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en atelier

Dominique Hérody

[Janvier 2003]

Trondheim, David B., Boilet, Blain, Guibert, Sfar... Ces têtes d’affiche de la bande dessinée n’ont pas seulement en commun un formidable talent. Ils ont, à un moment ou un autre, travaillé ensemble en atelier. L’atelier Nawak, et plus tard l’atelier des Vosges, ont été le creuset d’une génération exceptionnelle, le lieu de rencontres déterminantes et de collaborations fécondes. Dominique Hérody, qui participa lui-même à cette aventure collective, a mené l’enquête pour en retracer les péripéties multiples. Cette plongée dans les coulisses de la création relève de la petite histoire mais jette un éclairage déterminant et inédit sur un pan entier de la bande dessinée contemporaine.

A la fin de l’année 1990, Guy Delcourt avait proposé à Thierry Robin de reprendre son local, désormais trop petit pour son activité en développement, local auquel il était lié par un bail qu’il ne voulait pas rompre, au cas où : environ 50 m2, au fond de la cour, premier étage au-dessus d’une galerie d’art et en-dessous du Centre culturel yougoslave, poutres apparentes – dont une verticale – murs blancs bientôt piqués de trous de punaises et de fléchettes, et moquette qui allait subir tous les outrages. Il savait que son nouvel auteur (il entamait alors le premier tome de Rouge de Chine) avait trouvé enrichissante une récente expérience d’atelier avec Pierre-Yves Gabrion et Olivier Taduc, dans l’appartement du premier à Sartrouville. Seule la difficulté pour un Parisien du boulevard Voltaire à accumuler les joies du métro, du RER et du bus pour atteindre la banlieue Ouest l’avait refroidi. Autant dire que la situation centrale de ce nouveau local, dans le quartier Beaubourg, à deux pas des librairies, des cinémas et disquaires, était idéale. Restait à trouver cinq ou six volontaires pour partager les 7000 francs du loyer, Delcourt gardant une part à sa charge.

C’est donc un petit groupe qui s’est retrouvé sur place, un jour de janvier, après une première rencontre lors de la présentation à la presse du festival d’Angoulême en décembre, à se regarder en chiens de faïence, se demandant bien comment ils allaient cohabiter. Le seul dénominateur commun était Thierry Robin : il avait connu Karim chez Rackham (Groin Groin) ; Brigitte Findakly, coloriste, à Mickey où il travaillait aussi ; Lewis Trondheim à son stand approximatif au festival de Lisses en 1988 ou 89 (c’était avant la publication de Psychanalyse au Lézard) ; enfin l’auteur de ces lignes, retrouvé au même endroit, pas forcément la même année, quelques saisons après une première rencontre lors d’un autre festival, sur les coteaux de sa Champagne natale ; j’y signais alors L’Atelier (Futuropolis) ! Laurent Vicomte était du nombre mais il joua l’Arlésienne, sauf deux ou trois fois pour terminer en urgence des pages de scoutisme. Lewis ne devait s’y installer qu’à mi-temps, tant ses finances n’étaient pas garanties, avec Jean-Pierre Duffour qui dessinait alors Gare Centrale (première édition chez Rackham) sur son scénario. Il mit quatre ans pour arriver au terminus. Lui non plus, en tout cas pendant la première période, ne se montra guère. En fin de compte Lewis fut titulaire à plein temps, il ne voulait plus travailler chez lui.

Les cinq premiers occupants de l’atelier Nawak :
Lewis Trondheim (en chat), Brigitte Findakly, Thierry Robin,
Dominique Hérody et Karim. Dessin de Trondheim.

Un contrat avec Guy Delcourt avait été signé par toutes les parties, assez solennellement, où chacun s’engageait à la probité et à la propreté. Chacun choisit sa place, qui avec besoin de lumière du jour (pour la couleur), qui préférant la lumière électrique, moins cruelle pour le trait d’encre de Chine, qui face au mur pour n’être dérangé par personne (sinon que le téléphone était posé tout près). Signalons un point non négligeable qui facilita l’entente, une condition sine qua non : personne ne fumait !

Cette première période de l’atelier Nawak – nom trouvé par défaut par Karim –, jusqu’à mon départ en avril 1992 et celui de Thierry Robin peu de temps après, l’un et l’autre pour Angoulême, fut marquée par le tcha tcha de Marino Marini, les concours de fléchettes, quelques parties de ping-pong sur la table de Vicomte (ou de Duffour) et les premières fêtes du beaujolais nouveau ou du Nouvel An comme celle, plus tardive, décrite par Lewis Trondheim dans Approximativement (Cornélius 1994 pour le comics). Cet album est une lecture indispensable pour qui veut approcher la vie de cet atelier, marquée d’abord pour lui et pour tous par son imperturbable avancée sur Lapinot et les Carottes de Patagonie et son objectif impérieux des 500 pages, improvisées et sans crayonnés. Thierry Robin fut son premier lecteur dès la page 80 (avant le début de l’atelier, qui coïncida environ avec la page 120), puis à quelques-unes des étapes ultérieures. Parallèlement, ou pendant les pauses patagoniennes - il y en eut une longue après la page 400 et quelques – Lewis travailla sur Mildiou, Un Intérieur d’artiste et Imbroglio, puis Slaloms et La Mouche, version japonaise...

Soulignons l’accueil frileux des éditeurs devant ses projets, qu’ils fussent personnels comme Willard Watte (1993) que Casterman pourtant demandeur ne se décida pas à publier, ou en collaboration comme la Montagne d’acier, un récit de science-fiction avec Killoffer, ou, avec Robin, Les Pirates de la mer (une première page publiée dans Racaille No.1 en 1992) et Les Zinzins du dessus pour El Coyote, un projet mort-né d’Olivier Cromwell. Lewis écrivit aussi pour Thierry Robin un scénario pour la collection friponne des Humanos dirigée par Guy Vidal (avant son retour chez Dargaud et bien avant "Poisson Pilote"), qui se situait dans les coulisses du Lido ! Sans suite. Certains sujets eurent meilleure fortune peu de temps après. Finalement il faudra près de dix ans pour que se dessine Le Petit Père Noël (Dupuis) comme, avec moi, Farniente, parmi les effets différés mais indiscutables de cette expérience. Les collaborations croisées se multiplieront plus tard, nous le verrons, avec Joann Sfar, Christophe Blain, Emmanuel Guibert et David B., aux styles et aux caractères différents mais aux approches complémentaires, et feront de cette fécondité la marque historique de cet atelier.

Thierry Robin continuera pendant un moment de travailler en ateliers à Angoulême, aux noms de Brol et d’Entropie, et pense toujours aujourd’hui, revenu dans les environs de Paris, qu’il serait bon de s’y retrouver à nouveau, pour briser le fameux isolement inhérent à ce métier.

Premières relèves

Tronchet et David B. prirent les premières places vacantes. Ils furent un peu comme chien et chat. L’atelier, pour Tronchet, ne semblait pas avoir la même définition que pour la plupart des autres : pour employer une image sportive, « il n’entrait pas dans le collectif ».
En la présence de Lewis se succédèrent Jean Yves Duhoo, Christophe Blain, Stanislas, Émile Bravo, Jean-Christophe Menu, Jean-Pierre Duffour (plus souvent), Joëlle Jolivet et Joann Sfar. Certains parlent d’un droit de veto de Lewis sur les nouveaux, après examen de leur travail, lui parle d’une grosse majorité nécessaire. Sfar dit que ça se passait gentiment et Duhoo que c’était fait avec soin ! De l’esprit de l’atelier Lewis Trondheim retient la cordialité et un mouvement commun qui s’est affirmé au cours du temps. C’est à cette époque que Brigitte Findakly l’initia à la couleur et qu’elle put avoir affaire à des bandes dessinées plus créatives, jouer avec l’ombre et la lumière, travailler davantage en ambiance car les pages l’y appelaient.

Brigitte et Lewis ont trouvé leur aspect définitif.
A l’arrière-plan : Jean Yes Duhoo, Jean-Christophe Menu et David B.
In Lewis Trondheim, Approximativement (1994).

Si Lewis avait un mur devant lui, Brigitte Findakly avait le dos de Lewis sous les yeux. Carnet rose : ils se marièrent en 1993 et en septembre 1994 émigrèrent vers la Provence et son soleil, « pour que les enfants ne poussent pas au milieu des voitures ». Depuis Lewis Trondheim travaille chez lui mais il est question de monter à Montpellier quelque chose du même ordre avec quelques amis.
Quand Jean-Yves Duhoo vint à l’atelier en 1992 il ne connaissait que Lewis, David et J.-P. Duffour. Comme le montrent ses deux pages parues dans Lapin No.7, il s’installa au coin au fond à droite. C’était pour lui aussi l’émulation, la stimulation, les échanges culturels constructifs qui l’attiraient et il en retient aujourd’hui les avis partagés, la vraie solidarité de créateurs, le thé de David B. et les vraies batailles d’élastiques. Illustrateur, entrevu dans Labo (la genèse de l’Association, Futuropolis 1989) et auparavant encore dans Le Lynx (prégenèse d’icelle) comme huit des locataires, futur chef de fabrication de l’Association de 1998 à 2000, Duhoo partit en 1994, « trop réservé face à une bande de gros bavards », je cite.

C’est à partir de cette époque, quand il y eut une majorité proche de l’Association, qu’on eut trop tendance à faire l’amalgame, comme Menu le déplore, entre cet atelier et l’Association qui n’avait pas encore de local. Les deux ensembles comprenaient seulement un sous-ensemble commun. Quand Lewis lui avait parlé de l’atelier, la présence, même relative, de Laurent Vicomte, avait été jugée rédhibitoire. Mais la composition avait évolué et bientôt Menu put se reconnaître au milieu de connaissances et d’amis ; après un court squat pour terminer ses pages d’USA 87 pour Weirdo No.28 (la revue animée par Aline et Robert Crumb), en mars 1993 il prit la place de Stanislas qui rentrait chez lui. Menu était fort d’une expérience en atelier des plus brèves – au moins deux après-midi ! – en compagnie de Killoffer, Thiriet, Duhoo et Mokeït en 1987. Il comptait trouver là une certaine discipline de travail.
Jean-Christophe Menu souligne l’importance de se montrer ses travaux, de sortir du nombrilisme pathologique habituel à ce boulot, d’échanger des stratégies par rapport au milieu, etc. (voir Topographie in Mune Comix No.2) et combien était riche la complémentarité des centres d’intérêt – pour la documentation par exemple, « les costumes chez David, les canassons chez Blain, les typos chez Duhoo ». De plus la proximité de la bibliothèque de Beaubourg (il ne dit pas Pompidou, allez savoir pourquoi) était un atout pas négligeable. Un locataire moins attendu en un tel lieu fit son apparition, le chien de Tronchet. Mais hélas tout le monde n’adore pas les chiens ; ni Stanislas, ni Menu en tout cas ! Et David B. préfère les chats. Il aurait fallu qu’il s’appelât Snoopy pour être adopté par tous, et encore n’est-ce pas certain. On peut penser que le contrat avec Delcourt, qui tomba en désuétude avec tous ces roulements de personnes, n’avait pas prévu pareille chose, laissant là un fâcheux vide juridique !

Jean-Yves Duhoo dans Lapin No.7, septembre 1995

Menu dut se résoudre à quitter l’atelier au bout de six mois, faute de temps pour se consacrer à son travail d’auteur, pris par son activité grandissante au sein de l’Association, où la part nécessaire de vie collective était largement remplie, et par sa famille en Normandie. Aujourd’hui il a plutôt envie de se retrouver seul pour dessiner, même si l’envie resurgit parfois quand il rend visite à ses amis toujours en groupe, comme Joann Sfar, et redécouvre l’émulation qui s’en dégage.

Sfar et Blain, des « bleus » de choix

Alors que l’accueil des petits jeunes en visite n’était pas vraiment souhaité, sauf à affronter la méchanceté légendaire de quelques-uns, quand Joann Sfar vint se présenter, se souvient Menu, « pas de pot », ils durent reconnaître que ce qu’il leur montrait, Promenade champêtre avec le Golem, était génial ! Lapin publia ces pages dans son numéro 5 (janvier 1994, comme une autre publication dans Le Cheval sans tête). À cette même époque, les éditeurs commencèrent à se manifester, comme le Seuil jeunesse ou Thierry Tinlot, fraîchement nommé à la direction de Spirou, où Menu publia ses premières pages. Christophe Blain est arrivé pendant cette période, informé par Joëlle Jolivet, qu’il connaissait du monde de l’illustration et comme collègue de collection chez Albin Michel. Il découvrit aussi la présence de Tronchet, qu’il connaissait via sa compagne la scénariste Anne Sibran, avec qui il avait un projet.

Mais surtout des raisons pratiques l’y amenèrent : en septembre 1993, tout juste de retour de l’armée (Carnet d’un matelot, Albin Michel), pensionnaire dans un foyer de jeunes travailleurs, il devait impérativement trouver un lieu où travailler. Par la force des choses il sera là tous les jours jusque très tard. Et puis à l’époque, dit-il, il était sérieux. Menu se rappelle son bizutage qui consista surtout à le dissuader de continuer la crotte (sic) qu’il était en train de faire ; un atelier devait servir au moins à ça, dit-il. La conversion de Blain à la bande dessinée est largement due à David B. Il n’arrivait pas à allier son goût prioritaire pour le dessin, voire la picturalité, et l’aspect narratif de cette bande dessinée qu’il méprisait depuis ses dix-sept ans et ensuite avec son passage aux Beaux-arts. On pourra lire dans Lapin No.12 (juillet 1996) le premier épisode du Géant musicien, leur première collaboration avant La Révolte d’Hop-Frog chez Dargaud. Blain ignorait alors tout de ce milieu, et de l’Association plus encore. Le ton de l’atelier était donné par Lewis Trondheim et David B., avec un humour souvent acide - sans parler de quelques oppositions avec Tronchet – mais cependant Christophe Blain se souvient d’une ambiance beaucoup plus « cool » que celles des Beaux-arts et de l’armée ; a posteriori il la voit très « particulière », plus que sur l’instant avec son peu d’expérience et à un âge où on accepte les choses plus facilement. Mais surtout il retient ce qu’il doit à Lewis qui le suivait avec attention, comme David, avec de grandes qualités pédagogiques : une franchise sans détours, pas de susceptibilité mal placée – ce qui n’est pas toujours évident. C’était une attitude très saine, souligne-t-il. Cet esprit s’est pérennisé, à en croire divers témoignages, comme celui de Guibert : « Quand l’un de nous remarque une erreur, on y remédie là, sur-le-champ ! »

Joann Sfar et Emile Bravo en pleine partie de jeu vidéo.
Page de carnet d’Emmanuel Guibert

La ligne géniale des Vosges

Vint alors la période « géniale » de l’atelier des Vosges après le renfort de Guibert, au moins jusqu’en 1998 quand Blain se retrouva être le dernier survivant de ce groupe. Il n’est pas exagéré d’écrire que la rencontre de Christophe Blain avec Joann Sfar (avec qui il est à nouveau en atelier aujourd’hui la SNBD, la Société Nationale de Bande Dessinée, place de la Nation ! - en compagnie de Matthieu Sapin et Ryad Sattouf) est un des événements emblématiques de l’histoire de ces ateliers Nawak et des Vosges. Inutile de refaire l’histoire, mais Le Réducteur de vitesse et plus encore Isaac le pirate, qui voit Blain s’engager dans l’écriture complète d’une bande dessinée – il réserve toutefois le travail sur le scénario « chez lui tout seul » – auraient-ils vu le jour sans la confiance en le jugement des amis ? Après cette période d’apogée, retrouver pareille ambiance tenait de la gageure, malgré les nouveaux : Gwen de Bonneval et Mathieu Bonhomme. Une ombre planait, dit Christophe Blain, qui ne partit qu’en 2002.

Christophe Blain souligne combien ses relations avec les éditeurs furent facilitées. Quand il s’est agi de placer Le Réducteur de vitesse chez Dupuis, sur les conseils de Guibert, le fait d’être assimilé à ce groupe lui valut d’être très vite appelé par Philippe Vandooren, très enthousiaste de ses collaborations avec Sfar, Guibert et Boilet pour la collection "Aire Libre". Quant à David B., il avait déjà un pied chez Dargaud et leur collaboration n’eut aucun mal à convaincre. Dupuis, s’il avait manqué Isaac le pirate, n’a pas raté la Fille du Professeur, contrairement à Dargaud. Seul Casterman est passé complètement à travers, n’ayant déjà pas assez cru en David Beauchard dans les années 80.

Émile Bravo fut après Christophe Blain celui qui voisina avec le plus de monde à l’atelier, qu’il fréquenta sans faiblir de l’automne 1993 à janvier 1998. Il s’installe, invité par Lewis Trondheim, très peu de temps après Christophe Blain, peu avant Sfar, en même temps que l’illustrateur Fabrice Tarrin, peut-être pour remplacer Stanislas qui ne resta que peu de mois. Il avait déjà rencontré « sportivement » David B. lors d’un des matchs BD organisés par l’agence TransBD à la fin des années 80 dans les festivals. Plusieurs fois il fut tenté, lui, le « classique », de croiser une mouvance remarquée avec Logique de guerre, le premier pas de l’Association sous ses couleurs, en 1990. Il avait le même agent d’illustrateurs, Michel Lagarde, que Jean-Pierre Duffour (comme un peu plus tard Christophe Blain, Marc Boutavant et Hélène Micou). Pour lui aussi l’atelier lui permettra de « ne plus tourner en rond en travaillant seul ». Il souligne la compatibilité des caractères avec Sfar, Blain et Guibert. Ils lui font découvrir l’intérêt et les joies du croquis sur le vif et David B. sera un conseiller historique précieux sur le deuxième tome d’Aleksis Strogonov (Dargaud, co-scénario de Régnaud, couleurs de Brigitte Findakly) comme ils seront, l’un et l’autre, les « professeurs » de Marjane Satrapi.

Avec Joann Sfar ils projettent de se frotter à la réalisation d’un Blake & Mortimer ! Alliance de l’esprit cartésien d’Émile, où tout doit être huilé et préparé jusqu’au bout, et du côté instinctif de Joann. En auteur complet il se mettra à l’écriture de scénarios de vulgarisation scientifique avec Jules (pour Okapi, en album chez Dargaud), tout de suite honoré par le Prix René Goscinny. Comme pour Christophe Blain, sans qu’on puisse déterminer les responsabilités, l’atelier a donné l’occasion à beaucoup d’explorer des ressources enfouies. On le verra aussi, ô combien, avec Emmanuel Guibert.

Où Lewis évoque les bavardages d’Emile Bravo...
In Lewis Trondheim, Approximativement (1994).

Émile Bravo se reconnaît volontiers dans la catégorie des bavards évoqués plus haut par Duhoo, moins aujourd’hui qu’hier cependant, où travailler en compagnie était tout nouveau, et même si le volubile Joann Sfar lui disputera le titre bientôt. Il voit même dans ce club de copains un esprit de famille, voire un cirque ou un centre aéré, c’est selon ! Les silencieux ont pu en souffrir, comme le confirme le bref passage de Marc Daniau ou, beaucoup plus tard, de Nicolas de Crécy, peu à l’aise au sein d’une équipe complice déjà constituée. Ce n’est pas par lassitude de travailler en groupe que Bravo a quitté cet atelier puisqu’il en a constitué un nouveau, plus « illustrateurs », avec Marc Boutavant et Manu Boisteau. Pour changer, changer de discours, dit-il.

On s’apprivoise...

Curieux de l’Association, avec en tête bien des projets, on l’imagine sans peine, Joann Sfar, 22 ans, maîtrise de philo, étudiant aux Beaux-Arts de Paris, cherchait un atelier pour se consacrer à la bande dessinée. Il comptait surtout sortir des « plans pourris » d’alors, comme d’illustrer des conseils de remise en forme. Il entra à Nawak début 1994, sur la proposition des mêmes Lewis, Menu et David B., très peu de temps après qu’il les eut tant impressionnés. Ils lui avaient commandé d’emblée un Patte de mouche ; il livra Noyé le poisson deux jours plus tard ! Dire que, prévenu par la rumeur, il s’était préparé à être malmené... Cette période reste pour lui à la fois instructive et cauchemardesque. Sa table était au milieu de la pièce, au pied du pilier, sur le passage ; qui dit passage, dit commentaires critiques permanents sur son travail, qui le conduisaient à changer de projet chaque jour ou presque. Rappelons que dans le deuxième numéro des Aventures d’Ossour Hyrsidoux chez Cornélius, en janvier 1995, les pages de garde annonçaient Une nuit avec Jules Pascin, 800 pages de bande dessinée... ainsi que Professeur Bell. Beaucoup de temps perdu, en un sens, mais beaucoup de leçons retenues surtout, non de la part de profs mais d’aînés qui connaissaient bien mieux les processus. L’ambiance était assez austère, quelquefois crispée même, comme Blain le rapporte aussi. Parmi ces timides parfois abrupts, seul Émile Bravo était d’une nature détendue. Malgré un certain mal à l’aise, Joann était très content d’être là. Sa situation et son attitude à l’atelier Nawak étaient radicalement opposées à celles des Beaux-Arts (bande dessinée y reste un gros mot) ou de la fac. Ici il se plia à un rôle de « bleu-bite » quand là-bas, en philo, il avait l’audace de prendre la parole d’égal à égal avec les profs. Joann se voyait, avec Christophe Blain, comme les puceaux de la chambrée.

Jean-Christophe Menu, Topographie, planche 1, dans Mune Comix No.2

Sfar était fasciné par la façon de travailler de Lewis, qui n’était pas le dernier à le rudoyer, et ces deux caractères opposés se lièrent d’amitié, comme avec David. Leur entente se manifestait bien mieux en petit comité où toute crispation de se trouver en public s’évanouissait. Les travaux en commun le démontrent à l’envi. Le déménagement place des Vosges, à l’été 1995, allié à l’arrivée, drôle dit-il, d’Emmanuel Guibert, changea la nature de l’ambiance. Le Marais fut franchi, sans doute à bord du navire du Capitaine Écarlate, du 44 rue Quincampoix à la place des Vosges, avec le même équipage – dans la mesure où celui-ci fut en constante évolution. David B. avait déniché ce vieil appartement que laissaient des architectes, peut-être un ancien atelier d’artisan, certes défraîchi, mais plus vaste – avec une mezzanine –, plus clair, fenêtres sur cour. Moins cher et plus indépendant, il fit l’unanimité.

Portrait de Christophe Blain.
Page de carnet d’Emmanuel Guibert.

De Kyôto à Paris et retour

Comme Bravo, Sfar compare l’atelier des Vosges à une cour de récré où s’amuser était plus important que bosser. Il le quitta en même temps que Guibert, en 1998, quand il fut jeune père, et surtout parce qu’il n’y faisait plus rien ! En dehors de quelques brefs retours, il travailla seul chez lui plusieurs années jusqu’à la fondation de la SNBD au début 2002.

Qui d’autre que Frédéric Boilet, natif d’Épinal, pouvait proposer atelier des Vosges comme nom du nouveau lieu sis place des Vosges ? Déménagement dans lequel, personnellement, il ne voyait que des avantages, notamment celui de se défaire de la tutelle de Guy Delcourt. De retour d’un séjour d’un an et demi au Japon, où il avait préparé Tôkyô est mon jardin (Casterman) à la villa Kujoyama de Kyôto, une autre forme plus institutionnelle d’atelier pluri-disciplinaire (voir la préface de Dominique Noguez à Tôkyô...), il avait pris place à Nawak en octobre 1994, sans connaître personne des David B., Joann Sfar, Émile Bravo, Christophe Blain, Hélène Micou, Fabrice Tarrin ou Marc Boutavant – mis à part Didier Tronchet. Mais il était déjà venu me rendre visite avant son départ et l’ambiance lui avait paru formidable ! L’expérience le tentait et la place manquait chez lui. J’offris donc mon entremise pour son admission. L’amalgame se fit sans peine et de vrais liens se nouèrent, « pas une gnognote d’amitié », dit-il avec enthousiasme. J’avoue aujourd’hui que je n’étais pas certain du résultat, vu le caractère entier de Frédéric, qui ne se cache jamais derrière des mots et qui allait se trouver face à des caractères tout aussi « authentiques » ; crainte vaine, c’était leur atout commun pour une bonne entente. On pourra s’amuser à reconnaître la plupart de ses colocataires comme modèles dans Tôkyô est mon jardin et Demi-Tour.

Cette période se révèle finalement pour lui une parenthèse, puisqu’il finit par retourner à Tôkyô, où il réside toujours. Sans quoi il serait volontiers resté. Au Japon, cette notion d’atelier d’artistes divers et indépendants n’existe pas. La communication ne se fait pas ou très peu entre des auteurs qui ne se connaissent pas, a-t-il constaté ! L’atelier n’est encore que le lieu d’un maître entouré de ses assistants, pour ceux qui font dans la manga à succès. Aussi a-t-il eu l’idée, pour montrer au public japonais et à la profession un aperçu de la convivialité d’un atelier à la française, de tenter de recréer l’atmosphère de l’atelier des Vosges lors des dix jours de la performance organisée à la Maison de la Nouvelle Manga, à Tôkyô en octobre 2001, avec David B., Fabrice Neaud et Loïc Nehou.

La vie en atelier a marqué Frédéric Boilet dans sa façon d’aborder l’écriture d’un scénario. Près de quatre ans après avoir quitté la place des Vosges, il s’est essayé à un scénario plus proche de l’improvisation qu’à l’habitude, et notamment ceux coécrits avec Benoît Peeters où chaque plan, chaque dialogue était prévu avant de poser le premier coup de crayon. « J’ai commencé à dessiner l’Epinard de Yukiko, et démarré la prépublication dans Furansugo Kaiwa, sans savoir comment l’histoire allait se terminer, et en espérant que les choses se mettraient en place d’elles-mêmes en cours de route. » Il reconnaît que l’envie lui en est venue en observant Joann Sfar à l’époque de ses premiers albums.

collaborations en tous sens

Emmanuel Guibert dit de l’atelier, avec une gourmandise non dissimulée, que c’est une des meilleures choses qui lui soient arrivées dans la vie. C’est la rencontre simultanée de tant de copains d’un coup (une pochette surprise, dit-il), plus qu’il n’en eut jamais ! David B. l’avait invité à prendre la place laissée par Jean-Yves Duhoo, au début 1995. Frédéric Boilet, Joann Sfar, Christophe Blain, David B., Fabrice Tarrin, Émile Bravo, Didier Tronchet et Hélène Micou composaient l’effectif , un maximum, dix, qui les décidera à déménager bientôt. Avec son arrivée, on peut considérer que les mousquetaires sont au complet, le carré magique (à cinq côtés au moins), selon sa formule, la dream team si vous voulez. Ignorant complètement que de tels lieux pouvaient exister, loin du milieu, peu au fait de la culture bande dessinée, il voit dans cette communauté plus qu’un groupe de travail, un forum où on cause tout le temps, dit-il, et plus encore une fraternité. On est loin des six ans en solitaire consacrés à Brune, cette semi-noyade qu’il évoque dans son entretien avec Hugues Dayez.

Une fête à l’atelier.
In Lewis Trondheim, Approximativement (1994).

Se retrouver du jour au lendemain, tous les jours jusqu’à tard le soir, avec des gens hyper talentueux, de la même génération de surcroît, ne peut que provoquer un bond qualitatif. Il se souvient combien la découverte du talent de Blain l’a secoué, lui qui aurait eu tendance à se croire le plus grand de tous ! Ses travaux en cours, de petites choses chez Bayard, ne le passionnaient guère. Il a la confirmation des nouvelles ambitions qu’il veut donner à son travail, comme sa rencontre récente avec Alan Cope (en 1994) le lui laissait présager. Les collaborations tous azimuts, qui au scénario, qui au dessin, et vice versa, se mettent à proliférer comme sans doute jamais. Tous reconnaissent qu’il est possible de faire passer de l’émotion dans la bande dessinée. Pour commencer la série des collaborations, on verra Guibert mettre en couleurs Demi-tour pour Frédéric Boilet. « A l’atelier des Vosges (...) Frédéric est dans mon dos. Il a dû se dire qu’il n’avait qu’un pas à faire pour être sur mon dos. Mais pour moi, sa demande de réaliser les couleurs pour Demi-Tour est d’abord une marque d’amitié. » (propos extraits du dossier de l’album "Aire Libre", chez Dupuis).

A la même époque était conçue La Fille du professeur, avec Sfar à l’écriture (sauf pour deux ou trois pages victoriennes laissées à Guibert), rôles qu’ils inverseront plus tard avec Sardine de l’espace (d’abord pressenti, Alain Ayroles, alors à l’atelier, manquait de temps et doutait que Sfar eût besoin de quiconque pour écrire des histoires), dont les planches circulaient des uns aux autres, avec celles de Petrus Barbygère et de Hop Frog. Emmanuel Guibert dut quitter l’atelier fin 1998 car il y était moins présent, entre ses visites à Alan sur l’île de Ré et ses séjours en Italie. Mais l’atelier, on l’a déjà vu, a des effets différés. Depuis peu, il écrit le délicieux Ariol (Bayard) pour Marc Boutavant, illustrateur côtoyé à l’atelier des Vosges, pour qui ce sont aussi les premiers pas dans la bande dessinée.

une légende est née

L’atelier des Vosges connaît depuis quelques temps une certaine fortune médiatique alors que, sous la forme qui le définit généralement, il n’est déjà plus depuis quatre ans. Le groupe ne fut pas même deux ans au complet, puisque David B. préféra repartir travailler seul moins d’un an après le déménagement, avant même l’arrivée de Marjane Satrapi. Pour celle-ci, l’atelier des Vosges, avec sa belle lumière, « sa magie spéciale », est le lieu idéal pour rompre avec la vie domestique et les envies de se vautrer devant la télé à regarder les programmes les plus stupides, pour s’obliger à une indispensable discipline de travail. Ni une confrérie, ni une fraternité, mais un lieu de travail et d’échanges où peuvent naître de fortes amitiés. Aujourd’hui, début septembre 2002, autour de Marjane qui fait le lien avec son équipage historique (elle y est entrée en 1997 après les Arts-déco de Strasbourg, invitée par Christophe Blain qu’elle connaissait depuis trois ans), se retrouvent Winshluss et Cizo, des requins marteaux comme nouveaux moussaillons, Anne Teuf (Les petites sorcières chez Fleurus) et Grégory Mardon (bientôt publié chez Cornélius et dans « Aire libre » ) ainsi que Kirsi Kinnunen, agent, traductrice et organisatrice d’événements finlandaise. Lors de la remise du prix Alph-Art pour Persepolis, en janvier 2001 au théâtre d’Angoulême, Marjane Satrapi eut les mots les plus chaleureux et reconnaissants envers ses amis en citant au tableau d’honneur David B. et Émile Bravo, qui l’avaient convaincue de raconter son histoire en bande dessinée, quand elle, graphiste et illustratrice, était loin de l’envisager jamais. L’été dernier, Télérama accueillait Isaac le Pirate et Libération Persepolis. On peut le voir comme un symbole.

Dans cette évocation certains noms ne se retrouvent pas. Ce récit est forcément lacunaire. Je me suis appuyé sur les témoignages de Thierry Robin, Lewis Trondheim, Jean-Yves Duhoo, Jean-Christophe Menu, Frédéric Boilet, Joann Sfar, Émile Bravo, Christophe Blain, Emmanuel Guibert et Marjane Satrapi que je remercie.
Par recoupements la chronologie peut s’établir ainsi : Thierry Robin 1991-92, Lewis Trondheim 1991-94, Brigitte Findaldy 1991-94, Karim Bensemane 1991, Dominique Hérody 1991-92, Laurent Vicomte 1991, Jean-Pierre Duffour 1991, Didier Tronchet 1992, David B. 1992-96, Marc Daniau 1994, Émile Bravo 1993-98, JeanYves Duhoo 1992-95, Joëlle Jolivet 1993, Stanislas 1993, Jean-Christophe Menu 1993, Christophe Blain 1993-2002, Joann Sfar 1993-98, Fabrice Tarrin 1993, Marc Boutavant 1994, Frédéric Boilet 1994-96, Hélène Micou 1994-(?), Florence Sterpin, Emmanuel Guibert 1995-98, Alain Ayroles 1997-98, Marjane Satrapi 1997, Anne Teuf, Gwen de Bonneval, Mathieu Bonhomme, Nicolas de Crécy, Cizo, Winshluss, Grégory Mardon... Il est possible que les mailles du filet aient eu quelques failles.

Dominique Hérody

Cet article est paru dans le numéro 8 de 9e Art en janvier 2003.