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{l’An 01}, la veille et le lendemain : une trilogie de gébé

Bernard Joubert

[Juin 2018]

Certes, non, vous n’avez pas besoin de moi pour connaître L’An 01 de Gébé. Vous avez possiblement lu le livre, ou, avant cela, pour les plus âgés, les Charlie hebdo dans lesquels il parut en feuilleton, ou vu le film de Jacques Doillon qui en a résulté. Et même si vous n’en avez qu’entendu parler, les échos qui vous sont parvenus vous en donnent une idée probablement assez juste.

Une grande part de l’œuvre de Gébé peut être reliée à L’An 01, mais ce que je voudrais souligner ici, c’est que je perçois une trilogie formée par L’An 01 (octobre 1970 pour sa première page dans le No.1 de Politique hebdo), Tout s’allume (1979) et Sept Cartouches (1982). Dans les conversations qu’il m’arrive d’avoir avec des lecteurs de Gébé, rares sont ceux qui connaissent Tout s’allume et il est exceptionnel que je trouve quelqu’un ayant lu Sept Cartouches. Pourquoi Gébé a-t-il donné ces deux suites à son œuvre maîtresse, et que contiennent-elles ?

Le Gébé philosophe avait deux thèmes favoris : la prise de conscience et « l’âge du cerveau », la première menant au second, lequel s’inscrirait dans l’histoire de l’humanité comme les âges de pierre et de fer avant lui. Nous serions enfin préoccupés d’utiliser pour le mieux le formidable outil que nous avons tous à notre disposition dans notre tête grâce à – Gébé en donne une tentative d’explication scientifique dans Tout s’allume – une symbiose du néocortex et de la conscience primaire. Plus prosaïquement, la prise de conscience peut être résumée par le titre de cet album de Gébé, qui n’est pas directement lié à L’An 01, même si on y retrouve quelques idées : Qu’est-ce que je fous là ? C’est une question ayant ses racines dans la vie même de Gébé, qui a travaillé pendant une douzaine d’années comme dessinateur industriel à la SNCF avant de faire le « pas de côté ». Sous le crayon de Gébé, cette question fige l’ouvrier, marteau levé, alors qu’il s’apprêtait à enfoncer un clou pour fabriquer des choses inutiles contre la promesse de pouvoir acheter des choses inutiles. C’est l’employé de bureau qui, un matin, ne monte pas avec les autres passagers dans le train de banlieue et reste à s’interroger sur le quai – ainsi débute le film L’An 01, dans une scène interprétée par le jeune inconnu qu’est alors Gérard Depardieu. Ils sont prêts pour l’étape suivante : « On arrête tout. On réfléchit. Et c’est pas triste. » On arrête tout : on arrête vraiment tout travail sauf quelques rares cas d’absolue nécessité. On ne casse rien, on entretient même ses outils le temps d’avoir réfléchi collectivement à ce qui était indispensable (qu’on reprendra en se relayant pour ne pas se lasser) ou inutile (à quoi on pourra toujours jouer). Journalistes, auteurs, universitaires... Aucun de nous dans cette salle n’exerçant une activité indispensable à la survie de quiconque, nous relèverions de la seconde catégorie. Avant même la réflexion collective, Gébé prévient que vont certainement disparaître l’armée, la police, la fabrication d’armes et de serrures...

Les insurgés de l’esprit vont s’efforcer de penser un autre mode de vie, pour eux et, à terme, pour des millions d’« individualistes fédérés » – les termes sont utilisés dans Sept Cartouches. Leur nouvelle société n’est évidemment pas capitaliste, il n’y a plus d’argent ni de propriété. Mais elle n’est pas non plus communiste – il y aurait d’ailleurs encore de l’argent et de la propriété. Elle ne laisse place à aucun chef, les décisions sont prises en commun. On y vit en étant soucieux des autres – l’éducation va dans ce sens –, mais on n’est pas dans un essaim d’abeilles ou une fourmilière, chaque individu se préoccupe en premier lieu de son épanouissement personnel, c’est le but.

Extrait de L’An 01

Je vous décris ma page préférée de L’An 01... Sur une estrade, quelqu’un montre les photos d’un député affairiste, d’un policier corrompu, d’un préfet vénal, d’une personnalité compromise, de notables éclaboussés par le scandale, et la foule les conspue : « Pouah ! », « Hou ! », « Salaud ! » Le tribun croit le moment bienvenu pour tenir ce discours : « Nous voulons des ministres intègres, des élus vertueux, des policiers incorruptibles, des hauts fonctionnaires uniquement soucieux du bien public... nous voulons des dirigeants honnêtes, sans reproche. » Mais la foule lui répond : « C’est faux ! On ne veut plus personne ! »

Neuf ans après avoir débuté L’An 01, Gébé dessine Tout s’allume, un récit à suivre d’une douzaine de pages qui paraît dans Charlie hebdo avant d’être repris dans un numéro de Charlie mensuel (et de ne connaître que tardivement une édition en livre, dans une version remontée, en 2012, chez Wombat). C’est une politique-fiction réaliste qui se situe en prélude à L’An 01, une prequel, pourrait-on dire, si L’An 01 était La Guerre des étoiles. Comment provoquer la prise de conscience, qui est la clé de tout ? s’était plusieurs fois demandé Gébé, en y apportant jamais que des réponses poétiques : créer une situation absurde en glissant un verre d’eau dans la main des passants, inciter son patron à caresser le bois chaud de son bureau – essayez avec Macron, ça ne marchera pas... Dans Tout s’allume, il imagine que des camions d’information, financés par des mécènes, sillonnent la France. Les curieux qui montent à bord sont installés devant un appareil qui, après avoir testé leur réactivité, compose un programme personnalisé et les submerge d’odeurs, d’images, de sons et de sensations tactiles, très rapides. Ce déferlement provoque un déclic. Tous ressortent transformés, même les espions envoyés par le gouvernement inquiet, même le facho venu en découdre avec son fusil de chasse. Lorsque ces consciences évoluées sont suffisamment nombreuses, les pouvoirs publics sont obligés de négocier et de leur concéder un territoire. L’histoire entièrement fictionnelle de Tout s’allume est aussi un appel lancé par Gébé aux scientifiques (il l’expliquera en interview) : ne pourrait-on trouver une technique pour provoquer efficacement la prise de conscience ?


Sept Cartouches, en revanche, se situe après L’An 01. Livre conséquent (250 pages), il est particulièrement peu connu pour plusieurs raisons : ce n’est pas une bande dessinée mais un roman, le premier de Gébé ; il est paru en 1982, alors que la première série de Charlie hebdo venait de se terminer, ce qui empêché d’informer les lecteurs habituels de Gébé de la parution du livre ; c’est un roman de genre, dans une collection policière – mais qu’on hésite à qualifier de « roman policier » puisque l’un de ses ressorts principaux est qu’il n’y a plus de police –, commandé à Gébé par l’écrivain Jean-Michel Sénécal qui dirige alors cette collection chez Hachette, et il n’a jamais été réédité.
Sept Cartouches a pour cadre la nouvelle société espérée dans L’An 01, bien établie après cinq générations, regroupant dix millions de personnes dans le Lozange, territoire de 93 000 km2, en forme de losange, cédé par la France et des pays limitrophes. Un monde idyllique, baignant dans l’intelligence et le bonheur. Nous ne sommes plus aux premières heures, quand tout avait été arrêté pour réfléchir à l’avenir. Il y a de nouveau des voitures, sans propriétaires, dont chacun peut disposer, des restaurants et des cafés (dans lesquels on prend plaisir à faire la cuisine ou servir des boissons), des magasins (où tout est gratuit), des télés (diffusant des programmes culturels) et même une sorte d’Internet qui sert à recueillir les votes de l’ensemble de la population sur de fréquentes questions. Soudain, la faille : un individu est frappé d’une prise de conscience négative. Il s’ennuyait, se faisait « un peu chier sur les rails du self-pouvoir ». Il a pris un pistolet dans un musée, des lieux sans surveillance dans lesquels on est censé ne faire que des emprunts, et il devient un tueur en série disposant de sept cartouches.

Illustration pour Sept Cartouches
représentant Jean-Luc Godard

Pour qui s’intéresse à L’An 01, les éléments les plus excitants du roman sont les trouvailles pour pallier aux failles du système : comment empêcher de nuire quelqu’un alors qu’il n’y a plus de police pour le rechercher, plus d’arme pour l’arrêter, plus de serrures pour le retenir... Un simple instituteur est désigné par vote pour être l’enquêteur. Il décide l’arrêt de toute circulation automobile, ferroviaire ou fluviale afin que le tueur ne puisse guère s’éloigner du lieu de ses crimes. À un signal donné, chacun se doit de fouiller la personne la plus proche de lui et se laisser fouiller par elle. On peut aussi, sur un simple soupçon, proposer à quelqu’un d’échanger immédiatement son logement avec le sien, afin de le fouiller. C’est ce qui se produit avec le tueur, soupçonné par son adversaire aux échecs dans une salle de jeu, à qui il a tenu des propos étranges sur l’actualité. Le pistolet est découvert, mais le coupable n’en est pas pour autant dénoncé car, une fois l’arme en main, celle-ci donne envie d’être utilisée, et un second tueur se met à opérer... L’utopie de Gébé n’esquive qu’une question importante, celle des prisons : quel sort la société aurait-elle réservé à ces dangereux individus s’ils n’étaient pas morts rapidement ?

Une quinzaine de dessins accompagnent le roman. Ils n’illustrent pas directement le texte, mais montrent ce que serait le tournage d’un film adaptant Sept Cartouches, le réalisateur ayant la tête de Jean-Luc Godard. Plusieurs chapitres étant écrits à la manière d’un scénario de cinéma, on suppose chez Gébé le désir que son livre soit porté à l’écran. L’An 01 avait été conçu pour devenir un film et sa parution dans Charlie hebdo s’était faite en même temps que des appels aux lecteurs pour qu’ils participent aux tournages. Il fut espéré que Tout s’allume se transforme pareillement en un film intitulé La Négociation, et Pierre Braunberger, un des producteurs emblématiques de la Nouvelle Vague, eut le projet d’une adaptation de Sept Cartouches.

L’An 01 et ses suites sont dans l’esprit libertaire de Mai 68, ce fut même revendiqué par Gébé dans un avant-propos. Des idées que Gébé avait déjà, avant 1968, utilisées pour une pièce de théâtre inédite – Wolinski y fait allusion dans un éditorial de Charlie mensuel. Dans l’histoire de l’humanité, c’était le moment, Gébé avait sincèrement l’espoir que tout pouvait alors changer, basculer, et qu’un auteur de bande dessinée pouvait y contribuer. Mais une dizaine d’années après, même si Sept Cartouches est très loin d’être un roman noir, grinçant ou désespéré, on y perçoit un peu de pessimisme. Pour la première fois dans la trilogie, tout ne semble pas idéal à l’âge du cerveau.

Bernard Joubert

Conférence prononcée le 25 mai 2018 au musée de la bande dessinée dans le cadre de la journée d’études « Mai 68 et la bande dessinée ».