Consulter Neuvième Art la revue

wolinski, du désert à mai 68

Bernard Joubert

Né en 1934, à Tunis, d’une mère franco-italienne et d’un père polonais, Georges Wolinski dessine dès l’adolescence, sans songer à en faire son métier. Il aimerait être architecte, mais, durant son service militaire, en plein désert algérien, un encart publicitaire dans la revue Arts lui fait connaître l’existence d’un nouveau journal qui s’affirme « bête et méchant » : Hara-Kiri.

Il réalise une parodie de Victor Hugo, trois pages d’illustrations comiques autour d’Après la bataille, poème épique sur Napoléon. Cavanna l’accueille dans le No.7 d’Hara-Kiri, en avril 1961, et Wolinski devient un pilier du journal avec d’autres adaptations loufoques : le Lac de Lamartine, Paul et Virginie, la Divine Comédie, Mein Kampf, etc., dont certaines se retrouveront dans son premier livre, Histoires lamentables, en 1965.
D’abord un peu influencé par Dubout, il l’est ensuite beaucoup par Will Elder, du journal américain Mad, et ces pages qui pourraient sembler les mieux dessinées de sa carrière sont pourtant les moins intéressantes car il n’y est qu’un sympathique imitateur.

Son style gagne en personnalité avec la série Le Bistrot d’Émile, en 1963, à l’humour volontairement sinistre, et la mise en BD de La Reine des pommes, en 1964, un "Série noire" de Chester Himes que Melvin Van Peebles, futur père de la blaxploitation, l’aide à adapter. Il y surcharge toujours son dessin de hachures et Cavanna lui conseille de se laisser aller à bâcler, comme dans les croquis qu’il réalise lors des conférences de rédaction, qui ont plus de force que ce qu’il destine à être publié.
En mai 1965, enfin, dans le No.51 d’Hara-Kiri, le Wolinski que nous connaissons voit le jour avec la première de ses Histoires inventées, une série qui mêle dessins épars, mini-BD, petites femmes sautillantes et couchers de soleil regardés d’une falaise. Un auteur s’est trouvé et, s’il termine à l’ancienne ses séries en cours, c’est d’un même geste rapide qu’il dessine les suivantes, Hit parade (sur des faits de société) et Georges le tueur (dont la vie n’est qu’incessants et absurdes rebondissements), réunies en albums en 1969 et 1970.

Compagnon de route d’Hara-Kiri, l’éditeur Jean-Jacques Pauvert consacre à Wolinski un numéro entier de sa revue Bizarre en 1966, intitulé Carnet de croquis, et commence à publier ses obscènes Je ne pense qu’à ça (il y en aura trois volumes) en 1968.

Action du 13 novembre 1968

En cette même année 1968, ni l’Hebdo Hara-Kiri, créé en 1969, ni Charlie hebdo, qui lui succédera en 1971, n’existent encore, et Wolinski n’est alors surtout connu que pour ses collaborations au mensuel Hara-Kiri, qui pratique une satire mordante et libertaire mais ne relève pas du militantisme politique. Il en est autrement avec Action et L’Enragé, lancés au début de mai 1968, lorsque les pavés prennent leur envol. Action, créé par le journaliste Jean Schalit, ex-dirigeant de l’Union des étudiants communistes, est plutôt composé d’articles, tandis que L’Enragé, initié par Siné et édité par Jean-Jacques Pauvert, présente surtout des cartoons et, pour ce qui est de Wolinski, des bandes dessinées de quelques cases.

Couverture de L’Enragé No.7

Le "G" de L’Enragé est formé d’une faucille et d’un marteau, emblème du communisme, mais le journal n’est nullement affilié au PC français dont Siné traite les dirigeants « d’ordures, de raclures, de traîtres et de dégonflés » (dans le No.3).


Dans Hara-Kiri, Wolinski avait été parodique, poétique et obsédé (sexuel), mais c’est dans Action et L’Enragé qu’il met pour la première fois en images les conversations de deux réacs en train de boire un verre, duo sans nom qu’il animera pendant des années. La drôlerie de ces courtes BD se situe dans la façon dont une discussion décomplexée à propos des étrangers, des jeunes protestataires ou du patriotisme, amène ces hommes de droite à révéler leur mauvais fond : « Ce n’est pas que je cherche à excuser le nazisme, mais je le comprends mieux à présent. » (No.3) ; « Ceux qui accusent le gaullisme de fascisme sont des menteurs ! Des voyous ! Des mauvais Français ! Des métèques ! On devrait tous les flanquer dans un camp de concentration. » (No.5).
Puisque ces personnages parlent sans trop bouger, il vient l’idée de les adapter au théâtre. La pièce Je ne veux pas mourir idiot, mise en scène par Claude Confortès, est créée en octobre 1968. Ne racontant pas une histoire, elle compile les dialogues dessinés par Wolinski dans L’Enragé (avec les deux réacs, mais aussi une étudiante révoltée et un ouvrier), entrecoupés de chansons d’Évariste, chanteur humoristico-révolutionnaire de l’époque.

Siné étant parti au Brésil, Wolinski se charge de gérer le contenu du journal et cela se remarque particulièrement sur la couverture du douzième et dernier numéro, illustrée d’un dessin d’enfant protestant « CRS = SS ». L’auteur signe « Natacha, 6 ans ». C’est une des filles de Wolinski !

Wolinski, Topor et Siné dans L’Enragé No.1

Les « événements » prennent fin, mais le trait de Wolinski reste dans les esprits comme celui de la contestation et de la jeunesse. Les agences de publicité s’en servent, ravies que Wolinski, seul en cela des fondateurs de Charlie hebdo, n’ait pas de problème de conscience à ce que son aura protestataire serve à vendre des barres chocolatées, des voitures ou des crédits bancaires. (« La publicité rend con », martelait Hara-Kiri sous la plume de Cavanna.) La grande presse aussi s’ouvre à Wolinski et, après quelques décennies, l’ancien enragé finira par recevoir la Légion d’honneur des mains du président Chirac.

Bernard Joubert

Wolinski dans L’Enragé No.7
Wolinski dans L’Enragé No.10