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pirates !

Evariste Blanchet

[janvier 2003]

Les pirates dévastent les systèmes informatiques les mieux verrouillés, rôdent dans nos rues insécurisées (d’où la nécessité d’un plan « Vigipirates ») et abordent la culture avec, au printemps dernier, un salon du livre alternatif baptisé « Littératures Pirates », à l’initiative des éditions Amok. Omniprésents, ils n’en finissent pas de voguer dans notre imaginaire. Des pirates de toute sorte, de toute époque et de tout lieu ont également sillonné la bande dessinée.

Qu’ils soient du silence (Franquin, Spirou 1955) ou d’eau douce (Bob de Moor, Tintin 1959), naviguant en Mer de Chine (Terry et les Pirates, Milton Canif, 1937) ou parcourant l’hexagone (Poivet, Les Pirates de la route, Pilote 1964), leur persistance et leur variété laissent penser qu’il existerait un mythe puissant qui, selon les cas, figurerait la terreur, la rébellion ou esquisserait un nouveau modèle de société. Mais avec Isaac le Pirate, dont le tome 2 a bénéficié d’un Alph-Art du meilleur album 2002 et le tome 3 d’une prépublication dans Télérama, Christophe Blain renoue avec un genre où s’illustrèrent Brik, Pépito, Barbe-Rouge et Barbe Noire. Il n’est pas seul...

le genre pirates

La littérature aura contribué la première à forger les codes de cette forme particulière d’histoires maritimes, elles-mêmes dérivées de la vaste catégorie des récits d’aventures. Au XVIIIè siècle, Robinson Crusoé connaît le succès grâce à la plume d’un Daniel Defoe, soupçonné par ailleurs d’avoir rédigé sous pseudonyme une réputée histoire de la piraterie. Suivront, un siècle plus tard, Walter Scott, Fenimore Cooper et Eugène Sue, dont la passion ne se limite pas au roman de cape et d’épée, aux pionniers d’un nouveau monde ou aux mystères du peuple. L’île au trésor et le capitaine Crochet de Peter Pan achèveront de former le corpus. Mais ces œuvres fondatrices auraient-elles survécu jusqu’à nous sans la médiation d’innombrables illustrations, en particulier celles, admirables, d’Howard Pyle et de N. C. Wyeth, ou d’adaptations cinématographiques par l’usine à rêves hollywoodienne ?

La bande dessinée accompagnera un mouvement qu’elle n’a pas suscité. Elle ne se privera pas d’adhérer à la norme, en laissant une place congrue aux vikings et en situant l’essentiel de ses intrigues entre le XVIè et le XVIIè avec pour protagonistes des Européens de l’ouest, alliés ou ennemis, qui, pour s’accaparer des cargaisons d’or et de bijoux, se feront la guerre, sur tous les océans, avec une prédilection pour une région très particulière, comme le rappelle le sous-titre des aventures de Barbe-Rouge (le Démon des Caraïbes) ou la dernière série en date de chez Dargaud (Kaarib de Calvo et Krassinsky). Une partie des butins finira enterrée dans des îles que seul un tracé précis sur une carte permettra de retrouver. Les vaisseaux arboreront les couleurs nationales ou des pavillons noirs ornés de tête de mort et d’ossements. Et pour ajouter une touche d’exotisme, des perroquets bavards se percheront sur les épaules de marins borgnes, estropiés ou manchots.

des thématiques transversales

Les pirates de bande dessinée survivent à l’arrêt de nouvelles productions cinématographiques ou télévisuelles au cours des années 1960 parce que les lois des genres, quels qu’ils soient, répondent à des normes communes. Récits et intrigues sont construits de manière assez semblable à partir d’une opposition entre le bien et le mal. Des thématiques et des intrigues récurrentes viennent renforcer la permanence de ce schéma basique qui permet de conserver les faveurs du public, même avec des histoires à l’habillage passé de mode.

Ainsi en est-il du traitement de la légitimité du pouvoir. Illustrant l’antagonisme social entre les gueux et les aristocrates, un duel entre un voyou et un snob peut bien avoir lieu dans un épisode de Brik, l’autorité du Roi ne s’en trouve pas ébréchée. Il est vrai que beaucoup de ceux qu’on nomme pirates ne sont parfois que des corsaires, fidèles à leur roi. Mais même avec une figure expressément tyrannique comme, dans Pépito, Son Excellence (ou Sa Ventripotence, c’est selon) le gouverneur La Banane, qui emprisonne à tour de bras et écrase le peuple d’impôts, le discours n’est pas nécessairement progressiste. L’on peut se demander jusqu’à quel point les malheurs des habitants de Las Ananas ne tiennent pas à la seule personnalité du despote et s’il ne suffirait pas d’installer un bon à la place du méchant pour que tout aille mieux dans le meilleur des mondes.

Sans vouloir surestimer le ciment idéologique qui relie tout l’édifice de la bande dessinée de genre, il y a matière à étonnement. L’idéal démocratique par exemple est quasi inexistant alors qu’on y trouve un nombre surabondant, dans Brik et Barbe-Rouge, de nobles à rétablir dans leurs droits et de vils usurpateurs à punir pour avoir capté un nom, un titre, une fortune ou une fiancée. Eric « Lerouge » n’est-il pas lui-même un héritier spolié (cf. Le fils de Barbe-Rouge) ? C’est en tout cas un exemple parfait d’intrigue transversale à tous les genres puisqu’on peut la retrouver dans un récit situé en plein XXè siècle (La Couronne cachée, épisode de La Patrouille des Castors) !

Toutefois, même en recourant à de vieilles ficelles pour fidéliser les lecteurs, les séries de pirates agonisent au cours des années 1970 et 80. Mais leur imagerie, trop bien ancrée dans les esprits, réapparaîtra sans difficulté dans les années 90 au sein d’un genre, assez nouveau pour la bande dessinée francophone, l’heroic fantasy.

héroïsme et fantaisie

Post moderne et hybride par excellence, la fantasy permet toutes les facilités : un scénariste pourra ainsi recourir au pistolet laser pour extirper l’un de ses personnages moyenâgeux d’une mauvaise posture. Rien n’interdit pourtant de l’utiliser moins paresseusement, comme Loisel avec son adaptation de Peter Pan, ou, dans une moindre mesure, Dieter et Herenguel avec Edward John Trelawney (Delcourt, 1996), série publiée dans la collection Terre de légende des éditions Delcourt aux côtés d’autres dont les noms sont aussi explicites que Troll ou Les Lutins. On y trouve quelques monstres humanoïdes qui naviguent sur des dirigeables en guise de vaisseaux en l’« an neuf du nouveau siècle du verseau », mais la trame générale renvoie à un environnement connu : il est question dès la première page d’une « Compagnie de l’Indus [qui] règne en maître sur le commerce des trois continents », de « pirates » et d’un « branle-bas de combat ». Abordage, pavillon noir, monstres marins, auxquels il faut ajouter une princesse fière mais amoureuse d’un sympathique héros opposé à un Commandant lâche, incompétent et sadique qui lui voue une haine inextinguible. Dieter, le scénariste, parvient à trouver un bon équilibre entre un récit au premier degré qui ne refuse aucune convention et une ironie intermittente à l’œuvre dans les dialogues (vocabulaire des monstres humanoïdes, choix des jurons) ou le dessin (l’assaillant corpulent et torse nu, vêtu d’un pantalon à rayures vertical bleu ciel comme un célèbre porteur de menhir).
Est-ce à dire que l’heroïc fantasy condamnerait à la répétition, fut-elle de bonne facture ? L’innovant Petrus Barbygère, créé la même année dans la même collection, le dément avec force.

petrus

Si le héros-titre exerce la profession d’elficologue et secourt des lutins, le décorum accumule les principaux éléments d’un récit de pirates digne de ce nom : tempêtes, combats au sabre ou à l’épée sur le pont des navires, canonnades, îles pour s’approvisionner en vivres fraîches, etc. L’aspect remarquable de cette œuvre tient dans ses dialogues et son traitement graphique. Pierre Dubois, le scénariste, ne répugne pas aux phrases longues. Elles le sont d’autant plus qu’il ne choisit pas entre plusieurs synonymes mais prend un malin plaisir à les faire se succéder. Ses adjectifs sont également assez nombreux. Si l’accumulation ne rebute pas, c’est que le vocabulaire utilisé est suffisamment riche et fleuri pour n’être pas réduit à un vecteur de sens. Les mots dansent, chantent et nous enchantent par leur sonorité. Et si la langue française d’hier et d’aujourd’hui, pourtant fort riche, ne suffit pas, des mots inventés pour l’occasion sont appelés à la rescousse.
Sfar, le dessinateur, n’est pas en reste. Il rompt avec la démarche de son confrère Victor Hubinon qui anima longtemps les aventures de Barbe-Rouge à l’aide d’un dessin si calibré qu’aucune évolution n’était discernable d’un épisode à l’autre. Chaque scène était éclairée comme si elle se situait au moment où le soleil atteignait son zénith, sans doute afin que le lecteur puisse bien voir le moindre pli de pantalon ou le moindre brin d’herbe. Quant aux couleurs, bien que le pirate fût vêtu de rouge, les contrastes étaient largement atténués.

Sur ces trois aspects, Sfar se démarque radicalement. Bien qu’il y ait continuité du trait sur l’ensemble des deux volumes, le dessin est un peu tordu et nécessairement voué à évoluer. La faible luminosité tranche radicalement avec la pratique franco-belge, sans que ce soit pourtant une réelle nouveauté : Raymond Cazanave, avec son Capitaine Fantôme, publié à la fin des années 40 et réédité chez Glénat, ne craignait pas d’installer une pénombre permanente. On aurait compris qu’un traitement plus expressionniste soit adapté à un huis-clos, mais pour un récit censé se dérouler dans des horizons sans fin ou dans les mers chaudes des Caraïbes, le paradoxe surprend. Un demi-siècle plus tard, Sfar adopte un parti pris similaire qui étonne toujours, tandis que sa mise en couleur, elle, détonne. Même si l’utilisation de couleurs chaudes ou froides se fait à bon escient (le rouge pour décrire l’antre de l’enfer, le bleu quand le navire vogue entre les icebergs), les pages à dominante brune succèdent aux vertes, puis aux mauves, et ainsi de suite. Ce penchant pour le(s) monochrome(s) se retrouve dans Le Capitaine écarlate, un autre livre admirable et d’une grande originalité, signé Guibert et David B, où un navire pirate hante le ciel d’un Paris du XIXè siècle finissant.

Bien que les fées, les elfes et les lutins féerisent, elférisent ou lutinent, Petrus Barbygère est trop singulier pour n’être qu’une histoire d’heroïc fantasy de plus. L’œuvre est tout autant représentative d’une nouvelle génération d’auteurs aujourd’hui trentenaires qui ne se contentent pas d’être à la mode mais apportent véritablement un sang neuf à la bande dessinée.

isaac

Christophe Blain appartient à cette famille dont les membres ne partagent pas nécessairement une vision unique de la bande dessinée mais des goûts et dégoûts communs : refus d’un certain esthétisme et d’une BD auto-référentielle, réappropriation de genres revivifiés à l’aune de la littérature, influence des technologies nouvelles, etc. Son Isaac n’est ni pirate, ni corsaire, ni flibustier mais peintre. Il s’embarque sans connaître sa destination et se retrouve chargé de dessiner le portrait d’un capitaine pirate.

Avec Barbe-Rouge, Charlier avait déjà timidement tenté de complexifier le schéma qui oppose traditionnellement le gentil au méchant : la série comportait deux personnages principaux, l’un au service du bien, l’autre au service du mal. Si le fils s’imposa rapidement comme véritable héros, c’était tout de même l’aura du père, en tant que figure de terreur, qui donnait du piment à la série. Mais ils se retrouvaient objectivement alliés contre un ennemi commun, d’autant plus facilement que Charlier eut quelque difficulté à maintenir sa personnification du mal : le pirate provoque l’incendie de Carthagène sans en éprouver beaucoup de regrets (La Fin du Faucon Noir), mais c’est bien le même personnage qui fera son possible pour sauver une jeune aristocrate dont il ignore tout, qu’on lui propose d’assassiner contre une petite fortune (Khaïr le more).

Blain va plus loin dans la polyphonie. Isaac cohabite avec d’autres personnages riches d’une identité et d’une présence qui leur offrent une stature excédant celle, traditionnelle, du fidèle compagnon, toujours haut en couleurs mais privé de toute autonomie, et qui n’existe que par rapport à celui qu’il sert. Pensons au personnage de Jean Mainbasse, le pirate, mais aussi à celui d’Henri Demelin, le médecin de bord. Le premier volume de la série, Les Amériques n’avait-il pas d’ailleurs été annoncé sous un autre titre : Le Peintre, le chirurgien et le pirate ?

Mais c’est encore le personnage d’Alice, que l’on ne saurait réduire à « la fiancée du héros », qui nous charme le plus. C’est un personnage fort, contrairement à Isaac qui succombe immédiatement à l’attrait d’une aventure avec une dame de compagnie ou qui dilapide en cachette les maigres revenus du ménage pour son seul plaisir. C’est elle encore qui se passionne pour les livres malgré les sarcasmes de son compagnon. Ce magnifique portrait de femme n’est pas la moindre des qualités de la série.

« au fait, où sont passées les femmes ? »

On peut en effet reprendre la question pertinente posée par l’un des personnages du grandissime Francis Masse dans La Mare aux pirates (À Suivre, 1985), qui aborde le genre par le biais de l’absurde.
En cherchant bien, des curiosités se dénichent. Ici, des femmes pirates qui ont kidnappé la fiancée du Fantôme (alias « l’Ombre-qui-marche ») dans un épisode de 1948. Là, une femme corsaire, La Mouette (Spirou, 1978), ultime création d’un Victor Hubinon qui avait dessiné un Surcouf très remarqué en début de carrière. Mais le butin est maigre.

Dans Pépito, le seul rôle féminin actif était tenu par une sorcière. Dans les titres d’albums de Barbe-Rouge ou de Barbe-Noire qui mentionnent une fiancée, une flibustière ou une princesse, les jeunes femmes en question sont peu présentes à l’image et leur rôle est peu valorisé. Rappelons enfin que Brick avait une fiancée présente dans quasiment tous les épisodes sans jamais tenir le moindre rôle, à l’inverse de Kobé, un perroquet présomptueux, parfois gaffeur, souvent utile.

Dans la réalité, la gent féminine était souvent fort rare sur les navires pirates. Mais l’exactitude historique n’est pas le premier souci des raconteurs d’histoires. En témoigne la rareté des personnages de noirs. Seuls Perrissin et Redondo semblent s’être souvenus, dans Les Mutinés de Port-Royal (Dargaud, 2001), cinquième et dernier volume d’une série parallèle, La jeunesse de Barbe-Rouge, que de nombreux esclaves en fuite rejoignaient, plus ou moins librement, les navires pirates.
Les lois du genre elles-mêmes n’expliquent pas tout. Même si Errol Flynn a laissé de plus grands souvenirs qu’Yvonne de Carlo, Jean Peter ou Gianna Maria Canale, le cinéma aura été moins chiche en personnages féminins que la bande dessinée.

Timidement, cette inexcusable absence commence à être comblée. Dans le dernier Barbe-Rouge, intitulé Le Secret dElisa Davis (Dargaud, 2001), une jeune femme qui porte le pseudonyme d’Anny Read (référence très explicite à deux célèbres femmes pirates, Ann Bonny et Mary Read) tire, au propre comme au figuré, toute la couverture à elle, ne laissant qu’une place congrue, à l’arrière-plan, à un vaisseau qui arbore le pavillon noir. L’intrusion d’un peu plus de féminité dans l’univers très masculin hérité de Jean-Michel Charlier, le créateur de la série, ne passe pas inaperçue.

l’incontournable barbe-rouge

La nouveauté de Blain, par exemple dans sa manière de dépeindre, dans le tome 2, Les Glaces, un vaisseau en route vers le pôle, avec des marins emmitouflés dans leurs hardes crasseuses et transis de froid, ne s’apprécie qu’en comparaison à la description d’Hubinon dans L’île de l’homme mort, où Eric et ses marins, dans une situation similaire, ont le cou à peine couvert et sont rasés de près, propres sur eux, fidèles en cela à une certaine tradition hollywoodienne où intempéries et poursuites ne mettent jamais à mal la bonne tenue, morale mais aussi vestimentaire, des personnages. De ce point de vue, il n’est pas certain que même en affublant Henri d’un appendice nasal d’une forme et d’une longueur invraisemblables, le rapide et (faussement ?) désinvolte Blain soit moins réaliste qu’un Hubinon.

Barbe-Rouge demeure incontournable, malgré ses changements d’éditeurs et d’auteurs, au sens où il représente la norme à l’aune de laquelle on peut s’adosser pour mesurer les variations et les innovations. Bien que sous la plume ou le pinceau de Bourgne quelques poils de barbe habillent les joues d’Eric, le dessinateur se montre un héritier fidèle, avec un dessin soigné mais figé. De son côté, le scénariste Perrissin se situe dans la tradition d’un Charlier, tout en ayant soin de faire un minimum de concession à l’air du temps.

de l’air du large à l’air du temps

Graphiquement, Kaarib (2001) possède un look très contemporain proche de l’imagerie dominante dans le jeu vidéo. De même, la figure héroïque qui s’incarne à travers un trio de choc se répartissant intelligence, fougue et beauté renvoie au feuilleton du média dominant, la télévision. Pierre Dubois, qui signe la préface du premier volume, évoque notamment Chapeau melon et botte de cuir. S’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir avant que Sarah ne dégage le même érotisme qu’Emma Peel, on assiste dans les deux cas à l’intrusion du fantastique dans un autre genre plus rationaliste. Cette mixité permet à Calvo, le scénariste, d’oser un récit plus complexe et plus fragmenté sans trop mettre en danger la compréhension de l’intrigue qui s’éclaircit au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture.

À l’inverse de l’ambition affichée par Kaarib, que son éditeur tente de promouvoir comme une révolution du genre, les productions Soleil s’astreignent à des narrations totalement traditionnelles et perpétuent une bande dessinée foncièrement artisanale, assez proche dans l’esprit des « petits formats » de type Blek, qui s’honore d’adopter un profil bas en matière esthétique. Si cette modestie ne saurait nous convaincre, il faut au moins reconnaître à l’éditeur d’avoir une ligne éditoriale cohérente, ce qui n’est pas toujours le cas de ses confrères. Les Survivants de l’Atlantique (1992), situé entre la Révolution et les débuts du XIXè soit un peu trop tardivement pour être considéré comme un pur récit de pirates, se caractérise par la vulgarité du dessin et des dialogues. Les auteurs, Mitton et Molinari, rattrapent le temps perdu et se vengent du moralisme qui a pesé sur leurs productions passées du fait de la célèbre loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Leur manière d’être contemporains consiste à pimenter leur intrigue d’une dose de sexe et d’hémoglobine, d’une manière franche et bonhomme qui laisse pantois.

Bouffe-Doublon (Rocca, Cassini, 1999) joue à fond la carte du récit de pirates, sans jamais le métisser d’influences venues d’ailleurs. Mais le schéma reste le même et consiste à assaisonner une trame classique, ici par de la brutalité et du cynisme, de manière à se démarquer des productions d’hier.
La palme de la contemporanéité revient pourtant à Isaac, et pas seulement parce qu’aux « Cornes de bouc ! », « Cornes du diable ! » et « Cornebleu ! » de naguère, se substituent des « Bordel ! » retentissants. Il existe une autre manière, plus subtile, de coller au présent.

La bande dessinée franco-belge des grandes années, en prêchant un certain nombre de valeurs morales, faisait cause commune avec la société de l’époque. La nouveauté apportée par Barbe-Rouge consistait à expliciter cette alliance en apportant une touche plus politique et moins idéologique, si l’on considère que, pour être efficace, l’idéologie doit toujours s’avancer masquée. Le pirate n’aspirait pas seulement à son enrichissement personnel : il souhaitait offrir à son fils adoptif, dès le premier épisode, une instruction qui lui avait été refusée « à cause de [sa] naissance obscure », pour « lutter et pour détruire celle société pourrie ! ».

À sa manière, Isaac est aussi un rebelle mais il ne se positionne pas par rapport à la société dont il est issu. Il incarne plutôt la figure d’un individualisme qui est la marque la plus significative des sociétés occidentales d’aujourd’hui. Sans se désintéresser des autres, il se laisse guider par ses désirs, reléguant tout le reste au second plan.

un genre décomplexé

Après s’être rapproché de l’heroic fantasy, et plus tard de la science-fiction (Sardine de l’espace, Sfar et Guibert, Bayard, 2000), tout en continuant d’alimenter plus traditionnellement certains récits humoristiques (Le Trésor d’Alazar, Authernan, Dargaud, 2001) ou réalistes (L’Epervier, Pellerin, Dupuis, 1994), le genre s’affiche dans sa pureté.

C’est bien du genre en tant que tel que Martin et Omond prétendent traiter dans Sang et Encre (Delcourt, 2000), en intitulant leur premier tome Corsaire et le deuxième Pirate. Même chose pour Bonifay et Terpant, avec Pirates (Casterman, 2001). Ajoutons enfin Compagnons de Fortune (Delcourt, 2001), une série d’excellente facture du dessinateur Franz, qui cultive ici un humour assez noir. Si quelques scènes d’anthropophagie, de pendaison ou de torture dans le premier tome prêtent à rire, c’est que le ton est néanmoins à la comédie : on retiendra plutôt les galipettes du jeune héros coureur de jupons et, surtout, la savoureuse trogne de Pas-de-quartier - qui évoque l’acteur Walter Matthau dans un film de Polanski au titre également générique (Pirates, 1986).
Comment interpréter cette invasion ? Un substitut aux utopies perdues ? Un ressentiment social qui fantasmerait sur une envie de destruction massive des sociétés occidentales ? Ces hypothèses, qui dépassent le cadre strict de la bande dessinée, mériteraient d’être discutées. Même si l’explication la plus prosaïque, et la moins enthousiasmante pour l’esprit, est à chercher du côté d’une production pléthorique de bandes dessinées qui bénéficierait par automatisme à tous les genres.

Cet article est paru dans le numéro 8 de 9e Art en janvier 2003.