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comic book

Camille Baurin

Aux États-Unis, l’appellation « comic book » est traditionnellement utilisée pour désigner le format des bandes dessinées là où, dans les autres pays, elle renvoie à la production américaine en général. Même s’il est généralement associé aux seuls super-héros de DC et Marvel, le comic book couvre en réalité un spectre de créations beaucoup plus large, reflet d’une industrie qui, depuis son émergence, s’est distingué de ses homologues français ou japonais en créant ses propres codes.

[Novembre 2017]

Aux États-Unis, l’appellation « comic book » est traditionnellement utilisée pour désigner le format des bandes dessinées là où, dans les autres pays, elle renvoie à la production américaine en général. Même s’il est généralement associé aux seuls super-héros de DC et Marvel, le comic book couvre en réalité un spectre de créations beaucoup plus large, reflet d’une industrie qui, depuis son émergence, s’est distingué de ses homologues français ou japonais en créant ses propres codes.

Historiquement, la bande dessinée a émergé dans le continent nord-américain avec l’importation en 1842 des aventures du Monsieur Vieux-Bois de Rodolphe Töpffer, dans le supplément du Brother Jonathan. À sa suite, des artistes américains se sont mis eux aussi à publier leurs créations, à l’image de James A. et Donald F. Read (Journey to the Gold Diggins by Jeremiah Saddlebags, 1849) et de Philip Cozans (Adventures of Mr. Tom Plump, 1850). Née au sein des périodiques, la bande dessinée américaine tisse des liens étroits avec la presse, trouvant en elle un support d’édition idéal pour attirer un lectorat avide d’humour et de caricature. C’est ainsi que, de la fin du XIXe siècle au début du XXe, elle se développe grâce aux suppléments des revues et aux comic strips des journaux dominicaux, comme en témoignent les aventures truculentes du Yellow Kid et de Buster Brown (tous deux inventés par Richard Felton Outcault) ou les rêveries de Little Nemo (Winsor McCay).

New Comics No.1, New York,
National Allied Newspaper Syndicate, Inc.,
1935. Couverture de Vin Sullivan

Ce n’est que plus tard, dans les années 1930, qu’apparaît l’objet comic book dans son acception actuelle, c’est-à-dire un fascicule autonome proposant une bande dessinée inédite. Le titre New Comics (1935), composé de bandes dessinées d’aventure et d’humour, constitue en effet le premier ouvrage répondant à ces critères. Selon Jean-Paul Gabilliet, cette autonomie de la bande dessinée sous la forme du comic book s’est réalisée en trois temps : en premier lieu, les suppléments, gratuits, rééditaient des planches parues dans la presse ; peu à peu, ces derniers devinrent payants ; puis ils finirent enfin par fournir des bandes inédites.

Influencés par les pulps, magazines populaires illustrés proposant des récits de fiction relevant généralement de la littérature fantastique ou policière, mais aussi de la science-fiction ou du western, les auteurs inscrivirent progressivement les comics dans des lignes thématiques précises et marquèrent de fait une nouvelle étape dans l’essor de l’industrie, via l’élaboration de stratégies de fidélisation du public, telle que la récurrence des héros. Cette orientation des comic books en fit un terreau idéal pour la création de super-héros tels que Superman (dans Action Comics No.1, 1938) ou Batman (Detective Comics No.27, 1939) qui finirent de signer l’identité créative des comics.
Si le super-héros représente aujourd’hui la forme hégémonique de la production, celle-ci, dans ses premières décennies, relevait d’une création variée, pour un lectorat divers. Des années 1930 au années 1950, on put ainsi trouver dans les rayonnages une grande diversité de contenus. Ainsi, par exemple, les Funny Animals Comics, promus par Walt Disney et les frères Warner, qui mettaient en scène des personnages d’animaux dans un style cartoon, se répandirent dans les années 1940.

Walt Disney’s Comics and Stories
vol. 4 No.9, New York, Dell / K.K. Publications,
1944. Couverture de Walt Kelly

D’autres titres, en retraçant l’histoire des États-Unis et de ses pionniers (Pioneer Pictures Stories, Picture Stories from American History) ou en s’attelant à l’adaptation de classiques de la littérature, obéissaient à une visée pédagogique répondant aux craintes des parents concernant ce « mauvais genre » de la bande dessinée, si populaire auprès des plus jeunes. De l’autre côté du spectre, une production davantage à destination des adultes se développa également, au travers de récits de guerre (Military Comics, 1941) mais aussi, dans les années 1950, avec les crime et horror comics de l’éditeur EC Comics, à qui l’on doit notamment la série Tales from the Crypt (1950).
Les premières décennies du comic book virent donc se côtoyer bon nombre de personnages, des super-héros au bestiaire cartoonesque des funnies en passant par les cadavres en décomposition des bandes dessinées d’horreur ou les héros de faits divers des crime comics. De sorte que le qualificatif « comic » dans l’appellation comic book est quelque peu trompeur : si à ses débuts, la bande dessinée américaine fournissait effectivement des contenus essentiellement humoristiques, elle finit progressivement par aborder d’autres genres. Cette appellation réductrice ne jouait pas en sa faveur et pesait sur l’estime que lui portait le grand public. Dès les années 1940, cette mauvaise réputation apporta son lot de désagréments, favorisant par contrecoup l’hégémonie de la figure super-héroïque.

En effet, la création de Superman en 1938 mit en lumière l’existence d’un nouveau public aux pratiques inédites, celui de l’enfant qui, pour la première fois, se procurait des magazines en dehors de toute médiation adulte. Et de fait, si le lectorat des comics est assez varié, c’est sur cette tranche d’âge que se focalisèrent les principales critiques à l’encontre du médium. Les éditeurs tentèrent alors de redresser leur image en mettant en avant le caractère moral de leurs publications. Le contexte de la Seconde Guerre mondiale permit de viser parents et enfants en s’adaptant aux valeurs idéologiques de la famille, à travers le déploiement de discours propagandistes et un engagement en faveur de l’effort de guerre. En défendant la liberté et les valeurs des États-Unis, le super-héros apparut alors comme la figure idéale du patriotisme américain, tout en continuant de séduire les plus jeunes.

Pourtant, la vague de critiques prit encore plus d’importance dans l’après-guerre. Les détracteurs des comics dénonçaient leur mauvaise influence sur la conduite des plus jeunes. Ainsi par exemple du psychiatre Fredric Wertham et de son ouvrage particulièrement virulent, Seduction of the Innocent, qui parut en 1954, au moment le plus fort du mouvement, alors qu’au niveau politique s’organisait une commission du Sénat pour évaluer la dangerosité des comics policiers et fantastiques.
Pour contenir cette répression, les éditeurs spécialisés créèrent la « Comics Magazine Association of America » qui comptait parmi ses membres Jack Liebowitz et Martin Goodman, respectivement fondateurs de DC et Marvel. Cette association établit un ensemble de règles d’autorégulation visant à assurer la respectabilité des contenus éditoriaux, le « Comics Code », qui entra en vigueur en 1955 et resta en usage pendant plusieurs décennies. Comprenant un grand nombre d’entrées, le Code listait notamment les thèmes subversifs, comme la violence ou l’érotisme, à proscrire ou à traiter d’une certaine manière. Dès lors, les planches des comics étaient susceptibles d’être révisées et modifiées avant publication selon les directives de l’association. Les fascicules devaient porter en couverture un cachet d’approbation de la « Comics Code Authority » pour pouvoir être mis en vente.
En réaffirmant leur responsabilité vis-à-vis de la jeunesse, les éditeurs s’engageaient à mettre en scène des modèles de comportement idéaux. Le super-héros, en revoyant une image respectueuse de l’idéologie américaine dominante, était le plus à même de correspondre à ces critères. Aussi le Comics Code favorisa-t-il sa position dominante dans la production, ainsi que l’extinction de bon nombre d’éditeurs qui laissèrent à DC et Marvel une position hégémonique.

Tales from the Crypt No.23, New York, EC Comics, 1951.
Couverture de Al Feldstein

Dans l’évolution du comic book, un facteur déterminant est la prégnance de l’éditeur sur la création. En effet, tant DC que Marvel sont propriétaires des héros dont ils publient les aventures, ce qui occasionna un certain nombre de phénomènes particulièrement visibles à partir des années 1960, période qui vit l’avènement d’une deuxième génération de super-héros. Du côté de DC, l’instauration du Comics Code coïncida avec un regain d’intérêt pour ce genre, marqué notamment par le retour de Flash dans la revue Showcase (1956) et la popularité croissante des valeurs sûres du catalogue : Superman, Batman et Wonder Woman. Mais c’est Marvel qui, s’appuyant notamment sur la grande productivité de Jack Kirby et Stan Lee, lança entre 1961 à 1966 les aventures de nouveaux personnages appelés à devenir emblématiques, tels que les Fantastic Four, Thor, les Avengers, les X-Men ou encore Spider-Man, autant de héros dont les aventures perdurent aujourd’hui.
La principale stratégie de fidélisation mise en œuvre par les éditeurs, qui définit l’une des propriétés du genre, consiste à garantir le retour des personnages d’un numéro à l’autre en présentant leurs aventures tous les mois, sous la forme d’épisodes à suivre. Une autre caractéristique importante est le fait que les grands personnages, dès lors qu’ils appartiennent au même éditeur, peuvent se croiser dans différents titres, phénomène qui a conduit à l’instauration de cadres diégétiques communs à chacun des catalogues : les DC et Marvel Universes.
Les comics de super-héros répondent donc à une logique d’univers de fiction obéissant à une dynamique sérielle. Si la dissémination d’un même personnage dans différents titres existe depuis les origines (Superman, par exemple, est dès 1939 le héros d’Action Comics et de son propre comic, Superman), c’est avec la production Marvel des années 1960 que le phénomène s’établit à grande échelle. En effet, alors que, jusque-là, les mêmes personnages revenaient dans des épisodes clos sur eux-mêmes, Stan Lee et Jack Kirby, influencés par des feuilletons radiophoniques, commencèrent dès 1961 à décliner leurs récits sur plusieurs chapitres, laissant à chaque fois assez d’ouvertures narratives pour attirer le lecteur vers la livraison suivante.
À cette dynamique sérielle s’ajouta une conception accrue de l’indépendance du héros par rapport à son titre d’origine, notamment via le dispositif du crossover, qui permet de faire intervenir un personnage dans les aventures d’un autre. Si DC l’exploitait déjà en 1954 en regroupant les aventures de Batman et de Superman au sein du titre World’s Finest Comics, c’est bel et bien Marvel qui systématisa le procédé, introduisant régulièrement un super-héros comme guest star dans une autre série pour en stimuler les ventes, jusqu’à créer des équipes, tels les Avengers, dont les membres étaient issus de différentes séries. Aujourd’hui, le phénomène est tel que DC et Marvel mettent très régulièrement en avant des crossovers impliquant l’ensemble de leur catalogue. Ces derniers ont d’autant plus d’impact que, publiés sous forme de mini-séries autonomes, ils servent de matrice interagissant avec les titres traditionnels des éditeurs : ainsi le récent cycle intitulé Civil War II, chez Marvel, aura des conséquences sur les aventures classiques d’Iron Man, Captain America et consorts et finira, à son terme, par générer de nouveaux titres, tels que The Champions ou Infamous Iron Man. Le phénomène se vérifie également chez DC où le crossover The Final Days of Superman a permis la relance de l’ensemble des titres de l’éditeur sous la labellisation « DC Rebirth ».

Ces formes de sérialité reflètent donc une mécanique éditoriale qui tend à trouver un équilibre entre l’accessibilité des titres et leurs facultés d’innovation. De plus en plus complexes, elles jouent notamment sur un retour du genre super-héroïque sur sa propre histoire, au travers de reboots (« redémarrages »), de la création de mondes possibles et de la réactualisation d’univers fictionnels anciens. À travers un jeu d’influences avec la science-fiction, le genre super-héroïque est en effet l’instigateur de toute une sémantique prenant acte de l’évolution tentaculaire de ces univers diégétiques : issue, story-arc, run d’artiste ou encore relaunch, reboot et spin-off sont autant de termes qui permettent de définir les différentes unités d’une série et de mieux cerner les contours mouvants de ces mondes fictionnels.
La prédominance de l’éditeur sur la création a donc façonné l’évolution du genre et ses codes, allant jusqu’à générer un vocabulaire spécifique aux comics de super-héros et, plus généralement, à la bande dessinée mainstream. Le rapport entre édition et création offre sans doute la perspective idéale pour mesurer l’évolution du comic book au cours des XXe et XXIe siècles.

Le fait que les éditeurs soient propriétaires de leurs personnages implique une organisation collégiale propre à cette industrie. Relevant du modèle éditorial anglo-saxon, la structure de DC et Marvel distingue la fonction économique du publisher du travail de l’editor, chargé de superviser les travaux des artistes. C’est par exemple l’editor-in-chief qui décide du lancement de tel ou tel titre et qui choisit quelle équipe de créateurs va travailler dessus. Dans ce contexte, scénaristes et dessinateurs obéissent à une logique de work-for-hire, c’est-à-dire qu’ils louent leurs services en puisant dans un catalogue de personnages préexistants. Leur rôle décisionnaire est tout à fait relatif, puisqu’ils dépendent des orientations données par les éditeurs. Pour exemple, un scénariste ne peut décider de mettre en scène la mort d’un personnage sans l’accord de ces derniers. De même, ce n’est pas forcément lui qui sélectionne les dessinateurs avec lesquels il va travailler (et inversement). Ce fonctionnement permet de fait à l’éditeur d’avoir une certaine mainmise sur la création, d’autant plus que chaque étape (scénario, dessin, encrage, colorisation, etc.) est confiée à une personne différente.

La fragmentation du processus créatif, en mettant en avant la notion d’éditeur plutôt que celle d’auteur, s’est imposée dès les origines du comic book, alors que la plupart des illustrés résultaient de commandes faites à des ateliers de dessin. Cette dynamique favorisait l’anonymat du créateur : hormis une éventuelle signature glissée dans le coin d’un dessin, les artistes n’étaient pas crédités dans les pages des comics. Ce n’est qu’à partir des années 1950 que certains d’entre eux parvinrent à se faire connaître, en acceptant de signer des contrats d’exclusivité avec les éditeurs. En dépit de cette évolution, la logique de subordination des auteurs à leurs éditeurs perdure jusqu’à aujourd’hui, même si les créateurs bénéficient désormais d’une plus grande notoriété.

Zap Comix No.0, San Francisco, 1968. Couverture de Crumb

Ainsi, l’histoire de l’industrie du comic book est marquée par une conception floue de la notion d’auteur. Face à cette situation, les années 1960 ont vu la production se diviser un deux : d’un côté, les super-héros et la bande dessinée mainstream largement contrôlés par les éditeurs, de l’autre, l’essor d’une création indépendante reflétant la volonté émancipatrice des artistes. Cette revendication intervint dans le contexte particulier du mouvement underground qui relevait d’un esprit de contestation idéologique et prônait la liberté des créateurs, en réaction aux politiques éditoriales de DC et Marvel. Un certain sens de la provocation s’y exprimait, via, notamment, la mise en scène d’une sexualité débridée ou la prise de psychotropes, en résistance aux contraintes du Comics Code. Les comics underground, ou comix, furent tout d’abord distribués à compte d’auteur, à l’image de la revue Zap Comix que Robert Crumb, son créateur, vendit lui-même dans la rue. Puis progressivement, ils s’inscrivirent dans le circuit de maisons d’édition indépendantes. La production des comic books entra alors dans une logique de creator-driven (« commandé par l’auteur »), en opposition à celle du genre-driven qui guidait en parallèle la création grand-public. L’essor des comix et des éditeurs indépendants donna naissance à la bande dessinée d’auteur telle qu’on la connaît actuellement, avec des auteurs comme Art Spiegelman, Charles Burns ou Chris Ware qui explorent d’autres genres que les super-héros en développant notamment des récits intimistes, voire autobiographiques, et dans d’autres formats non standards (la revue d’auteur, le roman graphique).
Mais, même du côté des justiciers masqués, le mouvement underground eut des répercussions : l’attachement porté aux auteurs plutôt qu’aux seuls personnages leur permit en effet d’aborder des thèmes plus subversifs et de remettre en cause l’idéologie qui avait toujours été l’implicite cadre de référence des aventures. Le caractère outrancier de la contre-culture inspira un discours de protestation perceptible notamment dans les aventures de Green Lantern et Green Arrow par Neal Adams et Dennis O’Neil ou encore dans les Watchmen d’Alan Moore et Dave Gibbons et le Dark Knight Returns de Frank Miller. En conciliant esprit provocateur et production grand public, les auteurs mirent au jour une interaction qui perdure encore aujourd’hui, notamment dans la production d’éditeurs indépendants tels qu’Image, Dark Horse ou l’ancien studio Wildstorm. La bande dessinée indépendante a également permis l’instauration, au sein du comic book mainstream, d’une logique de creator-owned qui garantit aux auteurs la conservation de leurs droits sur leurs personnages. Si elle a d’emblée été de mise pour des éditeurs comme Image ou Dynamite, elle a également été intégrée au fonctionnement de DC et Marvel, via leurs labels « Vertigo » et « Marvel Icon ».

Mais, si la reconnaissance du créateur s’explique par l’essor des éditeurs indépendants, elle se justifie également par l’évolution du lectorat et la naissance d’une légitimation critique des comics.
Le développement de la bande dessinée indépendante constitue en effet un signe évident de la maturation du public, capable désormais de s’attacher au travail d’un auteur et non plus seulement aux personnages. Aussi le lectorat ado-adulte, cible privilégiée des éditeurs alternatifs, devint également la tranche à conquérir pour DC et Marvel, à travers la création de super-héros adolescents comme Spider-Man ou les X-Men, l’intégration d’un discours plus social en phase les préoccupations des étudiants lors de la Guerre Froide, ou encore l’assouplissement progressif du Comic Code jusqu’à sa dissolution en 2011. La parution en 1986 de The Dark Knight Returns et Watchmen, ouvrages épais impliquant une lecture de longue durée, fut la preuve que les comics s’adressaient désormais à un lectorat plus mûr, en demande d’autres formes de création que le simple fascicule vendu en presse. Leur succès a permis à la bande dessinée américaine d’obtenir une nouvelle reconnaissance critique, comme le montrent, entre autres, l’attribution en 1992 du prix Pulitzer au Maus d’Art Spiegelman ou la création des Eisner Awards qui récompensent depuis 1988 les meilleures œuvres parues dans l’année.
Popularisé par Will Eisner, le graphic novel (ou « roman graphique ») non seulement témoigne du fait que la bande dessinée peut impliquer une lecture de longue durée mais revendique aussi, par ce nom même, sa légitimité esthétique. Son essor eut des conséquences certaines sur le comic book, les éditeurs prenant de plus en plus l’habitude de publier des histoires sur plusieurs épisodes afin de faciliter une réédition de l’ensemble sous la forme d’album (ou trade paperback). Disponibles en librairie au même rayon que les graphic novels, ces derniers assurent une plus grande visibilité aux comics mainstream et participent ainsi de leur inscription dans une culture geek de plus en plus assumée par les consommateurs.

De la fantasy à l’informatique en passant par la bande dessinée, les mangas ou les super-héros, la culture geek embrasse une variété de sujets ayant généralement trait à l’évasion et à l’imaginaire. Dans cette logique, les éditeurs de comics ont pris acte de leur appartenance à cette industrie plus large du divertissement : ainsi, DC et Marvel, respectivement filiales de Warner et Disney, travaillent à la dissémination du genre super-héroïque dans différents médias, que ce soit les films, les jeux vidéo ou les dessins animés. Par ailleurs, Marvel s’est attelé depuis peu à l’adaptation en comics de l’univers de Star Wars.
Cette culture de la convergence, si elle contribue à la popularité croissante des super-héros, souligne en même temps le paradoxe auquel le comic book est actuellement confronté : en effet, un illustré ne se vend plus aujourd’hui qu’à une centaine de milliers d’exemplaires, là où, vingt ans auparavant, il pouvait atteindre le million de lecteurs. Si, pour répondre à cette problématique, les éditeurs ont tout d’abord favorisé une plus grande accessibilité des titres, on assiste à l’inverse, depuis quelques années, à une complexification des récits marquée par un usage généralisé du reboot, de la réécriture subversive et d’une intertextualité massive. Des auteurs comme Grant Morrison (Batman, All Star Superman), Jonathan Hickman (Avengers, Secret Wars) ou encore Brian Vaughan (Ex Machina, Saga) sont ainsi porteurs d’un métadiscours de plus en plus systématique qui, en laissant entrevoir les nouvelles stratégies des éditeurs ainsi que leur nouveau cœur de cible, permet de réévaluer la place de la bande dessinée dans ce paysage transmédiatique.
Partant du constat que les comics ne sont plus considérés comme un médium de masse, ces politiques éditoriales peuvent en effet être perçues comme une manière de revendiquer l’évolution d’un marché désormais fondé sur les fans, c’est-à-dire des consommateurs actifs qui, selon les termes de David Peyron, « s’approprie[nt] des objets pour leur donner un sens individuel et collectif ». De la simple lecture à la constitution de véritables collections ou à la participation aux conventions, la pratique de ces lecteurs est évidemment diverse. Cependant, tous ont en commun de participer activement à la production de leur objet de prédilection, que ce soit à travers les forums, la rédaction de fan fiction ou la participation aux cosplay. La réflexivité, telle qu’elle est exploitée dans les comics, participe en outre à une culture du détail et de la référence qui, toujours selon Peyron, « permet à chacun de se singulariser grâce à son érudition et son expertise ».

Wonder Woman No.184, New York, DC Comics, 2002. Couverture de Adam Hugues

Il s’agit peut-être d’une réponse à la banalisation de la culture geek (et donc à sa dénaturation ?) dans la société. La popularité des films de super-héros aurait, dans cette hypothèse, favorisé un reclassement élitiste du comic book, via l’omniprésence d’un métadiscours uniquement accessible au lecteur-fan et dont l’objectif serait de réaffirmer sa nature de produit contre-culturel. Cette stratégie serait une manière renouer avec les racines du comic book, tant d’un point de vue narratif que culturel, en faisant retour sur son appréciation au fil des décennies et en utilisant la réputation de mauvais genre dont il a longtemps été victime pour le revendiquer aujourd’hui comme élément d’une sub-culture expérimentale.

Camille Baurin

Bibliographie

Gabilliet, Jean-Paul, Des comics et des hommes : histoire culturelle des comic books aux États-Unis, Nantes, éditions du Temps, 2005. /Jenkins, Henry, La Culture de la convergence : des médias au transmédia, Paris, Armand Colin, 2013. / Jennequin, Jean-Paul, Histoire du comic book, 1 : des origines à 1954, Paris, Vertige Graphic, 2002. / ̶ , « comic book : le feuilleton à géométrie variable », Neuvième Art, No.15, janvier 2009, p.150-155. /Ndalianis, Angela, The Contemporary Comic Book Superhero, Londres / New York, Routledge, 2009. / Nyberg, Amy Kiste, Seal of approval : the history of comics code, Jackson, University Press of Mississippi, 1998. / Peyron, David, Culture geek, Limoges, Fyp éditions, 2013. / Wright, Bradford, Comic Book Nation : The Transformation of Youth Culture in America, Baltimore / Londres, The John Hopkins University Press, 2001.

Corrélats

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