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le mythe de mai 68 et la bande dessinée

Matthew Screech

Les événements de mai 68 sont entrés dans la mythologie nationale française : au fil du temps, l’imagination populaire a réduit ce soulèvement potentiellement révolutionnaire, qui a failli faire tomber le gouvernement, à une histoire exemplaire de libération sociale et culturelle menée surtout par des étudiants au Quartier Latin et cristallisée autour de personnages légendaires tels que Cohn-Bendit ; cette histoire simplifiée, généralement acceptée sans questions, conditionne la perception du public par rapport à Mai. Le Dictionnaire de Mai 68 de Larousse donne une définition concise du « Mai mythique » : « Simplifié, réduit à quelques grands moments ludiques et à quelques images largement diffusées, Mai 68 est devenu progressivement une date référence, point de départ d’une transformation – notamment culturelle, de la société française » (Capdevieille et Rey éds., 18).

La perception populaire de Mai est aussi influencée par la tradition de fantaisie mythique décrite par le mythologue anglais Geoffrey Kirk dans son livre Myth. Its Meaning and Function in Ancient and Other Cultures : Mai est devenu une période fabuleuse. Pendant laquelle « ...toutes les règles qui gérent les actions normales, la pensée normale et les relations normales peuvent être suspendues ou déformées » (269). Du coup, n’importe quoi était possible en Mai, comme par magie. Les slogans bien connus comme « Soyez réalistes, demandez l’impossible », « Prenez vos désirs pour la réalité, » « Sous les pavés, la plage », et « En mai fais ce qu’il te plait » encouragent cette fantaisie. D’ailleurs, les évocations d’un point tournant pendant lequel n’importe quoi semblait possible alimentent cette fantaisie mythique encore plus. En voici trois exemples : Bernadette Costa-Prades, dans ses mémoires personnelles, parle de « cette fabuleuse période de remise en question de tous les domaines » (2008, 7-8) ; Jacques Le Goff, qui a évalué les conséquences de Mai, estime que « La rupture avec le vieux monde est censée concerner tous les aspects de la vie, inextricablement mêlés » (82) ; Jean-Luc Hees, qui a examiné la pertinence actuelle de Mai, se souvient que « Mai réinstituait, pour quelques jours, le sens de l’égalité. Dans tous les domaines. Plus de pouvoir officiel, plus de président, plus de Premier ministre, des experts dépassés » (2008, 111).

On a déjà parlé de l’impact de Mai sur la BD. Parmi d’autres ouvrages La révolution Pilote, 1968-1972 (Aeschimann et Nicoby, 2015) analyse les développements au sein de l’hebdomadaire Pilote. Ce livre en forme de BD consiste en une série d’entretiens avec Gotlib, Fred, Druillet, Bretécher, Mandryka et Giraud, qui y travaillaient en 1968. La révolution Pilote, 1968-1972 montre comment, à partir de la fin des années soixante, Pilote a libéré les artistes des restrictions de dessiner pour les enfants, en faisant entrer le fantastique, l’absurde et l’expérimentation graphique dans la BD. Rolland, qui en prolonge l’analyse jusqu’à la fin des seventies, fait remarquer que Mai a encouragé la critique sociale, le féminisme, la drogue et la sexualité explicite. Cependant, on a peu écrit à propos de la façon dont la BD évoque les événements eux-mêmes.
Mon intervention montrera comment les évocations de Mai dans la BD contribuent à la mythologie régnante, et/ou remettent cette même mythologie en question. Je me concentre sur les bandes éditées depuis les années quatre-vingt-dix, c’est-à-dire après l’entrée définitive de Mai dans la mythologie nationale. Ces bandes n’ont reçu que peu d’attention de la part de la critique. Je commence par celles qui construisent des mythes autour de Mai et qui évoquent la fantaisie mythique définie par Kirk. Je parlerai ensuite des artistes qui contestent la mythologie dominante par le biais de la parodie, la ré-appropriation et la déconstruction.

Une bande de Sempé, éditée en octobre 1968 dans le recueil L’information consommation, montre comment on allait déformer Mai en un mythe. Une série d’images commence et se termine par deux dessins similaires qui montrent les élections ; entre ces dessins, on voit plusieurs images des événements, alors qu’une radio annonce que la guerre civile est immanente ; la radio fait allusion à une déclaration alarmiste faite par Pompidou au plus fort de la crise (Sirinelli 2008, 271). Sempé, en commençant et en terminant par des images similaires, suggère que Mai n’a pas changé grand-chose en ce qui concerne la vie politique.

Première et dernière image de l’histoire de Sempé sur Mai 68 comme parenthèse.

Kristin Ross, dans son étude marquante sur les évocations de Mai dans les medias, May 68 and its Afterlives (2002), parle de cette dépolitisation de Mai, à laquelle Sempé fait allusion. D’ailleurs, au fil des ans, cette dépolitisation est devenue un trait saillant de la mythologie de Mai. Le Dictionnaire de Mai 68 définit même le « Mai mythique », comme « une dépolitisation de Mai dans l’imaginaire collectif » (Capdevieille et Rey, 18). La bande de Sempé montre également comment Mai allait se transformer en cette fantaisie mythique repérée par Kirk : toutes les règles qui gouvernent les procédures démocratiques normales sont suspendues en Mai, et même la guerre civile devient possible.

Claire Bretécher, Les Frustrés.

Au cours des années soixante-dix, les artistes cessent d’évoquer Mai directement pour la plupart. En 1978, Bretécher fait preuve de désillusion, en insinuant que Mai n’avait rien changé : un ancien soixante-huitard essaye de convaincre sa fille qu’elle pourra le voir dans une commémoration télévisée ; elle ne croit même pas qu’il était présent.


Célestin Speculoos, tome 2 : Mai 68 (Bodard et Yann, 1993) est le premier album à redécouvrir Mai. La date de sa parution n’est pas une coïncidence : 1993 arrive cinq ans après 1988, l’année à partir de laquelle Mai devient fixé en permanence dans la mythologie populaire française (Capdevieille et Rey, 18). Célestin Speculoos : Mai 68 met l’emphase sur l’agitation estudiantine au Quartier Latin, mais le style graphique est caricatural, avec des onomatopées amusantes et de l’humour bouffon. Maïté, l’héroïne séditieuse, est séparée de son petit copain Célestin et elle participe à la fête avec enthousiasme. Elle a une liaison amoureuse avec Cohn-Bendit, le leader des étudiants, mais elle ne s’intéresse pas à son idéologie révolutionnaire. Vers la fin elle retrouve Célestin, qui s’avère être un policier réactionnaire. Toute différence entre Maïté et Célestin disparaît avec le retour à la normale après Mai.

Yann et Bodart, planche tirée de Célestin Spéculoos : Mai 68

Célestin Speculoos : Mai 68 évoque le Mai mythique identifié par la critique. Ross fait savoir que les médias s’attardent sur les étudiants du Quartier Latin en mettant l’emphase sur des personnages légendaires comme Cohn-Bendit ; de ce fait, idéologies militantes, usines en grève, et négociations compliquées sont mises en sourdine, voire passes sous silence. Selon le Dictionnaire de Mai 68, à partir de 1988 la contestation violente est éclipsée par un « Mai mythique » qui devient principalement « synonyme de révolte étudiante et de libération des mœurs ».

Plus de dix ans plus tard, La Malédiction de Zener (Grangé et Adamov, 2004) renoue avec Mai. L’héroïne clairvoyante participe à des expériences avec un professeur de parapsychologie communiste en Mai 1968. Ses hallucinations, qui convoquent monstres et vaisseaux spatiaux, envahissent le décor à mesure que Mai avance. L’histoire, malgré sa dimension politique potentielle, parle peu de l’idéologie communiste. Cependant La Malédiction de Zener rappelle un très vieux mythe : les Soviets sont en train de construire un surhomme herculéen, avec des pouvoirs au-delà du commun des mortels.

Jean-Christophe Grangé et Philippe Adamov, La Malédiction de Zener, t.1

Célestin Speculoos : Mai 68 et La Malédiction de Zener sont très différents. Cependant, ils ont un point commun. En les lisant, on assiste à l’entrée de la « fantaisie mythique » de Mai dans la BD. Les deux albums n’évoquent pas Mai selon les faits historiques avérés. Plutôt le contraire. Mai est un moment fantastique pendant lequel les règles normales qui régissent le comportement sont suspendues, le raisonnement ordinaire devient intenable et l’impossible se produit.

Construire la mythologie de Mai

Lorsqu’on arrive au quarantième anniversaire de Mai en 2008, on voit que la mythologie l’a définitivement emporté sur la réalité. Sirinelli écrit dans son analyse socio-politique : « Les générations suivantes reçoivent encore des récits... le plus souvent mythiques de cet événement de 68. Le mot ‘mythe’ est entendu ici dans son sens le plus commun et le plus neutre : “une déformation de la réalité devenue collective” » (2008, 12). Rotman, en expliquant Mai aux jeunes, fait cette observation : « Mai a produit une vaste mythologie – nourrie de légendes, d’idées préconçues.... très éloignée de la réalité historique » (2008, 13). Nous allons maintenant considérer quelques albums qui participent à la construction de cette mythologie.


Mai 68. Histoire d’un printemps (Franc et Bureau, 2008), une reconstruction historique, laisse beaucoup de place aux grévistes et aux négociations politiques. La préface est de Cohn-Bendit. Franc et Bureau sont conscients que Mai est devenu un mythe. En effet, le personnage principal, Paul, est un étudiant qui fait des recherches sur « le mythe soixante-huitard dans le discours politique en France 1968-2008 » (p. 7). À mesure que Mai se déroule, plusieurs étudiants, activistes, ouvriers et hommes/femmes politiques racontent leurs expériences, mais sans pour autant analyser ledit mythe. Le style graphique est parcimonieux et la violence est réduite au minimum. Quand Mai atteint son zénith, la fantaisie envahit l’histoire : un jeune radical se fait passer pour Cohn-Bendit afin de draguer les étudiantes (p. 67) ; Philippus, le prophète de L’Etoile mystérieuse, d’Hergé, participe à une manifestation (p. 66) ; quand on occupe le théâtre de l’Odéon, quelqu’un imite Haddock dans Les Sept Boules de cristal en se mettant une tête de vache sur la tête (p. 77).

La conclusion dresse un bilan de Mai plutôt positif : les événements ont mis un terme au gaullisme paternaliste et colonialiste, tout en permettant « le rejet de codes sociaux et moraux dépassés » (106). Cependant Mai 68. Histoire d’un printemps ne parle guère des complexités sous-jacentes du soulèvement. Par exemple, la relation de Mai avec le collectivisme et l’individualisme est un sujet controversé : Le Goff signale que plusieurs chroniqueurs considèrent Mai comme individualiste (20, 87) ; Hees, par contre, souligne le collectivisme de Mai tout autant que son individualisme (174, 126) ; Rotman, quant à lui, ne voit aucun lien entre Mai et l’individualisme (147-149). Paul passe ces difficultés sous silence, en affirmant tout simplement qui l’individualisme a éclipsé la politique : « Quarante ans plus tard le bilan est clair : c’est l’individualisme qui la emporté sur le combat politique » (107). Paul offre peu de preuves à l’appui, mais il réitère la position normalement prise par les médias : l’impact de Mai est socio-culturel plutôt que politique : « Plus que la sphère politique, c’est bien la sphère sociale et culturelle qui s’est trouvée bouleversée » (p. 107).

Extrait de Franc et Bureau, Mai 68 : Histoire d’un printemps

Mai 68. Histoire d’un printemps prétend révéler la vérité derrière le mythe ; et en effet, l’album évoque les ouvriers en grève et les négociations politiques, sujets exclus du récit mythique habituel. Cependant, Paul fini par accepter le Mai mythique. Cet album, avec son graphisme épuré, sa violence attenuée et ses fantaisies inoffensives, est l’allégorie d’une libération socio-culturelle ; Mai devient une transformation modernisatrice, plutôt qu’une explosion de mécontentement sanglante et révolutionnaire. Cohn-Bendit, le leader télégénique, incarne ce mythe de Mai bienveillant et bon enfant, comme le fait remarquer Delporte (344-347). Mai 68. Histoire d’un printemps, se conforme donc à ce mythe connu et répété ; de plus, Cohn-Bendit est élevé au rang de héros au cours de l’histoire.


Le Pavé originel (Pianko et Winz, 2009) est moins orthodoxe : l’album crée un héros nouveau qui représente le mythe d’origine de Mai. Le personnage principal, Sam Opianski, fils de réfugiés juifs pieux, incarne la génération des années soixante, prise entre radicalisme et tradition. Sam admire le communisme, mais il accepte un poste de haut cadre dans l’entreprise de textiles de son père, où il séduit les mannequins. Les parents de Sam veulent qu’il se marie et ils lui choisissent une épouse, mais lui il ne veut pas et il s’enfuit avec une jeune femme révoltée. Sam et sa copine se trouvent dans la foule devant la Sorbonne le 3 mai, c’est-à-dire la date des premières agitations sérieuses au Quartier Latin. Les ancêtres ultra-traditionalistes de Sam, dont les commentaires ponctuent cette histoire, apparaissent sur les barricades. Sam, exaspéré, jette le premier pavé de Mai. Il frappe la tête d’un policier qui se transforme en son père, et l’émeute commence.

L’action de Sam déforme la réalité : le premier pavé a heurté un policier dans une camionnette (Sirinelli, 77-8). Cependant, son action fournit une explication mythique à Mai, en répondant à une question posée par Rotman : pourquoi est-ce que le 3 mai marque un tournant principal (59) ? Sam est enraciné dans la France des années soixante et son action symbolise la révolte contre l’autorité patriarcale qu’on associe normalement à Mai. Néanmoins Sam va bien au-delà d’une époque specifique : il renoue avec un mythe défini par Kirk comme « le déplacement des aînés » (195, 199, 205). Ce mythe explique les tensions familiales causées par la succession des générations, et son exemple le mieux connu est, bien sûr, Oedipe. Qui plus est, Sam a la dimension internationale du héros composite de monomythe (Campbell, Le Héros au mille et un visages). Comme d’autres héros mythiques du monde entier, il s’aventure – par ses inclinations politiques et sexuelles – au-delà de la sphère d’activité de sa communauté. Sam a en outre des pouvoirs exceptionnels (il peut communiquer avec ses ancêtres morts). Les personnages secondaires l’aident Sam ou bien retardent ses projets, mais il finit par triompher : Sam l’emporte sur le tyran (son père/le policier) et il donne à la société une aubaine rédemptrice, symbolisée ici par le pavé. Le Pavé originel représente donc une contribution non-négligeable à la mythologie de Mai. Les événements deviennent une histoire fabuleuse, dont le héros incarne des croyances populaires à propos de la succession des générations.

La fantaisie mythique de Mai

En 2008 paraissent aussi deux compilations : Pilote. 60 auteurs de la BD réinventent 68 et Le Pavé de la BD : Mai 68.

Quelques bandes, dans ces recueils, exploitent le potentiel de la fantaisie mythique désignée par Kirk : Mai est un moment pendant lequel, comme par magie, les règles normales cessent de s’appliquer ; par conséquent, ce qui était autrefois impossible peut être réalisé. En voici deux exemples. L’héroine de Zanzim désobéit à son père : elle sort par la fenêtre de sa chambre afin de participer à une manifestation. Elle perd sa jupe en route, et elle vole un pantalon d’une corde à linge. Tout à coup, c’est elle qui est à la tête de la manif.

La métamorphose étonnante touche les minorités ethniques aussi. Dans une parodie de Blake et Mortimer (Barral et Veys), le domestique indien fidèle se met en grève à cause de Mai. Dans ces gags, la fantaisie mythique explique les transformations socio-culturelles complexes entraînées par Mai. Les événements sont réduits à des mini-allégories exemplaires, dans lesquelles la libération d’un personnage symbolise le féminisme et l’anti-colonialisme qui, selon la perception populaire, font partie de l’héritage de Mai.

Dans deux romans graphiques plutôt longs, L’Écharde (Duvivier et Giroud, 2004-6), et L’Enfant maudit (Galandon et Monin, 2009), la fantaisie mythique acquiert une dimension plus littéraire. Des intrigues relativement compliquées permettent plus d’évolution psychologique ; l’histoire explore l’impact de Mai sur les pensées des protagonistes, Annette et Gabriel. Dans L’Écharde, de grands panoramas, des intérieurs intimistes et une couleur locale détaillée rappellent Les Passagers du vent de Bourgeon, avec le décor remis à jour. L’Enfant maudit fait penser aux caricatures anguleuses d’un Christophe Blain. Dans L’Écharde, Annette emmène un camarade blessé à l’hôpital après une manifestation, et une infirmière fait un commentaire inattendu : elle dit qu’Annette ressemble à s’y méprendre à une femme qu’elle avait aidée à accoucher pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Marianne Duvivier et Franck Giroud, L’Écharde

Dans L’Enfant maudit, un policier semble reconnaître Gabriel, et l’appelle « un rejeton de boche ». La curiosité d’Annette/Gabriel est piquée par ce qu’on leur dit, et ils partent en quête de leur véritable identité. Gabriel apprend que sa mère était collabo. Il s’avère que la famille d’Annette est juive et que sa mère Marie-Louise avait une sœur appelée Julienne, qui a donné naissance à une fille juste avant de se faire déporter par le Gestapo. Annette, en poursuivant ses recherches, découvre que Julienne est sa mère véritable ; Marie-Louise est en réalité sa tante, et elle avait trahi Julienne par jalousie pendant l’Occupation.
L’Écharde et L’Enfant maudit sont des variantes de la fantaisie mythique de Mai. Nos deux histoires montrent les répercussions personnelles pour le sujet d’un moment où toutes les règles qui gouvernent les relations familiales disparaissent, et où ce qui autrefois semblait impossible se produit.

Laurent Galandon et Arno Monin, L’Enfant maudit, t.1

La fantaisie mythique donne naissance à deux dystopies contrefactuelles aussi. Dans L’Imagination au pouvoir (Duval, Jean-Blanchard et al., 2011), Paris devient la capitale mondiale de l’hédonisme après la victoire de Cohn-Bendit. Le président americain Richard Nixon s’alarme. Il convertit Mitterrand au consensus de Washington en secret, ce qui fait clin d’œil à l’Atlanticisme des Socialistes après la victoire de ces-derniers aux élections présidentielles de 1981. Dans Paris brûle encore (2012), l’assassinat de de Gaulle provoque une guerre nucléaire et Paris est un cauchemar infesté de gangs, jusqu’à ce qu’une intervention de la part de l’ONU arrive à stabiliser la situation. Comme dans L’Imagination au pouvoir, la France revient à sa réalité historique après son moment de folie, sous un gouvernement de centre-gauche : le candidat présidentiel de la 6e République est Rocard, un des ministres de Mitterrand.

Nous avons vu les multiples possibilités offertes par la fantaisie mythique qui s’est construite autour de Mai. Depuis son entrée dans la BD avec Sempé, une comédie badine, un thriller surnaturel, deux gags humoristiques, deux romans historiques et deux spéculations contrefactuelles évoquent Mai comme un moment exceptionnel pendant lequel, les règles normales cessant de s’appliquer, tout est possible.

Contester la mythologie régnante

Les artistes que nous avons considérés jusqu’ici participent à la construction de la mythologie de Mai. D’autres sont plus sceptiques à propos de cette mythologie. Passons maintenant à ceux qui contestent la mythologie dominante par la parodie, la ré-appropriation et la déconstruction.

Groensteen fait remarquer que la parodie « implique fondamentalement une relation critique à l’objet parodié » (2010, 7). Ainsi, Relom fait une parodie des rétrospectives télévisées à propos des événements, en exagérant la libération socio-culturelle que les médias imputent au « Mai mythique » : Mai est censé nous avoir donné jeux vidéos, femmes aux seins nus, et hommes qui poussent des landaux. Rossi et Sapin provoquent des effets similaires en exagérant la fantaisie mythique de Mai. Le héros timide et harcelé devient un radical respecté pendant les événements. Il fait l’amour avec une belle femme ; elle donne naissance à un tamia anthropomorphe qui s’appelle « Che : l’esprit de Mai » et qui se fait tuer par un pavé ; après le retour à la normale, le héros redevient ce qu’il avait été avant.

Christian Rossi et Mathieu Sapin, « L’Esprit de Mai »

Les parodistes qui relient Mai aux affaires courantes contemporaines exagèrent, eux aussi, l’importance de l’héritage de Mai. Dans le hors série de Pilote déjà cité, Riss dote Mai d’une magie numérologique sinistre, et émet l’hypothèse que le 68 est maudit ; il indique aussi que le projet sarkozyste de diaboliser Mai est basé sur l’ignorance et la peur. Riss passe en revue plusieurs révoltes (les iconoclastes hollandais de 1568, l’insurrection cubaine de 1868). En 2008, un homme d’un certain âge jette mollement un pavé de petite taille vers un policier tremblant, et Sarkozy s’enfuit terrorisé.

D’autres artistes remettent en question l’héritage de Mai en se moquant des soixante-huitards embourgeoisés. L’ancien révolutionnaire de Monsieur B. est patron d’une usine de recyclage de pavés. La Citroën DS de Ghorbani, une voiture de luxe douée de parole, est vandalisée par un jeune radical, qui la restaure avec amour plusieurs années plus tard. Monsieur B et Ghorbani suggèrent que, malgré le mythe populaire d’une transformation socio-culturelle, en réalité peu de choses ont changé grâce à Mai. Ces deux bandes nous rappellent également un militantisme révolutionnaire qui était trahi et/ou oublié après les événements.

Le coffret 1968-2008. N’effacez pas nos traces (Grange et Tardi, 2008) conteste la mythologie régnante d’un autre angle. C’est un CD de 15 chansons de Dominique Grange plus un livret dessiné par Tardi. Grange, comme beaucoup d’autres, idéalise Mai comme une fantaisie mythique quand tout était réalisable : « ... tout nous semblait possible... y compris l’impossible ». Les paroles de Grange et les dessins de Tardi renforcent la dimension fantastique au moyen d’une imagerie symbolique : la liberté est une créature enfantine, les policiers sont des reptiles ou des vautours, et un homme tombe du ciel dans un lit de cerises (« La Commune est en lutte », « Chacun de vous êtes concerné », « Entre océan et cordillière », « Le Temps des cerises »). Cependant, la fantaisie mythique remet en question les déformations du réel prévalentes. Mai, relié à d’autres soulèvements par la musique et par l’imagerie symbolique, raconte une histoire intemporelle : la lutte de l’humanité pour la justice. Le récit de Mai atteint une portée universelle. Ce récit se transmet de génération en génération, et il persiste dans le folklore populaire.

Tardi et Grange, N’effacez pas nos traces !

Cette redéfinition de Mai s’attarde sur les éléments supprimés par la mythologie dominante : les idéologies radicales, les usines en grève et les violences policières. Seules deux chansons/BDs penchent avant tout sur le Quartier Latin (« Chacun de vous êtes concerné » et « La Pègre »). Dans « La Pègre », le graffiti « FLN vaincra » fait une association entre Mai et la guerre d’Algérie ; cette guerre a alimenté l’anticolonialisme de Mai, mais elle ne figure guère dans la version officielle des événements (Ross). D’autres chansons/bandes accordent la même importance aux ouvriers qu’aux étudiants (« Grève illimitée »), ou bien se concentrent sur les ouvriers (« Pierrot est tombé » ; « Les Nouveaux Partisans »). La Révolution française fait partie du cadre de référence, avec, par exemple, le graffiti sur le piédestal de Danton, tout comme La Commune, Pinochet et les demandeurs d’asile (« Le Temps des cerises » ; « Entre océan et cordillière » ; « Droit d’asile »). Les petites gens sont ceux qui résistent aux oppresseurs, plutôt que les héros mythiques comme Cohn-Bendit : deux exemples en sont Pierrot, un ouvrier (« Pierrot est tombé »), et un prisonnier de conscience (« Toujours rebelles, toujours debout »).

Notre dernier album, La Communauté (Tanquerelle et Benoit, 2010), remet la fantaisie mythique de Mai en question, en racontant une tentative de la réaliser. La Communauté est basé sur des entretiens avec un groupe de jeunes idéalistes qui ont établi une commune autosuffisante à la suite de Mai. Un membre se souvient : « Tout était possible... On allait pouvoir agir et mettre en pratique tout ce qu’on avait pensé faire en 68 » (p. 35-36). La fantaisie mythique rend possible l’idéal de vivre en communauté, mais elle s’écroule à la lumière des vérités psychologiques, économiques et sociales. Quand les tensions caractéristiques de Mai entre l’individualisme et le collectivisme se jouent au niveau pratique au sein du groupe, tout n’est pas possible. L’album documente les soucis financiers, les dilemmes éthiques et les corvées quotidiennes. Quelques membres se mettent à dessiner des affiches pour des supermarchés et pour des agences de publicité, parce qu’« on n’avait pas le choix » (p. 117) ; ils veulent des voitures de luxe, car leur vieille Citroën Dyane « ne fait pas sérieux... dans le monde très classique du commerce » (p. 273). Certains sont tentés par les biens de consommation (lave-vaisselle, chaîne Hi Fi, au grand dam d’autres. Le projet est abandonné après un incendie accidentel aggravé par l’absence d’ignifugation.

Tanquerelle et Benoit, La Communauté

Le triomphe de la réalité sur le mythe est raconté à travers des dessins naifs et ludiques : les personnes habitent des planètes différentes, elles volent dans l’air et changent de taille ; les souris et les fourmis sont douées de parole ; le nom du boucher local, Sanzot, introduit une référence badine à Hergé. Ce genre de fantaisie est peu habituel dans des études critiques et sociologiques fondées sur les recherches, telles que La Communauté. Cependant, cette absence de réalisme graphique se retrouve dans les parodies critiques de Pilote et du Pavé et dans les fantasmagories de 1968-2008. N’effacez pas nos traces. Tous ces albums montrent qu’au début du XXIe siècle, Mai était étroitement associé à la fantaisie, y compris par les artistes qui contestent la mythologie régnante.

Matthew Screech

Une première version de cet article a déjà été publiée en anglais par la revue académique Belphégor (15.2. 2017) dont je remercie les éditeurs. Elle est consultable ici : https://journals.openedition.org/belphegor/1012?lang=enhttps://journals.openedition.org/be...
Le présent article est traduit de l’anglais par l’auteur.

Ouvrages cités

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Bretécher, Claire. « Les Frustrés ». Le Nouvel Observateur [Paris]. 15 Mai 1978, p. 99.
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