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dominique petitfaux : « pat’apouf, zig et puce, corto maltese et moi... »

[Mars 2018]

A moins de trois ans d’une retraite annoncée, Dominique Petitfaux évoque ses souvenirs de bédéphile actif, collaborateur du Collectionneur de bandes dessinées et de l’Encyclopedia Universalis et auteur de deux livres d’entretiens avec Hugo Pratt.

Thierry Groensteen : Dans quel milieu as-tu grandi ?

Dominique Petitfaux : Je suis né le 8 mars 1948 à Rethel, petite ville à la limite de la Champagne et des Ardennes françaises. Je suis enfant unique. Mon père était un intellectuel, qui avait fait Maths Sup et une licence de Philo. Il était aussi l’un des cofondateurs du Collège de ’Pataphysique, né quelques semaines après moi. Professionnellement, il était fonctionnaire au ministère de l’Économie et des Finances. Il travaillait donc à Paris, où il louait une chambre d’hôtel à l’année rue de Malte, dans le XI e arrondissement, et moi je vivais avec ma mère à Rethel. Mon père nous y rejoignait les week-ends. Et j’avais des grands-parents ‒ des gens très simples, très bons et très croyants ‒ qui habitaient à quelques kilomètres, à Château-Porcien, à la campagne. De sorte que j’ai connu simultanément la vie à la campagne (où j’étais le petit garçon qui ramassait les pommes de terre et faisait les vendanges), dans une petite ville de province et dans la capitale. On a fini par pouvoir se réunir quand mes parents ont acheté un appartement à Choisy-le-Roi, en banlieue parisienne. J’avais sept ans.

Et tu habites toujours près de Choisy-le-Roi aujourd’hui…

Oui, à Thiais, à moins d’un kilomètre de l’endroit où nous étions alors.

(Photo Thierry Groensteen)

Quelle a été ta première rencontre avec la bande dessinée ?

À Rethel, on lit L’Union, un journal de Reims. Rob-Vel, sous l’autre pseudonyme de Bozz, y faisait paraître chaque jour une bande dessinée muette, Les Avatars de M. Subito. J’étais absolument fasciné par cette bande dessinée ‒ la seule du journal à l’époque, je crois ‒ et j’en découpais tous les strips, que je collais dans un grand album. Par ailleurs, mes grands-parents étaient abonnés à l’hebdomadaire catholique Le Pèlerin, et j’y lisais avec avidité les aventures de Pat’Apouf détective, par Gervy. C’est la bande dessinée qui m’a le plus formé ; je peux même dire qu’à cinq ans j’ai appris à lire avec elle. Elle s’adressait à des enfants mais également, je pense, aux adultes. Il y avait toute une dimension morale, religieuse et métaphysique dans ces histoires. J’étais extrêmement sensible à ça. Dans Pat’Apouf, il arrive que les méchants se repentent avant de mourir dans des circonstances épouvantables, et Pat’Apouf creuse leurs tombes à mains nues ! En décembre 1954, j’ai reçu en cadeau, de divers membres de ma famille, plusieurs albums très représentatifs de la bande dessinée de l’époque. Il s’agissait, en premier lieu, de Mickey alpiniste, le dernier album de la série Hachette, un épisode formidable où Goofy affronte Pat’Hibulaire, qui s’appelle encore « Le Frisé », et qui exploite des esclaves pour leur faire extraire de la montagne une roche au contact de laquelle on devient invisible ! Il y avait aussi une réédition de Bécassine aux bains de mer, Le Secret de la Licorne, Zig et Puce et le cirque et enfin Les Malices de Plick et Plock de Christophe : rien que des classiques !

Tes parents avaient bien identifié ta passion naissante pour la bande dessinée…

Oui, j’étais vraiment fasciné par les images. Et d’une certaine façon, je le suis toujours !

Quel genre d’élève as-tu été, au collège et au lycée ?

Un élève sérieux. Je suis allé au lycée Louis-Le Grand, un établissement prestigieux. J’ai ensuite été étudiant à la Sorbonne, où j’ai vécu Mai 68, puis je suis devenu prof d’anglais. C’est le seul métier que j’aie jamais exercé, pendant près de quarante ans, sans passion, mais en m’efforçant de le faire aussi bien que possible. J’ai d’abord enseigné dans un collège dans la banlieue de Châlons-en-Champagne, à Saint-Memmie, ensuite dans un établissement abominable du Val-de-Marne, le collège Robert Desnos, à Orly, où les élèves posaient d’énormes problèmes, et j’ai terminé ma carrière au collège-lycée Sévigné, dans le Ve arrondissement, un établissement privé sous contrat, où c’était beaucoup plus calme.
Dans ce dernier poste, j’avais pour collègue Gérard Thomassian, le spécialiste des petits formats, qui y enseignait les maths. C’est d’ailleurs en grande partie grâce à lui que j’ai pu avoir ce poste. En salle des profs, nous avions des conversations incompréhensibles pour nos collègues !

Qu’est-ce qui a déterminé le choix de ta profession ?

J’étais tombé amoureux de l’Angleterre. Les années soixante, c’était le meilleur moment pour y aller. Je partais seul, en vacances, dans des familles qui acceptaient d’accueillir un jeune Français pour quelques semaines. Plus tard, j’ai été lecteur à l’université de Bristol. C’était un pays extrêmement joyeux, où la jeunesse était beaucoup plus libre qu’en France. J’ai aimé cette langue, ce pays, cette culture. Aujourd’hui encore, sur le plan musical notamment, mon monde est en grande partie celui de l’Angleterre de ce temps-là. J’y ai découvert les Beatles à l’été 1963 et j’ai eu un choc dont je ne me suis jamais remis. Je ne connaissais que la musique classique et la chanson française, je n’avais jamais rien entendu qui ressemblât à ça. En 1969-1970, j’ai fait, à Paris 3, une maîtrise sur les Beatles, qui était sans doute le premier travail universitaire sur le sujet, du moins en France. Et je suis toujours membre du British Beatles Fan Club.

(Photo Thierry Groensteen)

As-tu quelquefois utilisé la bande dessinée en classe, dans tes cours ?

Non. Je me sens plus à l’aise dans les vies parallèles, et je souhaitais les cloisonner. Quand j’étais prof à Orly, ce sont mes recherches en bande dessinée qui m’ont permis de tenir moralement. Didier Quella-Guyot m’a dit que lui aussi avait enseigné dans des conditions abominables et avait été « sauvé » par la bande dessinée.

Venons-en à tes débuts dans Le Collectionneur de bandes dessinées (également appelé ci-après CBD…

Ils sont la conséquence de mes insatisfactions professionnelles à la fin des années 1970. Après mes cours, je filais à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, ou à l’annexe de Versailles : je me retrouvais dans une autre galaxie.

Le côté compilateur dont tu avais fait preuve avec M. Subito t’y prédisposait

Oui, et dès l’âge de sept-huit ans j’avais commencé à établir des listes, des bibliographies des grandes séries. Ce n’était pas facile ! Par exemple, quand on regarde le deuxième plat de certains albums de Tintin, on voit que tous les titres précédemment parus n’y sont pas toujours mentionnés, et ceux qui y figurent ne le sont pas forcément dans l’ordre chronologique ! J’étais très perturbé par cela. Et la liste de référence, je ne la trouvais nulle part, à l’époque. En septembre 1958, un article de Paris Match sur Hergé m’avait plongé dans un abîme de perplexité parce que s’y trouvait reproduite une image de Totor, C.P. des Hannetons, avec cette légende : « Au début, Tintin s’appelait Totor. C’était un simple boy-scout. Par la suite, il a pris son vrai nom, Tintin. » Je ne comprenais pas ce que ça voulait dire. Est-ce que Totor était un pseudonyme que Tintin avait pris dans ses premières aventures, et pourquoi ? Combien d’aventures de Totor y avait-il eu ? Depuis 1957 j’étais lecteur du journal Tintin toutes les semaines. Comme le journal existait déjà depuis onze ans, j’avais bien compris qu’il existait pour chaque série des épisodes antérieurs à ceux que je connaissais, mais comment en constituer la bibliographie ? Au fond, dès l’enfance je me vouais déjà, en quelque sorte, à la recherche sur la bande dessinée.

Tu consacrais ton argent de poche à acheter certains titres ?

J’avais des goûts assez modestes. Je demandais quelques albums à mes parents pour Noël – mon père voyait Tintin plutôt d’un bon œil. Et, avec des camarades, on se prêtait des journaux de BD, je pouvais donc lire régulièrement Spirou et Pilote ; dans les petits formats, j’aimais Tartine Mariol. Mais j’avais d’autres lectures que la bande dessinée. Les livres qui me passionnaient, comme Robinson Crusoé ou Les Voyages de Gulliver, étaient ceux qui présentaient une dimension d’aventure. Dans la BD aussi, j’ai toujours préféré les récits d’aventures aux récits humoristiques.

Gervy, Pat’Apouf et les contrebandiers, 1953.

Tu sembles être resté très fidèle à tes lectures d’enfance. Ainsi, tu t’es beaucoup employé à faire connaître et apprécier le Pat’Apouf de Gervy, dans lequel, disais-tu, tu as appris à lire…

Je me souviens que dans un entretien pour un hors-série de Philosophie magazine, Pierre Michon disait que ce qu’il y a de fascinant pour un enfant dans Tintin, ce sont ces scènes qui présentent un caractère métaphysique et le font penser à la mort, comme la momie de Rascar Capac dans Les 7 Boules de cristal. C’est exactement cela qui m’avait fasciné dans Pat’Apouf. Bien sûr, en relisant la série aujourd’hui, j’en vois les ficelles. Mais les épisodes des années 1946 à 1955, je continue à les trouver formidables ! Pour établir la chronologie complète des albums de Pat’Apouf, je suis allé à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu. On était reçu d’une manière assez drôle, parce que cet endroit n’était pas, à l’époque, fréquenté par des chercheurs en bande dessinée. J’avais localisé les albums qui m’intéressaient au Cabinet des Estampes, mais quand j’ai dit au conservateur : Je voudrais Pat’Apouf contre les gangsters, il a ouvert des yeux énormes et m’a répondu : Vous êtes sûr que nous avons ça ? ̶ Oui Monsieur, voici la cote. L’album qu’on m’a apporté était recouvert d’une couche de poussière respectable. Et j’ai pu le comparer aux planches parues dans Le Pèlerin, que j’avais conservées. (Je possède aujourd’hui toutes les pages, de 1938 à 1990). Dans les années 1978-1984, je me suis aussi rendu très souvent chez l’éditeur, au siège de Bayard-Presse, anciennement la Bonne Presse, pour consulter les archives, dont une partie était dans une cave. Le responsable, le Père Monsch, m’en prêtait la clé, et j’y passais des heures.


Ton premier article dans Le Collectionneur de bandes dessinées a paru dans le No.21 en avril 1980 et portait sur Gervy.

Voilà ! Je n’avais rien publié ailleurs jusque-là. Je me suis trouvé bien aux côtés de Claude Guillot et des autres membres de la rédaction du Collectionneur, comme Patrice Caillot, parce qu’ils étaient surtout intéressés par l’aspect historique. J’ai toujours adoré faire des recherches. Gervy avait été publié en Belgique dans Petits Belges (en néerlandais dans Zonneland), et dans son successeur Tremplin. Comme le journal n’est en dépôt légal nulle part, personne ne savait quand Petits Belges avait commencé. J’ai été extrêmement ému en me trouvant, en 1979, face à la collection complète conservée à l’abbaye d’Averbode, et en découvrant que le premier numéro datait de janvier 1920. Par parenthèse, il y avait dans cette abbaye, où je suis resté trois jours, toute une pièce où des centaines de planches originales de dessinateurs divers gisaient là, sur le sol.

Chez Gervy à Lacanau, 1979 (photo X).

Et Gervy, tu l’as rencontré ?

Oui, en 1979 je suis allé le voir pour la première fois, une rencontre émouvante. Il avait fallu vaincre ses réticences, parce qu’il craignait qu’à cause de mon article le fisc français ne découvre sa collaboration à Petits Belges puis à Tremplin, qui n’avait pas été déclarée. À sa demande, je n’ai même pas révélé son vrai nom. Il était très modeste, et étonné que je prenne son œuvre au sérieux. À cette époque, la bande dessinée n’était pas encore très bien vue par le monde de la culture officielle. Mais dès l’enfance j’ai eu le sentiment que, tôt ou tard, elle y rentrerait. Prenons L’Énigme de l’Atlantide, qui reste mon épisode préféré de Blake et Mortimer. Idéologiquement, ce n’est pas un scénario anodin ! On y voit quand même une bande de barbares guidés par un aventurier mettre en péril une civilisation extrêmement évoluée. Quand j’ai lu ça, à neuf ans, j’ai tout de suite eu le sentiment que c’était quelque chose d’important.

Avais-tu suivi les travaux du CELEG et de la SOCERLID dans les années soixante ?

Non, j’avais raté ça. Et, de la fin des années soixante jusqu’à la fin des années soixante-dix, j’avais pris un peu de distance vis-à-vis de la bande dessinée. Je ne m’y intéressais plus assez pour avoir envie de faire partie d’une association. Comme beaucoup de jeunes gens de ma génération, je suis alors parti à la découverte de pays lointains. J’ai replongé en 1978.

Le premier article de Dominique Petitfaux dans le Collectionneur.

Ta collaboration au Collectionneur commence donc au No.21, et tu fais officiellement ton entrée au « comité de rédaction » dès le No.27, en juin 1981. Ta promotion a été assez rapide…

Oui. Je n’aurais pas osé réclamer quoi que ce soit, et je crois bien que c’est Philippe Mellot qui a suggéré que l’on m’intègre au comité. J’étais assez rapidement devenu un contributeur régulier. Mes recherches sur Gervy m’avaient conduit à étudier les journaux de la Bonne Presse (Le Noël, Bayard, Bernadette, etc.), qui n’avaient jamais encore été dépouillés. Donc j’ai appris là pas mal de choses dont j’ai fait profiter les lecteurs. Beaucoup m’ont ipso facto pris pour un catholique bon teint, alors que je suis agnostique. Si les circonstances avaient été différentes, j‘aurais tout aussi bien pu étudier la presse communiste, et passer pour un sous-marin du parti communiste !

Tu as rapidement eu ta propre rubrique régulière, intitulée « Du côté d’à présent »…

Une rubrique sur l’actualité, oui. C’est Michel Béra qui avait commencé à la tenir, mais comme il était débordé par ses multiples activités, il n’arrivait plus à l’assurer. J’ai d’abord signé « Intérim », puis j’ai fini par la signer de mon nom. Au début c’était surtout une revue de presse et de quelques albums, mais dans les dernières années j’essayais d’élargir le propos et de faire un tour d’horizon de ce qui passait dans le monde éditorial. Ce n’était pas évident de faire la synthèse de ce qui s’était passé durant deux ou trois mois en seulement 4 pages tapuscrites.

J’ai relevé les sujets auxquels tu as consacré des articles : outre Gervy et la Bonne Presse, Corto Maltese et Zig et Puce y figurent naturellement en bonne place, mais j’ai également trouvé Jean Ache, Jacques Martin, les images d’Epinal, Lisette, Thierry de Royaumont ou Les Passagers du vent…

Pour l’édition italienne des Passagers du vent, Patrizia Zanotti, par ailleurs ayant-droit de Pratt, m’avait demandé d’écrire une préface. C’est ce texte que j’ai repris sous forme d’article. Mais en règle générale les articles étaient plutôt tournés vers le domaine historique. Si je n’ai jamais écrit beaucoup sur Hergé, dont l’œuvre m’a passionné, c’est parce que cinquante personnes s’y consacraient déjà, dont au moins deux de façon remarquable, Benoît Peeters et Philippe Goddin, alors que, pour parler de Bayard ou de Bernadette, il n’y avait que moi.

On peut se demander, compte tenu de tes compétences linguistiques, pourquoi tu n’as pas accordé plus d’attention à la production anglo-saxonne…

C’est vrai. J’ai tout de même fait un article dans le Collectionneur sur Dan Dare, la grande série de science-fiction de Frank Hampson. Et je me suis également intéressé à Andy Capp, j’ai même entretenu une petite correspondance avec l’auteur, Reg Smythe. Mais en effet je n’ai pas tellement orienté mes recherches vers ce domaine-là. Quand je suis allé travailler à la British Library, c’était pour trouver ce que Pratt avait publié en Angleterre.

Au stand du Collectionneur, avec Claude Guillot ;
Convention de la BD, 1982.

Tu as aussi, ponctuellement, réalisé quelques interviews, ce qui t’a permis de rencontrer des « monstres » de la profession comme Marijac, Burne Hogarth, Carl Barks, Jean-Christophe Menu ou Joann Sfar. L’une de ces rencontres a-t-elle été plus mémorable que les autres ?

Toutes l’ont été. Tous ces créateurs sont passionnants. Marijac était très gouailleur, très Vieille France, chez lui il y avait plein de tiroirs avec des planches originales de dessinateurs qu’il avait fait travailler. Barks était très âgé et son attachée de presse ne m’avait accordé que le droit de poser cinq questions, mais il avait l’air ravi de me répondre. J’ai interviewé Burne Hogarth deux fois, la seconde fois à Angoulême, la veille de sa mort.

Parfois avec Annie Baron-Carvais, tu as aussi réalisé des entretiens avec des chercheurs en bande dessinée : Ron Goulart, Denis Gifford, Maurice Horn, Pierre Couperie... En somme, tu as fait pour cette génération pionnière l’équivalent de ce que je suis en train de faire dans la présente série.

Oui, c’est cela. Nous avons obtenu, non sans mal, la dernière interview de Pierre Couperie. Comme il se sentait décliner, il n’était plus très enclin à se livrer publiquement.

Et pourtant, tu l’avouais il y a un instant, tu n’avais pas suivi le travail de ces gens-là au moment où ils avaient été actifs…

Non, mais j’avais rattrapé mon retard. Je m’étais rendu compte que j’avais raté certaines choses et je me suis documenté. Ce qui a contribué à ma formation accélérée, c’est qu’à un moment – ça coïncidait avec la quatrième et la cinquième édition – je corrigeais le BDM [1]. J’ai éliminé des centaines et des centaines de fautes, ajouté des noms de scénaristes, et ce travail m’a beaucoup appris. Quant à Couperie, j’étais allé assister à certains de ses séminaires à l’EHESS. Il s’intéressait très peu aux scénarios, aux histoires, mais ses cours étaient passionnants parce qu’il savait resituer le graphisme d’un dessinateur dans les courants esthétiques de son époque. Il abordait la bande dessinée sous l’angle de l’histoire de l’art.
Une chose m’avait beaucoup frappé : tous ces chercheurs de la première génération – Francis Lacassin, Pierre Couperie, Claude Moliterni, Maurice Horn – alors même que je ne leur posais aucune question à ce sujet, me parlaient des différends qu’ils avaient eus dans leur jeunesse. Leur engagement en faveur de la BD a été la grande affaire de leur vie et les bagarres qui les avaient opposés les avaient durablement marqués.

Au séminaire de Pierre Couperie, 1997 ; de gauche à droite, debout :
X, Patrice Caillot, Mic Delinx, Annie Baron-Carvais, Claude Guillot, Dominique Petitfaux
et Nicole Lambert ; assis : Marie-Brigitte Metteau, Danièle Alexandre-Bidon
et Pierre Couperie.

Ta minutie et ton goût de la vérification doivent souvent être heurtés par ce que tu peux lire un peu partout…

Je suis effaré de voir les erreurs qui prolifèrent. Ainsi, j’ai acheté récemment la nouvelle édition de l’album de Stanislas, Fromental et Bocquet Les Aventures d’Hergé. Il est aberrant que, depuis dix-huit ans que cet album existe, on n’ait jamais corrigé la faute sur le nom d’Hergé, qui est toujours donné comme Georges Rémi alors qu’il s’écrivait Remi ! Dans le numéro que la revue Le Débat a consacré à la bande dessinée voici quelques mois, un philosophe et romancier un peu connu nous explique que la bande dessinée américaine s’adressait, à l’origine, exclusivement aux enfants, et il ajoute cette précision loufoque qu’elle aurait commencé à s’adresser aux adolescents avec Terry et les pirates. On se demande d’où peuvent bien sortir de telles contre-vérités, d’autant qu’il n’a pu lire cela nulle part ! Je ne reproche pas à des non-spécialistes de ne pas tout savoir, mais je leur reproche de ne pas faire des vérifications de base. Il y a quelques personnes comme Patrick Gaumer ou Gilles Ratier qui font des recherches formidables, mais d’une façon générale il y a beaucoup de gens qui s’improvisent spécialistes de la bande dessinée.

Pour en revenir au comité du Collectionneur, il comprenait les rédacteurs qui se réunissaient de temps en temps…

… dans l’arrière-boutique de la librairie Lutèce 2, qui appartenait à Michel Denni, oui. Il mettait également la cave de Lutèce 1 à notre disposition, les stocks de la revue y étaient entreposés. De nos réunions, il ne sortait finalement pas énormément de choses, c’était plutôt pour le plaisir d’être ensemble. Je dois dire ici que le Collectionneur de bandes dessinées, avec lequel je n’étais entré en contact en 1979 que pour proposer un article sur Gervy, a fini par occuper l’essentiel de mon temps libre. La revue avait été fondée en 1977 par Michel Béra et Olivier Grimprel en tant que bulletin de liaison entre collectionneurs, d’où son titre, mais très rapidement elle s’était surtout consacrée à l’étude de l’histoire de la bande dessinée, dans la filiation de Giff-Wiff et de Phénix. Matériellement parlant, le CBD reposait essentiellement sur trois personnes, Claude Guillot, Jacques Bisceglia et moi, et c’était très chronophage. Guillot bâtissait les sommaires, faisait la maquette et répondait à tout le courrier, Bisceglia s’occupait des finances et des relations avec nos imprimeurs et le diffuseur, tandis que, de mon côté, je relisais l’ensemble des articles et je faisais les envois aux abonnés. L’une des raisons pour lesquelles le Collectionneur a fini par s’arrêter, en 2008, c’est que nous étions en train de devenir trop âgés pour continuer à investir le temps et l’énergie nécessaires à tout cela… La relève ne s’était pas bousculée !

Parlons maintenant de ta collaboration à l’Encyclopaedia Universalis.

Eh bien, je dois t’en remercier, il me semble. Un jour, j’ai reçu un coup de fil de l’Encyclopaedia Universalis. On était en 1995. Pratt venait de mourir, ils avaient téléphoné à Angoulême et tu leur avais indiqué que j’étais le principal spécialiste de cet auteur. J’ai donc rédigé l’article nécrologique, pour le volume Universalia qui paraît annuellement pour compléter et mettre à jour l’Encyclopédie. À l’époque, il y avait encore des éditions complètes sur papier de temps en temps, et les articles étaient alors reversés dans l’Encyclopédie même. La dernière édition papier, en 30 volumes, est parue en 2012 et, après cette date, l’encyclopédie a été uniquement vendue en DVD, puis maintenant sur des clés USB. Comme mon article sur Pratt avait plu, j’ai été recontacté par la suite et je me suis vu confier toutes les nécros des grands auteurs de bande dessinée. Ensuite j’ai proposé des articles de « rattrapage » sur des artistes qui ne figuraient pas dans l’Universalis, comme McCay ou Herriman. Et puis il y avait l’article « bande dessinée » écrit par Lacassin pour la première édition, en 1968. Il n’avait jamais été mis à jour et il accordait une place prééminente à ce que Lacassin connaissait le mieux, c’est-à-dire les origines de la BD en Europe et aux États-Unis et la BD des années trente. Son histoire de la bande dessinée comportait donc de grands manques. On m’a finalement demandé de refondre complètement l’article, ce dont je me suis acquitté en deux fois. D’abord en 2008, puis en 2013 quand j’ai souhaité revenir sur la partie la plus contemporaine. En tout j’ai dû écrire une cinquantaine de textes pour l’Universalis. Mais d’autres personnes ont fourni des contributions sur la bande dessinée. Par exemple, les articles « mangas » et « super-héros » ne sont pas de moi.

(Photo Thierry Groensteen)

Tous les noms propres que tu as proposés ont été acceptés ?

Oui. Ce ne sont pas des spécialistes de la bande dessinée, et ils me font confiance. J’ai même pu faire un article sur Gervy, qui aurait pu, ailleurs, être considéré comme insuffisamment important. Récemment, j’ai fait des articles sur Riad Sattouf et sur Larcenet.

Tu as aussi fourni des articles à toutes sortes de magazines, comme Géo, Le Figaro ou Beaux-Arts, quand ils ont consacré des hors-série à la bande dessinée…

Principalement en rapport avec Pratt (même si j’ai participé au hors-série de Paris Match sur l’histoire du journal Tintin, ce qui m’a permis d’écrire sur Alix, Dan Cooper, Chlorophylle et Michel Vaillant, des séries que j’avais lues dans mon enfance). Quand la presse veut faire quelque chose sur Pratt, elle fait appel à moi. Je viens d’ailleurs encore d’écrire, il y a quelques jours, un texte pour le catalogue de l’exposition Pratt qui sera présentée en 2018 au musée des Confluences à Lyon.

Tu ne le vis pas comme un peu réducteur, d’être sans cesse renvoyé à ton expertise sur un seul et même auteur ?

Un peu. J’ai surtout peur d’être amené à me répéter et de ne pas trouver des choses bien nouvelles à écrire... Il me semble que j’arrive au bout.

À quel âge as-tu découvert l’œuvre de Pratt ?

En fait, je l’ai lu assez tard, au moment où sortaient les premiers albums Casterman. Je ne l’avais lu ni dans France-Soir ni dans Pif. J’ai été très frappé par Corto Maltese. J’ai senti quelque chose de nouveau et de mystérieux. Je voyais bien qu’il y avait des allusions à toutes sortes de choses que je ne connaissais pas forcément... et je me suis tout de suite dit : il faudrait que quelqu’un étudie ça d’un peu près. Alors j’ai imaginé que Pratt accepterait peut-être de me parler de ses références. J’avais en tête le livre d’entretiens de Truffaut avec Hitchcock, qui passe en revue tous ses films, un par un. Et bien sûr ce que Numa Sadoul avait fait avec Hergé.


Comment as-tu approché Hugo Pratt ?

Je l’ai rencontré tout à fait par hasard, à la librairie Dupuis, en 1985. J’étais sur le trottoir et je l’ai vu à l’intérieur. À l’époque, j’essayais de faire une chronologie de la vie de Corto Maltese. Je m’étais rendu compte que, dans les histoires de Corto, il y a souvent un détail qui permet de dater l’action. Alors j’ai essayé de reconstituer sa vie, ce qui est passionnant et qui serait impossible à faire avec Tintin ou la plupart des autres héros. Donc je me suis précipité sur Hugo Pratt quand je l’ai aperçu, et je lui ai dit sur quoi je travaillais. Je lui ai demandé : « Pouvez-vous me confirmer que Corto est né le 10 juillet 1887 ? » Il m’a regardé, un peu interloqué, et m’a proposé de l’accompagner à déjeuner. Il était 14 heures et je sortais de table, mais je me suis gardé de le lui dire. J’ai donc mangé à nouveau avec lui, dans un restaurant chinois, et je lui ai expliqué ce que je voulais faire. Il s’est montré très accessible.
Ensuite j’ai pris contact avec Jean-Paul Mougin, chez Casterman, qui, lui, n’aimait pas mon idée. Mougin était très possessif vis-à-vis de Pratt. Leur relation était très particulière. Un jour Pratt m’a dit que Mougin avait commencé à grossir parce qu’il voulait l’imiter ! C’est Pratt lui-même qui a imposé à Casterman l’idée du livre d’entretiens. Je suis donc allé l’interviewer régulièrement chez lui à Grandvaux, près de Lausanne, à partir de 1987.


Il n’avait plus de pied-à-terre parisien ?

Non, il était installé à Grandvaux depuis 1984, et quand il venait à Paris il descendait à l’hôtel Esmeralda, en face de Notre-Dame. C’est là qu’il donnait ses rendez-vous, souvent très tôt. Vers 6 heures du matin quand il voulait tester les gens !

Ta biographie de Corto a été publiée dans le Collectionneur, mais c’est Michel Pierre qui a rédigé les « Mémoires » officiels du personnage, chez Casterman...

Oui, nous avions travaillé en même temps sur le même sujet, sans nous connaître, et nous étions arrivés à peu près aux mêmes conclusions. Par la suite nous sommes devenus amis.

Tu n’as donc pas eu de difficulté à te faire accepter par Pratt...

Oui, oui. Bien sûr... Il lui est même arrivé de dire à des journalistes de m’interroger moi, à sa place. Parfois, après une rencontre à Grandvaux, il me téléphonait pour savoir si j’étais bien rentré chez moi…

Le fait de l’avoir bien connu a-t-il modifié ton regard sur son œuvre ?

Tu sais, il y a eu cette querelle littéraire très française pour savoir si l’œuvre pouvait en partie s’expliquer par la vie de son auteur...

Proust et Sainte-Beuve.

Voilà. Chez Pratt, ça me paraît tout de même difficile de séparer les deux. Quand on connaît sa vie, on comprend mieux son œuvre, et vice versa. Son œuvre est une synthèse de sa vie et de ses lectures.

Chez Hugo Pratt à Grandvaux, 1993 (photo X).

Tes livres d’entretiens avec Pratt sont au nombre de deux : De l’autre côté de Corto chez Casterman et Le Désir d’être inutile chez Robert Laffont. Vous aviez dès le début la volonté de faire deux livres distincts ?

Non, pas du tout. Je voulais faire le livre sur son œuvre, celui qu’a publié Casterman. Puis Moliterni a eu l’idée de faire un livre sur la vie de Pratt et l’a proposé à un responsable de chez Laffont, Bruno Lagrange. Moliterni a commencé à travailler sur ce livre, il est allé interviewer Pratt à Grandvaux, lui aussi, et Bruno Lagrange était censé mettre les entretiens en forme, à partir de sa première transcription. Mais ça ne fonctionnait pas du tout, parce que Moliterni ne comprenait pas toujours bien ce que Pratt lui disait. Quand Pratt lui parlait de Chrétien de Troyes, l’auteur de romans de chevalerie, il comprenait : « les Chrétiens de la ville de Troyes » et cela n’avait plus aucun sens. Pratt et Laffont ont convenu que ça ne marchait pas, et Moliterni a été évincé en douceur du projet. À la demande de Pratt, j’ai alors pris sa place. Initialement, le livre devait être vendu comme écrit par Pratt lui-même, donc les questions auraient été supprimées, au profit d’un texte continu, avec des raccords écrits par Bruno Lagrange. Mais cela non plus ne fonctionnait pas. Pratt m’a dit un jour : « Petitfaux, vous me posez des questions sur Jésus. Je ne peux pas faire semblant de me mettre à parler de Jésus comme cela, sans qu’on me pose de questions. J’aurais l’air très prétentieux. » Nous avons donc convenu de rétablir les questions, et le livre a finalement été mis au point par Pratt et moi, sans Moliterni ni Lagrange.
Pratt est mort quelques années après, et je suis heureux qu’il y ait ces deux livres, qui avec le recul du temps sont maintenant considérés comme des livres de référence.

Tu n’as jamais songé à faire un livre d’entretiens avec un autre dessinateur ?

Non, pas vraiment. Je te rappelle que j’étais prof et que le CBD me prenait déjà beaucoup de temps...

Un autre de tes grands chantiers a été l’intégrale de Zig et Puce, commencée chez Futuropolis dans la collection "Copyright" et reprise ensuite chez Glénat...

Je pense que Robial et Cestac avaient d’abord interrogé Jean-Claude Glasser, avec lequel ils travaillaient régulièrement sur d’autres volumes de "Copyright", et que Glasser leur a signalé que j’avais fait plusieurs articles sur Zig et Puce dans Le Collectionneur. Futuropolis m’a donc confié la responsabilité de cette série. Ce n’était pas si facile parce qu’il fallait rassembler toutes les pages de Dimanche-Illustré, dont même la Bibliothèque nationale n’avait pas la collection complète. Jean-Louis Duriez, le libraire de « L’Âge d’Or », à Paris, en avait beaucoup, mais il fallait négocier assez âprement avec lui, même s’il me disait être sensible à mon charme ! Il y avait aussi le problème de l’épisode paru uniquement dans Le Petit Parisien en 1936, qui était introuvable. Florence Cestac et moi nous sommes alors allés aux archives du Parisien et d’un air très assuré nous sommes sortis de l’immeuble avec la reliure de l‘année 1936 dans les bras. Personne ne nous a rien dit. Le lendemain, après avoir fait les clichés, Florence Cestac a rapporté sans encombre la reliure au journal. Nous avons fait 6 albums puis Futuropolis s’est arrêté. C’est Glénat qui a souhaité recommencer, non plus en noir et blanc mais en couleur. Là j’ai pu faire l’intégrale en 18 albums, avec des textes de présentation. Jacques Glénat était très coopératif. Quand je lui ai signalé que Zig et Puce et le complot avait deux versions très différentes, celle parue dans le journal Zorro et celle de l’album Hachette, il n’a pas hésité et m’a dit : « Il faut mettre les deux ». Je garde un très bon souvenir de cette entreprise, mais elle m’a occupé quinze ans, entre le premier album chez Futuropolis et le dernier chez Glénat.

Le premier album de l’intégrale Zig et Puce chez Glénat (1995).

Tu t’occupes aussi de rééditer certains épisodes de Pat’Apouf aux éditions du Triomphe...

Oui, il y aura quinze albums, à raison d’un par an. La série devrait s’achever en 2020, soit quinze ans après le premier album, comme pour Zig et Puce. Il ne s’agit pas d’une intégrale 1938-1990 mais, faute de mieux, de la totalité des épisodes de la période 1946-1959, qui à mon sens est la meilleure. Chaque album contient un texte de présentation où je parle de la série. Je suis le seul chercheur en BD à avoir connu Gervy, et j’ai aussi rencontré les trois dessinateurs qui lui ont succédé dans la période 1973 - 1990, en particulier Jean Ache.

Peux-tu me dire un mot de cette maison d’édition peu connue...?

Didier et Sophie Chalufour dirigent depuis 1992 cette maison d’édition, d’inspiration catholique, qui s’est notamment consacrée à rééditer des séries du fonds Fleurus et du fonds Bonne Presse. Il était assez normal que Pat’Apouf soit réédité par eux. Évidemment, si Casterman ou Dargaud s’étaient montrés désireux de le faire, j’aurais été partant... Je ne l’avais proposé qu’à Jacques Glénat, qui avait refusé.

Ce sont des tirages de quel ordre ?

Environ deux mille exemplaires, mais certains volumes se sont épuisés et ont été réimprimés. Le public est vieillissant mais il existe. Pat’Apouf a marqué en un demi-siècle des millions de gens, dont Jean-Claude Carrière et Jean-Christophe Menu, qui l’évoquent avec émotion dans leurs ouvrages respectifs Le Vin bourru et Krollebitches. Le reproche que je ferais aux histoires « officielles » de la bande dessinée, c’est qu’elles ont un point de vue très bourgeois. Elles ne font pas l’histoire des bandes dessinées qui ont été réellement lues. Le plus grand journal de BD de l’après-guerre, en France, c’était France-Soir, qui tirait à un million deux cent mille exemplaires et était lu par environ trois millions de personnes. Le plus grand rédacteur en chef de BD était donc une femme, Vania Beauvais, qui faisait tout de même travailler Jean Ache, Paul Gillon, Jean-Claude Forest, Georges Pichard et bien d’autres. France-Soir a publié La Ballade de la mer salée avant Casterman ! Il serait intéressant d’essayer d’écrire une « contre-histoire » de la bande dessinée, comme certains ont écrit une « contre-histoire » du cinéma ou de la philosophie. Elle ferait une place essentielle à la presse quotidienne et aux petits formats, ce qui relativiserait l’importance en France de la BD dite « franco-belge », qui a mieux survécu grâce aux albums, mais n’était pas aussi dominante qu’on l’imagine aujourd’hui. Et n’oublions pas que ce sont des petits formats qui ont été les premiers en France à publier Hugo Pratt, Alberto Breccia ou Frank Hampson…

Pourquoi le Collectionneur de bandes dessinées n’a-t-il jamais proposé de dossier sur le sujet ?

Gérard Thomassian nous a livré deux articles remarquables sur les petits formats, et la presse quotidienne a été bien travaillée par Alain Beyrand dans ses Cahiers Pressibus, mais en effet le CBD n’a fait que survoler cette question. Personne ne nous l’a jamais proposé. Or le sommaire du CBD se bâtissait au gré des propositions qui nous parvenaient. Il n’y avait pas de politique éditoriale à proprement parler... C’était une auberge espagnole et œcuménique, nous n’étions pas axés sur une période particulière, sur un pays ou un style particulier, ce qui nous rendait singuliers. La plupart des chercheurs en BD de l’époque nous ont livré des articles, nous étions un lieu de rencontres. Ta première étude sur Töpffer a d’ailleurs paru dans le CBD. Comme compagnon de recherches bénévoles, nous avions Hop ! Nous avions tous beaucoup d’estime pour Louis Cance, pour sa modestie, pour la masse d’informations qu’il a apportées grâce à Hop !

Tu as fait partie, de 2000 à 2003, de la commission bande dessinée du Centre national des Lettres. Quel souvenir conserves-tu de cette expérience ?

C’était une commission sympathique composée de gens qui travaillaient honnêtement, sérieusement. Elle était présidée par André Juillard, à l’époque. Pendant très longtemps, cette commission a toujours compté en son sein un membre du Collectionneur de bandes dessinées. Lacassin, qui en avait été le premier président, avait dû faire venir Michel Denni. D’autres ont pris le relais : Bisceglia, Gaumer... Nous étions les personnes référentes pour les dossiers qui présentaient une dimension historique, patrimoniale. Je me souviens avoir défendu aussi le livre d’Harry Morgan Principes des littératures dessinées, que tu as publié à l’An 2. J’ai été frappé par le fait que les jeunes auteurs qui demandaient des bourses expliquaient souvent qu’ils allaient révolutionner la bande dessinée. Ils s’exprimaient comme si personne n’avait encore jamais rien fait, avec un manque de modestie assez criant.

Tu as été le traducteur de l’essai de Scott McCloud Understanding Comics, connu en France sous le titre L’Art invisible...

J’avais déjà traduit pour Vertige Graphic des poèmes de Kipling souvent inédits en français, pour lesquels Pratt avait réalisé des aquarelles. Quand ils ont décidé de traduire Scott McCloud, ils ont donc fait à nouveau appel à moi. Comme pour les poèmes de Kipling, il ne s’agissait pas d’un travail très facile. Il fallait bien connaître le vocabulaire de la bande dessinée, car un mot comme cartoon, par exemple, on ne sait comment le traduire. Il a plusieurs sens selon le contexte, et pose beaucoup de problèmes. Mais j’ai assez aimé traduire ça. J’ai modifié au passage quelques dates qui n’étaient pas tout à fait justes. Pour les volumes suivants, je n’avais pas le temps, et à ma demande Jean-Paul Jennequin a pris le relais.

Tu avais eu des échanges directs avec McCloud ?

Non, je l’ai rencontré pour la première et seule fois à Angoulême, après la sortie de son livre, lors du débat auquel il participait avec Benoît Peeters et toi, et dont j’étais le modérateur.

Terminons par le Collège de ’Pataphysique, dont tu es membre. Comment est-ce arrivé ?

Tout le monde peut en faire partie, il suffit de verser une « phynance ». Mais on n’est alors que membre de base, et dans le Collège il y a toute une hiérarchie. Mon père, en tant que cofondateur, en était l’un des « provéditeurs », ce qui est le plus haut grade. Je suis « protodataire », ce qui est un grade relativement élevé. Le Collège publie un bulletin tous les trois mois, qui étudie des tas de choses, puisque la ’Pataphysique est, selon Alfred Jarry, « la Science » ! Il m’est arrivé d’y collaborer. J’y ai raconté l’histoire de la Vache qui rit, dessinée par Benjamin Rabier et reprise par Alain Saint-Ogan pour des aventures au Paradis des animaux. Et j’ai coordonné tout un numéro sur Stanley Chapman, un ami pataphysicien, qui était notamment le traducteur en anglais de Vian et de Queneau. J’aime passer d’un monde à l’autre, comme je le faisais déjà dans ma petite enfance. Mais je pense qu’à un certain âge, il faut laisser la place aux jeunes, même si malheureusement, en ce qui concerne l’histoire de la bande dessinée, je ne vois guère de relève sérieuse, seulement quelques universitaires qui travaillent sur des points très précis. Je songe donc à arrêter mes activités sur la bande dessinée avec la sortie du dernier album de Pat’Apouf, prévue pour avril 2020, soit exactement quarante ans après la parution de mon premier article sur Gervy dans Le Collectionneur de bandes dessinées : la boucle serait ainsi bouclée !

Propos recueillis au domicile de Dominique Petitfaux le 8 décembre 2017.

[1] Le catalogue encyclopédique Trésors de la bande dessinée, qui porte les initiales de ses créateurs, Béra, Denni et Mellot.