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mouler démouler : un amoralisme jubilatoire

Thierry Groensteen

[Novembre 2017]

« Mouler démouler » : ce titre étrange est celui d’une histoire en 9 pages qui donne son titre à un album édité par l’autrice en 1996 (un recueil d’une vingtaine d’histoires), et en constitue l’ouverture.
Bretécher, qui ne se consacrera plus, ensuite, qu’à Agrippine, s’intéresse déjà ici aux ados, à leur place au sein de la cellule familiale et à la difficile communication entre eux et les parents. Cette histoire me servira ici d’échantillon pour tenter de dégager quelques ressorts du comique bretécherien.

L’univers est celui des Frustrés : une famille d’intellectuels bourgeois de gauche (ils possèdent un mas dans le midi – « Lou Bastidou » – et le père, qui se voit comme « un homme de poids », « parlait l’autre jour à Alain Touraine »). Les parents, Gisèle et Edgar, très embarrassés, se résolvent à avouer enfin à leurs deux enfants (un garçon et une fille, âgés de dix-huit ans) qu’ils ont été adoptés. Cette révélation ne leur fait ni chaud ni froid, jusqu’au moment où ils réalisent que, n’étant pas vraiment frère et sœur, ils peuvent s’aimer sans tomber dans l’inceste. Et les deux jeunes de se précipiter aussi sec vers la chambre la plus proche pour s’envoyer en l’air !

© Éditions Dargaud

Parentalité, filiation, libération sexuelle : les thèmes de Mouler démouler sont de ceux auxquels Bretécher s’est attaquée avec régularité. Mais que penser, plus précisément, de celui de l’adoption ?
Dans un portrait de la dessinatrice publié par Libération en novembre 1998, sous la plume de Françoise-Marie Santucci, on peut lire : « Elle évoque une enfance nantaise d’une "étroitesse totale", bourge et catho, entre un père juriste et une mère tardivement venue au travail. "On se croyait au Moyen Age. Des gueules de mères de famille satisfaites, arborant lodens et chapeaux, dont j’avais oublié l’existence jusqu’à la manif anti-Pacs. Je n’avais rien à faire dans cette famille..." »
Quand on grandit au sein d’une famille où l’on a le sentiment de n’avoir « rien à faire », il est impossible que ce sentiment de non-appartenance ne débouche pas, au moins sporadiquement, sur le fantasme de l’enfant adopté, l’idée que « mes parents ne sont pas vraiment mes parents ».
Mouler démouler n’est pas une histoire autobiographique, mais on peut penser qu’elle est née d’une hypothèse que Bretécher, dans sa jeunesse, s’est plu à envisager pour elle-même.

© Éditions Dargaud

Dans Mouler démouler, la narration prend la forme d’une vraie cascade de gags, l’histoire empruntant sans cesse des tournants inattendus.
À y regarder de près, on peut y voir à l’œuvre quelques-uns des procédés favoris de l’autrice, constitutifs de sa vis comica.
Le premier de ces procédés est le retard, conséquence de l’embarras. L’information attendue peine à sortir, le discours se prend les pieds dans des détours sans fin. Si les parents n’ont jamais « trouvé le moment adéquat » pour informer leurs deux enfants, c’est qu’ils en ont été détournés par des contrariétés multiples : « il y a eu vos varicelles, le déménagement, le mariage de Mamie, l’ostéoporose de Chienne, le lifting de Maria, l’incendie de Lou Bastidou... » Tous les moments de la chronique familiale sont appelés à la rescousse pour justifier l’incurie des parents. On se souvient de cette page des Frustrés intitulée, par antiphrase, « Un homme simple », dans laquelle l’homme en question n’en finissait pas de différer un aveu qui manifestement lui coûtait beaucoup et avait besoin d’une page entière pour parvenir à concéder, après moultes digressions hilarantes, que « le soir, eh bien, [il lui arrivait] de regarder des imbécillités à la télé ». De même, dans Mouler démouler, il faut attendre la page 3 pour que les parents parviennent to the point.

Le deuxième procédé est le désamorçage. Dans « Un Homme simple », on attendait une révélation d’importance et, au final, on avait une concession d’une grande banalité, que tout un chacun pourrait prendre à son compte.
Ici, le désamorçage est double, et il exerce ses effets à la fois sur le lecteur/la lectrice et sur les personnages intéressés. Pour le lecteur, en effet, la révélation n’en est pas une : le garçon étant asiatique et la fille black, la probabilité pour qu’ils soient nés de géniteurs blancs paraît d’emblée assez faible. Aussi, il est possible de voir dans leur réaction à l’annonce des parents, d’abord un effet de retournement, ensuite un nouveau désamorçage. Retournement (absurde) : ce qui était d’emblée d’une évidence aveuglante pour le lecteur ne l’était apparemment pas pour les intéressés, qui ne s’étaient jamais imaginés adoptés (« Et comment je l’aurais su...? ») ! Désamorçage bis : dans un premier temps au moins, la nouvelle les laisse indifférents. Alors que les parents imaginaient qu’elle allait déclencher quelque cataclysme, elle ne suscite qu’un « C’est géant » ou un « bon alors maintenant on peut regarder la télé ? » ; puis, en réponse aux protestations d’amour des parents, un « OK papa bon ». Cette non-réaction est l’inverse de ce qu’attendaient à la fois parents et lecteur. La question qui paraissait constituer le cœur même du récit, son enjeu dramatique (comment les enfants réagiront-ils en apprenant qu’ils ont été adoptés ?) se dégonfle. Le drame attendu fait pshit.

© Éditions Dargaud

Le troisième procédé (ou quatrième, en comptant le retournement) est le crescendo émotionnel, la montée des tensions jusqu’à un paroxysme. Comme dans les pièces de Yasmina Reza, la situation, ici, tourne à l’affrontement, l’enchaînement des répliques fait éclater les rancœurs, les frustrations, les aigreurs habituellement contenues. Déjà sur les nerfs à partir du moment où son épouse a fait allusion à son « épisode carcéral », le père, excédé par l’indifférence des deux ados, va littéralement exploser : « On s’est crevé le cul à aller les chercher dans des orphelinats pourris et des dépotoirs du quart monde, ça nous a coûté une fortune et c’est tout l’effet que ça leur fait cette paire de taches », déclenchant une réaction outrée de la mère (« Tu parles de mes enfants »). Il continue sur le même ton (« Sans nous, toi la princesse t’aurais plus de clito, 28 lardons et tes seins aux genoux et toi le marquis de mes deux pas une dent et au moins un moignon »). Ce discours provoque l’hilarité des intéressés mais la fureur de la mère : « Edgar je te hais je te méprise et je te crache à la gueule », si bien que les jeunes interviennent pour rétablir la concorde. Ce qui, en soi, constitue en somme un nouveau retournement : les enfants, qu’on imaginerait moins maîtres de leurs émotions que les parents, le sont en réalité davantage, plus aptes à relativiser, plus enclins à la conciliation, en un mot : moins névrosés.

D’autres ingrédients traditionnels du comique propre à l’autrice se retrouvent ici. En particulier tout ce qui relève de l’incongruité, comme les prénoms des deux enfants (Avril et Mai), le lexique médical volontairement opaque (« épisode énurésique », « épisode onychophagique »), la « mission humanitaire à Saint-Barth » (quoique cette trouvaille recoupe soudain une certaine réalité depuis le passage de l’ouragan Irma en septembre 2017), le « docu sur les avortements de Bernadette Soubirous » qui passe à la télé, ou le titre même de cette histoire – dans lequel le « démoulage » désigne, je suppose, l’affranchissement des contraintes (tabou de l’inceste), la conquête de la liberté.
Je citerai, en dernier lieu, les emprunts à l’air du temps, les notations qui « font époque » et viennent conforter l’ancrage sociologique de l’imaginaire bretécherien. Ce sont ici l’allusion au Prozac et le fait que le père a purgé une peine pour abus de biens sociaux « comme tout le monde quoi ».

Dans cette famille où les enfants sont vautrés devant la télé (cf. la case incipit) et semblent dévorer les programmes (« c’est à chier je l’ai déjà vu 40 fois ») – on imagine que Bretécher les montrerait aujourd’hui addicts aux jeux vidéo ou à Internet –, chaque événement est appelé épisode, comme si la vie même n’était somme toute qu’un feuilleton, une sitcom dont Gisèle, Edgar, Avril et Mai seraient les protagonistes. D’ailleurs les deux grands ados alternativement sont dans l’understatement et surjouent toutes leurs réactions comme s’ils étaient, pour de bon, en représentation.

© Éditions Dargaud

Mouler démouler se termine par une scène de copulation joyeuse qui rappelle que l’autrice a été, aux côtés de Gotlib et de Mandryka, membre du trio fondateur de L’Écho des savanes, le magazine de bandes dessinées qui a dynamité toutes les convenances.
De fait, cette dernière scène est formidablement transgressive. Non seulement parce que les deux partenaires de lit se considéraient encore, quelques minutes plus tôt, comme frère et sœur (le quiproquo initial sur adapté/adopté prend ici tout son sens, car les deux jeunes font en effet preuve d’une stupéfiante faculté d’adaptation à la situation nouvelle), mais aussi parce qu’ils ne s’offusquent pas le moins du monde d’être observés par les parents depuis la porte, allant même jusqu’à les inviter après « au resto pour fêter ça ».

© Éditions Dargaud

De leur côté, Gisèle et Edgar, d’abord interdits, prennent la chose avec philosophie, montrant ainsi leur largeur d’esprit. On les voit s’éloigner en se tenant par la main, signe que, après les horreurs proférées quatre pages plus tôt, ils sont réconciliés. C’est l’ultime retournement, l’effet miraculeux de cette partie de jambes en l’air à tous égards libératrice.
Comme disait Robert Crumb, the family that lays together stays together.

Dans un texte de 1983, Daniel Arasse insistait déjà sur la dimension absurde des bandes dessinées de Claire Bretécher. « La rigueur “microsociologique” des Frustrés fait oublier la composante absurde du rire chez Bretécher. Mais Cellulite, Thérèse d’Avila, Le Bolot occidental et, maintenant, Le Destin de Monique cultivent le non-sens et le récit y est alors d’autant plus suivi qu’il permet de mieux développer, imperturbablement, les conséquences logiques de l’hypothèse originale [1]… »
Mouler démouler me paraît exemplaire de l’humour de Claire Bretécher, sociétal, corrosif, cinglant, absolument dépourvu de moralisme et qui ne recule devant aucun effet, si énorme soit-il. Si Bretécher est une satiriste, on doit remarquer que son humour ne s’exerce pas vraiment aux dépens de cibles bien déterminées. Sans doute, les parents sont largués et le sens de l’éthique dont ils se prévalent se révèle très relatif ; mais il s’agit moins pour la dessinatrice de se moquer d’eux ou de délivrer un quelconque message, que de nous proposer un jeu de rôles dans lequel nos catégories intellectuelles et morales, nos certitudes, nos représentations sont brouillées, contestées, minées par l’absurde, lequel nous oblige à les reconsidérer. Les sujets de société dont elle s’empare (l’adoption, l’éducation, les secrets de famille), elle les agite dans son shaker, les retourne comme des gants, les dédramatise, parle et délire autour.

Thierry Groensteen

[1] « Notes sur Claire », in Claire Bretécher, Portraits, Denoël, 1983, p. 88-94. Cit. p. 93.