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entre petits et grands :
les incertitudes de l’adresse à la jeunesse dans {pilote} (1959-1966)

Laurent Gerbier

Mai 2018

Des vétérans de la Guerre de Troie chez Sophocle (Ajax) à ceux de la guerre du Vietnam chez Oliver Stone (Born on the Fourth of July), le problème du retour des soldats à la vie civile après la guerre est un thème culturel ancien et richement documenté. Cependant, bien qu’il ne fasse pas l’objet de récits aussi anciens ni aussi nombreux, le problème de la « sortie de la guerre » du point de vue des enfants est tout aussi douloureux : exposées à la violence, fragilisées dans leur cadre familial et social, économiquement précarisées, les générations nées de la guerre font en effet courir à l’ordre social en train de cicatriser le risque d’une anomie aussi inquiétante que celle des vétérans qui réintègrent la cité.

De cette inquiétude témoignent, au sortir de la seconde guerre mondiale, la douzaine de dispositifs législatifs qui, de la France à l’Australie en passant par le Royaume-Uni, le Canada, la Belgique ou l’Irlande, encadrent entre 1948 et 1955 les publications destinées à « la jeunesse » : ces dispositifs ne visent en effet pas seulement à protéger l’enfance et la jeunesse d’une exposition dangereuse à des modèles de comportement répréhensibles que véhiculeraient les imprimés qui leur sont destinés, ils visent aussi à contrôler la jeunesse en conjurant le spectre d’une délinquance juvénile qui constituerait une réplique générationnellement décalée de la violence guerrière [1].

Les lois et les décrets qui instaurent la surveillance de la littérature destinée à la jeunesse (qu’elle soit dessinée ou non) emblématisent ainsi la peur que l’ordre social convalescent a des effets de la guerre sur la génération qui y est née. La France n’échappe pas à ce phénomène : c’est au sujet de la délinquance juvénile que le président de la république Vincent Auriol saisit en décembre 1947 le Conseil Supérieur de la Magistrature et qu’en février 1948 le garde des Sceaux, André Marie, crée une commission qui aboutira en juillet 1949 au vote de la fameuse « loi sur les publications destinées à la jeunesse » [2]. Il s’agit donc de protéger la jeunesse, mais aussi et peut-être surtout de protéger l’ordre social contre la puissance de désordre qu’incarne la jeunesse : ce souci est une des principales clefs de l’intérêt pour la figure du « jeune » jusqu’à la fin des années 1950, et la représentation du jeune en délinquant ou en rebelle traverse les productions médiatiques, de la figure flamboyante du James Dean de Rebel without a cause (Nicolas Ray, 1955) jusqu’au téléfilm Délinquance juvénile de Marcel Bluwal, diffusé par la télévision française en 1957 [3].

Mais quelle est concrètement cette jeunesse dont il faut se protéger autant qu’il faut la protéger elle-même ? Sur ce point, la loi de 1949 elle-même trahit un flottement lexical intéressant : son article premier vise les « publications périodiques […] destinées aux enfants et aux adolescents », tandis que son article 2 vise l’ensemble des publications de nature à « démoraliser l’enfance et la jeunesse », et que son article 3 reprend l’idée d’un « contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence ». Enfance, adolescence, jeunesse : de quelles tranches d’âge parle-t-on ici précisément ? Ce flottement ne se limite pas à la rédaction de la loi de 1949, il agite aussi la rédaction des publications destinées à la jeunesse pendant les vingt années qui suivent. En d’autres termes, si le pouvoir ne sait pas exactement qui il doit protéger et contrôler au titre de la « jeunesse », les publications qui lui sont destinées ne savent plus non plus très bien elles-mêmes ni à quels « jeunes » elles s’adressent, ni comment elles doivent leur parler.

Bien que le texte même de la loi de 1949 ne définisse pas l’enfance, l’adolescence et la jeunesse à partir de la minorité légale, on peut supposer que la jeunesse en question est constituée des catégories J2 et J3 définies par l’arrêté du 20 octobre 1940 en vue du rationnement (toujours en vigueur pour certains produits en 1949) : il s’agit des 6-12 ans (J2) et des 13-21 ans (J3). Les « jeunes » que vise la loi de 1949 sont donc nés entre 1928 et 1943, c’est-à-dire dans les classes démographiques creuses. Dix ans plus tard, en 1959, cette population a subi un profond renouvellement, et ce sont au contraire les classes « pleines », ces classes nées entre 1945 et 1953 et qui constituent la génération du baby-boom [4], qui entrent dans l’adolescence, comme le signale Alfred Sauvy cette année-là dans La Montée des jeunes [5]. Or la situation de ces « jeunes » a changé : non seulement ils sont plus nombreux (869 000 naissances pour l’année 1949, contre 523 000 pour l’année 1943), mais ils présentent un profil social et économique nouveau.

Ces baby-boomers qui entrent dans l’adolescence dix ans après la loi de 1949 grandissent dans une société dont la croissance économique a repris. Le taux du revenu des ménages consacré à l’alimentation et au logement baisse lentement mais constamment, laissant de plus en plus de place dans le budget des Français aux vêtements et aux loisirs [6]. Les « jeunes » participent d’autant plus directement à l’essor de la société de consommation qu’ils disposent désormais eux-mêmes d’un pouvoir d’achat propre, liée au développement de l’argent de poche, qui fait d’eux de véritables consommateurs dont il faut savoir saisir ou susciter efficacement les besoins et les désirs [7]. Ainsi les « jeunes » qu’il fallait protéger sont devenus, dix ans plus tard, un objet d’études pour l’historien ou le démographe, en même temps qu’un segment de marché nouveau qu’il faut attirer et capter : la création par Françoise Dumayet du « Journal des jeunes », en février 1960, sur la première chaîne, témoigne de ce double mouvement qui fait des « jeunes » une cible intéressante, à la fois catégorie d’adresse médiatique, objet sociologique et nouveau groupe de consommateurs.

Le « temps des copains »

L’année 1959 marque ainsi le début d’une série d’expérimentations médiatiques qui s’efforcent de saisir ce public nouveau, de comprendre les transformations de la classe d’âge qui le constitue, et de trouver le type de produits culturels qui permettra de le capter avec le plus d’efficacité. Or ce n’est pas à l’imprimé mais à la radio qu’il revient d’avoir, la première, su articuler cette « adresse aux jeunes » que cherchent les productions culturelles destinées aux baby-boomers tout au long des années 1960 : en juillet 1959, Daniel Filipacchi crée sur l’antenne de la jeune station périphérique Europe No.1 l’émission « Salut les Copains », dont l’audience est très vite colossale. Consacrée à l’actualité de la chanson, l’émission accompagne la vague yé-yé en martelant les disques des vedettes du moment. Les ventes de disques passent de 18 millions d’unités en 1952 à 34 millions en 1961, puis à 62 millions en 1966 [8]. Deux inventions techniques conditionnent cette réussite : d’une part la mise au point du disque vinyle microsillon, très vite adopté par les principales majors de l’édition musicale, parce qu’il permet d’abaisser le coût de production des disques tout en augmentant sensiblement la durée de musique stockée sur chaque face ; d’autre part la mise au point du poste à transistor, qui modifie profondément les usages de la radio – contrairement au vieux poste à lampes, qui trônait dans la pièce à vivre sur un meuble dédié, autour duquel s’organisait le rituel d’une écoute collective, le poste à transistor est miniaturisable et, consommant beaucoup moins d’énergie que le poste à lampes, alimentable par piles : autrement dit, on peut l’emmener avec soi et l’écouter seul, dans sa chambre (entre 1958 et 1961, le nombre d’appareils en circulation passe de 260 000 à 2,2 millions [9]).

C’est donc l’industrie de la musique, appuyée sur la souplesse de la radio, qui permet de produire en 1959 la première mise en forme de ce public « jeune », dont les frontières générationnelles sont encore floues, mais dont le poids culturel ne fait aucun doute pour les industries médiatiques elles-mêmes. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’émission « Salut les copains », très rapidement érigée en phénomène de société, soit immédiatement imitée – pour ne pas dire platement copiée – par les autres radios périphériques (ainsi Radio Andorre lance « Spécial Blue-Jeans » et la Radio Suisse Romande « Bonjour les jeunes » [10]). Rien d’étonnant non plus à ce que ce succès d’abord radiophonique se répercute, très vite, sur la presse destinée à la jeunesse, dont il vient perturber les catégories d’âges : ces « copains », que Filipacchi a l’intelligence de nommer par leurs relations entre eux et non par leur étiquette générationnelle, manifestent une identité sociale et culturelle qui brouille les frontières traditionnelles entre l’enfance et l’adolescence, auxquelles les périodiques « pour la jeunesse » commencent à se demander ce qu’il faut proposer. Cette adaptation est rendue d’autant plus urgente que Daniel Filipacchi, fort du succès de son émission, lance à l’été 1962 sa version magazine ; Salut les Copains atteint presque immédiatement les 300 000 exemplaires diffusés, et dépasse le million au milieu de la décennie : autour de la musique, le système du vedettariat s’organise, les photos des chanteurs et chanteuses côtoyant le récits de leurs vies amoureuses ou de leurs succès médiatiques, tout en promouvant disques, vêtements, cosmétiques et modes de vie.

En juin 1963, pour célébrer le premier anniversaire du magazine, Europe No.1 organise un grand concert place de la Nation, où doivent se produire les « vedettes » du magazine – Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Sheila, Richard Anthony… Les organisateurs attendent 15 à 20 000 personnes : il en vient plus de 150 000, et le concert gratuit devient la première manifestation collective publique du poids de cette « jeunesse » dont, quatre ans plus tôt, Alfred Sauvy annonçait l’avènement. Le concert prend de court la préfecture de police aussi bien que les organisateurs ou les médias, et l’occupation de la place dure toute la nuit : au matin du 23 juin les dégâts matériels – devantures dévastées, véhicules endommagés – rappellent soudain que la jeunesse qu’il s’agit désormais de capter d’un point de vue consumériste est toujours aussi cette classe potentiellement dangereuse dont il faut protéger l’ordre social. Dès le 24 juin, Philippe Bouvard s’alarme dans le Figaro : « Quelle différence entre le twist de Vincennes et le discours d’Hitler au Reichstag, si ce n’est un parti-pris de musicalité ? [11] ».

Ainsi le mouvement yé-yé, né de la rencontre entre la culture de masse, la société de consommation et les « classes pleines » de 1945-1953, s’est trouvé un emblème avec la « nuit des copains ». Mais l’emblème est équivoque : il rend les coupures strictes entre les tranches d’âge aussi poreuses que les distinctions morales entre les « bons » jeunes consommateurs [12] et les « mauvais » blousons noirs [13]. Qui sont les « copains » de la place de la Nation ? Quel âge ont-ils ? Que lisent-ils ? Comment leur parler ? Comment les canaliser ? Et surtout : faut-il désormais en passer par Johnny et Sylvie pour qu’ils achètent une revue ? Pour répondre à ces questions qui viennent troubler les usages installés depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les éditeurs de périodiques pour la jeunesse, soumis à la brutale concurrence de Salut les Copains (et, bientôt, de son complément féminin, Mademoiselle âge tendre, lancé par Filipacchi en 1964), s’efforcent pendant ce long « temps des copains » de 1959-1964 de redéfinir leurs pratiques éditoriales et de recomposer leur adresse à la jeunesse.

Quand La Bonne Presse, qui avait lancé Rallye-Jeunesse en 1958 avec le soutien de la Jeunesse Agricole Chrétienne pour parler aux jeunes ruraux de 14 à 17 ans, fait en juin 1962 sa couverture sur Johnny et son dossier sur « Salut les Copains », ce n’est pas seulement une preuve de souplesse et d’adaptation à ce que demande son lectorat, c’est une contorsion désespérée pour séduire un public qui s’enfuit, tout en dénaturant le journal – et les tentatives de Hello (lancé en 1962 pour les plus de 18 ans) ou de Formidable (lancé en 1964) ne feront à leur tour que copier avec plus d’application encore la recette de Filipacchi, sans jamais parvenir à l’égaler. À l’autre extrémité du spectre idéologique, lorsque le Parti Communiste décide de transformer l’historique Avant-Garde en un nouveau journal pour jeunes, Nous les Garçons et les Filles, lancé en mai 1963, c’est le sens même de la posture idéologique qui vacille d’être désormais publié sous ce titre emprunté à Françoise Hardy – et l’apolitisme jeuniste de « NGF » n’est pas étranger à la rupture de 1966 qui voit autour d’Alain Krivine et de Daniel Bensaïd un certain nombre de jeunes communistes écœurés quitter l’UEC pour fonder la JCR, avant qu’en 1969 le PCF dégrisé ne décide de ressusciter Avant-Garde.

Le problème, on le voit, ne se limite donc pas à une redéfinition des catégories d’âge. Puisque la « jeunesse » qu’il s’agit désormais de toucher est impossible à enfermer dans des bornes chronologiques précises, c’est au discours qui lui est adressé qu’il revient de la faire exister et d’en produire l’unité : cherchant à la séduire, il lui parle d’elle, lui renvoie son image, et ainsi la fabrique. Mais la difficulté est alors redoublée, car si dans l’entreprise de Filipacchi joue un impératif commercial qui commande de saisir les « jeunes » comme une catégorie cohérente, un groupe de consommateurs unifié dans ses goûts et ses pratiques, en revanche les journaux qui les visent répondent encore, de la presse catholique à la presse communiste, à un autre impératif qui commande, lui, de proposer à la « jeunesse » des modèles normatifs, de tracer la ligne entre les bons et les mauvais jeunes, et de diviser là où la consommation de masse veut unir. On le voit, le flottement ne concerne pas seulement les classes d’âge : il est plus profond.
À ce titre, les variations de la ligne éditoriale du journal Pilote entre 1959 et 1965 offrent un matériau très intéressant pour prendre la mesure de ces flottements dans « l’adresse aux jeunes » de manière plus détaillée.

« Une période “yé-yé” de sinistre mémoire » (1962-1963)

Pilote naît en 1959, avec le soutien de Radio-Luxembourg, inaugurant ainsi le rapprochement de la presse pour les jeunes et des radios périphériques – la même année voit la création de « Salut les Copains » sur Europe No.1. Le premier numéro du « grand magazine illustré des jeunes » (c’est le premier sous-titre du journal) paraît en septembre : il compte environ un tiers de bandes dessinées (parmi lesquelles Astérix, Le Démon des Caraïbes ou Michel Tanguy) pour deux tiers de rédactionnel, ce dernier étant largement assuré par des animateurs de Radio-Luxembourg – à commencer par le rédacteur en chef, François Clauteaux. Le contenu lui-même doit beaucoup aux programmes de la radio : Bison noir, de Bertret, Ledrain et Nortier est l’adaptation d’un feuilleton radio de Radio-Luxembourg ; quant au Zappy Max de Tillieux, il reprend le personnage de l’animateur vedette de la station périphérique. Dès le numéro 6, Clauteaux quitte Pilote et Raymond Joly, son adjoint, chef du Service de presse de Radio-Luxembourg, le remplace. Mais le journal perd de l’argent, et ses partenaires se désengagent : dès 1960 Pilote cherche un repreneur. Après le désistement de Dupuis, un temps intéressé, c’est finalement Dargaud qui reprend Pilote : le numéro 60, en décembre 1959, voit arriver le nouveau rédacteur en chef désigné par Georges Dargaud, Denis Lefèvre-Toussaint, et dès janvier 1961 le journal perd son sous-titre – comme s’il fallait conjurer le mot « illustré », qui sent encore trop l’enfance, au moment où, précisément, l’adresse du journal semble entamer sa transformation.

Couverture de Pilote No.184, 2 mai 1963.

Cette transformation s’accélère lorsque, un an plus tard, Marcel Bisiaux remplace Denis Lefèvre-Toussaint à la rédaction en chef de Pilote : en janvier 1962, l’urgence se fait sentir d’une mise à jour du ciblage du journal. En effet, ce même mois, Yves Beccaria, entré à La Bonne Presse en 1955, achève la mue de Bayard, le journal pour les garçons créé en 1936 : Bayard devient Record, désormais publié avec le soutien de Dargaud, et la maquette dont le titre en bandeau et la typographie en hautes capitales imitent Tintin, Spirou ou Pilote manifeste clairement le désir de moderniser l’offre de bandes dessinées et de récits pour la jeunesse. Si l’on retrouve dans Record de nombreuses signatures de Bayard [14], on y découvre aussi de nouveaux arrivants – à commencer par Goscinny et Uderzo, qui créent dans le premier numéro de Record, le 15 janvier, les aventures du calife Haroun El Poussah, une série dans laquelle Goscinny laisse libre cours à son « péché mignon : trouver les calembours les plus atroces [15] », tandis que le premier rôle de la série passe peu à peu du bon calife inoffensif à son vizir machiavélique et obsessionnel, ce qui est inhabituel pour ce que Goscinny appelle sans aménité « un journal totalement inconnu qui se vendait dans les paroisses [16] ». Quelques mois plus tard, dans l’été 1962, Salut les Copains sera dans les bacs : c’est à cette offensive yé-yé sur la culture des jeunes que les éditeurs traditionnels essayent de résister, quitte à s’allier entre eux.

Mais un Astérix chez Pilote et un Iznogoud chez Record n’y suffisent pas : en décembre 1962, La Bonne Presse lance Hello, qui vise cette fois les plus de 18 ans, et ne contient pas de bande dessinée mais d’abondantes nouvelles de la vie des vedettes et des actualités musicales. Ainsi, à côté d’une offre de périodiques pour enfants qui fait la part belle à la bande dessinée mais cherche à se renouveler dans ses titres et ses auteurs pour résister aux poids lourds du marché, apparaît une offre pour les adolescents qui se concentre sur la musique et les vedettes, et recourt abondamment à la photographie : il est compliqué de devoir choisir entre ces deux publics dont les « copains » fédérés par l’émission et le magazine de Filipacchi franchissent allègrement la frontière. La Bonne Presse, de toute évidence, a choisi la diversification des titres. Chez Pilote, c’est différent : au cours de l’année 1962, c’est le journal lui-même qui va progressivement tenter de distendre sa ligne éditoriale pour assurer simultanément l’adresse à tous les publics jeunes. C’est alors que commence la « période “yé-yé” de sinistre mémoire » qu’évoque Charlier [17].

La première phase se déroule au printemps 1962 ; elle commence le 12 avril, avec la une du numéro 129 de Pilote, qui pour la première fois est occupée par une photo de Johnny, sous le titre plein d’expectative : « Johnny Hallyday… qu’en pensez-vous ? » Puis, en mai, la formule du journal change, en trois temps : le 3 mai, dans le numéro 132, le sous-titre réapparaît, sous la forme « le grand magazine des jeunes » (« illustré », décidément trop enfantin et trop archaïque, a été abandonné au passage) ; le 10 mai, le numéro 133 annonce une nouvelle formule augmentée de 16 pages et voit la création de la rubrique « Télé-Pilote » ; le 17 mai enfin la formule se stabilise avec la forme définitive du sous-titre (« le magazine des jeunes de l’an 2000 »). Avec cette réorientation, dont on mesure les tâtonnements, Marcel Bisiaux tourne le journal vers les collégiens et les lycéens, en tâchant de ne pas perdre le public des écoliers.
En juillet-août 1962, Salut les Copains est dans les kiosques : désormais la concurrence est directe et frontale.

En décembre 1962, le No.165 de Pilote présente la deuxième couverture illustrée par une photo de Johnny, puis le numéro 166 affiche une photo de Sacha Distel sous le titre éloquent « Guitares et copains : la première leçon de Sacha Distel ». C’est donc bien aux « copains » eux-mêmes (et plus à leurs petits frères) que le journal voudrait désormais parler : le No.170 titre sur « Le cyclomoteur, super-vedette des jeunes de l’an 2000 », puis le No.177 propose en couverture une macédoine de chanteuses (Sheila, Sylvie Vartan, Françoise Hardy, etc.), et le rédactionnel suit ce virage, abondant en rubriques radio-télé et en potins de stars. Le 25 avril 1963, en couverture du No.183, une grande photo confirme la « copinisation » de Pilote en annonçant : « Anne-Marie Peysson et François Janin deviennent vos copains ». La première est speakerine sur la première chaîne, le second journaliste sportif, et ils accompagnent la mutation médiatique et générationnelle à laquelle s’efforce de parvenir le journal – il est significatif que ce No.183 marque d’une certaine manière l’arrivée en Une de la rubrique télé ; et l’on ne s’étonne pas qu’en pages intérieures le « petit courrier des ondes » soit symétriquement consacré à Johnny.

Enfin la couverture du No.184, le 2 mai, rompt avec la photo pleine page des années 1960-1962 et, reprenant l’expérimentation du No.177, adopte un multicadre dont la disposition même est éloquente : il accueille en haut à droite la troisième photo de Johnny en couverture de Pilote, sous le titre « Formidable » [18], et en bas à gauche, sur fond rouge, un Astérix furieux qui semble le regarder en grondant : « Et nos bandes dessinées ! ». Le numéro comporte un reportage de 6 pages au Golf Drouot et deux posters (un de Johnny, un d’Anquetil). Cette fois, le virage est pris : les couvertures des numéros suivants montrent Françoise Hardy (No.185), Sheila (No.186), Sylvie Vartan et Jazy (No.187), ou Claude François (No.188). Le 4 juin, le No.189 de Pilote est le premier numéro sans vedettes en couverture depuis un mois et demi : la photo de couverture représente un groupe de lycéens, à l’occasion d’un reportage spécial au lycée Montaigne (Pilote publie plusieurs reportages dans des lycées entre 1963 et 1965).

Est-ce le concert des « copains » à Nation qui, le 22 juin 1963, fait prendre conscience à la rédaction du caractère forcé de ce virage “yé-yé” qui correspond si peu à la ligne éditoriale de Pilote ? Toujours est-il que, dès le 27 juin, et pour tout l’été 63, c’est le sport qui revient en une du magazine ; en août, la période yé-yé de Pilote prend brutalement fin lorsque Georges Dargaud remplace Bisiaux par Goscinny et Charlier [19]. Le premier était secrétaire de rédaction depuis 1959, et le second directeur artistique du journal : ils assument la rédaction en chef à partir du No.203 (12 septembre 1963) et vont très vite réorienter le journal vers la bande dessinée. Cependant, si la bande dessinée semblait négligée par le virage « yé-yé » parce qu’elle correspondait par nature à un lectorat enfantin (ce qui correspond évidemment à la manière dont elle est culturellement perçue au début des années 1960), le « retour à la bande dessinée » de septembre 1963 ne constitue en revanche pas un repli pur et simple sur le lectorat enfantin.

Du petit (Nicolas) au grand (Duduche)

Si l’arrivée de Goscinny et Charlier à la tête de la rédaction de Pilote met définitivement fin à la « période “yé-yé” de sinistre mémoire », cela ne signifie en effet pas que le journal se désintéresse du problème de l’adresse à la « jeunesse » : cela signifie que la nouvelle rédaction refuse d’aborder ce problème en cédant au mimétisme facile qui marque au même moment Rallye-Jeunesse, Hello ou Nous les Garçons et les Filles, et bientôt Formidable. S’il faut redéfinir la manière dont Pilote (se) représente les jeunes gens auxquels il s’adresse, c’est en employant d’autres moyens. Or, de ce point de vue, Goscinny, nouveau rédacteur en chef, a déjà entamé un travail plus subtil qu’une simple imitation de Salut les Copains.

En décembre 1960, Cabu entre à Hara-Kiri, créé trois mois plus tôt par Cavanna et Bernier. Mais, en août 1961, le mensuel est frappé d’une interdiction d’affichage, doublée d’une interdiction à la vente aux mineurs, pour outrage aux bonnes mœurs. Dès le No.11, en septembre 1961, le journal n’est plus distribué que par colportage [20], et Hara-Kiri, qui payait peu, ne paye plus du tout. Cavanna prévient les dessinateurs de l’équipe qu’ils vont devoir chercher du travail ailleurs : c’est à Goscinny, qu’il connaît comme scénariste de Lucky Luke, que s’adresse Cabu début 1962 [21]. Cabu fait alors son entrée à Pilote, dans le No.133, le 10 mai 1962 : c’est le numéro qui inaugure la nouvelle formule voulue par Marcel Bisiaux, avec 16 pages supplémentaire et une rubrique télé, nouvelle formule qui annonce le virage « yé-yé » des mois suivants. Or Cabu va accompagner la « période yé-yé » sans véritablement y prendre part – ou, plus exactement, il va en proposer une déclinaison plus fine, qui survivra au changement de cap décidé par Goscinny et Charlier en septembre 1963.

Cabu commence tout d’abord par occuper une page, intitulée « Le carnet de croquis de Cabu », qui présente les tranches de vie d’une petite bande de lycéens. Le changement de public ciblé est d’autant plus frappant que, dans ce même No.133 qui voit apparaître les lycéens de Cabu, le Nicolas de Goscinny et Sempé change de nom. Bien sûr, depuis sa création pour Le Moustique de Dupuis en 1956, le personnage s’appelle « Le Petit Nicolas ». C’est le nom qu’il a conservé lors de son passage dans Sud-Ouest au printemps 1959, et c’est le nom sous lequel il est ensuite passé à la postérité dans Pilote, puis dans les recueils publiés par Denoël [22] ; mais, dans Pilote, jusqu’au 10 mai 1962, la rubrique qui accueille ses aventures est simplement intitulée Nicolas. Dans ce fameux No.133, elle est pour la première fois intitulée Le Petit Nicolas. Le titre Nicolas reviendra aléatoirement, dans une dizaine de numéros de 1962 et de 1963, mais Le Petit Nicolas s’impose finalement, comme si l’arrivée des lycéens de Cabu soulignait mécaniquement la jeunesse de Nicolas, dès lors explicitement renvoyé dans l’enfance par l’ajout d’un adjectif.

Cet effet est d’autant plus intéressant que les lycéens que croque Cabu ne font en réalité qu’accompagner le travail principal pour lequel Goscinny l’a recruté : il cherche en effet d’abord quelqu’un pour illustrer une nouvelle rubrique, qui ne relève pas de la bande dessinée au sens propre mais du récit illustré, selon une formule analogue à celle qu’il a mise au point pour le Petit Nicolas [23]. Cette nouvelle rubrique est intitulée La Potachologie : elle apparaît dans Pilote No.153, le 27 septembre 1962, pendant une pause de la publication du Petit Nicolas, qu’elle semble presque remplacer. Les potaches de Goscinny et Cabu sont en effet des Petits Nicolas qui ont grandi : des collégiens, ou plus souvent des lycéens, et non plus des écoliers. Mais le changement ne se limite pas ici non plus à l’âge : il touche le discours tout entier, à commencer par la posture d’énonciation.

Le Petit Nicolas est un personnage enfantin, un écolier entouré de camarades de son âge, et ses aventures sont racontées à la première personne par un Goscinny qui joue sur le double ciblage que lui permet une double énonciation : au premier degré, les histoires racontées par « Nicolas » dans une langue pseudo-enfantine mettent en scène des enfants, et sont destinées à des enfants qui peuvent s’y identifier ; mais au second degré, la régie ironique constamment ménagée par l’énonciation graphique et verbale montre qu’il s’agit d’un regard porté par un adulte sur le monde des enfants – et pas seulement sur le monde, par des enfants. D’autre part, si Nicolas refuse ou conteste fréquemment l’ordre social, moral ou familial auquel il est soumis, il le conteste de l’intérieur, de manière comique, et sans jamais le mettre en danger : s’il permet de décrire, de manière faussement naïve, les absurdités ou les contradictions des règles de la vie sociale, il n’entre jamais en conflit sérieux avec elles, mais les réinstaure en les éprouvant, d’une manière gentiment carnavalesque. Au contraire, La Potachologie décrit des lycéens [24], et abandonne la forme du récit à la première personne qui caractérise le Petit Nicolas pour adopter le ton faussement docte d’une étude savante et quasi naturaliste du potache [25]. Ce n’est plus en adoptant le regard innocemment décapant de l’enfant que Goscinny crée le décalage comique, c’est en décryptant pour un lecteur évidemment adulte les transformations ésotériques que subit son enfant lorsqu’il devient adolescent. Sous le titre révélateur « La chrysalide et le papillon », la préface du recueil de La Potachologie (publié, comme les recueils du Petit Nicolas, chez Denoël), précise ce projet et fait de La Potachologie une mise en abyme intéressante de la question de la transformation du lectorat « jeune » qu’affronte la presse spécialisée des années 1959-1963 :

Le joli poupon qui agitait si drôlement ses menottes au fond de son berceau, le mignon garçonnet qui se dandinait sur ses petites jambes mal assurées, s’est brutalement métamorphosé ; la chrysalide aux fins cheveux bouclés, est devenue papillon à la tignasse hirsute. […] nous nous estimerons amplement récompensés, si les quelques leçons contenues dans ce petit traité, parviennent à mieux vous faire connaître cet incompris, cette victime de la mystérieuse chimie glandulaire, ce papillon… le potache [26].

Goscinny et Cabu, La Potachologie,
Denoël, 1963.

Examiné de l’extérieur, le potache fait l’objet de dissections rhétoriques et de typologies farcesques que viennent illustrer les dessins de Cabu, au fil desquels s’égrène la galerie de cancres rêveurs et de pensionnaires aux blouses tachées que son « carnet de croquis » avait déjà introduits dans Pilote. Mais le potache de Cabu n’est plus le Nicolas de Sempé : décrit de l’extérieur, il est aussi saisi dans sa puissance de désordre, qui le fait tire-au-flanc, tricheur ou « souffleur », glouton, chahuteur, au point d’obliger parfois « des jardiniers tout de bleu vêtus à se livrer à la culture potachère et à serrer le produit d’une cueillette mouvementée dans des paniers à salades [27] ». De ce point de vue, le potache incarne une résistance à l’ordre social et moral qui est, dans sa structure énonciative même, bien moins innocente et bien moins contrôlée que celle du Petit Nicolas – le grand potache rêveur aux lunettes rondes de Cabu rejoint ainsi une autre figure du « jeune », que le Gaston de Franquin incarne dans Spirou depuis 1957, et que le Valentin le Vagabond de Tabary incarne dans Pilote depuis mars 1962 : celle du jeune homme lunaire ou errant qui dans son décalage même détraque et remet en cause l’ordre social et les règles de bonne conduite.

Cependant, le potache n’est ici encore qu’un « passage ». Si la préface de la Potachologie décrivait la transformation de l’enfant en adolescent, la conclusion décrit symétriquement l’inéluctable devenir-adulte qui désamorce la puissance de désordre du potache en la rendant transitoire :

Enfin, un jour viendra où votre potache […] aura tout oublié ; tout comme vous, il dira que la jeunesse d’aujourd’hui ne vaut pas celle d’hier. Car votre papillon se sera métamorphosé une fois de plus : le potache sera devenu… un homme [28].

Ainsi, la Potachologie « encadre » encore strictement son portrait de la jeunesse, entre l’enfant et l’homme fait ; mais la jeunesse qu’il s’agit de cerner se caractérise précisément, au contraire, par l’installation dans la transition. La véritable métamorphose du personnage principal va donc tenir, plus encore peut-être qu’à sa transformation d’écolier en lycéen, à la pérennisation de ce caractère transitoire. Une des manières de saisir cette « jeunesse » qui n’est pas seulement définie par des tranches d’âges précisément déterminées consiste en effet à la penser à partir des décalages et des retards qu’elle subit dans les processus d’accession à la maturité : l’allongement de la scolarité [29] entraîne des retards de la nuptialité, de la parentalité et de l’entrée dans la vie active, retards qui font de la jeunesse une latence qui brouille et étend la « juvénilité » [30]. Cette juvénilité suspendue n’est pas l’adolescence : l’adolescence est une extirpation de l’enfance qui a beaucoup à voir avec la puberté, tandis que la jeunesse dont il s’agit ici ne dépend pas, contrairement à la réduction qu’en tente Goscinny, d’une « mystérieuse chimie glandulaire ».

La Potachologie, page 54 (dessin de Cabu).
Droits réservés.

La transformation du petit Nicolas en potache ne suffit donc pas à rendre compte de cette installation de la juvénilité dans l’attente et la latence : il reste à ôter au potache son caractère transitoire, son image de papillon éphémère. C’est le rôle que va jouer le Grand Duduche : parmi les lycéens rêveurs de la potachologie, une figure récurrente se détache, déjà abondamment utilisée par les « carnets de croquis de Cabu » entre mai et décembre 1962, celle d’un grand garçon dégingandé et un peu songeur, aux petites lunettes rondes et aux cheveux blonds et raides. Il n’a pas encore de nom, mais il a une bonne tête d’emblème, et Goscinny le repère très vite dans les croquis de son dessinateur :

[…] six mois après mes débuts, Goscinny m’a dit en me vouvoyant, parce qu’il était très vieille France et ne tutoyait aucun dessinateur : « Mais ce grand élève, que vous mettez toujours au second plan, dans le fond près du radiateur, et qui dépasse d’une tête tous les autres, c’est lui votre personnage vedette ! Il faut lui trouver un nom et le mettre au premier plan ! » Il avait raison, mais je n’y aurais peut-être pas pensé tout seul [31].

Le Grand Duduche fait son apparition dans Pilote No.167, le 3 janvier 1963 ; en mars, il a droit à sa première couverture du journal. Pendant plusieurs numéros, Duduche est simplement le collégien rêveur de la Potachologie élevé au rang de personnage principal. Publié en vis-à-vis de Nicolas, il pourrait presque en être le grand frère – puis, à partir de mai, précisément au moment où le virage yé-yé de Marcel Bisiaux s’accentue, Duduche cesse de paraître en face de Nicolas, et commence à manifester cette tranquille « résistance au système » qui l’apparente plutôt au Gaston de Franquin. Ainsi, dans le No.184, qui arbore Johnny en couverture, le Grand Duduche est l’objet de tests pédagogiques absurdes qu’il fait rater sans même ouvrir la bouche, par pure inertie désarçonnante (mêlée d’une fascination endémique pour la fille du proviseur, qui n’est pas sans rappeler le lien entre Gaston et Mademoiselle Jeanne). Peu à peu, le Grand Duduche prend son envol : ni vraiment enfant ni complètement adulte, ni vraiment collégien ni franchement lycéen, Duduche se fait spectateur désengagé des rituels bizarres de son époque, et s’installe dans une jeunesse indéterminée et plastique qui fait de lui l’emblème de tous les âges transitoires.

Cabu, Le Grand Duduche, Pilote No.184, 2 mai 1963, p. 13.

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Duduche demeure lorsque la tentative yé-yé s’arrête avec le départ de Bisiaux : l’expérience de la Potachologie a porté ses fruits, et si le mimétisme copiniforme était une erreur, le décalage progressif de l’audience qui se joue dans le passage du petit (Nicolas) au grand (Duduche) correspond en revanche, lui, à ce que cherche le journal, comme en témoigne le « Duduchorama », double-page synoptique qui pastiche le traditionnel Pilotorama dans une veine collégienne [32]. Le passage de témoin est si clair qu’il paraît calculé : dans le No.226, le 20 février 1964, apparaît une nouvelle rubrique, intitulée Le Potache est servi. Occupant une double-page, elle mêle textes de Goscinny, dessins de Cabu, jeux farfelus et photographies détournées ; c’est Duduche lui-même qui en est le conseiller, après avoir réclamé à grand bruit sa création, au nom des lecteurs :

« Dans Pilote, vous avez des rubriques pour les automobilistes, pour les téléspectateurs, pour les philatélistes, pour les sportifs, pour les amateurs de cinéma, mais pour nous, rien ! […] Nous, dans les écoles, dans les lycées, dans les pensionnats, nous sommes vos lecteurs ! C’est nous, en somme, qui payons vos salaires somptueux ! Ouais ! Somptueux ! Parfaitement ! Somptueux ! Discutez pas ! » [33]

Ainsi cette rubrique de (faux) conseils pratiques, dans laquelle on retrouve assez vite des équivalents lycéens des copains de classe du Petit Nicolas, annule d’emblée la « période yé-yé » de Pilote, et engage dans une nouvelle direction la construction de l’adresse aux jeunes. La rubrique va durer un an et demi : elle prend fin dans le No.310, le 30 septembre 1965. Or, une semaine plus tôt, dans le No.309, le Petit Nicolas a lui aussi fait sa dernière apparition dans Pilote : la transition du petit au grand est achevée.

L’unité artificielle de la jeunesse

Tout se passe donc comme si Duduche, conseiller des potaches, avait été l’instrument d’une double transition, par laquelle Pilote parvient à s’écarter du modèle des journaux de bande dessinée pour enfants sans verser dans celui des magazines yé-yés pour « jeunes ». En effet, le Grand Duduche, ce n’est ni l’enfance en culottes courtes du Petit Nicolas, ni les séductions faciles du vedettariat, desquelles Cabu n’hésite pas à se moquer, ridiculisant par exemple Johnny lui-même, dans une planche qui occupe le quatrième de couverture du No.425 (14 décembre 1967), et qui imagine la « maison de retraite de vieux artistes » à qui l’inconstante vedette a donné ses vieux costumes de scène. Cabu réduit ainsi Johnny à la série des déguisements dont il s’est affublé au fil de ses revirements pour suivre la mode. Le star-system est résumé dans cette galerie de costumes caricaturaux : la jeunesse qu’incarne Duduche n’est pas dans ce renouvellement permanent mais, bien au contraire, dans l’installation dans la latence et dans l’allongement du passage.

Cabu, Le Grand Duduche, Pilote No.425,
14 décembre 1967, 4e de couverture

Ainsi le passage du Petit Nicolas au Grand Duduche, via la « crise » du virage yé-yé, ne constitue pas seulement un changement de ciblage générationnel du journal, de l’écolier au collégien, au lycéen, ou même à l’étudiant : le Duduche de Cabu n’est pas l’emblème d’une classe qu’il contribue à cibler éditorialement, il est au contraire (et c’est la clef de son efficacité) graphiquement et narrativement indéterminé, flottant, extérieur aux systèmes sociaux et aux coutumes établies qu’il traverse et qu’il perturbe en souriant.

En offrant ainsi une prise « négative » sur la jeunesse, et en la saisissant par l’indétermination et la non-coïncidence à soi, Duduche s’interdit de devenir un drapeau générationnel. D’une certaine manière, l’incompréhension des éditeurs et des rédacteurs devant les transformations de la « jeunesse » qu’ils cherchent à capter est ainsi devenue une force. Contre les innombrables tentatives de catégorisation qui, positives ou négatives, entendent parler de la jeunesse comme d’un tout unifié, la posture qu’incarne Duduche s’appuie au contraire sur les équivoques et les incertitudes qui empêchent d’en faire un tout.
Or l’unification artificielle de la jeunesse n’est pas une idée abstraite : c’est un mouvement très concret, qui définit d’une part l’extension marchande de la juvénilité et de l’autre l’abolition artificielle des clivages sociaux. L’extension de la juvénilité est diagnostiquée par Edgar Morin dès 1963 : il souligne les deux phénomènes d’érosion des frontières qui se jouent à ses deux marges – côté enfant, une précocité croissante sur le plan sociologique, psychologique et sexuel, qui tient au fait que la société de consommation associe de plus en plus tôt les enfants au monde des adultes pour les constituer en segment de marché, évolution « accentuée par l’intensification des “stimuli” érotiques apportés par la culture de masse et l’affaiblissement continu des interdits [34] », tandis que le monde des adultes est lui-même « passablement infantilisé » (ibid.), de sorte que les valeurs juvéniles deviennent des valeurs collectives. Quant à l’abolition des clivages sociaux, elle est dénoncée dès 1965 par Jean-Claude Chamboredon :

Parce que la culture adolescente ne constitue jamais le tout de la culture des adolescents, leurs pratiques et leurs préférences échappent, au moins partiellement, aux modèles qu’elle propose, de sorte qu’elles dépendent au moins autant de la “sous-culture” de classe à laquelle ils participent. On n’a l’impression d’une homogénéité des goûts des adolescents que parce que l’on ne veut pas apercevoir les divisions réelles [en note : Alors que les enquêtes sur les jeunes abondent, on ignore tout des différences entre les jeunes liées à la stratification sociale. Cette lacune n’est pas fortuite : on ne recherche pas de différence parce que l’on n’a pas idée qu’il puisse en exister] [35].

C’est donc bien une tendance idéologique précise qui conduit à l’unification de la « jeunesse », et qui refuse d’y lire les clivages qui persistent à la traverser – les riches contre les pauvres, les lycéens contre les jeunes travailleurs, les secondaires contre les technos. Or les « jeunes » eux-mêmes, comme le montrent les témoignages rassemblés à l’occasion du rapport Missoffe [36] et étudiés par Anne-Marie Sohn, perçoivent très crûment ces inégalités : ils décrivent de l’intérieur les sélecteurs sociaux qu’étudient au même moment Bourdieu et Passeron, et qui séparent les voies scolaires hautes, réservées aux « fils à papa », des formations courtes et souvent non choisies auxquelles se trouvent statistiquement cantonnés les enfants d’ouvriers ou de paysans [37]. Ce point de vue permet de réinterpréter la posture de Duduche lui-même, lycéen rêveur et gentiment décalé, mais qui ne rend compte qu’à la marge de la réalité vécue de sa classe d’âge – alors qu’en dépit de l’explosion de la scolarisation, les jeunes salariés de 15 à 25 ans représentent plus de la moitié de leur classe d’âge dans la France des années 1960 [38] – et Cabu lui-même a d’ailleurs conscience de cette partition dont il décrit les effets dans le mouvement de mai [39].

Quel est le sens de cette unification forcée d’une jeunesse dont on cherche à masquer les clivages sociaux en lui imposant une « culture » artificielle résultant d’un assemblage de produits et de comportements de consommation ? C’est, tout simplement, la forme nouvelle du contrôle social. Le danger de la délinquance, qui présidait à l’adoption des mesures de contrôle de la presse en 1949, n’a en effet pas été effacé : les vitrines cassées de la nuit des copains l’ont rappelé en juin 1963, et les anathèmes de Philippe Bouvard dans le Figaro traduisent la crainte que l’ordre social nourrit très vite lorsque de jeunes gens nombreux investissent l’espace public et semblent entreprendre de transgresser les normes sociales et morales. Goscinny lui-même l’a rappelé dans la Potachologie : les jeunes, c’est parfois destiné à finir dans le panier à salade. D’une certaine manière, l’unité artificielle du yé-yé ne fait qu’habiller cette sourde menace sociale pour la ramener aux proportions d’un engouement immature, dont la violence n’est au fond qu’un effet passager de la « chimie glandulaire » : le yé-yé qui rassemble à Nation la foule des « jeunes de moins de vingt ans » est un moyen de les contrôler et de les canaliser, en leur proposant des modes de vie et de consommation qui les réinsèrent dans la machine de production des Trente Glorieuses. Mais alors, si le yé-yé finit par s’effacer de la « culture jeune » en général, comme il s’est en particulier trouvé expulsé des colonnes de Pilote en 1963, par quoi le remplacera-t-on ? Lorsque le mouvement s’essouffle, lorsque les éternelles avanies sentimentales de Sylvie, de Richard, de Claude ou de Françoise cessent de faire recette, la question commence à se poser à la société médiatique toute entière. Gilles Lapouge, dans le Figaro littéraire du 28 juillet 1966, formule cet avertissement :

Si ces tendances se confirment, c’est-à-dire si le yé-yé doit mourir, alors les énergies des jeunes se trouveront de nouveau libres. C’est à ce moment-là que le problème des jeunes se posera vraiment. Il faudra davantage que des CRS déguisés en maîtres nageurs pour le résoudre [40].

Ces trois phrases ne frappent pas tant par leur tonalité prophétique que par leur aveu explicite : le yé-yé servait, précisément, à contrôler les énergies des « jeunes ». L’indétermination éditoriale et éthique d’un Grand Duduche se traduit dans le monde social en puissance de désordre à conjurer, héritant ainsi de la figure renouvelée des délinquants de 1949 dont il fallait absolument contrôler les lectures. Et la question de l’adresse à la jeunesse retrouve alors son rôle moral et social, son rôle d’éducation et de discrimination, son rôle de contrôle et d’imposition de la norme. Alors l’unité artificielle de la « jeunesse » s’effrite et révèle au contraire son essentielle division : non pas la division des bourgeois et des prolétaires, ou des lycéens et des salariés, mais une division morale, une axiologie tranchée, au travers de laquelle la presse pour les jeunes retrouve son rôle premier, qui est de séparer le bon grain de l’ivraie. Or ce travail normatif se rencontre lui aussi dans Pilote : c’est en examinant ce point que je voudrais conclure.

Billy Hattaway : le bon grain et l’ivraie

Alors même que le Grand Duduche expérimente les formes de l’inadéquation de la jeunesse à elle-même, et tente de cerner graphiquement les contours de cette non-coïncidence essentielle, débute dans Pilote une autre série qui va, au contraire, affirmer de manière tranchée la coupure entre deux jeunesses, la bonne et la mauvaise – et confirmer ainsi le rôle de contrôle social et moral de ces yé-yés que l’on vient pourtant d’expulser du journal. Dans le No.200, le 22 août 1963 (c’est-à-dire trois semaines avant l’éviction de Marcel Bisiaux et la reprise en main du journal par Goscinny et Charlier, huit mois après l’apparition du Grand Duduche), paraît dans Pilote le premier épisode de Billy Hattaway – Échec aux blousons noirs, d’Antonio Parras et Jean Letouzé.
Billy Hattaway est un succédané de Johnny Hallyday, qui avec son groupe, les Aztèques, doit passer une audition au Golf Drouot. L’audition est perturbée par des « blousons noirs », malgré lesquels le groupe est repéré et signé par Eddie Barclay. Le cadre est posé : les « bons jeunes » sont les jeunes musiciens de yé-yé aspirant, comme tous les lecteurs de Salut les Copains, au statut envié de vedettes ; les « mauvais jeunes » sont les blousons noirs, voyous et délinquants dont les yé-yés finissent par triompher. Voilà le bon grain séparé de l’ivraie, et voilà confirmé le rôle moral du yé-yé comme dispositif d’encadrement de la jeunesse. Une deuxième histoire de Billy Hattaway débute dans Pilote No.244 (25 juin 1964) : intitulée SOS Balzac 10 deux fois, elle reprend le nom de l’émission de hit-parade lancée par Radio Luxembourg en octobre 1963 sous le patronage de Sacha Distel. Trois autres aventures de Billy Hattaway seront publiées dans Pilote : Terreur à Nashville, de décembre 1964 à mars 1965 ; Le Film maudit, de septembre à décembre 1965 ; et L’Œil mauve, de juin à septembre 1966. Billy Hattaway fait donc sa dernière apparition comme « bon yé-yé » défendant l’ordre dans le No.359 du 8 septembre 1966 – cinq semaines après que Gilles Lapouge ait confié au Figaro littéraire ses inquiétudes sur le devenir de la jeunesse après la disparition du « yé-yé ».

Couverture de Pilote No.272, 7 janvier 1965 (dessin de Parras).

Le traitement réaliste du dessin de Billy Hattaway permet à Parras de représenter non seulement des endroits célèbres (comme le Golf Drouot) mais aussi des célébrités reconnaissables (comme Eddie Barclay ou Claude François), comme si l’image dessinée rejouait en la décalant la visibilité des vedettes imposée par Salut les Copains – on pense, symétriquement, à la manière dont, en 1966, Guy Peellaert démarque le visage de Sylvie Vartan pour donner corps à Jodelle puis, en 1967, celui de Françoise Hardy pour donner corps à Pravda. Mais, contrairement à Peellaert, Parras et Letouzé ne cherchent pas à mettre à distance ces références visuelles pour réfléchir le processus même de leur iconisation : les vedettes qui passent dans les planches de Billy Hattaway n’y font qu’un caméo destiné à ancrer dans la « culture jeune » les aventures profondément morales du jeune chanteur, dans lesquelles se trouve affirmée sans nuances la distinction radicale entre la bonne jeunesse qui va au lycée, écoute des disques, achète les vespas dont les publicités paraissent dans Pilote, et la mauvaise jeunesse, celle des blousons noirs et des couteaux à crans d’arrêt [41].

Billy Hattaway s’inscrit ainsi dans la longue histoire des portraits doubles, qui construisent en les confrontant des modèles de conduite sociale et morale opposés, et qui pointent implicitement le très grand danger qu’il y aurait à les confondre : l’indéfinissabilité même de la « jeunesse », qui constitue le fil rouge de ces flottements de l’adresse, induit ainsi le besoin de réinstaurer un clivage moral, en même temps que l’impossibilité de le faire. Mais Billy Hattaway va plus loin : il ne s’agit pas seulement de représenter le héros yé-yé comme un défenseur de l’ordre social et moral contre les voyous, il s’agit aussi d’en faire un héros de la réaction. Dans le troisième opus de ses aventures, Terreur à Nashville, l’avion qui emmène Billy et ses Aztèques enregistrer leur premier album en Amérique est détourné par un genre de Black Panther à mitraillette aux revendications floues mais évidemment politiques : heureusement, Billy Hattaway le maîtrise avant de descendre de l’avion sous les vivats des Américains… Réduisant la lutte politique des Black Panthers au terrorisme, Billy Hattaway rabat aussi, implicitement, la politisation émergente de la jeunesse sur la délinquance des blousons noirs : c’est là une position extraordinairement conservatrice, dont la morale binaire est au fond incompatible avec les flottements de Duduche.

C’est au fond la cohabitation elle-même, pendant trois ans, du Grand Duduche et de Billy Hattaway à quelques pages de distance, qui constitue la véritable leçon de ces années de tâtonnement à Pilote : en mettant fin à la tentation mimétique qui avait conduit Marcel Bisiaux à modeler Pilote sur Salut les Copains, non seulement Goscinny et Charlier ne renoncent pas pour autant, on l’a vu, à s’adresser aux jeunes, mais ils ne renoncent pas même au projet d’encadrement et de contrôle en quoi réside au fond le yé-yé. S’ils ne veulent plus imiter la presse copinolâtre, ils persistent à rechercher la formule qui leur permettra de toucher aussi largement que possible toutes les tranches d’âge de cette « jeunesse » aux contours mouvants. Dans la mise au point de cette formule entre la lente transition du Petit Nicolas au Grand Duduche, mais aussi l’étrange cohabitation du Grand Duduche et de Billy Hattaway : radicalisant l’indétermination de la « jeunesse » des années 1959-1966, Pilote ne cherche pas seulement à parler à toutes les jeunesses différentes, mais aussi à leur tenir tous les discours possibles, aussi incompatibles qu’ils puissent paraître. Bien sûr, « tous les discours possibles » est une expression qu’il faudrait en réalité nuancer : une analyse minutieuse des évolutions du sommaire de Pilote montrerait les limites aussi bien que les audaces, et relèverait les frontières (elles-mêmes mobiles) du dicible et du représentable aux yeux de la rédaction. Mais cette cartographie ne change pas le constat principal : la ligne éditoriale de Pilote assume, assez courageusement au fond, le flottement de sa propre adresse à la jeunesse, et accepte d’accueillir des tentatives très diverses pour lui parler. Ce flottement assumé est peut-être la clef du succès de Pilote entre 1963 et 1968 – et peut-être aussi le moteur des conflits et des incompréhensions qui marqueront pour le journal la crise de mai 68.

Laurent Gerbier

[1] Voir Martin Barker, A Haunt of Fears : The Strange History of the British Horror Comics Campaign, 1e éd. Londres, 1984, 2e éd. Jackson-London, University Press of Mississipi, 1992, qui recense treize campagnes d’opinion contre les comics dans treize pays différents entre 1948 et 1955, et montre qu’elles sont très souvent liées à la question de la délinquance juvénile. Voir également, pour une analyse détaillée des cas du Royaume-Uni et du Canada, Jean-Paul Gabilliet, « La criminalisation des crime comics : le Canada et la Grande-Bretagne », dans Thierry Crépin et Thierry Groensteen (dir.), « On tue à chaque page ». La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Paris-Angoulême, Éditions du Temps-Musée de la Bande dessinée, 1999, p. 189-197.

[2] Cependant, si la délinquance des jeunes est le souci premier d’un pouvoir largement occupé à reprendre le contrôle social du pays (ainsi, en février 1948, André Marie appuie la politique de répression violente de la grève des mineurs), ce n’est pas l’objectif des différents groupes qui se coalisent dans la défense de cette loi : voir Thierry Crépin, « Le mythe d’un front commun », dans Th. Crépin et Th. Groensteen (dir.), « On tue à chaque page », op. cit., p. 43-52.

[3] Pour une analyse du traitement de cette représentation de la jeunesse dans les productions audio-visuelles en France durant la décennie suivante, voir Marie-Françoise Lévy, « La jeunesse irrégulière dans la télévision française des années soixante : une absence troublante », Revue d’histoire de l’enfance “irrégulière”, No.4, 2002 [en ligne | http://journals.openedition.org/rhei/53].

[4] Pour une approche démographique de cette génération et une justification des « bornes » que constituent les années 1945 et 1953, voir Jean-François Sirinelli, Les Baby-boomers. Une génération 1945-1969, Paris, Fayard, 2003, p. 36-41.

[5] Alfred Sauvy, La Montée des jeunes, Paris, Calmann-Lévy, 1959.

[6] Voir sur ce point les chiffres fournis par l’ouvrage classique de de Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1949 à 1975, Paris, Fayard, 1979, ainsi que les témoignages étudiés par Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette Littérature, 2001, en particulier chap. 2, p. 69-75.

[7] J.-F. Sirinelli note ainsi que « l’argent de poche devient une pratique de plus en plus courante et [que], par là même, la jeunesse devient un marché à séduire et à canaliser », Les Baby-boomers, op. cit., p. 56 – et l’auteur cite à l’appui de ce jugement un article de Presses-Actualités, revue professionnelle qui en février-mars 1962 signale que « la publicité dans la presse enfantine a quadruplé en trois ans » (ibid.).

[8] Sohn, Âge tendre et tête de bois, op. cit., p. 81.

[9] Sirinelli, Les Baby-boomers, op. cit., p. 144.

[10] Voir Alain Fourment, « La presse adolescente des années 1960. La musique plus que l’information », dans Michel Mathien (dir.), Les jeunes dans les médias en Europe. De 1968 à nos jours, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 155-166.

[11Le Figaro, 24 juin 1963, cité par Sirinelli, Les Baby-boomers, op. cit., p. 114.

[12] « Les 15-20 ans : 4 millions de bons consommateurs », titre ainsi le magazine Entreprise le 27 avril 1963 (cité par Sohn, Âge tendre et tête de bois, op. cit., p. 266).

[13] Prenant à son tour la mesure de la « nuit des copains » dans Le Monde, Edgar Morin écrit ainsi que « l’exaltation du “yé-yé” peut porter en germe la fureur du blouson noir, le refus solitaire du beatnik » (« Le “yé-yé” », Le Monde, 7 juillet 1963).

[14] Ainsi que le sous-titre « Bayard Magazine, mensuel européen » qui tout en marquant la continuité avec l’illustré créé en 1936 contribue à faire du nom du preux chevalier une simple marque.

[15] Selon l’expression de l’intéressé lui-même, cité par Marie-Ange Guillaume dans Goscinny, Arles, Actes Sud, 1997, p. 128.

[16Ibid.

[17] L’expression est de Jean-Michel Charlier : « Lorsque le journal est passé chez Dargaud, l’éditeur a suivi ses impulsions de l’époque et nous avons assisté dans les premières années à des changements réguliers à la tête du journal. Il y avait des idées qui faisaient bifurquer l’hebdomadaire dans toutes les directions, dont une période “yé-yé” de sinistre mémoire. » (Jean-Michel Charlier, entretien avec Patrick Gaumer, Les Années Pilote, 1959-1989, Dargaud, 1996, p. 13).

[18] Une exclamation elle-même si typiquement « yé-yé » qu’elle donnera son titre au mensuel « copiniforme » que La Bonne Presse lance en octobre 1965. Jusqu’au No.13 d’octobre 1966 (qui arbore lui aussi Johnny en couverture), Formidable a pour sous-titre « le magazine de tous les jeunes ».

[19] « Fin 1963, Georges Dargaud nous a convoqués René Goscinny et moi-même, en nous disant : “Je lâche tout, j’abandonne, à moins que vous ne repreniez tous les deux la rédaction en chef du journal.” Nous avons bien entendu accepté et tenté de remettre Pilote à flot. » (Jean-Michel Charlier, entretien avec Patrick Gaumer, op. cit., p. 13).

[20] La double interdiction ne sera levée que six mois plus tard, en février 1962. Dans le premier numéro frappé par l’interdiction (le No.11, septembre 1961), un encart de deux pages ironise (mais d’une manière qui signifie, aussi, que l’adresse à la jeunesse n’est pas absente des préoccupations de Hara-Kiri) : « Bravo ! Enfin, on fait quelque chose pour la jeunesse ! Les statistiques prouvent de la façon la plus formelle que, depuis que Hara-Kiri souille les devantures des kiosques et des librairies, les viols, assassinats, partouzes, ballets roses et vols de confitures se sont épouvantablement multipliés parmi les élèves des lycées et des écoles communales. Il était temps ! »

[21] Voir le récit par Cabu lui-même de cet épisode dans Cabu et Laurence Garcia, Cabu 1968, Arles, Actes Sud, 2008, p. 66-67.

[22] Recueils successivement intitulés Le Petit Nicolas (1960) ; Les Récrés du Petit Nicolas (1961) ; Les Vacances du Petit Nicolas (1962) ; Le Petit Nicolas et les copains (1963) ; Le Petit Nicolas a des ennuis (1964). Au vu de la chronologie de la « copinolâtrie » de la presse pour jeunes en 1962-1963, il est remarquable que le terme « copains » apparaisse précisément dans le titre du recueil de 1963.

[23] Initialement publié dans Le Moustique comme séries de gags occupant chacun une planche de bande dessinée, Nicolas est devenu, en passant à Sud-Ouest, une page de récit illustrée.

[24] Ou des collégiens un peu âgés : la partition est difficile à décrire précisément, puisque la réforme Fouchet-Capelle qui unifie le secondaire et confère sa forme moderne à la scansion entre collège et lycée ne date que de 1963.

[25] Selon une posture que Goscinny reprendra fréquemment dans les Dingodossiers, qu’il crée en 1965 avec Gotlib.

[26] Goscinny et Cabu, La Potachologie, Paris, Denoël, 1963, p. 7-8.

[27Ibid., p. 41.

[28Ibid., p. 121

[29] La scolarité moyenne s’allonge d’un an entre 1950 et 1962, alors qu’il avait fallu plus d’un demi-siècle pour qu’elle s’allonge de deux ans, entre 1895 et 1950 ; voir Sirnelli, Les Baby-boomers, op. cit., p. 57-60.

[30] Je m’appuie ici sur les analyses de Jean-Claude Chamboredon, dans « Adolescence et post-adolescence : la “juvénisation”. Remarques sur les transformations récentes des limites et de la définition sociale de la jeunesse » (initalement publié dans A.-M. Alleon, O. Morvan et S. Lebovici (dir.), Adolescence terminée, adolescence interminable, Paris, PUF, 1985, p.13-28, et repris désormais dans J.-Cl. Chamboredon, Jeunesse et classes sociales, éd. P. Pasquali, Paris, Éditions Rue d’Ulm, « Sciences sociales », 2015, chap. 5, p. 175-189).

[31] Cabu dans Cabu 68, op.cit., p. 67-69.

[32] Le Duduchorama fait son apparition dans Pilote No.213 du 21 novembre 1963. On note au passage que s’il présente en février 1964 « la visite des anciens du collège », il est intitulé en mars 1966 « l’ouragan “printemps” a ravagé le lycée de Duduche » (c’est moi qui souligne).

[33Pilote, No.226, 20 février 1964, p. 2.

[34] Edgar Morin, « Une nouvelle classe d’âge », Le Monde, 6 juillet 1963.

[35] J.-C. Chamboredon, « La société française et sa jeunesse », dans Darras, Le Partage des bénéfices. Expansion et inégalités en France, Paris, Minuit, 1966, p. 155-175, désormais dans Chamboredon, Jeunesses et classes sociales, op. cit., p. 53 (et note 17 p. 210). « Darras » désigne en réalité le Groupe d’Arras, un ensemble d’une douzaine d’économistes, démographes et sociologues réunis à Arras en 1965 à l’invitation du Cercle Noroît ; sous le pilotage de Pierre Bourdieu, ils rassemblent dans les mois qui suivent le matériau du livre qui montre la persistance d’une détermination rigidement socio-culturelle des devenirs et l’inégalité de répartition des fruits de la croissance, prolongeant ainsi le propos du livre publié deux ans plus tôt par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.

[36] François Missoffe, secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports, lance en mai 1966 une enquête afin de sonder l’opinion « sur ce que doit être une politique de la jeunesse » : l’enquête repose sur un sondage IFOP réalisé en novembre 1966 auprès d’un échantillon de 2079 jeunes de 15 à 20 ans, complété par plusieurs milliers de réponses individuelles ou collectives à un questionnaire semi-ouvert largement diffusé par les servics du ministères dans les associations de jeunesses. Les 3000 questionnaires déposés aux Archives Nationales constituent une partie importante du corpus d’Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois, op. cit.

[37] Voir Sohn, Âge tendre et tête de bois, op. cit., chap. 1, p. 13-63.

[38] Sirinelli, Les Baby-boomers, op. cit., p. 63.

[39] « Je n’ai jamais cru qu’entre étudiants et ouvriers ça pouvait coller, c’était deux cultures trop différentes […]. Les ouvriers prenaient les sorbonnards pour des fils à papa, des fils de bourgeois… […] c’était plus facile pour nous, les fils de bourges, de réfléchir sur la façon de consommer autrement. Pour les autres, il s’agissait de survie. Les ouvriers avaient été les grands oubliés des Trente Glorieuses », Cabu dans Cabu 68, op. cit., p. 38.

[40] Cité par Sirinelli, Les Baby-boomers, op. cit., p. 217.

[41] Le second numéro de Salut les Copains, en septembre 1962, avait valu à Daniel Filipacchi une convocation devant le juge, au titre de la commission de protection de la jeunesse, parce qu’elle montrait une photo d’Elvis Presley brandissant un couteau.