Consulter Neuvième Art la revue

piste de signes

Paul Bleton

[janvier 2003]

Au mieux, tenu pour acquis ; au pire, pour franchement ringard. Y aurait-il mieux à dire du western, un genre usé jusqu’à la corde ? La conquête de l’Ouest a effectivement une longue histoire, à la fois
dans la culture américaine, dans la fiction en culture médiatique et dans la BD.

Blueberry, Giraud/Charlier

Le modèle américain - dénoncé par Baudelaire dès le second Empire sous le nom de modernité - était déjà perçu à cette époque comme le futur inéluctable mais regrettable de la France. Libération et plan Marshall aidant, la fiction populaire française devait aisément héberger et s’approprier des genres américains traitant du futur (SF) et du présent (thriller) mais trouver bien paradoxal ce passé du futur que constituait le western.

Or, la BD western en Belgique et en France occupe une situation qui redouble le paradoxe. Si elle accompagne bien le destin du western hollywoodien et réagit bien au remaniement du genre au moment de la vague du « western spaghetti », elle ne semble pas moins jouir d’une permanence plus importante que les autres formes médiatiques de la fiction western. Est-il vraiment possible de parler d’un retour du western franco-belge en BD dans les années 90 alors même qu’il ne s’en était jamais vraiment absenté, voire que certaines signatures marquantes de cette dernière décennie étaient celles de créateurs ayant depuis longtemps fait leur marque dans le genre, comme Hermann, Swolfs ou Ramaïoli ?

La BD western franco-belge continue à recourir à la série. Non seulement continue-t-on à traire Blueberry (après la mort de Jean-Michel Charlier, François Corteggiani avait repris en 1989 La jeunesse de Blueberry sur des dessins de Colin Wilson puis Michel Blanc-Dumont ; et Giraud, à partir de 1990 y allait de son Marshall Blueberry, sur des dessins de William Vance puis de Michel Rouge), mais de nouvelles séries émergent. Trent de Leo et Rodolphe comprend 8 albums ; Chinaman de Taduc et LeTendre en a déjà 5 ; La Saga de Bas-de-cuir de Georges Ramaïoli, 4, et sa série Wanted, signée Rocca et dessinée par Girod, 4 également ; Hiram Lowatt et Placido de David B et Christophe Blain, 2, tout comme Black Hills 1890 de Marc-Renier et Yves Swolfs ou Bouncer de Boucq et Jodorowsky ; d’autres séries sont annoncées par un premier volume - c’est le cas de Wayne Redlake de Lamy, Cailleteau et Duva, de Trio Grande de Fabrice Lamy, Olivier Vatine et Alain Clément.

Si Blacktown (2000 [1995] ) de Lewis Trondheim ou Nuage blanc de Luca Tarlazzi appartiennent bien chacun à une série, le western n’est toutefois pas le principe générique des Formidables aventures de Lapinot ni de Selen. Cette production des années 90 comprend aussi des histoires complètes en un volume : Western (2001) de Rosinski et Jean Van Hamme, On a tué Wild Bill (1999) d’Hermann, Wyoming Doll (1999) de Franz, Chiens de prairie (1997) de Philippe Berthet et Philippe Foerster, Goudron plumé (1997) d’Alex Baladi. Enfin, L’Etoile du désert (1996) d’Enrico Marini et Stephen Desberg constituerait l’illustration d’un cas intermédiaire, l’histoire complète en deux volumes.

Par ailleurs, quoi faire des expansions américaines des séries Cœur Brûlé ou Plume aux vents, appartenant elles-mêmes à l’écheveau des aventures-gigognes imaginées par Cothias (la première est dessinée par Dethorey, la seconde par Juillard) ? Le western consommé en français ne peut plus se voir seulement défini par son référent : la rencontre dans le Far-West du Blanc et de l’Indien, ou du Blanc et de la Nature, ou du Blanc et de ses semblables ; il doit l’être aussi par sa place dans la culture d’accueil. L’aventure américaine serait ce genre cousin fondé sur le truchement d’un regard dont le lecteur partage les étonnements, les perplexités, les incompréhensions face à l’univers américain qui se déploie dans la fiction. La rencontre entre les cultures n’y est plus seulement une affaire entre Anglo-saxons et Amérindiens mais entre personnages français et Nouveau Monde. Black Hills 1890 opère un décalage du couple cooperien un cran vers l’Est ; le tragique crépuscule des Sioux y est présenté par le double truchement de Lewis Kayne et d’Armand Lebon. Â la rétrospection du premier, classique drifter [1] blanc, répond le devenir du second - là où s’interposait, entre lui et l’Ouest qu’il était venu mettre en boîte, une préconception toute romantique, la réalité du génocide fait irruption. C’est justement son regard qui est chargé d’accentuer son statut pragmatique d’articulation avec le lecteur ; nommé Yeux de verre par les Indiens, il est en outre photographe de son état.

les lois du genre et ses outlaws

L’intention figurative et narrative traverse cet ensemble plus ou moins fortement stabilisé que l’on nomme « genre ». Son dynamisme et sa trajectoire en sont modifiés. Quatre options sont possibles : l’intention figurative et narrative s’incarnera dans une BD soumise aux lois du genre ; ou dans une BD redynamisant les lois du genre ; ou dans une BD contestant les lois du genre ; ou dans une BD innovant un espace générique inédit mais marqué par le souvenir du genre traversé.

Soit la première option. 500 fusils (1995), volume initial d’une série à venir autour de Wayne Redlake, bricole les lois du genre - le cow-boy reconverti, l’intrigue de vengeance (à partir de la mort de son associé) ; Adios Palomita (1991), volume initial d’une série à venir, Trio Grande, reprend la première intrigue typique du western-spaghetti, le serviteur de deux maîtres ; encore plus patentes, La Saga de Basa-de-cuir de Georges Ramaïoli adapte avec révérence un ancêtre du genre et les séries La jeunesse de Blueberry et Marshall Blueberry prolongent la série initiale de Charlier et Giraud en remplissant les creux de la biographie d’un héros lui aussi initiateur d’une BD western adulte.

Illustrations de la deuxième option, les séries Chinaman et Plume aux vents jouent sur de plus nombreux registres. D’un côté, elles s’immiscent dans l’Histoire : celle-ci rappelant le destin américain de la France aujourd’hui désappris, celle-là la contribution des Chinois à la conquête de l’Ouest - dans le droit-fil de la political correctness de l’historiographie et de la pop culture américaines. D’un autre côté, elles confirment un intertexte médiatique en le réinscrivant, profitant en retour de cette consistance par répétition : celle-ci en faisant écho à une série BD immédiatement antérieure, Les Pionniers du Nouveau monde de Jean-François Charles, celle-là à la série télévisée américaine Kung Fu.

Pour Blacktown, il ne s’agit plus d’enrichir les registres mais d’abord de ramener le genre à ses signes typiques (une intrigue d’appropriation et désappropriation de l’or ; des emplois, comme on dit au théâtre : l’étranger malencontreux, le trio de truands, le marshall abusif et le maire félon, les habitants de Blacktown et la naïve schoolmarm... ; des images attendues : l’étoile du marshall, des six coups, des chevaux, l’opposition entre espace bâti et nature en cours de défrichement...). Puis de décaler le tout, parodiquement. Ainsi, la figuration se fait animalière ; ses limites sont dénoncées avec délectation par la narration (par exemple, comment faire, autrement qu’avec des mots, la différence entre une vraie pépite d’or et un caillou peint en jaune (p. 37, v. 5 et 10) ? en supposant un truand assez négligent pour avoir laissé derrière lui son pinceau !). La narration, elle, révèle l’inadéquation de l’emploi et du personnage ; certes, lorsque les truands parlent de poésie devant un lever de soleil, Max le renard écorche le nom de Fragonard et le borgne dégonfle cette bulle esthético-rhétorique en révélant la nature de son gaz (« La vraie poésie, c’est le silence... Et c’est pas en mangeant des fayots qu’on devient des poètes. », p. 24, v. 9). Au contraire, le tourniquet entre essence et apparences s’approfondit dans la relation entre Miss Pacard et Lapinot : première apparence, le drifter à sauver ; seconde : ce dernier révèle à la schoolmarm que lui aussi relève de la culture de l’Est mais tout autant de la violence de l’Ouest ; troisième : elle-même, messagère de la non-violence mais victime des circonstances, en vient à tuer un des truands, puis de désespoir d’avoir si spectaculairement trahi son emploi d’institutrice veut tuer Lapinot, puis se voit contrainte de tuer tous les autres truands par un geste réflexe d’auto-défense avant de chercher à se suicider ! Il n’est décidément pas donné à tout le monde d’articuler harmonieusement civilisation et sauvagerie. Simplification caricaturale et retournement parodique : illustration de la troisième option.

Enfin, Goudron plumé, La Révolte d’Hop Frog (1997) et Les Ogres (2000) illustrent la quatrième, celle d’une innovation déplaçante - reconnaître la physionomie du western en percevant que sa substance même a été altérée, voir des oripeaux de western sur un genre qui n’a pas encore de nom. Ici, c’est le dualisme fondamental du western qui est complètement redistribué dans une nouvelle donne. Par son intrigue, La Révolte d’Hop-Frog fait passer le western du 2 au 3 : s’opposent Blancs civilisés mais dépassés par leurs productions, Indiens décivilisés découvrant que le retour aux sources a la forme d’une impasse et objets qui ne veulent plus de leur destin fonctionnel d’ustensile. Au Nouveau Monde, ses rôles, ses institutions et ses signes typiques (le marshall et son étoile, les armes à feu, les chasseurs de scalps, les chevaux, la rue bordée de maisons en bois...) et à l’autre monde et ses voies (son chaman, ses visions, son radicalisme ascétique, le miroir permettant de passer de l’autre côté...) s’oppose un tiers exorbitant, non pas les esprits de la Nature mais les objets de la Culture blanche, fabriqués en série, objets réputés sans âme...

Les objets souffrant d’être en déficit de noms, Hop-Frog le pot en puise dans une nouvelle de Poe pour les baptiser (p. 33, v. 3, p. 47, v. 2) ; en manque de liberté, il a un discours de vaticination comparable visuellement à celui de Pire-que-tous (p. 8, v. 3 et p. 34 , v. 4) mais un discours utopique visuellement plutôt apparenté à Klee (p. 35, v. 1) ; refusant de s’unir aux Indiens et incapables de convaincre toutes les armes (c’est-à-dire incapables de s’unir, comme les Amérindiens), ils sont vaincus : par la pure violence des armes des Blancs pourtant sur la défensive ? Par une nouvelle configuration de « la mécanique des fluides de Krümer et Watkins » (p. 26, v. 5) ? Ni happy end, ni désenchantement crépusculaire : l’effet final propre de La Révolte d’Hop Frog sur le lecteur est celui d’une délicieuse et préoccupante perplexité.

fragilité du lien

Première grande tendance qui semble se dégager de cette décennie : la BD western met en récit la fragilité du lien. Autant l’aventurier de l’Ouest est ouvert aux compagnonnages de rencontre, aux alliances d’occasion, autant il tend â traverser les communautés sans s’y laisser engluer, sorte de sdf héroïsé. Dans Wyoming Doll, c’est leur disponibilité qui oint, qui consacre le jeune Sioux rejeté et le jeune Blanc déterritorialisé ; l’obligation qu’ils ressentent est individuelle, choisie, née des aléas de l’aventure, pas imposée par leurs sociétés respectives qu’ils ont plus ou moins fortement reniées. Dans Les Mangeurs de rouille, si John retrouve le plaisir nostalgique de la familiarité en reprenant contact avec la communauté des ouvriers chinois, le déplaisir que lui cause la violence qui y règne se mue en mépris devant la lâcheté des siens. Sur une même opposition, à ce registre éthique Blacktown substitue un registre plus formel ; le récit distingue en effet deux ordres de problèmes, ceux de Lapinot et ceux du village, mais immédiatement les confond. Pour que Lapinot puisse s’en tirer, ces deux ordres de problèmes doivent être démêlés - condition d’ailleurs nécessaire mais pas suffisante : débarrassé des truands mais en grand danger d’être lynché, il découvre la solution du crime commis dans la prison sans être blanchi pour autant. Lapinot a visiblement eu tort de se rapprocher de la communauté. Délaissé au profit de l’avocat anthropophage, Hiram recourt à deux stratégies pour se libérer de son faible pour Miss Norton : les putes et, dans le feu de l’action sur fond de furor meurtrière, la baffe appuyée (mais pour la bonne cause, il s’entend ; p, 48, v. 6).

Le second destin de l’aventurier flottant, c’est sa familialisation, souvent laborieuse. Il ne faut pas moins de cinq tomes pour que John Chinaman trouve l’âme sœur en une jeune femme en détresse, et six pour que Trent, le mountie tourmenté, constitue un couple avec Agnès. La chose s’avère encore plus longue et plus compliquée pour Plume-aux-vents et Grand-Blanc. C’est toutefois en s’éloignant de ces classiques cas de figure que la BD des années 90 innove. Bien sûr, on peut ne voir dans le vagabondage sexuel de l’héroïne de Nuage blanc qu’un cliché de la BD érotique, ce qu’il est sans aucun doute, mais aussi le rapprocher d’une multiplication des prostituées, non pas comme simples personnages décoratifs (Les Ogres) mais comme éléments déterminants du récit. Dans Entre deux rives, c’est en voulant libérer la petite pute chinoise de sa condition que le héros se jette dans un nouveau guêpier. Dans La Révolte d’Hop-Frog, les prostituées indiennes libérées par les Indiens révoltés sont les seules dépositaires d’un artisanat oublié, unique accès possible pour les révoltés à un paradis perdu. Dans L’Étoile du désert, non seulement les Indiennes utilisées comme esclaves sexuelles par Cauldray se révoltent-elles et se vengent-elles des humiliations qu’elles avaient dû subir mais c’est avec Wakita la prostituée, battue et humiliée mais fière, qu’il peut se tourner vers l’avenir. Coloration bien différente aussi que celle de la misogynie de On a tué Wild Bill par rapport à celle du genre du lonesome cowboy. Les deux scènes primitives du jeune héros se font écho. Chaque fois, la perte de son innocence se fait par un spectacle où il est un spectateur involontaire, subreptice et impuissant : le massacre de sa jeune amie et de sa famille et la révélation du statut de prostituée de Louise (une sorte de mère adoptive) lors d’une de ses passes. Comme la première (p. 8), la seconde scène (p. 24, v. 5) a un effet déterminant sur le héros et fixe son destin d’aventurier flottant. En fait, autant qu’un élément de l’espace, de l’univers de la Frontier, les personnages de putains entrent dans une série qui révèle une pathologie du temps. Fragilité du lien et pathologie du futur s’incarnent dans la crise de la famille dont ces BD donnent d’intrigantes versions.

Le flottement des individus ne s’oppose pas de manière simple à l’institutionnalisation du couple et à la famille. Même si la longue histoire de Germain et Ariane sert de cadre à leurs aventures, qui en commande et en fait tenir ensemble les péripéties, le volume Beau-Ténébreux fait passer Plume-aux-vents par l’étape de son mariage flottant avec l’homosexuel Beau-Ténébreux qui avait justement été amoureux de Grand-Blanc (Le Grand Blanc). Même si L’Etoile du désert s’arrête sur une promesse de futur, celui-ci n’est accessible qu’après une descente aux enfers qui constitue l’essentiel du récit : après le meurtre de sa famille, les fils de la vengeance et de l’enquête dévoilent au héros non pas une mais deux intrigues entremêlées. Les truands le prennent pour un envoyé de la compagnie chargé de les démasquer (registre du droit) alors que lui découvre que le meurtre de sa famille était une vengeance contre sa tâche de fonctionnaire de la civilisation et que sa vengeance devait être dirigée contre un autre que Cauldray le pervers : contre Skeritt, un « chien puant » qui s’avère un autre lui-même (registre de l’identité). Dans Wyoming Doll, alors même que leurs protégées se sont agrégées avec succès chacune à une société, devenant épouses et mères, cette refamilialisation rend les deux héros, le blanc et l’indien, à leur flottement.

Le futur a même tout le loisir de se montrer un cul-de-sac dans Adios Palomita et Un diamant pour l’au-delà. La phratrie de Dolorès, trois demi-frères tarés tous issus de pères de hasard, ne survit pas à la page 15 ; plus inquiétante encore, celle issue d’ « Aunty Lola » s’entredéchire après le suicide de la mère (ce premier volume raconte le meurtre de l’un des frères, repenti, par un autre qui ne l’est pas, et remonte dans le temps pour fixer les prémisses de cette généalogie d’Atrides exorbités et southwestern). Dans Western, le héros manipule un récit disponible, celui de l’enfant perdu retrouvé, à la fois topos de la littérature populaire et réalité sociologique de l’Ouest. Son mensonge et ses fatidiques conséquences l’empêcheront de savoir la paradoxale part de vérité qu’il recelait.

Le fil des générations qui s’emmêle, l’inceste : c’est Chiens de prairie qui le plus crûment en traite. Même si le texte réticent en retient la révélation (p. 14, v. 3), l’inceste finit par s’avouer (p. 49) : Moïse est le fils du couple incestueux de Wallace, le tueur professionnel, mystique fou qui cherche son fils pour le tuer et effacer le péché, et de sa soeur qui, bien qu’assujettie, finira par se révolter pour défendre son enfant, tuera Wallace et partira avec Moïse.

Face à ça, même si elles s’enlèvent sur le fond de disparition sanglante de la phratrie de Dolorès, la bigamie du héros d’Adios Palomita et la rigolote perversion de la sauvagerie (avec le loup baptisé comme une série télévisée western, et transformé en alcoolo), dessinent une autre issue optimiste à la fragilité du lien que la familialisation ou la rédemption : le joyeux cynisme.

fragilité du corps

Seconde grande tendance : la mise en récit de la fragilité du corps. Lorsqu’il s’agit de corps, l’héritage est fortement fixé. Cantonnée au héros jeune, beau et invincible des origines, la BD western avait élargi sa palette dès les années 70. La recette continue néanmoins à avoir ses zélateurs. La BD western des années 90 invente un pôle opposé à la beauté du corps : le cadavre ; elle entreprend un voyage de la surface, de la peau, du corps visible vers le corps organique. Le voyage part de la surface, de la peau comme support inaltéré (les Indiens de Plume aux vents, de Princesse rouge, de La Révolte d’ Hop-Frog, de Wyoming Doll s’appliquent des peintures de guerre sur le visage ou sur le corps). La BD peut narrativiser le moment où la beauté du corps visible est brusquement altérée : le coup de couteau d’Umak balafre le visage peint de Beau. Plus souvent, la balafre relève du signe distinctif (comme le héros de la série Wanted de Girod et Rocca). Alors que le viol, qui constitue une forte atteinte à l’intégrité mais n’altère pas la peau, n’est figuré que de manière allusive, la BD western a une propension à scalper : pratique indienne, comme dans Plume aux vents, Wyoming Doll (p. 10, v. 8), Retour à Saint Francis (p. 47, v 2), mais pratique à laquelle les Blancs s’adonnent aussi : le viol de la mère de Seth par les hommes de son beau-frère ne lui épargnera pas ce supplice dont l’image montre l’effet sur son cadavre (p. 25, v. 6). Si ce supplice n’est pas mis à exécution par le capitaine Trockmorton dans La Révolte d’Hop-Frog, sa mort en illustre l’aggravation, le comble. Capturé fou et nu dans le désert par les Indiens révoltés, le capitaine est en effet écorché et sa peau est brandie comme une bannière (p. 44, v. 5). Au-delà de la peau, la BD western représente la chair transpercée. Dans On a tué Wild Bill le massacre inexpliqué des cinq membres de la famille de la petite Celinda ne montre que les armes qui tirent et les corps étendus, discrètement tachés de rouge, alors que plus loin (p. 43, v. 8) le couteau fiché transversalement dans la gorge de l’assaillant meurtrier de Melvin indique l’épaisseur du corps organique au-delà du corps visible. Dans L’Etoile du désert, les impacts colorés des deux coups de feu dans le dos de Lorrimer (p. 31, v. 3), plus esthétiques que réalistes (puisque le héros l’a atteint de face), figurent plus la transpersion que l’épaisseur organique du corps. Dans Un Diamant pour l’au-delà, la naturalisation de l’épaisseur organique se double d’un lourd symbolisme : Ralton, à la recherche du diamant volé disparu, éventre sa mère qui vient de se suicider !


Après la surface, la ligne. La BD western figure l’altération des membres et de la tête. Lorsque l’ablation se fait à l’image, ce n’est plus la valeur symbolique qui l’emporte mais le frisson d’horreur que ressent le lecteur. Tourment encadré par une codification rituelle, intervention chirurgicale encadrée par une rationalité médicale, pure cruauté... : quelle qu’ait été la motivation de l’altération de l’intégrité corporelle, elle s’adresse toujours aux tripes du lecteur. Nate, le héros de Western devient manchot après le prologue, où il est blessé au bras, mais ce n’est que dans un récitatif que l’ablation est mentionnée. Par contre, dans Un diamant pour l’au-delà, c’est dans un récit rétrospectif mais à l’image (p. 52, v. 4, 5) que se passent ablation du bras et cautérisation de la plaie au canon chauffé à blanc pour le bouncer manchot, anonyme, oncle et protecteur de Seth. Dans Beau-Ténébreux, Juillard invente sur trois pages (6 à 8) une autre mise en scène pour l’amputation de la jambe gangrenée de Taillefer, en accordant la vedette alternativement au plan de l’échange verbal (entre Champlain et Brûlé) et au plan du chirurgien en train de procéder avec ses deux aides. Dans Chiens de prairie, c’est une série d’éléments narratifs construisant le personnage de Salomon Wallace (cilice de ronces laissant des taches de sang sur sa chemise blanche, colliers d’oreilles en guise de trophée) qui prend son sens lors de son aveu verbal et tardif (p. 49, v. 3) : « Tandis que je me châtrais moi-même pour expier [...] » - opération que nous épargne l’image.

Également éloignés de la beauté du corps, tous les corps morts ne se valent pas. Ainsi, le cadavre trouvé par Seth a un sexe indéfini (p. 18, v. 3) alors que c’était justement le corps d’une femme qui gagnait sa vie avec son sexe, sa grand-mère, qui faisait office de gardienne des deux revolvers maléfiques de la Mort. Rien à voir avec le squelette que, sans cérémonie, Brûlé évacue de la plate-forme du cimetière iroquois sous la neige (Le Grand blanc, p. 5, v. 7) comme un oiseau balaie son nid avant d’y dormir. Rien à voir non plus avec le corps mort considéré comme source de protéines, dans la cruauté occasionnelle du raider bostonien (Retour à Saint Francis, p. 39) ou dans le cannibalisme érigé en système par le juge félon des Ogres. Le pôle opposé à la beauté de l’intégrité corporelle superlative serait plutôt à chercher du côté du démembrement (désintégration du schéma du corps) et du destin organique des chairs mortes (désintégration de sa profondeur). Le démembrement dans Beau-Ténébreux et Un diamant pour l’au-delà résulte en images explicites pour exhiber ce que deviennent les membres sectionnés lorsqu’il faut en disposer : jambe de Taillefer jetée dans une immense cheminée (p. 8, v. 2), bras du bouncer jetée au vautours (p. 53, v. 1, 2). Moins bien équipée sémiotiquement pour traiter des puanteurs organiques, la BD n’hésite pourtant pas à les évoquer par le verbe - puanteur de l’estomac pourri et troué du tueur (Étoile du désert, p. 31, v. 5) et odeur de chien de Skerrit le maquereau (52 : 2) - voire, plus graphiquement, par le dessin d’essaims de mouches, effets et signes de la décomposition du cadavre (Un diamant pour l’au-delà, Chiens de prairie).

quelle pertinence ?

Plutôt que de l’étonnement éventuel devant un retour du genre, de telles tendances de fond marquant le western BD de ces dernières années nous laissent une question : comme c’est en narrativisant et en figurant fragilité du lien et fragilité du corps que le western a maintenu sa permanence, quelle pertinence le lectorat y trouvait-il ?

Serait-ce que, envers pessimiste et sombre de la globalisation et de la numérisation, le western pouvait avec justesse et à-propos proposer l’image d’une universalisation aventurière de l’espoir individuel, universalisation à la fois déterritorialisée et inscrite aux États-Unis (socle donc de l’imaginaire de la globalisation, qui en rappelle utilement la violence), ainsi que l’image d’une inquiétude sourde pour le corps et son organicité, dont la numérisation laisse entendre qu’ils importeraient peu ?

Cet article est paru dans le numéro 8 de 9e Art en janvier 2003.

[1] Le drifter dérive dans l’Ouest sauvage, aventurier sans projet, prêt à toutes les sollicitations du destin, traditionnel traîne-patins à stetson et 6-coups du western adulte.