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les mères sans enfant de claire bretécher :
la maternité en question au seuil des années 1980

Annie Conèthe

[Novembre 2017]

En 1982, Claire Bretécher publie Les Mères, un album autoédité réunissant des planches initialement parues dans Le Nouvel Observateur. Dans cette œuvre, elle s’attaque au sujet de la grossesse, état de femme habituellement peu traité dans les arts visuels et auquel elle réserve un traitement particulier.

D’entrée de jeu, la couverture annonce la couleur. Sous le titre « les mères », écrit en minuscules rose, une femme en salopette tourne le dos au lecteur, de trois quarts, laissant paraître, pour tous signes distinctifs, un sein saillant et un ventre rond, dont les couleurs complémentaires (jaune moutarde et violet) attirent l’œil d’autant plus. La représentation de cette femme enceinte, qui s’expose fortement au regard tout en s’y dérobant, se trouve au seuil d’une série d’histoires courtes qui prennent à rebours l’idéalisation de la maternité et s’attaquent à certains lieux communs pour mieux les tourner en dérision. Il n’est nullement question, dans cet album, de la relation entre la mère et l’enfant, ni même de la grossesse comme expérience corporelle. De la fécondation à l’accouchement, ce sont les configurations narratives engagées par la grossesse et ce qu’elles nous disent de la société française du début des années 1980 que l’auteure se propose d’explorer.

À cette époque, la France entame une période de décroissance qui entraîne chômage et inflation. La soumission accrue aux lois du marché porte de plus en plus préjudice à la classe ouvrière. Subrepticement, de nouvelles exigences de transformation et d’adaptation s’imposent à l’ensemble de la population active et se diffusent jusque dans le discours. Comme le rappelle Rose-Marie Lagrave dans Histoire des femmes en Occident (vol. V, p. 610), « la division sexuelle devient un des leviers de la flexibilité du travail » et la mise en rivalité des femmes avec les hommes réduit la liberté économique des premières, moins de dix ans après que Simone Veil a fait voter la libéralisation de la contraception (28 juin 1974) et la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (17 janvier 1975).

© Éditions Dargaud

Cette évolution sociale et politique et l’éventuelle levée de l’oppression biologique et économique des femmes, qui ont alimenté les débats féministes des années 1970, font entendre leurs échos tout au long des Mères. Bretécher envisage ainsi la grossesse comme un moment de transition, parfois de rupture, souvent de reconfiguration, qui vient bouleverser en profondeur le système des relations sociales et déplacer l’équilibre qui prévalait jusqu’alors. Au singulier, la grossesse ne cesse de confronter le personnage féminin à la question de son état : elle se demande comment elle peut y accéder ; comment elle peut l’appréhender et notamment le concilier avec ses autres états de femme (épouse, fille, employée) ; comment cet état la fait entrer de fait dans un nouveau système de relations, de privilèges et d’empêchements, que l’auteure se plaît à inventorier. Au pluriel, la grossesse fait tomber le personnage féminin dans l’espace public, en la soumettant aux regards et aux jugements de tous. En d’autres termes, elle active un puissant et féroce système de représentations sociales et se présente, à ce titre et sous la plume de Bretécher, comme une matière narrative extrêmement féconde : par son entremise, le personnage féminin devient un objet de récit, de discours et de représentation particulièrement symptomatique et jubilatoire.

La maman et la putain

On le sait bien, notre tradition iconographique occidentale fut très friande de représentations de la maternité, à travers le motif de la mère à l’enfant. Pourtant, que ce soit sur la couverture ou dans la quarantaine de saynètes qui composent l’ensemble de l’album, on ne trouve aucune mère avec son enfant, et même presque pas d’enfant du tout. De rares exceptions confirment la règle : dans « Bernard et René », le bébé est un objet balloté entre les deux parents et devient du même coup l’enjeu de ce qui semblait être une libération des mœurs ; dans « Guili-Guili », il est le simple facteur de la régression des deux personnages féminins ; dans « Court-métrage » surtout, le jeune père, tout affairé à filmer l’accouchement de sa femme, en oublie même de poser l’œil sur son nouveau né. Rappelons que dans les années 1970, la grossesse a fait l’objet d’une idéalisation croissante en raison de la survalorisation de l’enfant en général. Rien de tel, donc, dans cet album, comme l’indique déjà la couverture.

Par le subtil écart entre le titre et le dessin, Bretécher s’attaque d’emblée au poncif de l’opposition de la grossesse à la maternité dont nous avons largement hérité. Pour résumer à gros traits ces éléments bien connus de la tradition chrétienne, la grossesse entre en contradiction avec l’idéal catholique qui valorise la chasteté. En tant que produit d’un rapport sexuel, elle jette la honte sur le corps féminin, et la main de la femme en couverture, posée sous son ventre et s’approchant de son sexe, est là pour nous le rappeler. De ce point de vue, elle constitue par définition un état embarrassant (notons que « grossesse » se dit embarazo en espagnol) que l’on a voulu dissimuler pendant des siècles, que ce soit dans l’espace public, les femmes cachant le plus possible leur ventre rond, ou dans celui des représentations. Sur ce point, on sait que la figure de la vierge parturiente est parvenue à jeter sur cet antagonisme un voile aussi sublimé qu’inatteignable et donc culpabilisant [1].

Bretécher, Les Mères, « Marylène » © Éditions Dargaud

Bretécher va plus loin et explore ce poncif à plusieurs reprises dans l’album, proposant des variations autour du thème bien connu de « la maman et la putain ». Dans « Marylène », une femme enceinte avachie sur son canapé égrène les grandes lignes de son passé. Quand elle faisait les quatre cents coups (elle est baroudeuse, entrepreneuse, séductrice, oratrice), tout le monde la jugeait sévèrement (« pute », « pas un comportement féminin », « instable », « arriviste », « en manque », « aigrie »). Mais bientôt, elle mettra au monde un enfant et nul n’osera plus la juger. Adhérant au principe biblique selon lequel toute femme sera sauvée en devenant mère, le discours de Marylène suit ce même mouvement de rachat, en allant de l’opprobre publique à la future respectabilité et en passant par le chapelet de clichés antiféministes qui taxent la femme d’instable psychologiquement lorsqu’elle ne correspond pas au modèle de féminité imposé par le patriarcat. Calé entre les accoudoirs de son fauteuil, le corps de Marylène s’enfonce de plus en plus dans ce qui semble n’être plus qu’une zone d’attente, entre passé (de pécheresse) et futur (de mère).

Mais ce mouvement d’enlisement se poursuit, jusqu’à produire des notes discordantes. Progressivement, la tête du personnage disparaît derrière ses seins et son ventre, mis en valeur par ses bras et ses jambes écartés. Le discours semble jaillir de son ventre et de son sexe, qui est précisément celui par lequel le scandale arrive (« j’ai été dépucelée la première de ma classe […], tout le monde m’a traitée de pute ») et par lequel elle sera sauvée, puisque l’enfant à naître lui conférera enfin le rôle que la société attend d’elle : « dans trois mois je suis inattaquable ». Cette injonction sociale est ici tellement puissante qu’elle l’emporte sur le tabou de l’inceste, révélé dans le dernier strip : Marylène est enceinte du fils aîné de sa nièce. Ainsi, le sexe des femmes – ce qu’elles en font, ce qui en rentre et ce qui en sort – reste soumis au regard de la société et devient le lieu paradoxal où se rencontrent vertu et immoralité.

Une autre saynète, « Playmate », au comique sans doute moins scabreux, décline la même antinomie sous le topos de l’artiste et son modèle. Un homme veut faire une série de photographies de sa femme enceinte et lui demande de prendre la pose : « plus doux, plus tendre… » ; « plus intériorisé, plus rêveur, plus mère ». En réponse, sa compagne adopte des poses toutes plus sexy les unes que les autres et se trouve systématiquement rappelée à l’ordre. L’écart se creuse entre l’assertion « tu es mère », répétée par l’homme soucieux d’assigner à sa femme une nouvelle identité, et le refus de cette dernière de faire mère et de se reconnaître dans cette identité. Entre les deux personnages vient se glisser un accessoire, l’appareil photo, instrument phallique symbolisant le regard de l’homme, son imaginaire et sa domination. C’est lui, en effet, qui pose son regard sur le monde, qui impose ses projections et cherche à les reconduire en prenant des photos. Ne tente-t-il pas d’ailleurs, au tout début de l’histoire, de faire passer la pilule en vaselinant l’objectif ?

Bretécher, Les Mères, « Playmate » © Éditions Dargaud

Toutes les poses adoptées par le personnage féminin renvoient à la représentation ultracodée de la femme dans les médias, qu’elle soit érotique ou romantique, que ce soit dans la publicité, la pornographie ou même la peinture (songeons aux scènes picturales de la femme au bain – nous recroiserons une autre Bethsabée dans l’album – ou de la femme à la fenêtre). Ici, la sobriété du style et de la mise en page met particulièrement en évidence les échecs de la communication et le rythme de la déception. L’homme et la femme se trouvent coincés dans deux imaginaires aussi préfabriqués et antithétiques que parfaitement hermétiques. Même toutes faites, les représentations mentales ne sont décidément jamais synchrones. Cependant, la confrontation des fantasmes n’est possible qu’aussi longtemps que la femme se tait. Dès que celle ci prend la parole, la reprend même, pour mieux recadrer son conjoint (« Écoute Neunœil »), le rapport de force qui s’était installé s’effondre aussitôt. Ce retour au réel est particulièrement sensible grâce au traitement graphique de la planche, qui semble construite comme un édifice, notamment grâce au noir du canapé. Ainsi, si Bretécher joue dans « Playmate » avec la fameuse injonction « Sois belle et tais-toi », elle nous fait voir au passage le lien de cause à effet implicite : « Tais-toi pour être belle ».

D’un point de vue narratif, il n’existe qu’une petite configuration d’états possibles de femmes enceintes : grossesse désirée ou non désirée ; grossesse légitime ou illégitime, assumée ou cachée ; présence, absence ou fuite du père. L’auteure cherche moins à les décliner à l’infini qu’à examiner ce que la grossesse vient bousculer dans un stock finalement réduit de représentations et de rôles féminins assignés par la société. Autrement dit, il s’agit, dans Les Mères, de venir taper dans la fourmilière de nos imaginaires plus ou moins figés, et cela encore une fois dans la continuité des mouvements féministes des années 1970. Effectivement, le droit de contrôler la fécondité a permis aux femmes de dissocier sexualité et procréation, féminité et maternité. Or, cette dissociation, que l’on a voulu synonyme d’émancipation et de liberté individuelle, n’est pas toujours facile à assumer et devient surtout synonyme d’une ambivalence qui court dans les planches de Bretécher.

Sales types et mauvais genre

Ainsi, Bretécher revisite les clichés les plus éculés de notre imaginaire commun, qu’il s’agisse des beaux seins de la femme enceinte (« Gina »), de ses angoisses existentielles (« Ernestine », « Ophélie »), de son appétit sexuel (« Rencontre », « Marie-Salope »), ou encore des stéréotypes du discours antiféministe (« Marylène ») et féministe (« Tous des salauds »). Parmi ces clichés, il en est un qui traverse tout l’album et nous semble particulièrement riche de sens : celui du corps lourd et maladroit de la femme enceinte. Dans de nombreuses histoires, le personnage féminin, souvent représenté comme avachi (dans son canapé, dans son bain ou dans son lit), voit se réduire sa liberté de mouvement et d’action. Son corps devient inapte au monde de l’entreprise (« Nos carrières ») et plus largement au monde moderne. Dans « La grosse » et l’illustration qui suit, la femme enceinte doit renoncer à prendre le volant et peine à prendre l’avion. Son corps semble tout à fait déplacé dans ces habitacles et ces décors voués à un déplacement toujours plus optimal. Dès lors, le personnage féminin de Bretécher se voit contraint de littéralement se contorsionner, précisément à une époque où la flexibilité est plus que jamais de mise (temps partiel, intérim, CDD, sous traitance…) mais continue de concerner essentiellement les femmes [2]. Comme dans la tradition burlesque, le combat est perdu d’avance entre le corps humain et celui de la machine qui le comprime ou qui l’expulse. En outre, non seulement encombrée, la femme enceinte se fait parfois encombrante, quand elle tente avec plus ou moins de succès de se servir de son état pour attirer l’attention de l’homme ou le retenir à son tour à la maison (« Linda », « The mères », « Black Street »). Ainsi, dans plusieurs récits (« Tous des salauds », « Pompon », « Bernard et René », « La sousoupe »), la grossesse s’oppose à la mobilité des hommes, ou d’autres femmes.

Bretécher, Les Mères, « La Grosse » © Éditions Dargaud

À une époque où la technique est mise au service de moyens de transport de plus en plus rapides (la première ligne de TGV est ouverte en 1981), la grossesse impose à la femme son espace et sa temporalité incompressibles. À travers son style bien connu – épaules affaissées, regard cerné –, Bretécher souligne ces oppositions et conteste les normes d’élancement et les silhouettes féminines mobiles et réactives qui s’imposent dans la presse des années 1970 et plus encore des années 1980. Car le temps du féminisme s’est accompagné d’une pression implicite supplémentaire et souvent pleinement intériorisée : pour s’affranchir, le corps féminin doit être mince, tonique, délié. Enceinte, le personnage de Bretécher se voit rattrapé par son corps, subissant le « retour de bâton » identifié par Susan Faludi dans les années 1980 : « Le corps […] a permis de rattraper par les bretelles celles qui, autrement, ayant conquis – du moins en théorie – la maîtrise de leur fécondité et l’indépendance économique, auraient pu se croire tout permis [3] ».

Comme dans « Playmate », Bretécher utilise des types qu’elle met en scène dans des récits de genre : le polar dans « Black Street », le feuilleton dans « Bernard et René », le fait divers dans « Le nid », voire le récit d’anticipation dans « Les recalés ». En s’emparant de représentations toutes faites, elle s’inscrit dans la tradition de la caricature morale, renonçant à explorer toute individualité, toute expressivité, au point que les hommes et les femmes, sous ses traits, parfois se ressemblent. Il lui importe plutôt de faire jouer les clichés les uns contre les autres, de manière à en souligner les écarts et les absurdités. C’est par exemple le cas du récit « Tous des salauds », dans lequel les personnages endossent tour à tour un ensemble de types qui expriment les enjeux de l’époque tout en restant coincés dans des schémas relationnels dysfonctionnels.

Dans cette histoire, Maxime, qui ne veut pas d’enfant, vient d’apprendre par son amie Bethsabée que sa femme est enceinte et demande à celle-ci des explications : « c’est agréable je t’assure d’apprendre par une amie qu’on va être père ». Au fil de leur échange, la femme exprime, sur un ton apparemment détaché, sa volonté d’assumer ses propres désirs de maternité sans les imposer à l’homme, devenant du même coup simple pourvoyeur-géniteur : « je me considère comme seule concernée par cette naissance ». Conformément aux problématiques de l’époque, le personnage féminin entreprend de disjoindre la grossesse et la parentalité, l’acte sexuel et la causalité morale, de deux manières. D’abord, elle passe par un tiers, son amie Bethsabée, qui incarne dans la Bible la figure de la grossesse illégitime présentée comme légitime [4] et qui remplit ici une fonction de médiateur entre les deux conjoints. À l’instar de la fumée sans feu, la médiation sert moins à résoudre le conflit latent qu’à le pointer du doigt. Ensuite, elle tente de séparer l’acte sexuel des catégories discursives de la responsabilité (« qui te dit que tu vas être père ? »), jusqu’à décliner la proposition, faite par un Maxime certes récalcitrant, de reconnaître l’enfant (« tu n’as aucune raison de culpabiliser  »). Nul n’est dupe toutefois du caractère factice de cette disjonction : fou de rage, Maxime quitte la pièce en claquant la porte ; dans la toute dernière case, le langage se trouve rattrapé par les catégories de la responsabilité et de la culpabilité : « allo Bethsabée ? […] il assume très mal cette paternité […] j’ai bien peur qu’il me quitte ».

Bretécher, Les Mères, « Tous des salauds » (extrait) © Éditions Dargaud

Le titre, « Tous des salauds », expression toute faite d’un pseudo-féminisme, qui renvoyait au cliché de l’irresponsabilité des hommes, se heurte à un autre cliché, celui de « l’enfant dans le dos ». Comme n’importe quel autre discours politique, le discours féministe est ici récupéré pour camoufler un abus de pouvoir et manipuler ce pauvre Maxime afin de lui faire endosser, de son plein gré, le rôle de père social qu’il ne voulait pas assumer au départ. En fin de compte, c’est de nouveau la sensation de non coïncidence, de décalage perpétuel entre les désirs des uns et des autres, entre le discours et l’intention, entre les possibilités d’une époque (renouveler les rôles genrés) et les automatismes des personnages, que Bretécher explore à travers ces dialogues de sourds.

Les chaises musicales

Ainsi, Bretécher joue avec les catégories déjà existantes, tant au niveau de la représentation que dans les emplois et fonctions du langage. Elle emploie par exemple les expressions toutes faites, les signes et les significations déjà disponibles dans le langage. Dans « The mères », elle transpose certaines expressions idiomatiques en anglais : « a few my nephew », « you speak Charles ». Dans « Les aventuriers », le jeune père applique le vocabulaire de l’accouchement au développement de pellicules : « Va falloir pousser un max ». L’auteure ne refait pas le langage mais cherche à en négocier les usages. C’est sans doute également la raison pour laquelle Bretécher accorde une telle importance à la dénomination. Quinze histoires portent pour titre le prénom du personnage principal : Grigri, Bernard et René, Simone, Marylène, la Petite Lili, Ernestine, Ophélie, Linda, Eléonore, Gina, Céleste, Marie-Salope, Orphée. Les personnages s’adressent volontiers les uns les autres par leurs prénoms, créant un réseau de désignations et d’interdépendances qui frise parfois le ridicule, souvent le mélodramatique, rappelant en cela les grands soaps et leurs caricatures (les années 1980 sont aussi les années Dallas et Santa Barbara). Les prénoms situent les personnages dans le temps et dans l’espace et deviennent cocasses quand ils entrent en collision les uns avec les autres : Grigri, qui n’est pas encore enceinte, prévoit déjà de donner naissance à des jumeaux prénommés Raymond et Jeanine et de les faire garder par son compagnon Jean-Jérôme, abrégé en Jean-Jé pour l’occasion ; dans « Linda », seule la chienne du personnage principale, qui fait semblant d’être enceinte, porte un prénom.

Bretécher, Les Mères, « Rencontre » © Éditions Dargaud

En jouant avec les types et les places bien délimitées, la grossesse apparaît comme un moment narratif privilégié pour explorer certaines configurations ou interactions, notamment homme-femme, et devient métaphore du bouleversement des relations familiales et sociales, avant même la naissance de l’enfant. C’est particulièrement évident dans le récit « Rencontre ». Une femme sent le coup de pied de son futur enfant (Edgar) et appelle son compagnon (Jean-Denis). Ce dernier cherche à identifier la position de l’enfant dans le ventre de sa mère et élabore un plan sur le ventre de sa femme. Au détour d’une occupation centrée sur le corps du bébé dans le corps de la femme, le désir naît entre les deux conjoints. C’est alors que le futur fils met fin à cet élan en frappant son père en-dessous de la ceinture. La représentation cartographique élaborée sur le ventre de la femme prend ainsi tout son sens puisque le fœtus semble littéralement menacer la place du père auprès de la mère et soulever des questions de territoire et de place que l’on occupe, nécessairement les uns par rapport aux autres, au sein d’une famille. Comme l’indique le titre, il s’agit bien ici d’une rencontre du troisième type, mettant en question les nouvelles relations à inventer.

Plus les espaces sont bien délimités au préalable, plus il devient possible de jouer avec les étiquettes, d’intervertir les places, d’engager une vaste partie de chaises musicales. Bretécher ne s’en prive pas et l’album regorge de joyeuses confusions de toutes sortes, entre les espèces, les genres, les générations. Par exemple, un futur père désire qu’on le materne (« La sousoupe ») ; la chienne Linda, qui fait une grossesse nerveuse, menace la place de la petite amie (« Linda ») ; Céleste, la chatte enceinte, menace celle de la fille, également enceinte (« Céleste »). Dans « Le chouchou », la narration repose sur le brouillage des frontières entre les genres. Dans cette assemblée de femmes, un homme, Jean Marc, participe aux séances de préparation à l’accouchement et se retrouve érigé en modèle : « Jean-Marc a compris… très bien Jean-Marc… regardez Jean-Marc les filles ! » Incommodé par la fumée de cigarette, il demande finalement à la sage-femme, qui dirige la séance avec une nonchalance toute post soixante-huitarde, d’écraser son attribut phallique, faisant ainsi preuve d’une sensibilité que nous avons pris l’habitude de qualifier de féminine.

Bretécher, Les Mères, « Le Chouchou » © Éditions Dargaud

Le jeu des chaises musicales jette donc la lumière sur les rapports de force existants. Autour de la grossesse se rejouent, se déplacent ou s’inversent sans cesse des espaces et rapports sociaux de domination. Du simple jeu de rôles (« L’esclave ») à la mesquinerie gratuite (« La sousoupe »), la grossesse devient le moyen de parvenir à ses fins, d’attirer l’attention de l’autre et d’occuper à ses côtés une place privilégiée. Ces abus de pouvoir finissent par révéler, non seulement la puérilité des tous les personnages, mais le point de contact entre hyper fragilité et super puissance. Un geste, un mot suffisent pour que les personnages basculent d’un côté ou de l’autre. Ainsi, la nature des liens qui unissent les personnages, leur interdépendance malsaine et les frustrations qu’elle comporte, sont souvent pointées avec ironie, tout comme le discours individualiste et la mauvaise foi dont ils cherchent à se draper.

La charrue avant les œufs

À n’en pas douter, un tel dérèglement des relations n’est pas étranger aux avancées de la science. En effet, l’amélioration des connaissances en termes de gestation, de fécondation et de génétique a considérablement réduit l’inconnue de l’enfant à naître. Du même coup, elle a donné naissance à une série de préconisations anxiogènes pour la future mère (« Pompon », « Ophélie »). Bretécher prend acte de cette hyper anticipation de la grossesse qui, avant même de se réaliser en acte, semble s’accomplir en puissance dans le discours. Dans « Grigri », une femme préfère ne pas « prendre de risques » et consomme du jus d’orange car elle a pris la décision de faire retirer son stérilet. Dans « Les voyantes », deux collègues de travail attablées à la cantine font des pronostics sur l’état d’avancement des grossesses supposées de leurs consœurs. Leur capacité de perception tourne rapidement à l’absurde : « je dirais que ça date de 5-6 heures pas plus ». Non seulement cherchent-elles à déceler le mystère de la fécondation, mais des considérations d’orientation sexuelle étayent leurs hypothèses : « je suis sciée… c’est une gouine invétérée ! » / « cherche pas… insémin’ artif’ c’est le système gouin ». On mesure ici à quel point les personnages de Bretécher sont tout autant des êtres de paroles autant que d’encre. Ils se dessinent dans les mots des autres, les ragots, les conversations téléphoniques, les messes basses.

Bretécher, Les Mères, « Les Voyantes » (extrait) © Éditions Dargaud

En cette fin de XXe siècle, la science prend du terrain sur l’irrémédiable, puisque la stérilité ou les raisons biologiques de ne pas avoir d’enfants semblent s’amenuiser. Il en découle, chez les personnages de Bretécher, le refus de l’idée de renoncement et une certaine mauvaise foi. Ces derniers peinent à assumer les conséquences de leurs actes et se réservent la possibilité de changer d’avis (ou de sexe) sans arrêt (« Simone », « Les recalés »). C’est particulièrement le cas dans « Bernard et René », pièce maîtresse de l’album puisque qu’il s’agit d’un récit beaucoup plus long que les autres, déployé sur douze planches. L’auteure y met en scène deux projets de parentalité qui s’opposent autour du même enfant à naître. D’un côté, Bernard et René forment un couple caché qui entreprend de réduire Jeanne, l’épouse du second, à une mère porteuse, au fur et à mesure et à son insu : « je pense seulement que le bébé plus l’agence ça va être très lourd pour toi / ce serait plus simple si j’en avais la garde ». De l’autre, Jeanne choisit un nouveau père social au cours de sa grossesse (ce sera Louis) et décide de quitter René pour aller vivre au Brésil avec sa nouvelle famille. Après plusieurs rebondissements dignes du vaudeville, Jeanne et Louis réussissent à déjouer les plans de l’autre couple et à quitter la clinique avec le couffin. Néanmoins, dans la dernière planche, Louis révèle à Jeanne l’ampleur de l’imposture : en réalité, il n’a aucune opportunité professionnelle au Brésil, il est « cyclothymique », « égocentrique » et « infantile », et surtout c’est une femme. La dernière planche apparaît comme une réécriture inversée et désenchantée de la dernière scène de Certains l’aiment chaud, le film de Billy Wilder. En réponse, le bébé vomit tandis que Jeanne accuse le coup : « c’est mieux que rien », conclut-elle, confirmant l’interchangeabilité des genres tout en soulignant la déception et en creusant l’écart avec la célèbre réplique du film – « Well… nobody’s perfect » – sans doute plus ouverte et plus joyeuse. À la façon d’un feuilleton, rythmé par les dates et les horaires qui chapeautent les planches, cette parodie de mélodrame reflète la méfiance et l’individualisme généralisés. Dès lors que le projet commun de parentalité ne reste valable que tant qu’il satisfait les besoins de l’individu et son « droit à l’enfant », il peut à tout moment être remis en question, comme le rappelle la sempiternelle phrase de Bernard et son comique de répétition : « Il y aurait bien une solution ».

Ce dérèglement sur le plan synchronique a également des répercussions au niveau diachronique. En étendant la période de fertilité des femmes et en répartissant les différentes étapes d’une grossesse entre plusieurs femmes d’âges très divers (prélèvement d’ovocytes, fécondation in vitro, gestation pour autrui), le concept traditionnel de filiation et la construction chronologique de la lignée s’en trouvent profondément bouleversés. Cela donne lieu à plusieurs scènes proches du récit d’anticipation et à de multiples aberrations généalogiques (« Marylène », « L’oncle » et le strip sans titre qui suit). Dans « L’oncle », trois femmes partageant le même embonpoint – la fille, la mère et la grand-mère – entrent dans un magasin de vêtements pour enfants. Si leurs habits et leur coiffure marquent leur différence générationnelle, le temps se détraque soudainement lorsque la fille enjoint sa mère à « [laisser] mamie habiller tonton comme elle veut ».

Bretécher, Les Mères, « L’Oncle » (extrait) © Éditions Dargaud

Parmi ces trois femmes, arborant le même ventre rond, lesquelles sont effectivement enceintes ? À une époque où les premières affaires de grand-mères porteuses ont défrayé la chronique, Bretécher s’amuse à brouiller les frontières entre les générations ainsi qu’entre les notions de jeunesse et de vieillesse. Les signes d’une grossesse effective viennent se confondre avec les traces de grossesses passées, dans une homographie aussi trouble qu’indéchiffrable.

Conclusion

Bretécher ouvre dans Les Mères un certain nombre de pistes narratives qu’elle continuera à approfondir par la suite, notamment dans son livre suivant, Le Destin de Monique, paru en 1984 et réédité en 2006 sous le titre Une saga génétique, dans lequel une actrice décide d’avoir recours à une mère porteuse afin que sa grossesse ne soit pas une entrave à sa carrière. À la fois miroir et catharsis de leur époque, ses planches prennent acte des avancées de la science ainsi que des modifications des rôles de genre et s’en saisissent pour briser l’illusion de ce qui aurait pu être le début du « meilleur des mondes ». Loin d’être un sujet d’harmonie ou d’entente entre des êtres libres de leur choix, la procréation est ici le révélateur du conditionnement des personnages à reproduire les mêmes conflits qu’au cours des siècles précédents. Le contexte change, les rapports de genre semblent même s’inverser, mais les situations types demeurent : conflit autour de la reconnaissance de paternité, chantage à l’enfant, infantilisation des hommes, poids des responsabilités sur les épaules des femmes, domination masculine. Demeure une puissante socialisation de la grossesse, qui s’étend désormais aux nouvelles formes de parentalité et qui se trouve d’autant plus institutionnalisée qu’elle est renforcée par la médicalisation de la procréation.

En parcourant Les Mères, le lecteur pourrait penser que Claire Bretécher, décidément, ne ménage pas ses personnages, le plus souvent féminins, et en conclure qu’elle n’est pas très tendre avec les femmes. Et force est de constater que l’ambiguïté de la solidarité féminine de Bretécher fut souvent pointée du doigt [5]. On peut se demander si ce n’est pas là continuer à soulever la question en des termes binaires que l’auteure a pourtant évacués depuis longtemps. Loin d’elle le projet d’épingler les femmes et d’épargner les hommes, ou inversement, loin d’elle l’idée de faire preuve de tendresse ni de cruauté. Plus simplement et comme elle ne cesse de le proclamer, elle se contente de parler de ce qu’elle connaît et de ce qu’elle voit, contestant le terme même d’« artiste femme » (« si j’étais un chien je vous dirais la même chose [6] »). Si elle s’empare au début des années 1980 du sujet de la grossesse, c’est parce qu’elle se trouve alors entourée par des amies enceintes et s’interroge elle-même sur une possible maternité. En représentant le monde qui l’entoure, elle exerce tout son art de la friction : les personnages ne cessent de se heurter les uns aux autres, ils se retrouvent coincés dans certaines situations, enfermés dans certains stéréotypes. Dans le frottement, certaines absurdités et incohérences nous sautent aux yeux. C’est donc le lecteur qui en tire les conclusions et applique éventuellement ses propres grilles binaires sur les planches de Bretécher. C’est aussi la raison pour laquelle son œuvre, qui repose moins sur une intention de procès que sur une réelle observation, ne cesse de prendre position et s’avère aussi puissamment aux prises avec les enjeux de son époque.

Annie Conèthe

[1] Voir Emmanuelle Berthiaud, Enceinte. Une histoire de la grossesse entre art et société, Éditions de la Martinière, 2013.

[2] Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le Doaré, Danièle Senotier, Dictionnaire critique du féminisme, Presses universitaires de France, 2004, p. 79.

[3] Susan Faludi a publié son livre Backlash en 1991. Cité dans le No.10 de Z. Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, Marseille II : Bonnes femmes, mauvais genre, 2016, p. 5.

[4] C’est d’abord la femme d’un autre, avec laquelle le roi David commet un adultère et qui tombe enceinte. David fait tuer le mari, épouse la femme et Dieu fait mourir l’enfant en châtiment.

[5] Voir par exemple Fabienne Dumond, Des sorcières comme les autres. Artistes et féministes dans la France des années 1970, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

[6] « Claire Bretécher », URL : https://www.youtube.com/watch?v=h00JDn4ZcXI.