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les « je » et le jeu

Erwin Dejasse

[Janvier 2018]

Rares sont les œuvres qui ne sont pas le fruit d’un processus collectif. Le recours à des assistants est une pratique courante dans le domaine des arts plastique, la musique n’existe pas sans son exécution par un groupe de musiciens plus ou moins nombreux, alors que le cinéma requiert des intervenants multiples. Plus largement, un créateur est presque toujours en interaction avec des tiers qui à des degrés divers auront un impact sur le résultat final. Pourtant, les réalisations artistiques sont généralement envisagées par le biais de leur fonction auctoriale : ces apports multiples tendent à s’effacer derrière l’expression spécifique d’un auteur, celui qui in fine appose sa signature sur le résultat final.

La bande dessinée de grande diffusion, elle, se présente plus que jamais aujourd’hui comme le produit d’une entité bicéphale, exprimée par la double signature du dessinateur et du scénariste. À l’inverse, les éditeurs alternatifs ont, depuis le début des années 1990, réactivé la fonction auctoriale en revendiquant l’inaliénable singularité du créateur. Si les œuvres réalisées en binôme ne sont pas absentes de leur catalogue, la collaboration y prend souvent d’autres formes que la stricte division des tâches entre dessinateur et scénariste. Publiés pour l’essentiel par le Frémok et L’Association, les livres de Dominique Goblet participent pleinement à l’entreprise de questionnement des codes et de recherche de nouveaux possibles qui anime la bande dessinée alternative. Depuis ses tout-débuts, son œuvre n’a pas cessé de se redéfinir ; cette redéfinition se faisant, le cas échéant, par le truchement d’un alter ego avec lequel elle partage le processus de création.

Les choix des co-auteurs paraissent à priori surprenants : Guy Marc Hinant – son compagnon, poète, réalisateurs de documentaires et fondateur du label de musique expérimental Sub Rosa –, Nikita Fossoul – sa fille, qui n’avait que six ans lorsqu’a débuté la réalisation de Chronographie [1] – ou Dominique Théâte – actif au sein d’un lieu de création destiné aux artistes porteurs d’un handicap mental. Aucune de ces trois personnes n’avait de véritable expérience dans le domaine de la bande dessinée avant que la collaboration ne débute. Quant à Kai Pfeiffer et Stéphane Blanquet – avec lequel elle a entamé un projet demeuré à ce jour inachevé – s’ils sont effectivement connus comme créateurs de bande dessinée, leurs sensibilités et leurs esthétiques respectives semblent bien éloignées de celles de Dominique Goblet. La confrontation avec une poétique résolument différente de la sienne l’oblige de facto à « se mettre en danger », à se réinventer bien davantage que si la collaboration impliquait une œuvre similaire en termes de traitements graphiques, de modes de narration ou d’arsenaux thématiques.


C’est le plus souvent l’histoire – entendue comme une succession de péripéties – qui est privilégiée dès lors que la collaboration s’envisage dans une logique de subdivision entre le scénario et le dessin, au risque que ce dernier soit réduit à une fonction quasi utilitaire. Aux antipodes de cette démarche, Kai Pfeiffer affirme à propos de Plus si entente [2] : « Cette idée de tout scénariser avant de dessiner est très courante, c’est même comme cela qu’on s’y prend dans la plupart des bandes dessinées classiques. […] Mais ce serait beaucoup trop ennuyeux pour nous [3] ! » Guy Marc Hinant, qui signe la postface du volume, note de son côté : « Avant même de commencer la partie, c’est la beauté simple du jeu. » Si la signature de Dominique Goblet n’apparait dans aucun volume de l’Ouvroir de bande dessinée potentielle, ses réalisations partagent avec celui-ci une approche résolument ludique, portée dans certains cas par des contraintes auto-imposées, fixées dès avant la mise en œuvre du projet. Pour Chronographie, l’auteure et sa fille se sont dessinée l’une l’autre toutes les deux semaines pendant dix ans. Plus si entente reprend ce principe de « ping-pong créatif » mais, cette fois, les deux membres du binôme s’interpellent et se répondent en s’échangeant par courriel des planches, divisées en quatre vignettes identiques, explorant la thématique des rencontres amoureuses sur internet. Il existe une corrélation étroite entre le sujet et le processus de création fondé lui-aussi sur une logique d’échanges réciproques. Aux dires des auteurs, « la plus grande partie de cette histoire s’est écrite au fil de la plume, sans scénario ni projet préalable [4]… » S’ils avouent avoir tout de même dû élaborer en cours de route des « chevilles de scénario » pour assurer une cohérence narrative à l’ensemble, la plupart des personnages et l’essentiel de l’écheveau relationnel qui les relie sont apparus de manière quasi organique ; ils usent de formules telles que « la réponse est venue toute seule » ou « les images créaient le récit [5] ». Déjà, dans le texte qui introduit Souvenir d’une journée parfaite [6], Dominique Goblet écrit : « Le reste n’est que concordance et magie » – après avoir évoqué un épisode autobiographique qui a nourrit cette bande dessinée en partie écrite avec Guy Marc Hinant. Contrairement aux usages habituels, les créateurs n’apparaissent plus comme des démiurges capables de décider à tout moment des voies qu’empruntera la fiction. La question que semble se poser les co-auteurs n’est plus « Quelle histoire raconter ? » mais « Quel récit pourra émerger à partir de la "matière" de nos échanges ? »

Dominique Goblet et Kai Pfeiffer, planche extraite de Plus si entente.

Dans Plus si entente, on peut lire, émanant du personnage féminin : « Mais non enfin !!! Ça n’a rien à voir avec la "NARRATION"… Ce que je voudrais c’est disons une heu …"matrice générative" [7]. » En biologie, la matrice est l’« organe de l’appareil générateur de la femme et des mammifères femelles […] destiné à contenir l’embryon et le fœtus jusqu’à son complet développement » et, par extension, un « milieu où quelque chose prend racine, se développe, se produit [8]. » « Matrice générative » est dès lors une expression quasi pléonastique qui définit parfaitement l’idée d’une « matière », issue des échanges réciproques entre les deux membres du binôme, à partir de laquelle va naître un contenu fictionnel.

Cette bande dessinée contient d’autres passage qui renvoient au processus de mise en œuvre : « […] ce n’est pas pour les esprits conventionnels qui se laissent enchaîner par une histoire “bien préparée” faite “d’après les règles”. Moi j’attaque la narration ET EN MÊME TEMPS sa déconstruction TOUT LIBREMENT [9]. » À l’instar des écrivains associés au nouveau roman, les auteurs introduisent au sein-même de l’œuvre une réflexion sur les conditions de sa réalisation. Ils pourraient faire leur la formule de Jean Ricardou : « Le récit n’est plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture [10]. » Des similitudes avec le nouveau roman apparaissent aussi dans les propos de Dominique Goblet lorsqu’elle affirme : « Pour qu’un tel livre puisse exister, il faut que le lecteur réponde à cette proposition de lecture, qu’il ait envie de jouer [11]. » Pareille démarche est une invitation lancée au lecteur pour qu’il prenne un rôle actif, qu’il ne soit plus un simple consommateur de la fiction mais s’investisse dans le processus de création.

Dominique Goblet et Kai Pfeiffer, planche extraite de Plus si entente.

Construire une œuvre sur la base d’une « matrice générative » demande nécessairement du temps. Les différents éléments potentiellement générateurs de fiction que chacun apporte doivent demeurer en gestation jusqu’à ce que, in fine, la structure narrative émerge enfin. On retrouve une méthode de travail assez similaire chez un certain nombre de binômes pour qui la collaboration relève de l’osmose créative plutôt que de la stricte répartition des rôles entre dessinateur et scénariste. José Muñoz et Carlos Sampayo expliquent que la mise en œuvre de leurs bandes dessinées implique des échanges très nombreux, des allers-retours incessants. Muñoz note : « Nous arrivons toujours avec des idées, des trouvailles, du matériau à l’état brut [12]… » Sampayo affirme quant à lui : « C’est un thème qui nous amènera à un accord, et à partir de ce moment, la façon dont nous lui donnons forme traduit notre relation. Jamais l’un de nous ne propose une idée que l’autre réalise ensuite. Dans notre cas, tout est toujours le produit d’une ou plusieurs conversations [13]. » Parlant de sa collaboration avec le scénariste Philippe de Pierpont, Éric Lambé décrit un processus assez comparable qui implique, ici aussi, la constitution d’une « matrice générative » : « Il y a un point de départ qui est assez simple, on discute d’abord vaguement de ce j’ai envie de dessiner, des idées, des émotions que j’ai envie de traiter. Ensuite, Philippe me propose des morceaux de scénarios, des situations, des personnages, des motifs… Le danger qui guette à ce moment-là, c’est d’illustrer un scénario ; ce que j’essaie de faire c’est autre chose, que je n’arrive pas à définir. Dans Paysage après la bataille, j’ai essayé de formuler tout ces motifs installés par Philippe jusqu’au moment où s’est créé un jeu poétique avec tous ces motifs. C’est toujours un très long travail qui prend plusieurs années [14]. »

Dominique Goblet s’avoue incapable de réaliser un livre rapidement : Faire semblant c’est mentir [15], Chronographie ou L’Amour dominical [16] – toujours en cours de réalisation à l’heure où s’écrivent ces lignes – sont le résultat d’un long processus étalé sur plus de dix ans. Cette approche exige un investissement personnel important qui, dans le cas d’œuvres à quatre mains, engage les deux co-auteurs dans une démarche d’apprivoisement réciproque. Même lorsque l’alter ego est son compagnon ou sa fille, la durée de réalisation est telle que la relation ne pourra qu’évoluer : être traversée par les aléas de l’existence, par le vieillissement, par l’évolution des rapports mutuels. Lorsque le projet trouve enfin sa conclusion, chacune des deux personnes n’est plus exactement la même que lorsqu’il a débuté. Si, dans Plus si entente, le processus de création est mis en abyme de façon claire et revendiquée, cette démarche se retrouve aussi dans la plupart de ses autres réalisations. Chez Dominique Goblet, la création d’une bande dessinée est aussi une aventure humaine. Les échanges et les émotions réciproques nourrissent la « matrice générative » et deviennent prégnantes au moment de la lecture : « Pour moi, il est important que l’on comprenne qu’il y a beaucoup de sensible, du vécu, du lien : de la famille et de l’interaction réelle [17]. »

« Au fond, les récits inventés sont encore notre vie intime », peut-on lire en introduction à Souvenir d’une journée parfaite. L’ouvrage s’ouvre et se conclut par de courts textes qui évoquent des lieux, des objets ou des faits issus du vécu de Dominique Goblet et qui ont nourri sa fiction. Elle affectionne ces motifs a priori anecdotiques, qui souvent « s’accrochent » à la fiction plutôt que de s’interconnecter avec d’autres éléments au sein de la trame narrative ; des motifs porteurs d’une valeur poétique intrinsèque, d’où le réel affleure : le garage de son grand-père, l’observation en compagnie de Guy Marc Hinant d’une nuée d’étourneaux dans le ciel de Bruxelles ou encore l’achat par ce dernier d’un livre sur les légumes.

Dominique avec Guy-Marc Hinant dans Faire semblant c’est mentir

Que le compagnon de Dominique Goblet soit aussi devenu son premier collaborateur apparaît somme toute logique compte tenu de l’intrication très forte entre le contenu des bandes dessinées et la vie de la créatrice. Après avoir rédigé quelques textes dans Souvenir d’une journée parfaite, Guy Marc Hinant a collaboré à Faire semblant c’est mentir et signé les commentaires paratextuels de plusieurs volumes. Premier lecteur, le co-auteur est aussi celui qui nourrit la « matrice générative » de son propre vécu. Les chapitres deux et quatre de Faire semblant c’est mentir, qu’il a coécrits, sont aussi ceux où il apparaît en tant que personnage.

S’agissant d’une œuvre à vocation autobiographique, elle invite à se demander « qui parle ? », « quelle est la nature du "je" à l’œuvre ? » Les séquences montrant les amants réunis alternent avec d’autres où seul l’un des deux personnages est présent. Le lecteur est placé dans une position instable ; il ne peut que s’interroger sur l’identité du narrateur, à moins qu’il n’ait affaire à un double « je ». Le traitement plastique, en revanche, est bien le fait de Dominique Goblet seule. Une double page décrit le couple dans un moment d’intimité. Une « strophe » [18], composée de douze minuscules cases de taille identiques, montre des fragments de l’anatomie de Dominique. À l’instar de Guido Crepax, le corps féminin est ici fétichisé, traduisant sans ambiguïté le désir charnel qui anime le personnage masculin. Dans le cas présent, le point de vue est indubitablement celui de Guy Marc, quand bien même celui-ci s’incarne à travers des formes issues de la main de la dessinatrice. Le lien d’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage, théorisé par Philippe Lejeune dans son essai canonique [19], est totalement rompu. Jan Baetens souligne que la médiagénie de bande dessinée lui permet d’introduire « de nouvelles distinctions qui vont toutes dans le sens d’une plus grande polyphonie de la parole narrative [20]. » Les passages de Faire semblant c’est mentir cosignés par Dominique Goblet et Guy Marc Hinant relèvent de l’autobiographie plurivoque renvoyant la question du « je » à son ambiguïté définitive. Pour paradoxale voire aberrante que puisse apparaître pareille démarche, elle n’en est pas moins vraie, ni plus fausse que n’importe quelle autre autobiographie. Retrouver l’exacte vérité d’une expérience passée est une entreprise perdue d’avance : « j’ai compris qu’en fait, il ne fallait pas raconter nos histoires, il fallait raconter le lien que tu as avec les gens au travers de ces histoires [21]. »

L’un des enjeux majeurs qui sous-tend la réalisation de Chronographie pourrait se résumer par la formule : « Comment raconter le lien en l’absence d’histoire ? » Comme Souvenir d’une journée parfaite, cette création radicale jusque dans la simplicité du dispositif distille des fragments d’expériences vécues. Ponctuellement, un ou plusieurs mots voire un texte très court s’ajoute à la succession des doubles portraits : « Réalisé à Paris », « Sur Bob Dylan "Desire" », « La chasse aux poux », « Maman fâchée », « Elle préfère penser que son chat est mort (plutôt que chez les voisins) », « Quand on regarde profondément tes yeux c’est très joli (quand on ne les regarde pas profondément c’est joli aussi) »… Si le sens de phrases comme « Winter Family l’anime divinement… » ou « Mais mourir c’est pas dangereux » échappera au lecteur, celles-ci rendent palpables l’intensité de la relation.


Quatre portraits de Dominique...
par sa fille Nikita (© L’Association)

Les portraits à la manière de Léon Spilliaert, James Ensor, Amanda Vähämäki ou Atak laissent deviner les livres que la mère et la fille ont eus entre les mains, voire qu’elles ont feuilletés ensemble. Le choix des techniques révèle d’autres interactions : Nikita Fossoul et Dominique Goblet se sont probablement échangé le crayon ou le pinceau qui a servi pour exécuter deux images en vis-à-vis, peut-être ont-elles réalisé ensemble le mélange des couleurs… En scrutant chaque page, l’œil repère des traces d’adhésif, une déchirure, la texture des différents papiers… L’absence d’histoire invite plus que jamais le lecteur/regardeur à se projeter dans le processus de création en tenter de repérer tout ce qui peut raconter l’histoire de ces dessins. Comme la collaboration avec Kai Pfeiffer l’avait mis en lumière de façon éloquente, l’œuvre traite à nouveau des conditions de sa propre réalisation. Toutefois, le modus operandi de Plus si entente implique que chacun puisse intervenir sur les dessins de l’autre au point que les deux graphies vont parfois jusqu’à fusionner. Ici, en revanche, chacune conserve jalousement son territoire d’expression. Pourtant, c’est bien dans le frottement produit par la rencontre de deux portraits que Chronographie exprime sa pleine singularité. Si l’idée selon laquelle « la véritable magie de la bande dessinée se situe entre les cases » est aujourd’hui largement remise en cause pour décrire les mécanismes à l’œuvre dans le tout-venant de la production [22], elle conserve paradoxalement toute sa pertinence appliquée à cette création totalement atypique.

À la différence des autres œuvres évoquées plus haut, Chronographie donne à voir le « matériau brut » directement né des interactions entres les deux partenaires. La contrainte de départ exigeant une séance de dessin toutes les deux semaines, l’œuvre s’est élaborée selon un rythme régulier. L’Amour dominical [23], au contraire, s’est construit de façon discontinue. La collaboration directe entre Dominique Goblet et Dominique Théâte [24] étant circonscrite aux périodes de résidence organisées à La « S » Grand Atelier, un laboratoire artistique destiné aux personnes porteuses d’un handicap mental situé dans les Ardennes belges [25]. Comme dans Plus si entente, la thématique de l’échange se retrouve dans le contenu fictionnel : les premières planches nées de la rencontre décrivent le combat homérique du célèbre catcheur Hulk Hogan et de la Femme à barbe, avant que les deux adversaires ne constatent qu’ils sont attiré l’un par l’autre et entament une liaison passionnée. Le ring apparaît rétrospectivement comme une métaphore, celle d’un lieu virtuel où les co-auteurs mutualisent la « matière » destinée à nourrir la « matrice générative ».

Dominique Goblet et Dominique Théâte,
« Hulk Hogan contre l’orthodontiste »,
dans Match de catch à Vielsalm, FRMK, 2009

Dominique Goblet se confronte ici à une poétique radicalement différente de la sienne. Dans les dessins qu’il réalise seul, Dominique Théâte se portraiture généralement en golden boy affichant tous les marqueurs de la réussite sociale. Ce fantasme de normalité s’accompagne toutefois d’un imaginaire foisonnant mêlant fascination pour le catch, chanteurs vedettes, folklore carnavalesque des Ardennes belges et quête insatiable de l’amour impossible ; autant de thématiques emblématiques qui se répètent de manière obsessionnelle. Ces dessins – qu’il désigne sous le vocable de « shémas » (sic) – sont souvent accompagnés de textes envahissants et répétitifs. Par exemple : « Shéma du véhicule que je désire posséder c.à.d de me l’acheter grâce au revenu espéré d’obtenir grâce à la commercialisation de mes shémas Mon souhait a toujours et demeurera éternellement de devenir dessinateur Voici l’affirmation avec laquelle se termine le texte expliquant mon shéma. » L’œuvre de Dominique Théate fait un usage abondant de l’autocommentaire. En cela, elle rejoint les bandes dessinées de Dominique Goblet, où la fiction met en jeu les conditions de sa propre élaboration.

Dominique Goblet et Dominique Théâte, « Hulk Hogan contre l’orthodontiste »

L’Amour dominical intègre aussi le « journal de bord » de Dominique Théâte. Ces centaines de pages tapées à l’ordinateur dépeignent un quotidien ritualisé ‒ l’auteur fait l’inventaire des vêtements qu’il portera le lendemain et décrit par le menu les activités au sein de l’institution qui l’héberge. Il y évoque des souvenirs d’enfance et d’adolescence tout en revenant régulièrement sur l’accident de moto fatal qui a provoqué son handicap. Le tout s’apparente à une quête mémorielle, comme une tentative pour rassembler les derniers reliefs d’une vie qui n’est plus la sienne. Dans le dernier chapitre, ce matériau brut est intégré tel quel dans les planches : les documents Word imprimés alternent avec des vues de paysages ardennais sans textes réalisées par Dominique Goblet. Ce faisant, elle n’a pas illustré le « journal de bord » mais l’a replacé dans le cadre qui l’a vu naître, tout en y imprimant la marque de sa subjectivité. Si, dans la première partie de l’ouvrage, les apports des deux créateurs étaient fusionnés, chacun retrouve in fine son propre territoire d’expression. Entamé sous le registre de la romance burlesque, L’Amour dominical se mue en une méditation sur les blessures de l’existence, sur « la création qui s’acharne sur la vie [26] ».

Erwin Dejasse

[1] Nikita Fossoul et Dominique Goblet, Chronographie, Paris : L’Association, 2010.

[2] Dominique Goblet et Kai Pfeiffer, Plus si entente, Bruxelles / Arles : Frémok/Actes Sud, 2014.

[3] Annabelle Dupret et Stéphane Beaujean, « Indissociables », Kaboom, No.8, février-avril 2015, p. 79.

[4Idem, p. 76.

[5Idem, pp. 77-78.

[6] Dominique Goblet, Souvenir d’une journée parfaite, Bruxelles : Fréon, 2001.

[7] Page 151.

[8Dictionnaire du Centre national des ressources textuelles et lexicales. URL : http://www.cnrtl.fr/definition/matrice

[9] Dominique Goblet et Kai Pfeiffer, op. cit., p. 141.

[10] Jean Ricardou, Pour une théorie du nouveau roman, Paris : Seuil, 1971, p. 32.

[11] Annabelle Dupret et Stéphane Beaujean, op. cit., p. 76.

[12] Goffredo Fofi, Conversations avec Muñoz et Sampayo, Bruxelles : Casterman, 2008, p. 119.

[13] Dominique Hérody, « José Muñoz – Carlos Sampayo. Récits croisés », 9e Art, No.3, janvier 1998, p. 33.

[14] Extrait d’une interview de Philippe de Pierpont et Éric Lambé retranscrit par mes soins. Émission « Radio Grand Papier » sur Radio Campus Bruxelles, 30 novembre 2016. URL : http://radio.grandpapier.org/Emission-du-30-novembre-2016

[15] Dominique Goblet, Faire semblant c’est mentir, Paris : L’Association, 2007.

[16] Dominique Goblet et Dominique Théâte, L’Amour dominical, Bruxelles : Frémok, à paraître en 2018.

[17] Annabelle Dupret et Stéphane Beaujean, op. cit., p. 80.

[18] Voir, à propos de la notion de « strophe », Thierry Groensteen, Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Paris : Presses universitaires de France, 2011, p. 162.

[19] Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris : Seuil, 1975.

[20] Jan Baetens, « Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites », Cahiers de narratologie, No.16, 2009. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/974?lang=it

[21] Xavier Guilbert, « Dominique Goblet », du9, juillet 2011. URL : http://www.du9.org/entretien/dominique-goblet

[22] Voir notamment Xavier Guilbert, « Décryptage », du9, mai 2009. URL : www.du9.org/humeur/decryptage

[23] Les premières planches sont parues dans l’ouvrage collectif Match de catch à Vielsalm, Bruxelles : Frémok, 2010.

[24] La galerie Christian Berst a publié un catalogue dans lequel figurent de nombreuses reproductions d’œuvres de l’artiste : Dominique Théâte : In the Mood for Love, Paris : Galerie Christian Berst, 2017.

[25] Le site de La « S » Grand Atelier : http://lasgrandatelier.be Voir également l’entretien avec Anne-Françoise Rouche, directrice artistique du centre : Alexandre Balcaen et Carmela Chergui, « Trouver l’équilibre », NeuvièmeArt2.0, janvier 2010. URL : « trouver l’équilibre » : entretien avec anne-françoise rouche

[26] Interview de Dominique Goblet : Kurt Snoeckx, « Uppercut de la Bd brute. Knock Outsider Komiks », Bruzz, No.1584, 22-28 septembre 2017, p. 14-15.