susumu. Soldats de sable. Le Lézard noir , 2011.
MIZUKI, Shigeru. Opération Mort. Cornélius, 2008 (collection "Pierre").
MIZUKI, Shigeru. Vie de Mizuki. Cornélius, 2012 (collection "Pierre"). Série complète en 3 vol.
NAKAZAWA, Keiji. Gen d’Hiroshima. Vertige Graphic, 2003. Série complète en 10 vol.
TEZUKA, Osamu. Histoires pour tous, vol. 1. Delcourt, 2006.

1.2. Fictions

HOJO, Tsukasa. La Mélodie de Jenny. Ki-oon, 2013.
HYAKUTA, Naoki et SUMOTO, Souichi. Zéro pour l’éternité. Delcourt, 2012 (Ginkgo). Série complète en 5 vol.
ICHIGUCHI, Keiko. 1945. Kana, 2005 ("Made In"). Titre épuisé.
KAWAGUCHI, Kaiji. Zipang. Kana, 2005 ("Big Kana"). Série complète en 43 vol.
KOUNO, Fumiyo. Dans un recoin de ce monde. Kana, 2013 ("Made in"). Série complète en 2 vol.
SATO, Syuho. L’île des Téméraires. Kana, 2006 ("Big Kana"). Série en cours, 8 vol. parus.
TACHIHARA, Ayumi. Tsubasa, les ailes d’argent. Panini Comics, 2003. Epuisé.
TAKIZAWA, Seiho. Sous le ciel de Tokyo… Delcourt / Tonkam, 2017 ("Seinen"). Série complète en 2 vol.
TAKIZAWA, Seiho. 103ème escadrille de chasse et Japanese Interceptors. Paquet, 2013 ("Cockpit manga").
TEZUKA, Osamu. L’Histoire des 3 Adolf. Delcourt/Tonkam, 2018. Série complète en 4 vol. ou version intégrale en 2 vol.

1.3. Documentaires, reportages

MIZUKI, Shigeru. Hitler. Cornelius, 2011 ("Pierre").
MIZUKI, Shigeru. Showa : a history of Japan. Drawn and Quaterly. Série complète en 4 vol. En anglais.
Osamu Tezuka. Biographie. 1, 1928 -1945. Casterman, 2004 ("Écritures"). Série complète en 4 vol.

2. Mangas se déroulant dans le Japon de l’après-guerre

TATSUMI, Yoshihiro. Good bye. Vertige Graphic, 2005.
TATSUMI, Yoshihiro. L’Enfer. Cornélius, 2008 (collection Pierre).
KAMIMURA, Kazuo. La Plaine du Kantô, images flottantes de la jeunesse. Kana, 2011 (Sensei). Série complète en 3 vol.
KAMIMURA, Kazuo. Une femme de Showa. Kana, 2017 (Sensei).
TEZUKA, Osamu. Ayako. Delcourt /Tonkam (Seinen). Série complète en 3 vol. ou en intégrale.

3. Récits faisant allusion à la Seconde Guerre mondiale et à l’après-guerre

NAGASAKI, Takeshi et URASAWA, Naoki. Billy Bat. Pika, 2012.Série complète en 20 vol.
HINO, Hideshi. Panorama de l’enfer. IMHO, 2004.

4. Bandes dessinées franco-chinoises

BO, Lu. La Bataille de Shanghaï, 1937. Urban China, 2015.
YOUNG, Ethan. Nankin, la cité en flammes. Urban China, 2016.
LAQUERRE Paul-Yanic, PASTOR et SONG Yang. Maruta 454. Xiao Pan, 2010. Epuisé.
MEYLANDER Nicolas et ZONG Kai. Nankin. Editions Fei, 2011.

5. Documentaires sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale au Japon

5.1. Bande dessinée

LEWKOWICZ, Alain, BOURGEAU, Vincent, POTT, Samuel et SAINSAUVE, Marc. Anne Frank au pays des mangas. Les Arènes, 2013.

5.2. Essais

CHANG, Iris. Le viol de Nankin.1937, un des plus grands massacres du XXème siècle. Payot, 2007.
LUCKEN, Michael. Les Japonais et la guerre, 1937-1952. Fayard, 2013.
MARGOLIN, Jean-Louis. Violences et crimes du Japon en guerre. Hachette Pluriel, 2009.
ROUILLIERE, Claire. Mémoires de la Seconde Guerre mondiale. L’Harmattan, 2004. ("Points sur l’Asie").

[1Le Viol de Nankin, Payot, 1997 ; Introduction, p. 47.

[3] « Japan’s Abe, no proof of WWII sex-slaves », journal quotidien Asahi, le 5 mars 2007.

[4] Arnaud Vaulerin, « Le Japon, stupeur et reniements », Libération, 7 décembre 2012.

[5] Arnaud Vaulerin, « Shinzo Abe mal à l’aise avec le passé compliqué du Japon », Libération, 8 mai 2015.

[6] Michel Temman, « Guerre : le Japon a la mémoire courte », Libération, 2 septembre 2005.

[7] Philippe Pons, « Le négationnisme dans les mangas », Le Monde Diplomatique, octobre 2001.

[8] Préface à Shigeru Mizuki, Vie de Mizuki, Cornélius (collection "Pierre"), 2012.