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de l’affiche à la bande dessinée :
à propos de l’album "mai 68, histoire d’un printemps"

Bertrand Tillier

[Juillet 2018]

En 2008, un historien/scénariste (Arnaud Bureau) et un dessinateur (Alexandre Franc) s’associaient pour publier, chez Berg International, dans la collection « Iceberg », un livre qui était moins un album de bande dessinée stricto sensu qu’une sorte de récit graphique – dont il adoptait le format 25 x 17 – voire une « histoire dessinée » de Mai 68, sous le titre Mai 68, histoire d’un printemps, préfacé par Daniel Cohn-Bendit [1].

Dans l’océan éditorial du 40e anniversaire des événements du printemps 1968, l’ouvrage ne bénéficia pas d’une réception critique importante, mais les quelques articles qui lui furent consacrés, aussi bien dans la presse généraliste que dans les publications spécialisées, saluèrent unanimement les qualités didactiques et graphiques de l’ouvrage. Cette convergence d’appréciation reposait sur quelques caractéristiques du livre, qui étaient soulignées avec récurrence par la critique.


L’une d’elles était plus particulièrement prégnante, qui concernait l’originalité du scénario d’Arnaud Bureau alliant un propos historien – incarné par le personnage de Paul, un thésard travaillant sur l’histoire de Mai 68 – et des témoignages d’anciens acteurs du mouvement : tous sont des personnages fictifs, mais suffisamment stéréotypés pour représenter et caractériser la diversité des tendances du gauchisme, et ils introduisent, par leurs destins individuels secondaires, une part romancée dans la trame historique où l’on croise toutefois des leaders de Mai : Cohn-Bendit, Geismar, Sauvageot, Krivine, Godard ou Lebel.
L’autre qualité originale prêtée à l’ouvrage, c’est, au-delà de sa « ligne claire », la ligne graphique adoptée pour l’occasion par Alexandre Franc, en rupture relative mais nette avec ses albums antérieurs (comme Golda, 1933 [2004] ou Les Isolés [2007]) et dont on ne retrouvera plus tout à fait la trace dans ses publications ultérieures (Macula Brocoli [2009] ou Victor et l’ourours [2011]). La réception critique du livre soulignait, en effet, combien le dessin de Franc pouvait rappeler Scott Mc Cloud ou Yves Chaland [2], ou encore Marjane Satrapi [3], avec leur fausse simplicité et leur véritable dimension d’épure graphique, avec leur trait épais ou cassé procédant souvent de la citation, de la déconstruction et du pastiche.

Or, au-delà de ces références internes à l’histoire de la bande dessinée, la spécificité de la ligne graphique d’Alexandre Franc dans son Mai 68 repose aussi sur un effet de citation externe à son champ propre, puisant dans les affiches du printemps 1968. Dans l’ouvrage, le jeu des citations des affiches de Mai opère à deux niveaux : par la citation directe des affiches qui surviennent comme des images ; et par la citation de leur langage formel. Il convient donc de pleinement prendre en compte ces procédés citationnels actifs dans le livre de Franc et Bureau, d’autant que l’historiographie des affiches de Mai n’a pas cessé de les considérer, à tort ou à raison, comme des productions inédites, indépassées et en quelque sorte indépassables de l’histoire du graphisme contestataire – sans antériorité et sans filiation possibles –, et appartenant par là-même à la mythologie de Mai comme un pur présent. L’ambition des affiches de 68 n’ayant pas été de représenter les événements, mais de vouloir faire corps avec eux, comme l’a souligné Kristin Ross [4], elles furent le lieu d’une tentation de fusion de l’art et de la vie.

A. Franc & A. Bureau, Mai 68 : Histoire d’un Printemps, page 73

Il faut dire que leurs conditions de production avaient été telles, que les affiches de Mai furent assignées à leur statut d’artefacts singuliers et bientôt définitivement orphelins. Dans les « Ateliers populaires » de l’ex-Ecole des Beaux-Arts de Paris, de l’Ecole des Arts Déco ou de l’Ecole de Médecine, où sont conçues ces affiches, les sujet et les mots d’ordre sont débattus en AG et soumis à un vote ; une estampille des Ateliers populaires marque chaque affiche exempte de toute signature ou de tout monogramme individuels ; l’impression et la diffusion s’organisent collectivement ; la technique d’impression sérigraphique est aisée à apprendre et à mettre en œuvre ; les formes graphiques et typographiques sont simples, que peuvent s’échanger facilement les exécutants que lie entre eux le rejet des notions d’auteur et d’artiste. En leur temps, les affiches de Mai 68, avec leurs messages poétiques et directs, sont donc considérées comme des déclarations et des œuvres collectives, emblématiques d’une créativité populaire et spontanée, libérée des contraintes de l’apprentissage ou du métier, dont on retrouvera les ferments dans le Do it yourself de la presse alternative du gauchisme de la décennie suivante.

Les affiches ont donc été instantanément considérées comme des manifestations de l’esprit de Mai et de « l’imagination au pouvoir », derrière lesquelles les individualités ne pouvaient que s’effacer. C’est ce qui explique la colère du critique d’art Gérard Gassiot-Talabot [5], quand il découvre le recueil publié par l’éditeur Tchou à l’automne 1968 [6]. Dans cette anthologie, sont reproduites, au milieu des affiches anonymes et collectives des Ateliers populaires, des « affiches artistiques » conçues dans une veine graphique proche – mais en lithographie polychrome et non plus en sérigraphie bichrome – des compositions élaborées, en soutien au mouvement, par des artistes réputés qui les ont signées : Alechinsky, Bazaine, Cremonini, Ipoustéguy, Asger Jorn ou Velickovic. Ce que déplore Gassiot-Talabot dans la revue Opus International, c’est qu’à travers ce recueil, quelques mois après les expérimentations libertaires du printemps 1968, le mouvement de production artistique anonyme et collective de Mai soit déjà menacé par le retour de la tentation individualiste et par la menace de l’embourgeoisement. C’est donc une sorte de sanctuarisation des affiches des Ateliers populaires qui s’est rapidement instaurée, contribuant à les rendre définitivement « sans descendance », selon l’expression de Didier Semin [7].

Dans l’ouvrage de Franc et Bureau, l’Atelier populaire des Beaux-Arts est le sujet d’une planche (p. 73), qui offre aux affiches de Mai leur première occurrence, en explicitant leur processus de production et en représentant quelques spécimens indubitablement choisis pour leur valeur emblématique et leur capacité à évoquer l’atelier d’impression sérigraphique. Les quatre affiches reproduites dans la même case de cette planche comptent parmi les plus connues ; elles appartiennent à la mémoire de Mai 68, à son histoire et à son patrimoine visuel. On pourrait s’étonner de l’irruption tardive des affiches dans ce récit graphique du printemps 1968. Mais, à compter de cette planche par laquelle elles font leur entrée dans l’ouvrage, les affiches sont d’une fréquence haute, puisqu’on les retrouve dans les pages suivantes, telles des ponctuations (p. 76, p. 78-79, p. 83, p. 84, p. 86-87, p. 90, p. 99, p. 101, p. 105). Dans cette séquence assez ramassée, les affiches font images, par une mise en abyme dans le livre, à l’instar d’autres images de Mai – les « unes » de journaux et les photographies de presse devenues iconiques –, mais plus nettement que ces dernières, puisqu’elles interviennent comme des images récursives, c’est-à-dire des images dans l’image.
Ce principe de citation active et explicite donne lieu à deux situations : soit l’affiche s’inscrit dans une case (p. 73 ou p. 105) et c’est là la configuration la moins exploitée par Alexandre Franc – sauf, peut-être, pour bien marquer la différence des affiches de Mai avec l’affiche publicitaire qu’évoque une réclame significativement grisée pour la marque d’apéritif Suze (p. 13). Soit, et c’est le cas le plus usité au fil des planches suivant la case inaugurale montrant l’Atelier populaire des Beaux-Arts, l’affiche de Mai constitue une « espèce » de case – espèce au sens d’« espèce d’espace » de Georges Perec [8].

A. Franc & A. Bureau, Mai 68 : Histoire d’un Printemps, page 76

D’ailleurs, à l’occurrence suivant immédiatement l’évocation du lieu de production des affiches de Mai, la célèbre affiche reproduite (p. 76) est rendue monumentale, puisqu’elle elle recouvre partiellement à elle seule 4 cases qu’elle occulte plus ou moins pour créer une situation dialogique, à la fois narrative et dynamique : le personnage de Georges la découvre dans les coulisses de l’Odéon occupé, condensées dans un aplat de gris, sur lequel l’affiche rouge vient se superposer. Cet espace paradoxal, physique et abstrait, est celui dans lequel se situe le personnage interloqué par la littéralité de l’injonction d’une affiche qu’il veut décoller, dont il arrache un coin et qui provoque sa chute dans les fauteuils du théâtre où il atterrit et où de jeunes femmes le prennent pour Daniel Cohn-Bendit. Ici, l’affiche a donc servi à dévoiler un espace symbolique : les coulisses de l’Odéon comme imaginaire des coulisses joyeuses et festives de la liberté de parole, de mœurs et d’action de Mai. Décoller une affiche, un peu de la même manière qu’on a voulu voir la plage sous les pavés, c’est tenter d’accéder à ce qu’on pourrait appeler l’arrière-Mai – et donc moins l’histoire de Mai 68, que sa mémoire et surtout son imaginaire, dont les affiches constituent comme des signes visuels, qu’Alexandre Franc convoque dans ses planches pour leurs potentialités.
A la suite, chaque affiche qu’il reproduit est insérée entre les cases, selon un agencement où elle acquiert le statut de case (p. 78) ou de cartouche voire de phylactère (p. 87). Toutefois, chaque affiche insérée dans ces planches, grâce à un régime graphique commun, se distingue des cases par une délimitation qu’on qualifiera de tremblée (p. 79), comme si elle était exécutée à main levée et comme si elle était collée sur un mur (un mur d’images ?), et par l’introduction d’un détail matériel : le coin corné, transformant l’affiche en case marquée – la case cornée comme une carte de visite pliée dans un angle, pour signifier qu’on est venu en personne (peut-être faut-il y voir une allusion à l’intrusion des affiches de Mai dans la bande dessinée ?) ; la case cornée comme une carte à jouer, pour y porter une marque et attirer ainsi l’attention (Alexandre Franc semble dire ici à son lecteur : – Attention, cette case est particulière).

A l’évidence, en dotant ses « affiches-cases » de ces particularités, Alexandre Franc tient à conserver le statut initial de ces artefacts qu’il a élus, pour qu’ils soient identifiables par le lecteur. Sans doute est-ce un effet de la patrimonialisation dont les affiches de Mai 68 ont été l’objet. Mais on peut se demander si cette singularisation n’est pas une façon pour le dessinateur de donner ainsi la source graphique de son propre trait adopté dans cet album. En effet, la singularité du livre repose sur la parenté du graphisme des affiches de Mai avec la ligne graphique du livre, comme l’expliquent les auteurs dans une interview :

« […] comment mieux suggérer l’esprit d’une époque qu’en citant son esthétique ? Plutôt que de faire une fresque pompière et « réaliste » comme la BD (pas seulement historique) les aime tant, nous avons pris le parti de la simplicité : un dessin tendant à la simplification pour pouvoir cohabiter avec un texte abondant, et une bichromie bleu/rouge qui nous permette d’utiliser les affiches de l’époque » [9].

A. Franc & A. Bureau, Mai 68 : Histoire d’un Printemps, page 79 (détail)

Le procédé outrepasse donc la stricte citation ou la mise en abyme. Il s’agirait plutôt d’un procédé d’appropriation. En écho au dispositif narratif de la parole du thésard et des témoins (dont les propos sont sollicités comme une archive), Alexandre Franc fait place à toutes sortes d’autres sources qu’il convoque et démarque presque littéralement dans ses planches : les banderoles, les graffiti, les slogans, les « unes » des journaux, les photographies de presse, les contenus des discours – et les affiches des Ateliers populaires, avec leur langage visuel, dont il reprend l’iconographie sommaire et la syntaxe formelle simplifiée. De ces affiches contre De Gaulle, contre la police, contre l’impérialisme ou le capitalisme et contre l’ordre, le dessinateur s’approprie la rhétorique visuelle expressive, qu’on retrouve dans ses cases où défilent en net filigrane les figures noires et menaçantes des CRS (p. 27 et p. 49), les gestes dynamiques des lanceurs de pavés (p. 34), le langage des poings levés (p. 53 et p. 57), l’image de l’usine-forteresse (p. 64), les foules de manifestants (p. 56), la silhouette caricaturale de De Gaulle (p. 83 et p. 97).

Il s’agit là d’une démarche appropriationniste, au sens où cette méthode a structuré des pratiques artistiques à partir des années 1980, dans un dessein d’hommage, entre citation et modifications (de format, de couleur, de support et de matière), pour interroger des notions constitutives de l’œuvre d’art à travers la teneur et la valeur de l’acte créatif, l’originalité et l’authenticité, la répétition et la différence, la réplique et la variation, l’imitation et la propriété, le sens de la signature et la paternité, l’histoire et la relativité. L’œuvre condensant les caractéristiques de l’appropriationnisme est incontestablement la re-photographie par Sherrie Levine des fameuses photographies de la Grande Dépression exécutées par Walker Evans, devenues des icônes voire des clichés de l’histoire américaine, et reprises sous le titre programmatique After Walker Evans (Après/d’après Walker Evans, 1981). Selon une démarche similaire, Alexandre Franc a peut-être voulu dessiner Mai 68 après et d’après les affiches de Mai 68, pour élaborer un récit graphique qui ne soit pas une bande dessinée de reconstitution. Il déclarait en 2008 à Jean-Philippe Lefèvre, dans l’émission Un monde de bulles :

« Les BD en costume [d’époque], ça me casse un peu les pieds, les recherches documentaires aussi. Là, on avait Paris sous la main, une époque pas trop lointaine, et surtout, il y a une mythologie de Mai 68 qui est encore enthousiasmante » [10].

A. Franc & A. Bureau, Mai 68 : Histoire d’un Printemps, page 105 (détail)

A l’économie de la reconstitution historique par des décors ou des accessoires, Alexandre Franc a donc préféré l’appropriation du graphisme des affiches de Mai – et il donne ainsi une « descendance » à ces objets qui étaient dépourvus de toute possibilité de continuation. Or, c’est de ce procédé appropriationniste appliqué au trait de 68 que sa bande dessinée tire ses qualités d’originalité graphique et d’efficacité pédagogique, telles que la réception critique du livre les a identifiées : un ouvrage « facile à lire et bien documenté » [11], grâce à son « mode documentaire servi par un propos sérieux et exigeant » [12] et par un « style limpide et efficace, avec trois seules couleurs fortes » [13], consacrant « cette bande dessinée [en] vrai livre d’histoire » [14]. Les vertus des affiches de Mai 68 – procédant pour partie d’un retournement d’objets contestataires qui, en leur temps, furent perçus comme relevant de formes frustes et d’une agressivité critique – capables, quarante ans après les événements, de produire un discours consensuel identifié comme didactique, témoignent de la patrimonialisation des affiches et plus largement des images/icônes de Mai 68, sur lesquelles s’est construit le récit de l’événement. Mais on peut aussi se demander si cette entrée dans l’Histoire, dont témoigne la bande dessinée d’Alexandre Franc et Arnaud Bureau à plusieurs égards, n’est pas également le symptôme de l’acculturation d’une esthétique et d’une éthique de l’insubordination, dont toute entreprise commémorative ou célébrative oblitère inévitablement les ambitions originelles, pour les constituer en héritage de moins en moins discuté, pour être largement transmissible ?

Bertrand Tillier
Professeur d’histoire contemporaine
Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne / IDHES (UMR CNRS 8533)

[1] Le livre a été réédité en 2018, aux éditions Des ronds dans l’O. On se réfère ici exclusivement à l’édition originale : Berg International, coll. « Iceberg », 2008.

[2] Voir la recension de Patrice Gentilhomme, Actuabd, 7 avril 2008, accessible en ligne : http://www.actuabd.com/Mai-68-Histoire-d-un-printemps-Par-A-Bureau-et-A-Franc-Editions-Berg-international [consulté le 7 mars 2018].

[3] Voir la recension de Bruno Modica, La Cliothèque, 4 novembre 2008, accessible en ligne : https://clio-cr.clionautes.org/mai-68-histoire-d-un-printemps.html [consulté le 7 mars 2018].

[4] Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, [2002], Marseille, Agone / Paris, Le Monde diplomatique, coll. « Eléments », 2010, p. 32.

[5] In Opus international, No.9, décembre 1968.

[6Mai 68, Les affiches, préface de Jean Cassou, Paris, Tchou, 1968.

[7] Didier Semin, « Karl Marx, Savignac et Saint François », in cat. expo. Les Affiches de mai 68, Paris, École des Beaux-Arts éditions / Musée des Beaux-arts de Dole, 2008, p. 37.

[8] Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974.

[9] Entretien avec Patrice Gentilhomme, Actuabd, 7 avril 2008, accessible en ligne : http://www.actuabd.com/Arnaud-Bureau-Il-est-fascinant-pour-notre-generation-de-se-plonger-dans-une-epoque-ou-il-n-y-avait-ni-chomage-ni-SIDA [consulté le 15 mars 2018].

[10] Jean-Philippe Lefèvre, « Mai 68 : sous les pavés, des bulles ! », Un monde de bulles, Public Sénat, 2 mai 2008 (Voir aussi l’article de Sylvie Kerviel, « Un monde de bulles évoque Mai 68, à travers la BD », Le Monde, 2 mai 2008).

[11] Bruno Modica, La Cliothèque, 4 novembre 2008, op. cit.

[12] Patrice Gentilhomme, Actuabd, 7 avril 2008, op. cit.

[13] L.G., « BiblioObs, Mai 68 en BD », Le Nouvel Observateur, 10 avril 2008, accessible en ligne : https://bibliobs.nouvelobs.com/bd/20080410.BIB1133/mai-68-en-bd.html [consulté le 7 mars 2018].

[14] Bruno Modica, La Cliothèque, 4 novembre 2008, op. cit.