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abstraction

Thierry Groensteen

La bande dessinée abstraite a été labellisée et en quelque sorte officialisée comme catégorie, sinon comme genre, avec la parution, en 2009, de l’anthologie Abstract Comics éditée chez Fantagraphics par Andrei Molotiu.
Depuis cette date, on a vu plus d’un auteur creuser ce sillon, et un ou deux éditeurs l’encourager. Nous n’avons pas assez de recul pour savoir s’il s’agira d’un phénomène éphémère ou d’une forme de bande dessinée qui perdurera aux côtés des productions ordinaires, fondées sur la représentation et la narration. En tout état de cause, il est peu vraisemblable que la bande dessinée abstraite occupe davantage qu’une niche ; elle ne semble pas de nature à séduire le grand public, qui entretient d’autres attentes à l’endroit du médium. Mais, depuis cette position marginale qui est constitutivement la sienne, elle interroge la définition de la bande dessinée comme telle, elle oblige à en réconsidérer les fondements mêmes. Jusque-là en effet, la bande dessinée était par essence mimétique parce qu’elle obéissait à une vocation narrative et qu’elle se positionnait comme une littérature.

[Mars 2018]

La bande dessinée abstraite a été labellisée et en quelque sorte officialisée comme catégorie, sinon comme genre, avec la parution, en 2009, de l’anthologie Abstract Comics éditée chez Fantagraphics par Andrei Molotiu.
Depuis cette date, on a vu plus d’un auteur creuser ce sillon, et un ou deux éditeurs l’encourager. Nous n’avons pas assez de recul pour savoir s’il s’agira d’un phénomène éphémère ou d’une forme de bande dessinée qui perdurera aux côtés des productions ordinaires, fondées sur la représentation et la narration. En tout état de cause, il est peu vraisemblable que la bande dessinée abstraite occupe davantage qu’une niche ; elle ne semble pas de nature à séduire le grand public, qui entretient d’autres attentes à l’endroit du médium. Mais, depuis cette position marginale qui est constitutivement la sienne, elle interroge la définition de la bande dessinée comme telle, elle oblige à en réconsidérer les fondements mêmes. Jusque-là en effet, la bande dessinée était par essence mimétique parce qu’elle obéissait à une vocation narrative et qu’elle se positionnait comme une littérature.


Dans son anthologie (sans cesse enrichie depuis sa parution, sur le site http://abstractcomics.blogspot.com), Molotiu distinguait deux sortes de bandes dessinées abstraites : il s’agirait soit de séquences de dessins abstraits, soit de séquences de dessins qui contiennent des éléments figuratifs mais dont la juxtaposition ne produit pas de narration cohérente. L’ouvrage proposait toutefois beaucoup plus d’exemples du premier cas que du second. Pour ma part, je réserve l’appellation de bandes dessinées abstraites aux premières, et qualifie les secondes de bandes dessinées infranarratives (Groensteen 1988).
Molotiu lui-même est devenu un auteur de bandes dessinées abstraites très actif, comme en témoignent son album Nautilus, publié à Copenhague chez Farenheit, également en 2009, et ses contributions au site cité ci-dessus.

Pour compiler une anthologie, il faut disposer de matériaux antérieurs en quantité suffisante. Cette condition n’était que partiellement vérifiée avec Abstract Comics, Molotiu ayant, en complément des exemples existants rassemblés, sollicité certains confrères, suscité des travaux de circonstance dans une démarche militante pour faire exister son objet même, lui donner une consistance suffisante.
Cependant, des productions abstraites se réclamant du (ou s’apparentant au) neuvième art manquaient à l’appel. J’en mentionnerai trois. Jean Ache, principalement connu pour une production très traditionnelle (Archibald, Arabelle la dernière sirène) avait livré dans Pilote en février 1973 sept variations sur Le Petit Chaperon rouge, attribuées à des peintres célèbres. Si cinq versions étaient figuratives, celles imputées à Miró et à Mondrian ne pouvaient être décryptées narrativement que par analogie avec les premières. Le Chaperon rouge, la grand-mère, le loup et les chasseurs étaient ainsi, dans la version Mondrian, symbolisés par des carrés de couleurs différentes. L’année suivante, Ache signa chez Balland un ouvrage expérimental intitulé Des Carrés et des ronds dans lequel il appliquait à plusieurs fables et contes le même principe d’une transcription séquentielle utilisant exclusivement des formes abstraites et des couleurs. Le livre connut une édition au Japon et quelques sérigraphies en furent tirées.
On peut aussi citer un opuscule de 28 pages réalisé en terre européenne par deux auteurs américains. Tiré à 1000 exemplaires, In the Crack of the Dawn [« Aux premières lueurs du jour »] parut en 1991 à l’enseigne de galeries d’art de Bruxelles et Lucerne. Réalisé en collaboration par Matt Mullican, un artiste californien post-conceptuel, et Lawrence Weiner, artiste new-yorkais, figure centrale de l’art conceptuel, cet ouvrage usait de couleurs vives et présentait un mélange de formes abstraites et d’architectures géométriques étranges, sans figurer aucun personnage, aucune action.
Dans les deux cas cités ci-dessus, la revendication d’appartenance au neuvième art était explicite : la série de Jean Ache avait pour titre « Les débutants célèbres de la bande dessinée », et le livre de Mullican et Weiner portait en page de titre la mention générique « a comic book ». L’autorité du paratexte, les indications de lecture qu’il délivre sont, ici plus qu’ailleurs, déterminantes.
Il est non moins certain que le contexte dans lequel on rencontre une planche abstraite influe aussi grandement sur sa perception. Exposée dans une galerie ou un musée, on la percevra probablement comme « tableau », c’est-à-dire proposition relevant des arts plastiques ; imprimée aux côtés d’autres planches, elle sera reçue comme « page » et, partant, bande dessinée. Ce battement est sans doute ce qui caractérise en propre la catégorie hier encore improbable de la bande dessinée abstraite.

Comme troisième exemple précoce, je retiendrai l’épisode « Love » des B Stories de Massimo Mattioli, publié en 1989 – et, déjà, du même auteur, une page qui figurait, en 1987, dans son album Joe Galaxy - Cosmic Stories (éd. Aedena).
Nous abordons là une catégorie un peu différente, celle des bandes dessinées figuratives accueillant ponctuellement des cases, voire des planches entières, qui, elles, ne le sont pas.
Le théoricien de l’art Jean Arrouye avait été le premier, voici trente-cinq ans déjà, à s’intéresser à ce qu’il appelait les « images aveugles » chez Pratt. Ces cases marquées par un « effondrement des apparences » et dans lesquelles, au premier coup d’œil, « nulle figuration reconnaissable » ne se fait voir, mais seulement un jeu de traces de pinceau. On en trouve dans la plupart de ses livres, et notamment dans La Ballade de la mer salée, aux pages 31 et 32 puis 71-72 de l’édition originale. Ces images quasi abstraites, « espaces de perplexité et de rêverie », dans lequel le réel se dissout, sont emblématiques de l’art du père de Corto Maltese.
L’abstraction était également au programme de l’exposition dont Pratt avait eu les honneurs, au Grand Palais, à Paris, en 1986. Il y exposait des toiles non figuratives consistant en agrandissements géants de zones très petites prélevées sur tel ou tel de ses dessins. Le changement d’échelle opérait la transmutation d’un détail iconique en geste graphique : ce qui, dans une case, était un petit trait participant d’une image, acquérait une valeur absolue, devenait signe.
On se souvient d’une de ses plus célèbres pages d’ouverture, celle de l’épisode de Corto intitulé « Les Hommes-léopards du Rufiji » (repris dans Les Éthiopiques). Ici également, c’est par un changement d’échelle – sous l’effet d’un « zoom » arrière –que l’on passe du motif abstrait au dessin figuratif, puis, par un « travelling latéral », des zèbres vivants aux boucliers tendus de leurs peaux. Quand on la découvre, il est indéniable que la page produit une sorte d’effet hypnotique et que sa dimension plastique, d’une grande force, l’emporte sur sa dimension représentative.

Dans Feux, l’album qui l’a révélé au public français en 1986, son compatriote Lorenzo Mattotti flirtait lui aussi avec l’abstraction dans certaines cases, mais pour laisser s’exprimer la pure puissance de la couleur, le flamboiement du feu intérieur dévorant son héros, le Lieutenant Absinthe, en proie à une sorte d’initiation chamanique. Dans ce livre radical, l’image prenait enfin toute sa place dans la traduction des affects, investie d’une charge narrative et émotionnelle inédite. Mais elle était du côté de la terreur, de l’animalité et de la nuit, en opposition au logos, à la raison.
Lorsqu’elles sont prises dans un récit en bande dessinée qui les contextualise, les images non figuratives semblent vérifier l’assertion de Charles Bernstein, pour qui l’abstraction, qui continue la figuration par d’autres moyens, équivaut à une métaphore.
Gris, un récit d’Olivier Schrauwen (repris dans l’album Vies parallèles, Actes Sud-L’An 2, 2018), semble en donner confirmation. Quand le narrateur découvre les extraterrestres qui se sont emparés de lui, une case abstraite ponctue la page, accompagnée de ce cartouche : « (Ci-dessous, une image approximative de la peur ressentie à ce moment.) » La peur, comme sans doute d’autres émotions, serait irreprésentable en tant que telle, seule une image abstraite pourrait en donner un équivalent.
Dans les dernières pages de l’album de Dominique Goblet Faire semblant c’est mentir (L’Association, 2007), la figuration s’efface complètement ; au sujet de ce dénouement, Catherine Mao a écrit qu’il « cherche à matérialiser le son et le souffle, à leur donner plus qu’une consistance : une substance » (Mao 2009).

Au printemps 2003 (No.13), la revue Bile noire, publiée par l’éditeur suisse Atrabile, inaugurait une rubrique qui, sous la direction d’Ibn al Rabin, allait être consacrée à cette même bande dessinée abstraite, la règle fixée étant « de ne représenter aucun “objet” concret (c’est-à-dire, ayant une signification non ambiguë) hors de ceux appartenant à la sémantique propre au médium, à savoir les bulles et les cases ». Outre Rabin lui-même – qui avait déjà produit un fanzine de BD abstraite en 2000, Cidre et Schnaps –, les premières contributions étaient signées d’Alex Baladi, Guy Delisle, Andreas Kündig, David Vandermeulen et Lewis Trondheim (Il n’est sans doute pas indifférent que trois des précités soient aujourd’hui membres de l’Oubapo).
Trondheim a publié ensuite, à L’Association, deux petits livres dans cette même veine : le premier, Bleu, en couleur, ludique et visuellement proche de Miró, le second, La Nouvelle Pornographie, en noir et blanc, d’inspiration parodique (2003 et 2006). Ce dernier opuscule a montré qu’il ne faut pas automatiquement confondre jeu de formes abstraites et absence de signification. En l’occurrence, les malicieuses combinaisons de formes géométriques noires et blanches évoquaient sans détour, quoique sur un mode désincarné, sinon métaphorique, les activités sexuelles que le titre promettait.
Mais il n’est pas interdit de considérer qu’un trait, une forme, une couleur, un objet graphique quelconque, puisse lui-même vivre des « aventures », comme l’a suggéré Menu à propos du mini-album de Baladi Petit Trait (L’Association, "Patte de mouche", 2008). L’« histoire » qui nous est contée est alors simplement celle des transformations que subit cet objet, sur le mode d’une physis, c’est-à-dire d’une génération de chaque image par la précédente.

Extrait de Petit Trait, de Baladi.

Que reste-t-il de la bande dessinée lorsqu’elle sort de la sphère de la mimesis ? Il reste tout d’abord les éléments « appartenant à la sémantique propre au médium, à savoir les bulles et les cases », comme le formulait Bile noire (même si le terme de sémantique me paraît ici inapproprié).
Jean-Christophe Menu parle, quant à lui, du « dispositif de la bande dessinée comme squelette brut » (Menu 2011 : 413). Une autre formule est celle employée par Adam Gopnik dans le catalogue de l’exposition du MoMA High & Low, lorsqu’il signale que des peintres comme Jasper Johns, Robert Rauschenberg et Öyvind Fahlström se sont aperçus, au début des années 1960, que « la machinerie secondaire des comics – les vignettes, les bulles et les onomatopées – commencèrent à avoir une force iconique plus grande que n’importe quelle image qu’elle pouvait contenir » (Gopnik 1990 : 189).
Il est intéressant de relever qu’aucun des éléments affichés comme constitutifs de cette « machinerie » n’est indispensable à la bande dessinée : beaucoup de dessinateurs ne font aucun usage des onomatopées, d’autres n’utilisent pas la bulle – soit que leurs histoires sont sans paroles, soit que les paroles sont placées au dessous des images ou « flottent » à l’intérieur de celles-ci – et les dessins ne sont pas nécessairement encadrés. C’est pourtant bien la combinaison de ces éléments (cadres et bulles tout particulièrement) qui, dans l’imaginaire de l’époque moderne, apparaît comme typique de la bande dessinée, caractéristique de son dispositif et de son langage (de sorte que cette « machinerie » devrait être dite primaire plutôt que secondaire).

Une œuvre de Rivane Neuenschwander

Des artistes contemporains continuent d’ailleurs de s’en inspirer. Par exemple la brésilienne Rivane Neuenschwander qui, dans les années 2000, a exposé dans différents musées ses grands panneaux réalisés d’après Zé Carioca, une bande dessinée brésilienne populaire, aux accents nationalistes. L’artiste la convertissait en bande dessinée abstraite : elle conservait les formes et proportions des cases et des bulles, mais vidait les unes et les autres de leur contenu, qui étaient remplacés par des monochromes de différentes couleurs. Chaque panneau faisait deux mètres de haut, ce qui le faisait basculer, du petit format de l’imprimé, vers la monumentalité de l’art. Et les visiteurs étaient appelés à dessiner ou à écrire dessus à la craie, pour réinventer une bande dessinée inédite de leur cru. En l’évidant, en la réduisant à son squelette, Neuenschwander a inventé la bande dessinée palimpseste.

Dans Bile noire No.14, Andréas Kündig exposait les principaux « axiomes » à respecter pour que, selon lui, on puisse parler de bande dessinée : « les cases représentent un déroulement dans le temps, il faut les lire dans un ordre défini, une forme reconnaissable dans deux cases symbolise la même forme... », faisant apparaître combien, dès que l’on s’approche d’une définition de l’objet, on ne peut s’empêcher de verser dans une certaine forme de dogmatisme.
En effet, face à une planche composée d’images abstraites (couleurs, traits, formes organisés en vignettes), je ne suis pas certain que l’on soit tenu à un ordre de lecture et que le regard ne puisse pas errer à sa guise d’une vignette à l’autre, usant de la même liberté avec laquelle on regarde un tableau. Ce qui est certain, c’est que leur coprésence au sein d’un multicadre fait qu’il s’établit entre les vignettes des rapports de position, de contiguïté, d’intensité, de répétition, de différenciation ou de contraste, et le cas échéant des processus dynamiques de métamorphose progressive, d’enchevêtrement, etc. Mais, comme le souligne le texte figurant en quatrième de couverture d’Abstract Comics, dès l’instant où on suit un ordre de lecture vectorisé, ces relations nous semblent aussi d’ordre musical, parce que le congé donné au récit et à la représentation fait saillir le rythme comme l’une des caractéristiques inhérentes au dispositif séquentiel propre à la bande dessinée. Le critique américain Charles Hatfield est allé jusqu’à suggérer que l’ensemble du livre pouvait être perçu comme une longue pièce musicale, dont la contribution de chaque artiste représenterait un mouvement.

Quelquefois, l’abstraction n’est pas « native » mais est le résultat d’une opération d’effacement, de brouillage, de recouvrement ou de distorsion appliquée à une image initialement figurative, une image ainsi rendue abstraite. Un exemple de semblable dé-figuration figure dans Abstract Comics, c’est le travail de Derik Badman intitulé Flying Chief, dont les pages sont dessinées d’après Tarzan and the Flying Chief, une histoire de Jesse Marsh publiée en 1950. Badman explique : « J’ai redessiné l’histoire en ignorant le texte, les bulles, les récitatifs et les personnages, en ne gardant que les arrière-plans et en les transformant en formes, signes et textures abstraites. »
Jochen Gerner a eu une démarche analogue pour Abstraction (1941-1968) (L’Association, 2011), dont les planches sont « basées sur une bande dessinée anonyme publiée en 1968 au sein de la revue Navy, récit d’une bataille navale située pendant la Seconde Guerre mondiale. Des images qui composent ce fascicule – pour la plupart, donc, des scènes d’action en mer –, n’ont été conservés que les motifs graphiques – traits, ronds, points, hachures, etc. – qui s’apparentent désormais à des compositions abstraites » (Gallois 2015 : 12). Mais, au lieu de procéder à l’effacement de certains éléments, Gerner aboutit à la création de pages abstraites par la technique du recouvrement.

Jochen Gerner, extrait d’Abstraction (1941-1968 : recouvrement à l’encre de Chine
de pages d’une BD de petit format

Molotiu lui-même a produit entre 2006 et 2008 une bande dessinée intitulée 24 x 24 : A Vague Epic (reprise dans Nautilus) dont les pages incorporent des éléments, rendus méconnaissables, d’artistes tels que Poussin, Fragonard ou Goya.

C’est du reste une œuvre extérieure au champ de la bande dessinée qui a fait découvrir à Molotiu la possibilité d’un art séquentiel abstrait, comme il l’a expliqué : celle de l’artiste belge Pierre Alechinsky, avec ses célèbres enchâssements, ses bandes latérales ou prédelles, ses multicadres enfin. Comme l’a écrit Dominique Radrizzani, Alechinsky « redéfinit les rapports que peinture et bande dessinée, toutes deux filles du dessin, peuvent entretenir l’une avec l’autre. Surtout, il recourt à la bande dessinée en tant que bande » (2001 : 79).
Rien d’étonnant, dès lors, si Molotiu intègre à son corpus des œuvres d’Alechinsky mais également d’artistes tels que Kandinsky ou de Kooning, créées dans un champ étranger à celui de la bande dessinée. Reproduites dans le contexte de l’anthologie, ces « tableaux » peuvent être lus aujourd’hui comme des bandes dessinées abstraites par anticipation, alors qu’ils n’ont aucunement été conçus comme tels.
La liste de ces prédécesseurs aurait du reste pu être allongée. Par exemple, pourquoi ne pas prendre en considération les Mouvements d’Henri Michaux, à propos desquels Alfred Pacquement a écrit qu’ils « constituent un catalogue de signes, formes illisibles et toujours anthropomorphes, (…) tantôt assimilables à des formes "abstraites", tantôt à une écriture primitive, à des inscriptions pariétales ou à des bâtons d’écolier » ?

Mouvements, d’Henri Michaux

Et pourquoi ne pas considérer comme des pages de bande dessinée abstraite les acryliques, gouaches et huiles sur papier de Paul Cox, ou telles pages de ses livres illustrés, combinatoires de formes et de couleurs ?

Paul Cox, sans titre, pigments et résine sur papier, 1990

On aura remarqué que plusieurs ouvrages édités par l’Association ont été cités ci-avant. Ce sont pourtant deux autres éditeurs qui semblent avoir fait de la promotion de la bande dessinée abstraite un de leurs chevaux de bataille, je veux parler des
éditions Matière (sises à Montreuil ; www.matiere.org) et des éditions Hécatombe (à Genève ; https://hecatombe.ch).
Hécatombe publie notamment, à très petit tirage, les livres expérimentaux de Thomas Perrodin (Boredom, Essai sur le vide et Abysses, en 2013 ; Nuages Kärcher, en 2014, avec Néoine Pifer) et dédie à la bande dessinée abstraite le quatrième numéro de son Fanzine carré (2013, avec Ibn Al Rabin, Perrodin et Yannis La Macchia).
La collection "Imagène" des éditions Matière est moins confidentielle.
L’auteur le plus représenté (avec huit titres, depuis Travaux publics, en 2004) est Yûichi Yokoyama, mangaka venu de la peinture et qui participe régulièrement à des expositions d’art contemporain. Ses bandes dessinées ne sont pas à proprement parler abstraites. L’artiste représente des personnages (tous masculins), des uniformes, des robots, des animaux, accordant même une importance particulière aux visages dans Voyage (2005). Si beaucoup de ses histoires sont muettes (mais abondamment « sonorisées », les onomatopées participant pleinement du graphisme, jusqu’à devenir quelquefois le motif principal de la case), on y trouve aussi, occasionnellement, des bulles. Chacun de ses livres est assorti de commentaires de l’auteur. Dans Baby boom boom (2013), nous avons même droit à une « description des planches » dont la narration, sans cette aide, resterait peu intelligible. S’agissant de Travaux publics, Yokoyama expliquait que, dans sa peinture, « l’idée était de partir d’actions et de les traiter comme des formes ou des signes » et que, dans cette première bande dessinée, il s’était attaché à « décrire des événements naturels qui progressent, comme un typhon ou un déluge, sans rapport avec la volonté humaine. » Et l’artiste de préciser : « Il n’y a pas lieu de raconter une histoire ».
Plus ouvertement abstrait est le livre de Nicolas Nadé publié en octobre 2017 dans la même collection, Quelques miettes à géométrie variable, qui se présente comme « la description d’un gigantesque dispositif mécanique. Un dispositif sûr et précis inscrit dans un paysage désert, et qui ne semble nécessiter l’intervention de quiconque : aucun personnage, aucun être vivant identifiable n’y apparaît. »

S’agissant d’un sujet aussi neuf et encore peu défini comme l’est la bande dessinée abstraite, les discours qui accompagnent les œuvres sont évidemment du plus grand intérêt. Selon les termes de l’éditeur, "Imagène" publie des travaux qui « [s’attachent] à faire valoir la clarté de la ligne, une exigence de minimalisme, et, nouant le tout, le primat de la forme sur la substance — de la présentation sur la représentation ». On aura reconnu le discours du modernisme en peinture, affirmant le tableau comme mur et non plus comme fenêtre. Le texte de présentation de l’album de Nadé insiste, lui, sur le fait qu’il s’agirait d’« une BD d’action, de pure action (...). Une BD. Une pure BD. » Là encore, l’insistance sur la notion de pureté renvoie tout droit à l’histoire des avant-gardes du XXe siècle (Groensteen 2018), qui engageait chaque art à se purifier. Dans un texte de 1926, Mondrian – artiste emblématique de l’abstraction picturale – revendiquait ainsi « une esthétique nouvelle basée sur des rapports purs de lignes et de couleurs pures, parce que seuls des rapports purs d’éléments constructifs purs peuvent aboutir à la beauté pure ».
Il est d’autant plus curieux que, rejouant ainsi (consciemment, on le suppose), avec tout de même quelques décennies de retard, le geste d’arrachement à la tradition représentative, les promoteurs de la bande dessinée abstraite (effrayés par leur propre audace, ou désireux de ne pas se couper du public de la bande dessinée ?) restent souvent attachés par ailleurs aux idées de narration, d’action, de lecture, et ne paraissent pas vouloir assumer jusqu’au bout leur radicalité.
Certaines déclarations de Molotiu entretenaient déjà une part de flou conceptuel par rapport à la catégorie de la narration. Dans le catalogue des éditions Hécatombe, la présentation du livre de Perrodin Boredom affirme que, « malgré tout, c’est bien la structure de la construction classique d’un récit qui nous apparaît au fur et à mesure. Comme lorsqu’à travers une sorte de résurgence chromatique du premier cahier, la situation initiale se retrouve en clôture du récit ». De même, le texte des éditions Matière introduisant à l’album de Nadé utilise les termes de découpage et de narration, quitte à les vider de leur contenu usuel pour en faire de simples synonymes de séquentialité.
Il décrit en outre « une BD où se noue une série de tensions complexes entre organicité et géométrie, entre mouvement et fixité, paysage et architecture, formation et effondrement, verticalité et horizontalité, noir et blanc, points, lignes, plans, regard, lecture, sensations, intelligence, émotions ». Pure BD doit s’entendre alors dans le sens de : bande dessinée qui, plus qu’aucune autre, fait jouer à plein toutes les potentialités du médium. En somme, nous sommes invités à faire une révolution copernicienne. Au lieu de tenir la bande dessinée abstraite pour marginale, il faudrait au contraire reconnaître sa centralité – et accepter que tout ce à quoi nous étions attaché comme lecteur : personnages, décors, intrigue, dialogues, est finalement contingent.

Greg Shaw : extrait de Travelling Square District
© Éditions Sarbacane

Pour un exemple convaincant de fusion entre une narration au sens classique du terme et une abstraction intermittente, on peut se tourner vers l’album de Greg Shaw Travelling Square District (Sarbacane, 2010), dont toute l’action est contenue dans le panorama urbain représenté en couverture, image-monde matricielle qui, au long des 140 pages intérieures, fera l’objet d’une exploration systématique au moyen de travellings horizontaux et verticaux, entrecoupés de zooms qui nous permettent de nous approcher des protagonistes de l’affaire – une femme adultère, son amant, deux flics, un tueur... –, pas assez pour qu’ils soient davantage que des silhouettes, mais suffisamment pour entendre les répliques qu’ils échangent. Les doubles pages faisant progresser l’intrigue (qui ne comptent que quatre grandes cases au lieu de seize petites) alternent avec d’autres doubles pages où s’opère simplement le glissement d’un lieu de l’action à un autre, lesquelles, dans la mesure où elles ne montrent que des fragments de décors organisés de façon sérielle, s’apparentent à des sortes d’interludes à dominante abstraite et rythmique. Après un premier album, Parcours pictural (Atrabile, 2005) que l’éditeur présentait comme une « bande dessinée abstraite aux accents oubapiens », Shaw montre avec Travelling Square District que l’abstraction n’est pas nécessairement une fin en soi mais peut entrer dans une tension dialectique et une dynamique de collaboration féconde avec une ambition narrative plus classique.

Thierry Groensteen

Corrélats

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Bibliographie

Andrieu de Levis, Jean-Charles, La Bande dessinée aux frontières de l’abstraction, mémoire de DNSEP, Haute École des Arts du Rhin, 2013. / Arrouye, Jean, « Images aveugles chez... Pratt », Bédésup, No.17, juin 1981, p. 11-13. / Bernstein, Charles, Pitch of Poetry, Chicago : University of Chicago Press, 2016. / Cox, Paul, Coxcodex 1, Seuil, 2003. / Gallois, Christophe, « Jochen Gerner – le travail de la citation », Jochen Gerner, Galerie Anne Barrault et B42, 2015, p. 9-13. / Gopnik, Adam, & Varnedoe, Kirk, High & Low : Modern Art and Popular Culture, New York : The Museum of Modern Art, 1990. / Groensteen, Thierry, « La bande dessinée comme supplément. Archéologie des fondations infra-narratives de la bande dessinée », Bande dessinée, récit et modernité, Colloque de Cerisy, Paris-Angoulême : Futuropolis/CNBDI, 1988, p. 45-69. / —, Bande dessinée et narration, PUF, 2011, p. 7-18. / —, L’Excellence de chaque art, Tours : Presse Universitaires François Rabelais, "Iconotextes", 2018. / Kündig, Andréas, « La bande dessinée abstraite alternative », Bile noire, No.14, été 2004, p. 72-73. / Mao, Catherine, « L’œil et l’oreille dans Faire semblant c’est mentir de Dominique Goblet. D’un faire semblant sonore à une esthétique sonore », Images Re-vues [en ligne], 7/2009. URL : http://imagesrevues.revues.org/434 / Menu, Jean-Christophe, La Bande dessinée et son double, L’Association, 2011. / Molotiu Andrei (ed.), Abstract Comics : The Anthology, Seattle : Fantagraphics Books, 2009. / Pacquement, Alfred, Henri Michaux, Gallimard, 2006, p. 40. / Radrizzani, Dominique, « Pierre Alechninsky, de la bande mouchetée à la bande dessinée », 9ème Art, No.6, janvier 2001, p. 76-83.