Consulter Neuvième Art la revue

dans l’atelier de... sadri khiari

Thierry Groensteen

[Mars 2018]

Thierry Groensteen : L’exposition La bande dessinée arabe aujourd’hui actuellement présentée au musée de la bande dessinée réunit surtout des jeunes dessinateurs. Étant né en 1958, vous appartenez à une autre génération, mais vous ne faites de la BD que depuis quelques années...

Sadri Khiari : En fait, j’y suis venu par étapes. J’ai commencé à vouloir en faire à l’âge de quinze, seize ans. J’avais travaillé pendant une année sur une histoire, et j’étais venu en France avec une centaine de planches. J’avais fait le tour des maisons d’édition. On m’avait dit que je ne savais pas dessiner, ce qui était vrai – et ce qui reste encore en partie vrai. (Rire) À Tunis, où j’habitais, j’ai voulu m’y remettre, mais il n’y avait pas de lieu pour publier de la bande dessinée qui n’était pas destinée aux enfants... J’ai essayé à plusieurs reprises, sans jamais trouver de possibilité. Et puis j’ai été pris par d’autres activités...

Qu’est-ce qui avait pu vous donner envie de vous exprimer par ce médium, si vous n’aviez pas eu de modèles ?

Il se trouve que ma famille et le milieu dans lequel j’évoluais étaient très tournés vers la France et imprégnés de culture française. À Tunis, on pouvait trouver Pif, Spirou ou Pilote. J’ai commencé par là mais ensuite j’ai eu accès à d’autres titres publiés à Paris, qui n’étaient pas importés, comme Charlie mensuel, Hara-Kiri et Charlie Hebdo. Grâce à ma famille, j’avais pu m’y faire abonner. Et dès que quelqu’un venait en Tunisie, je me faisais apporter des bandes dessinées. C’était une de mes passions principales !

(photo Thierry Groensteen)

Mais vous n’avez jamais eu de formation artistique ?

Non, je suis complètement autodidacte dans ce domaine. J’ai fait des études de sciences politiques, que j’ai poursuivies jusqu’à la thèse.

Pourtant, vous avez longtemps vécu d’une activité artistique différente de la bande dessinée, la peinture sous verre...

Oui. Il s’agit d’œuvres destinées à être encadrées et exposées. On peint sous le verre, au verso, et donc, forcément, à l’envers. C’est une technique assez particulière que, là encore, j’ai apprise tout seul. En général, un peintre commence par faire ses fonds, puis les figures émergent et se précisent peu à peu. Là, c’est le contraire : il faut commencer par les détails, par la fin, et remonter vers le fond, chaque couche recouvrant la précédente, ce qui ne permet pas de correction. C’est une tradition qui se perd : il doit y avoir au maximum dix personnes qui la pratiquent encore en France. Elle ne demeure vivante que dans certains pays d’Afrique noire, comme le Sénégal. Au Maghreb, il y avait une tradition de peinture sous verre, qui s’est perdue progressivement au cours du XXe siècle.

Deux peintures sous verre de Sadri Khiari.


Comment vous êtes-vous remis à la bande dessinée ?

Il y a quelques années, je me suis dit qu’il fallait que je m’y mette enfin sérieusement. J’avais dû quitter la Tunisie en 2003 pour des raisons politiques. Après avoir vécu une dizaine d’années à Paris, je suis retourné à Tunis. Entre-temps avait eu lieu la révolution de 2011. Il y avait un surgissement énorme de créativité dans tous les domaines d’expression. J’ai découvert qu’il existait des jeunes dessinateurs qui avaient fondé un collectif, LAB 619 [1], et je les ai contactés.

Pendant vos années françaises, vous poursuiviez votre activité de peintre ?

J’avais recommencé à faire des peintures sous verre, mais je n’ai pas pour un sou de sens commercial et je n’ai pas trouvé de débouchés, alors qu’en Tunisie j’avais des réseaux constitués. Donc j’ai abandonné et j’ai fait d’autres boulots, travaillant notamment comme consultant en exploitant mes compétences en sciences politiques.

C’est en raison de la révolution de 2011 et plus largement des printemps arabes que vous êtes rentré au pays ? Vous aviez l’espoir que la situation allait évoluer radicalement ?

Les activités militantes ont occupé trente ans de ma vie [2]. J’ai suffisamment de connaissances historiques et d’expérience pour savoir qu’une révolution ne débouche pas nécessairement sur ce que l’on pourrait en attendre. En Tunisie pas plus que dans le monde arabe en général, les conditions n’étaient pas idéales. Il était clair que ce qui se passait traduisait une crise très profonde qui n’allait pas se résorber en quelques mois ou quelques années. Un processus s’est enclenché, qui allait prendre quelques décennies, avec des flux et des reflux. Un phénomène curieux, c’est que, même en étant sans illusions, on peut être déçu quand même ! Le processus révolutionnaire inabouti engendre une sorte de mélancolie.

Avec votre passé militant, vous n’avez pas voulu prendre une part active dans les événements ?

J’ai longuement hésité, et je ne l’ai pas fait. Je suis incapable d’expliquer pourquoi. Ces événements, je les ai longtemps attendus, et quand ils se sont produits je me suis senti complètement paralysé.

Extrait d’une histoire sur Gandhi parue dans LAB 619.

Revenons à LAB 619, ce collectif qui publie une revue du même nom. C’est, aujourd’hui, le seul titre à proposer de la bande dessinée adulte ?

Sur support papier, oui. Mais il y a également des dessinateurs qui privilégient Internet.

La périodicité est annuelle...

Elle n’est pas très régulière. Mais récemment, plusieurs numéros thématiques se sont succédé de manière plus rapprochée.

Votre première participation à la revue a été dans le n° 4, en 2014.

Oui. Le hasard avait permis à certains de mes dessins de parvenir à la rédaction d’une revue française, la Revue des Livres, aux éditions Amsterdam, qui en avait utilisé une quarantaine pour illustrer un numéro entier. Le fait de découvrir que des gens pouvaient s’interroger à mes griffonnages m’avait énormément encouragé. C’est à ce moment-là que j’ai découvert le LAB 619.

Qui est à l’origine de ce collectif ?

Ce sont des jeunes Tunisiens qui, pour la plupart, travaillent dans la communication ou la publicité.

Il n’existe aucune école de bande dessinée sur le territoire national ?

Non, cela n’existe pas en Tunisie. Alors qu’on enseigne la bande dessinée au Liban, en Egypte, et même, je crois, au Maroc, à l’école des Beaux-Arts.

L’espace de travail de Sadri Khiari à la Maison des Auteurs
(photo Thierry Groensteen)

Avez-vous rencontré des problèmes avec la censure ? Devez-vous vous autocensurer sur certains sujets ?

Pendant des années, sous Ben Ali, il n’y avait eu aucune liberté d’expression en Tunisie, et il n’aurait même pas été concevable de lancer ce genre de publication. Mais depuis la révolution, même si les journalistes subissent des pressions croissantes, d’une manière générale la liberté d’expression existe et est garantie. Nous n’avons pas rencontré de problèmes. Il faut dire que LAB 619 aborde des sujets de société mais ne touche pas aux problèmes politiques les plus brûlants.

Comment la revue est-elle diffusée ?

Avec beaucoup de difficultés. L’équipe qui fait la revue diffuse elle-même la plupart des exemplaires, dans les festivals et autres manifestations culturelles. Un certain nombre de librairies l’accueillent aussi.

Est-ce qu’on peut aussi trouver, dans ces librairies, des livres de bandes dessinées (des albums) publiés en Tunisie ?

Non. Il me semble qu’il y a un auteur qui a autoédité un album sur Carthage ; un ami du LAB619, Salim Zerrouki, a pu trouver pour sa part un éditeur qui a accepté de le publier, mais il n’y a pas de maison d’édition ayant pignon sur rue qui édite de la bande dessinée. De manière générale, le secteur de l’édition est en piteux état.

Vous travaillez pour d’autres organes de presse, en particulier un site d’information politique en ligne qui s’appelle Nawaat.

En effet. C’est un site d’enquête et d’opinion, dont je dirai, pour le situer en deux mots, qu’il est contre toutes les formes de Restauration. Chaque semaine j’y publie une chronique politique, que j’accompagne d’un dessin ou, quelquefois, d’un strip [3]. Je publie aussi d’autres bandes dessinées et dessins sur mon propre site [4], ou sur les réseaux sociaux.

Dessin paru dans Nawaat.

Je suppose que les réseaux sociaux constituent le support le plus important pour l’expression de la jeunesse tunisienne ?

C’est le principal mode d’expression, de communication et d’information. Je crois que c’est, hélas, un phénomène qui dépasse les frontières de la Tunisie et qui tend à devenir universel.

D’après ce que vous avez pu observer, est-ce que la jeune BD tunisienne se développe de façon plus ou moins autarcique, ou subit-elle des influences extérieures, et lesquelles ?

J’ai l’impression que l’influence de l’illustration pour enfants telle qu’on pouvait la trouver en Tunisie il y a vingt ans est toujours prégnante chez un certain nombre d’artistes. Mais ce qui est prédominant, c’est tout ce qui est mangas et dessins animés japonais – c’est surtout passé par la télévision, qui diffusait les dessins animés japonais doublés en arabe – et les comics américains façon Marvel ou DC. La tradition plus européenne, qu’elle soit franco-belge, italienne ou autre, n’est pas complètement absente, mais elle est en arrière-plan.

Strip paru dans Nawaat

Dans vos dessins pour Nawaat intervient fréquemment un bonhomme, que vous appelez Grand Personnage. Il est plus ou moins votre alter ego ?

Il y a un peu de ça. Par certains côtés il me ressemble puisque, sans chercher à me représenter véritablement, je pars de moi et de mon expérience. Mais parfois il m’est assez antipathique. Il n’est pas le porte-parole de ce que je pense.

Les collaborations graphiques à LAB 619 comme à Nawaat sont bénévoles ?

Elles sont bénévoles dans le cadre du LAB619 mais Nawaat me rémunère pour ma chronique et mon dessin. Il n’y a aucune possibilité de vivre de la bande dessinée. Le travail des caricaturistes et dessinateurs de presse est sous-payé. Du dessin en général, on pense qu’il s’agit d’une activité ludique, qui ne justifie pas d’une rémunération. Depuis mon retour en Tunisie, j’ai repris la peinture sous verre. Avec mes collaborations à Nawaat, ce sont les deux activités qui me font vivre. Mais mon ambition serait de pouvoir vivre de la bande dessinée.

"Le drame des classes moyennes".
Dessin paru dans Nawaat.

Pour atteindre cet objectif, il vous faudrait trouver un éditeur en France...?

C’est regrettable à dire, mais je crois que ce serait la seule solution. Un éditeur francophone, en dehors de la Tunisie. Et je sais très bien qu’en France, il n’est pas non plus évident de vivre de la bande dessinée...

« Grand Personnage » apparaît aussi dans une bande dessinée sur la révolution tunisienne que vous avez publiée sur le site d’une revue française d’analyse politique, Sciences politiques comparées (No.41, janvier-avril 2017). Il y est confronté à son fils, qui dialogue avec lui...

Son fils plus ou moins imaginaire qui, lui aussi, lui ressemble sans lui ressembler... Ce récit en 24 pages, Vive la révolution, est un fragment non définitif d’un projet beaucoup plus ample. Si je voulais le développer et le mener à bien, il me faudrait au moins 300 pages. Deux ans de travail à plein temps, ce dont je n’ai pas les moyens. Je l’ai donc mis un peu de côté pour l’instant. Ce n’est pas un reportage ou un témoignage, ce n’est pas une histoire de la révolution, c’est un essai en bande dessinée sur certaines problématiques qui me préoccupent. À travers la dialectique des deux voix de Grand Personnage et de son fils – « Petit Personnage », c’est son nom –, j’essaie de les démêler, et je donne clairement mon opinion. Et Grand Personnage lui-même, à un moment, se dédouble, rencontre son sosie qui a des opinions inverses aux siennes. Si je veux être honnête avec moi-même, je sais qu’il peut quelquefois m’arriver d’être traversé par des idées que je combats, et contre lesquelles je mène une lutte intérieure.

Page de titre de Vive la révolution.

Vous avertissez le lecteur : « Attention, mon propos est polémique ».

Je pense qu’on ne peut pas parler d’un mouvement révolutionnaire de manière neutre, non polémique. On ne peut pas faire semblant de ne pas avoir d’opinion. J’en ai une, et je tape sur la table pour la défendre !

Votre thèse principale, c’est que l’hostilité que les « modernistes » professent à l’endroit de l’islam politique n’est en réalité que l’expression de leur volonté d’exclure les classes populaires...

Je dois rappeler que les pages qui ont été publiées n’abordent qu’une seule des problématiques dont je voudrais traiter dans l’ensemble du projet. Cette hostilité des courants dits modernistes, qui se veulent ouverts, civilisés, rationnels, vis-à-vis de la principale organisation qui représente l’islam politique a en effet, entre autres motivations, celle-là. Ils considèrent que les classes populaires, dans les milieux ruraux notamment, sont des gens archaïques, arriérés, réactionnaires par nature. Or ils observent que ce sont ces populations qui se retrouvent souvent dans l’islam politique. Il y a de multiples raisons de combattre le parti islamiste dominant en Tunisie mais je crains que la guerre que lui mènent, maladroitement du reste, la majorité des démocrates tunisiens ne camoufle en vérité une forme de mépris pour les classes populaires, ce qui est très choquant.

Pour un lecteur comme moi, qui n’a suivi que d’assez loin les événements qui se sont produits ces dernières années en Tunisie, il faut avouer que votre bande dessinée n’est pas des plus faciles à lire et à comprendre. Pour vous suivre, il faut être parfaitement au fait des forces en présence et des débats qui traversent la société tunisienne. En réalité, vous vous adressez à des lecteurs tunisiens...

À ceci près que ma bande dessinée est, pour l’instant, en français, ce qui représenterait un obstacle pour beaucoup. Il faudrait la traduire en arabe. Je me représente bien cette difficulté que vous pointez à juste titre. J’avais la contrainte de devoir faire court. Je voulais donner de l’information et délivrer une analyse. Mais la place manquait pour donner beaucoup d’informations. Peut-être que le médium ne s’y prête pas parfaitement. Il y a donc des choses qui sont très concentrées, d’autres qui restent allusives...

Comment étiez-vous entré en contact avec la revue Sciences politiques comparées ?

D’autres écrits dont je suis l’auteur ont été publiés dans des revues de sciences politiques. Je connais donc pas mal de gens dans les milieux de la recherche sur ces questions. Quand j’ai parlé de mon projet de bande dessinée aux dirigeants de cette revue, ils se sont aussitôt montrés intéressés.

En dehors de la difficulté du propos, ce qui n’ajoute pas forcément à la lisibilité des planches, c’est le fait que vous répartissez les bulles de façon assez « anarchique » à travers les cases... Il y en a un peu partout, dans tous les interstices du dessin...

Je fais souvent ça. Je me dis parfois que c’est stupide parce que ça fatigue le lecteur, mais ça me fait plaisir et je trouve que ça vient bien comme ça.

On pourrait presque penser qu’il s’agit d’une métaphore pour désigner la complexité de la situation analysée...

Oui, ce n’est pas faux. On voit les discours qui se croisent et se superposent... Mais cela ne justifierait pas d’embrouiller le lecteur et quand j’aurais la possibilité de mener à bien ce projet dans son ensemble il faudra que je tienne plus compte de sa lisibilité.

Sur le plan du dessin, j’observe que vous vous concentrez sur les personnages. Il y a très peu de décors.

J’aime dessiner ce qui est organique, vivant. Dessiner des maisons modernes, avec leurs angles droits, je n’aime pas ça. Les voitures, c’est insupportable !

(Photo Thierry Groensteen)

Vos personnages sont assez gesticulants...

C’est une volonté de ma part. Je m’étais dit que ce serait bien que j’aille regarder du côté du théâtre contemporain le plus expressif, et de la chorégraphie. Je voulais aller de ce côté-là, par réaction à certaines bandes dessinées documentaires ou pédagogiques où le narrateur est toujours représenté au premier plan, figé et pour tout dire assez inerte. Cela me semblait ennuyeux. Je voulais introduire de la gestuelle dans mes dessins, y insuffler de la vie. Cette gesticulation correspond aussi à l’attitude passionnée des personnages par rapport aux événements qu’ils commentent.

Une autre dimension très frappante dans vos dessins, c’est que vous paraissez fasciné par le détail des plis dans les vêtements. Vous en mettez énormément !

Ça participe de cette dimension organique que j’aime dans le dessin. Je veux que même les objets soient vivants. Un pantalon bien repassé dont les deux jambes tombent tout droit, ça ne me semble pas intéressant. Il n’y a pas de vie dans deux fuseaux. Si on veut y mettre de la vie, il faut faire apparaître des plis, des déchirures éventuellement... C’est devenu un réflexe chez moi. Même si beaucoup de mes plis sont faux. Ils ne prétendent pas au réalisme, ils sont là juste pour équilibrer les autres.

Très bien. Changeons de sujet. Si j’ai bien compris, votre résidence à la Maison des Auteurs est liée à une invitation émanant de l’Institut français ?

Effectivement. Cette résidence est coorganisée par l’Institut français et la Maison des auteurs. Elle était ouverte à cinq auteurs du monde arabe, à proportion d’un auteur par pays. En Tunisie, l’appel est passé via l’Institut français. J’ai posé ma candidature, et j’ai eu la chance d’être sélectionné. Je suis donc ici de janvier à avril, en même temps que Samir Toudji, dit Togui, d’Algérie, Aziz Oumoussa, du Maroc, Noémie Honein, du Liban, et Deena Mohamed, d’Égypte. C’est intéressant parce que cela nous permet d’échanger sur la situation de la bande dessinée dans nos pays respectifs. Par exemple, Noémie me disait qu’il y a aujourd’hui une centaine de bédéistes à Beyrouth.

Qu’est-ce que vous attendiez de cette résidence, quand vous vous êtes porté candidat ?

D’abord, je me suis dit que ce serait un cadre dans lequel je pourrais me concentrer réellement sur un projet, en étant protégé des mille et un problèmes de la vie quotidienne. Cela s’est confirmé : on est ici comme dans une sorte de cocon. Ensuite, je me suis dit que ça allait me permettre de rencontrer d’autres auteurs de bande dessinée, avec des expériences et des parcours différents, auprès desquels je pourrais apprendre des choses. Nous, les dessinateurs tunisiens, sommes très en demande de découvertes, d’apprentissage d’autres savoir-faire, etc.

Vous êtes arrivé à Angoulême en janvier de cette année, une dizaine de jours avant le festival. Vous n’y aviez encore jamais participé ?

Non, jamais. Pourtant j’en rêvais déjà dans les années 1970, quand il venait à peine de se créer !

Quelles ont été vos impressions ?

Pour être franc, j’ai été assez effrayé. On sent que c’est un endroit où des choses extraordinaires se créent et se font. Mais il y a tellement d’éditeurs, tellement d’auteurs, tellement de conférences qui se déroulent à droite et à gauche, que finalement on est frustré de ne pas pouvoir saisir toutes les opportunités de découvertes, de rencontres. Mais je trouve formidable d’y avoir participé. La découverte de certaines maisons d’édition a été un choc. J’en avais entendu parler, mais je ne connaissais leur catalogue que pour l’avoir vu sur Internet, je n’avais jamais eu les livres entre les mains. Quand je me suis retrouvé devant le stand Cornélius, par exemple, j’ai cru devenir fou.

Extrait de l’histoire sur Jean Genet parue dans LAB 619.

Nous allons terminer cet entretien en évoquant le projet sur lequel vous travaillez ici. Dans LAB 619 No.5, vous avez publié une histoire d’après Jean Genet, intitulée L’Ennemi déclaré. Quand et comment avez-vous rencontré Genet, et en quoi est-il une figure importante pour vous ?

Je n’ai jamais lu ses romans. Quand j’ai essayé, je me suis très vite ennuyé et j’ai arrêté. Mais, il y a une quinzaine d’années, j’ai découvert ses textes politiques en faveur des Palestiniens et des Afro-américains. Je me suis alors documenté sur le personnage...

Dessins réalisés
pour le projet Tombes.

Cette histoire s’intègre désormais dans un projet plus vaste intitulé Tombes.

À l’époque où j’ai dessiné les pages sur Genet, je n’avais pas encore en tête le projet d’ensemble. Il s’est cristallisé par la suite, progressivement. En particulier après que j’aie lu un livre de Paco Ignacio Taibo II sur douze révolutionnaires sans révolution [5] Dans mon projet, il s’agit de parler de la mélancolie qu’engendrent les défaites politiques, comme celles qui ont suivi les manifestations du « printemps arabe » en Tunisie et ailleurs. J’ai choisi d’aborder ce sujet à travers les tombes d’un certain nombre de personnages qui ont participé à de grands mouvements de lutte et qui ont été vaincus. Des personnages pour lesquels j’éprouve une empathie certaine. Je pars d’un personnage iconique du processus politique tunisien, Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé par le feu le 4 janvier 2011, et je passe par Che Guevara, Abdelkrim el-Khattabi (le chef de l’insurrection du Rif), Jean Genet, Thomas Sankara, Blanqui, Walter Benjamin, etc. J’ai privilégié les personnages dont les tombes ont constitué et constituent parfois encore des enjeux politiques. Je fais aussi parler les reliques, les ossements...

Vous vous êtes vous-même rendu sur certaines de ces tombes ?

Non. J’avais pensé aller à Portbou sur la tombe de Walter Benjamin, et me rendre dans le Doubs, au fort de Joux, où se trouve la cellule de Toussaint Louverture, qui, lui, n’a pas de tombe. Ses ossements avaient été jetés dans une fosse commune mais, à la suite de travaux, la terre a été brassée, a servi de remblais, etc., et ils ont été dispersés. Alfred Nemours, diplomate haïtien, a écrit un livre sur la période de captivité de Toussaint Louverture, sa mort et ce qu’il est advenu de ses restes. En introduction, il dit cette chose extraordinaire : c’est toute la montagne sur laquelle se trouve le fort de Joux qui est la tombe de Toussaint Louverture.

Page en cours d’élaboration pour le projet Tombes.

Mais vous n’allez pas dessiner seulement des tombes !

Non, parce qu’il y a des événements qui se déroulent autour de la tombe. Mais mes « héros » interviendront principalement par leur voix d’outre-tombe. S’ils apparaissent vivants, ce ne pourra être qu’à travers l’évocation de souvenirs ou sous une forme oblique, rapportée. Ce qui m’a passionné, en y travaillant, c’est de découvrir toutes les correspondances possibles entre ces différents personnages. D’étudier les rapports d’autopsie, les inventaires des objets trouvés sur eux, etc.

Si tous ces personnages sont, comme vous l’indiquiez, des vaincus de l’Histoire, j’imagine que vous posez la question de savoir ce qu’il reste de l’espérance qu’ils ont incarnée...

La question que je pose est plutôt celle de la remémoration. Pas simplement le fait de se souvenir ou de commémorer, mais de considérer que ces vaincus sont encore aujourd’hui en attente. Nous avons une dette à l’égard de toutes ces personnes, nous devons leur être fidèles et leur redonner vie.

Propos recueillis à la Maison des Auteurs le 16 février 2018.

[1] 619 est le numéro de code barre qui identifie les produits tunisiens.

[2] Membre fondateur du Conseil national pour les libertés en Tunisie et, en France, du Parti des Indigènes de la République, Sadri Khiari est notamment l’auteur de Tunisie. Coercition, consentement, résistance. Le délitement de la cité (Karthala, 2003), La Contre-révolution coloniale en France, de De Gaulle à Sarkozy (La Fabrique, 2009), Sainte Caroline contre Tariq Ramadan (La Revanche, 2011) et Malcolm X, stratège de la dignité noire (Amsterdam, 2013).

[512 histoires de révolutionnaires sans révolution possible, Paris, éditions Métailié, 2011.