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le grand roman de la bande dessinée lyonnaise

Philippe Videlier

[Juillet 2017]

Les spectateurs de l’émission littéraire télévisée « La Grande Librairie », de François Busnel, ont eu une double surprise le 15 décembre 2016, pour les fêtes. Celle tout d’abord de se voir offrir une soirée spéciale « Chanteurs et Littérature » réunissant autour du micro Alain Souchon, Eddy Mitchell et Véronique Sanson. Mais aussi et surtout un dialogue étonnant entre les trois chanteurs.

Alain Souchon, la voix teintée de nostalgie, s’exclame à un moment : « On est de la même génération. Les cowboys et les Indiens, c’était la folie. Alors on achetait des petits illustrés : Buck John, Kit Carson !
Sans sourciller Eddy Mitchell poursuit : « Tex ! »
Et Véronique Sanson ajoute : « Blek le Roc ! »
Voilà comment, au détour d’une conversation, du tréfonds de leur mémoire remontent des héros de l’enfance. C’est le propre des cultures populaires de s’ancrer au plus profond des êtres, de s’y endormir, pour resurgir, après bien des années, à un moment où on ne les attend pas.
Ces héros avaient, en outre, une caractéristique commune, que beaucoup méconnaissent : ils étaient tous produits à Lyon.

Buck John, éditions Impéria

Buck John, Kit Carson, Tex, Blek le Roc…
Il faudrait citer bien d’autres noms encore :
les héros de western : Tex-Tone, Cassidy, Jim Canada, Caribou, Miki le Ranger et Double-Rhum ;
les héros de guerre : Battler Britton, X-13, Garry ;
les héros du Moyen-Âge : Marco Polo, Prince Vaillant, Oliver ;
les rois de la jungle : Targa, Zembla, Banga ;
les justiciers masqués : Fantax, le Fantôme du Bengale…
Et puis Rudex, Pat Lugger, Z-302, parmi les plus anciens.
La cohorte inépuisable des personnages de la bande dessinée de masse qui ont façonné l’enfance et l’adolescence, et qui, malgré le peu de considération dans laquelle la société des adultes les tenait, ont laissé sur leurs lecteurs une trace indélébile.

Pendant des décennies, donc, Lyon a été un centre majeur, sinon le centre majeur des bandes dessinées populaires. Mais Lyon ignore l’existence même de cette histoire et de ce patrimoine.
Si Lyon est devenue un centre de production de la bande dessinée, on le doit à deux personnes. L’un se faisait appeler Jacques Cœur, il était prêtre, de son vrai nom Gaston Courtois. L’autre était un Italien nommé Ettore Carozzo.
Mais si c’est grâce à ces personnes que Lyon est devenu un centre de la bande dessinée, c’est surtout à cause de deux sinistres personnages : Hitler et Mussolini.

En effet, c’est la guerre qui a provoqué la création de bandes dessinées à Lyon, la guerre et la défaite de juin 1940, l’armistice, la chute de la République, la division de la France vaincue en deux zones, la zone occupée au Nord et la zone dite libre au Sud, dont Lyon faisait partie.
Avant guerre, nos deux précurseurs, Jacques Cœur et Ettore Carozzo dirigeaient chacun à Paris une maison d’édition et un périodique pour jeunes. Et lorsque Paris fut occupé par les nazis, ils décidèrent de se réfugier à Lyon pour y reprendre leurs activités.
Gaston Courtois avait 43 ans, il était né en 1897 et était fondateur de l’hebdomadaire Cœurs Vaillants et de sa petite sœur Âmes Vaillantes destinée aux filles, journaux d’obédience fermement catholique.
Cœurs Vaillants quitta donc la rue de Fleurus dans le 6e arrondissement de Paris, passa brièvement par Clermont-Ferrand, « impasse de l’Espérance », pour s’établir finalement à Lyon 7e.
Le tirage du journal imprimé à Lyon, appuyé sur les solides réseaux catholiques se montait à plus de cent mille exemplaires et, pour Âmes Vaillantes, à environ quarante huit mille.

Cœurs Vaillants avait une particularité qui le faisait aimer de ses lecteurs. C’est lui qui publiait en France les aventures de Tintin. On se souvient que les Dupondt ont vu leur moteur exploser : « Boum, quand vot’moteur fait boum… la dépanneuse Simoun… viendra vers vous en vitesse… » Ainsi débutait Tintin au pays de l’or noir. Cela passait dans les pages de Cœurs Vaillants en juin 1940. Mais dans la réalité, c’était plutôt les bombes des Stukas en piqué qui explosaient sur le sol de France.
C’est pourquoi, bousculé par les nazis alors qu’il s’apprêtait à partir pour le pays de l’or noir, Tintin reparut à Lyon en première page du Cœurs Vaillants délocalisé. En première page et en couleurs, alors qu’il figurait auparavant en noir et blanc et en pages intérieures.

Peu de gens le savent, donc, mais Tintin, sous l’Occupation, était Lyonnais. Il demeurait, non au 26 rue du Labrador, comme le croient tous les tintinologues, mais à son « adresse provisoire » 16, rue Nicolaï, dans le 7e arrondissement, un « provisoire » qui dura quatre ans. Cela mériterait une plaque, et de l’avis des tintinomanes, il faudrait le suggérer à la municipalité.
Ce Tintin lyonnais avait au moins deux singularités qui doivent être soulignées. D’abord, donc, il paraissait pour la première fois en couleurs, puisque dans Le Petit Vingtième belge, les planches hebdomadaires s’imprimaient en noir et blanc (et parfois en bichromie). C’est ainsi que l’on découvre un Tintin vêtu d’une marinière bleue et blanche et un Milou agrémenté d’une tache beige sur le dos et le bout de la queue. Ce sont donc des couleurs originales dans tous les sens du terme.

Mais surtout, on enregistre une modification notable. Comme chacun sait, l’action de Tintin au pays de l’or noir se situe en Palestine sous mandat britannique et, à un moment, en débarquant à Haïfa, Tintin est pris pour l’émissaire d’une organisation juive du nom de Finkelstein. Enlevé par des Arabes il se fait reconnaître. Dans l’original, publié en Belgique dans Le Petit Vingtième plus de six mois auparavant, cela donne ce dialogue : « Faites entrer ce Finkelstein… Mais, mais, par la barbe du Prophète !... Vous n’êtes pas Finkelstein !... – En effet, puissant sheik, je me nomme Tintin… – Et moi Milou… »
Dans le Tintin lyonnais nous avons tout autre chose : ici, Finkelstein se nomme tout simplement Durand. « Faites entrer ce Durand… Mais, mais, par la barbe du Prophète !... Vous n’êtes pas Durand !... – En effet, puissant sheik, je me nomme Tintin… » Nous sommes le 24 novembre 1940 et entre temps, en octobre, a été adopté par le régime de Vichy un statut des Juifs ouvrant aux persécutions.

On ne se risquera pas, au-delà du constat, à donner une interprétation plus précise de ce changement de nom. Était-ce pour exclure les Juifs de Cœurs Vaillants ou au contraire pour ne pas mêler le journal à une politique discriminatoire ? L’interrogation, néanmoins, ne s’arrêtera pas ici.
En effet après le Pays de l’or noir, Cœurs Vaillants publia Le Crabe aux pinces d’or. Et après Le Crabe aux pinces d’or, L’Étoile mystérieuse, en 1943.
De la même façon que pour l’Or noir, le Tintin lyonnais se distingue par son ambigüité. En effet l’original belge de L’Étoile mystérieuse, parue dans le quotidien bruxellois Le Soir, que les Belges appellent Le Soir volé parce qu’il s’était mis au service de l’Occupant, l’original belge de L’Étoile mystérieuse, donc, s’ouvrait sur un strip violemment antisémite. Or ce strip ne figure pas dans le Tintin lyonnais de 1943. Par contre, le méchant de l’histoire, le financier new-yorkais typé que Hergé a nommé Blumenstein, s’appelle toujours Blumenstein à Lyon. Évidemment, à l’heure où les Juifs devaient porter l’étoile jaune, à l’heure des rafles, des arrestations, des déportations, ce n’était pas une bonne action.

Cœurs Vaillants et sa petite sœur Âmes Vaillantes possédaient en outre une édition dite « rurale », à destination des campagnes, de demi-format, imprimée en bicolore bleu et rouge « pour les petits gars et les petites filles de France ». Cette édition va publier Tintin dans la brousse (c’est-à-dire Tintin au Congo) et Tintin chez les Indiens (c’est-à-dire Tintin en Amérique). Et puis l’année 1944 verra Cœurs Vaillants commencer le récit du Secret de la Licorne.
Tintin fut lyonnais quatre ans et pendant ces quatre ans, les lecteurs les plus assidus eurent droit à Tintin au pays de l’or noir, au Crabe aux pinces d’or, à L’Étoile mystérieuse, au Secret de la Licorne, à Tintin au Congo et à Tintin en Amérique. Ce n’est pas rien.

L’autre personnalité par qui la bande dessinée est arrivée à Lyon, Ettore Carozzo, qui faisait concurrence à l’abbé Gaston Courtois et à Cœurs Vaillants, avait intérêt à avoir de forts personnages à mettre en page.
Ettore Carozzo était un Italien, ancien combattant et mutilé de la Première Guerre mondiale, de convictions antifascistes, et qui avait fui l’Italie. Il avait fondé en 1924 à Paris la Librairie Moderne, devenue ensuite, en 1939, Société Anonyme Générale d’Éditions (SAGÉ). Sa Librairie Moderne était en fait une succursale de la Casa Editrice Vecchi, société anonyme fondée à Milan par Lotario Vecchi, le beau-frère d’Ettore Carozzo. Il n’y avait donc nulle surprise à ce que la Librairie Moderne édite en 1935, un hebdomadaire pour jeunes appelé Jumbo un peu plus de deux ans après qu’à Milan la Casa Editrice Vecchi ait publié l’hebdomadaire pour jeunes appelé Jumbo.

Alain la Foudre, éditions SAGÉ

En première page du Jumbo français figurait le Lone Ranger, le Roi de la prairie en français, un cowboy masqué venu d’Amérique. Mais en pages intérieures Jumbo publiait les aventures d’un colosse fabuleux appelé Alain la Foudre, italien d’origine, créé par Carlo Cossio sous le nom de Dick Fulmine. Ce Dick Fulmine ou cet Alain la Foudre à la carrure athlétique et aux poings redoutables, avait été conçu en prenant pour modèle le célèbre boxeur Primo Carnera, une baraque d’1,97 m et 122 kilos, champion du monde poids lourds en 1933, idole de l’Italie mussolinienne.
Alain la Foudre entre dans Jumbo vers la fin de l’année 1938, et il aura aussi ses albums en récits complets, format à l’italienne (19 x 27,5 cm) en vente chez les libraires et les marchands de journaux : « Alain la Foudre, le grand détective franco-américain, l’as des détectives modernes, terreur de la pègre, des grands escrocs, des espions et des plus subtils et audacieux hors la loi. » Alain la Foudre, comme Tintin, combat le crime et triomphe des méchants. Mais, hormis cette banalité, rien ne le rapproche du petit reporter belge, ni la mentalité, ni la carrure, son seul point commun avec Tintin est qu’il porte des pantalons de golf.
Alain la Foudre connaît un gros succès auprès de ses lecteurs. Si bien qu’à l’approche de la guerre, étant donné que les relations avec l’Italie n’étaient pas fameuses, on le naturalisa dans les publicités : Alain la Foudre « n’a jamais oublié qu’il est né dans un joli coin de France, et il a autorisé la Collection Victoire à publier ses extraordinaires aventures et ses fabuleux exploits qui deviendront la lecture favorite de la jeunesse française. »

Malheureusement, malgré cela, les troupes d’Hitler et de Mussolini déferlèrent sur la France. Ettore Carozzo et sa Société Anonyme Générale d’Éditions trouvèrent asile au centre de Lyon. C’est là, au 87, rue de l’Hôtel de Ville que s’établirent Jumbo et Alain la Foudre. La présentation de l’hebdomadaire changea. Alors qu’un juin 1940, avant de quitter Paris, le titre se présentait comme Jumbo « le journal du Far-West », inscrivant dans son logo la tête du Lone Ranger, il reparaît à Lyon comme Jumbo « pour les jeunes de France » avec sur la gauche un gars style chantiers de jeunesse en chemise bleue et béret.
Mais Alain la Foudre était toujours là. Il avait aussi ses albums en plus petit format, imprimés sur un papier verdâtre : « Collection Victoire (Série Verte) » L’Hippodrome hanté, Le Tigre sacré… Le responsable de publication n’était pas Ettore Carozzo mais une certaine Mme Clopet.

Et puis Jumbo avait un petit frère, un autre hebdomadaire, Aventures, dans lequel paraissait notamment des histoires de jungle : Raoul et Gaston, et le Fantôme du Bengale, un justicier masqué vêtu d’un collant rouge. Les deux journaux fusionneront bientôt : Jumbo et à l’Aventure réunis, en vente pour le prix d’1,30 F.
C’est ainsi, rue de l’Hôtel de Ville et rue Nicolaï, par des hebdomadaires venus de Paris, l’un laïc, l’autre catholique, qu’a commencé le grand roman de la bande dessinée à Lyon.

En dehors des séries connues venues d’Amérique, d’Italie ou de Belgique, ces journaux publiaient du matériau nouveau, œuvres de jeunes gens d’ici. L’un s’appelait Pierre Mouchot et signait Chott, il avait trente ans. L’autre s’appelait Robert Bagage, il avait vingt-cinq ans et signait Robba, avec deux B. Le troisième était un scénariste amateur âgé de dix-huit ans qui s’appelait Marcel Navarro. Et puis il y avait un dessinateur excellent dont on sait peu de chose qui signait Rodaly. Il était l’auteur de l’exceptionnelle « Escadrille 33 » : « Les Martiens veulent détruire la Terre et être les seuls à régner sur l’Univers. » Heureusement, contre eux s’élève le jeune Français Jean Tourbillon…

Ceux qui ont écrit le grand roman de la bande dessinée lyonnaise étaient des gens d’exception. Il faut citer encore Alban Vistel et Bernadette Ratier.
Sans doute n’est-il pas inutile de présenter quelques états de service puisque certains furent des héros dans la vraie vie avant d’en fabriquer pour les illustrés ou en même temps qu’ils en dessinaient.
Lorsqu’elle est décédée, en 1992, dans sa 93e année, il fut rappelé que Mme Bernadette Ratier, fondatrice des éditions Aventures et Voyages (Mon Journal), était chevalier de la Légion d’honneur, Croix de guerre 1939-1945 avec palme, médaille de la Résistance, Croix du Combattant volontaire de la Résistance.
Pierre Mouchot, dit Chott, était chevalier de la Légion d’honneur, Croix de guerre 1939-1945, quatre citations, médaille de la Résistance, Croix de guerre polonaise 1939-1945, etc. Prisonnier évadé en 1940, blessé par balle, Pierre Mouchot est entré dans la Résistance le 1er novembre 1941 dans le réseau Alliance et passé au maquis de l’Ardèche en 1943. Commandant un bataillon des FFI, les Forces Françaises de l’Intérieur, Pierre Mouchot a participé en 1944 à la libération de Saint-Péray, Granges-les-Valence et Soyons, sur la rive droite du Rhône. Avant son départ pour le maquis, étant encore à Lyon, Pierre Mouchot fabriquait de faux papiers pour les Juifs, peut-être à la demande d’Ettore Carozzo. Une fois au maquis, il continuait à fournir la SAGÉ de sa production. Dans un hameau sans eau ni électricité, près de Saint-Agrève, il s’était fabriqué une table à dessins.

Pierre Mouchot (Chott) : Bertrand la Rafale dans Jumbo.

Auguste Vistel, fondateur des éditions LUG, plus connu sous son nom de guerre d’Alban, possédait le titre de Compagnon de la Libération. Il avait un passé aventureux d’ingénieur au Chili et au Pérou. On croit même qu’il aurait participé à la fondation du Parti socialiste chilien. En novembre 1940, il créa un groupe de résistance à Vienne qui fusionna avec le mouvement Libération. Arrêté en décembre 1942, il restera enfermé dix mois à la prison Saint-Paul, libéré grâce à des faux en écriture. En juillet 1944, il devient chef régional des FFI. C’est lui qui libère la préfecture du Rhône le 2 septembre 1944.

Alban Vistel est l’auteur d’un livre paru en 1955 aux éditions LUG, dont il était le directeur, Héritage spirituel de la Résistance. C’était une sorte d’ouvrage philosophico-politique, bien éloigné de Tex et Blek-le-Roc. Mais à la réflexion pas tant que ça. « Les meilleurs des nôtres ont laissé un héritage, écrivait-il. Quoi qu’on pense, quoi qu’on fasse, il est là désormais, inséparable du patrimoine de tout Français. En leur nom, nous devons le proposer à tous et surtout le transmettre à tous les fils, à toutes les filles de ce pays [1]. »
Il est certain que, par ses protagonistes les plus éminents et par quelques aspects conjoncturels, le grand roman de la bande dessinée à Lyon s’inscrit dans l’héritage spirituel de la Résistance.

La guerre finie, Cœurs Vaillants et l’abbé Gaston Courtois, la Société Anonyme Générale d’Éditions et Ettore Carozzo regagnèrent Paris, réintégrèrent leurs meubles, les premiers rue de Fleurus, les seconds rue du 4-Septembre, laissant derrière eux les jeunes qui s’étaient formés au métier et imaginaient pour eux-mêmes des projets.

La situation, pour les premiers mois, demeure confuse. D’abord parce que la République rétablie entendait réglementer la presse sur de nouvelles bases, ensuite parce que la situation économique, notamment la pénurie de papier, ne permettait pas à chacun de procéder selon son bon vouloir.
Ainsi Pierre Mouchot écrivit-il à Jacques Chaban-Delmas, alors secrétaire général au ministère de l’Information, pour lui demander un petit coup de pouce :

« Mon Général », – Chaban était le plus jeune général de la Résistance – « Mon Général, sur les conseils de mon excellent ami, le commandant Binoche, avec qui j’ai fait, sous vos ordres, la campagne de Libération dans les rangs de l’Armée secrète en Ardèche, je me permets de solliciter votre appui en faveur d’une demande que je viens d’adresser à M. le ministre de l’Information, en vue d’obtenir l’autorisation de publier un journal pour enfants.
Je suis éditeur, ex-illustrateur de journaux, démobilisé seulement depuis octobre dernier. […] Je pense qu’il est temps de reprendre mon projet de donner aux jeunes Français un journal fait spécialement pour eux, et conçu pour leur plaire tout en restant dans le cadre de ce qu’exige une saine éducation. […]
En dehors du point de vue commercial, poursuivait-il, l’éditeur de telles publications a un rôle éducateur à jouer et une grave responsabilité vis-à-vis de ses petits lecteurs. C’est ce second but que je désirerais atteindre en luttant contre la tendance à abreuver les enfants d’histoires parfois fort équivoques d’où l’esprit français est radicalement banni puisqu’elles viennent presque toutes de l’étranger, où d’ailleurs, elles sont destinées à un public adulte [2]. »

Puis il signait Pierre Mouchot en déclinant tous ses titres de Résistance.
Sa lettre à Chaban-Delmas n’eut pas beaucoup d’effet, puisque celui-ci démissionna le 28 janvier 1946 de son poste au ministère de l’Information. Néanmoins, lorsqu’on connaît la suite de l’histoire et les démêlés de Pierre Mouchot, dit Chott, avec la censure dans les années qui suivirent, cette lettre paraît presque surréaliste.

Par parenthèse, la notion et le terme de « bandes dessinées » n’étaient pas encore bien établis, puisque Pierre Mouchot se définissait en 1947 comme « Éditeur-Imagier » Le tampon de l’Atelier Chott précise : « peinture – illustration – dessin, Pierre Mouchot, 53 rue du Colombier à Lyon, téléphone Parmentier 36-34. » Rue du Colombier étant son domicile.
Toujours est-il que Pierre Mouchot obtint une attribution de papier pour publier son journal appelé Fantax, du nom du héros-justicier qu’il venait de créer avec Marcel Navarro.

Fantax, le héros masqué de Pierre Mouchot.

Navarro et Chott, Pierre Mouchot, s’étaient rencontrés en 1941 à la SAGÉ d’Ettore Carozzo. Marcel Navarro avait atterri là par hasard. Il était secrétaire dans une librairie et tâtait également un peu du journalisme. « Lorsque j’appris par un camarade qu’un éditeur de Lyon recherchait quelqu’un pour rédiger des contes pour la jeunesse. Je me présentais alors à la SAGÉ où je fus accepté. […] Avant que je n’entre à la SAGÉ, je n’avais jamais lu de BD, contrairement à la majorité de ceux qui vous diront qu’ils sont venus à la BD pas passion, moi je vous dis que je suis venu à la BD par pure nécessité [3]. »
Marcel Navarro, décédé en novembre 2004, a raconté au fil d’interviews, comment ils s’étaient perdus de vue, avec Chott, comment ils s’étaient retrouvés, à la fin de la guerre. Chott lui aurait déclaré : « Que diriez-vous si au lieu de travailler pour les autres, nous travaillions pour nous ? ». Puis Marcel Navarro aurait fondé une petite agence de production de BD, se réservant le scénario et proposant le dessin à Pierre Mouchot dit Chott et à Robert Bagage, dit Robba, qui avait également travaillé pour la SAGÉ.

Marcel Navarro créa donc avec Chott le personnage d’un justicier masqué appelé Fantax, dont les toutes premières aventures parurent dans un hebdomadaire lyonnais Paris-Monde illustré, en vente chaque vendredi au prix de cinq francs. Le premier épisode était intitulé « Fantax contre les gangsters ». « Fantax, homme étrange doué d’une force peu commune et d’une extraordinaire souplesse, a décidé de mettre son pouvoir au service des faibles et des malheureux », nous dit-on lors de son apparition en 1946.
Fantax était donc une idée de Marcel Navarro et une création graphique de Chott. Le nom du héros, pouvait faire penser à Fantômas. Mais alors que Fantômas est le génie du mal, Fantax est un redresseur de torts. Marcel Navarro assume avoir cultivé une admiration pour le personnage de Zorro à la double personnalité, Don Diego d’un côté et le justicier masqué de l’autre. Disons que c’est aussi un grand classique des super-héros des comics américains : Superman est Clark Kent dans la vie courante, Batman est Bruce Wayne. Fantax, lui, est Lord Horace Neighbour.
« Pour les oreillles d’un Anglais, confiait très justement Marcel Navarro, Neighbour, « Voisin » aurait eu un aspect humoristique. Il fallait que ça passe bien. Et Lord Horace Neighbour, en Français ça réussissait très bien, dans le même ordre d’idée que Melwin Nash, le rapporteur des aventures de Fantax [4]. »
Melwyn Nash, cela sonnait américain et usait des initiales de Marcel Navarro. C’est un procédé qu’il reprendra bien plus tard lorsqu’il créera pour les éditions LUG les super-Héros Mikros avec Jean-Yves Mitton et Fotonik avec Ciro Tota, « sous la direction de Malcom Naughton dit The Genius » ou « sur une idée du génial Malcom Naughton » : M. N., Marcel Navarro.
Depuis Fantax le Gentleman Fantôme, « d’après le reportage de J.-K. Melwyne (sic) – Nash publié avec l’autorisation spéciale de Lord Neighbour », le titre, en lettres jaunes sur fond rouge, a connu trente-neuf épisodes, jusqu’à Fantax joue et perd.

Un fin connaisseur et collectionneur scrupuleux, Gérard Thomassian, animateur d’une librairie parisienne spécialisée, s’est avisé que Fantax, au plan graphique, ressemblait fort à un super-héros américain nommé Hour Man, en français « l’Homme d’une « heure » », né en 1940 aux États-Unis et dont deux épisodes étaient fugitivement parus en France, en 1945-1946. Il s’agit de l’histoire d’un savant timide inventeur d’un produit extraordinaire, justement appelé Miraclo, « la vitamine miraculeuse », qui le transforme en surhomme justicier pour l’espace d’une heure, d’où son titre l’Homme d’une heure. Incontestablement, le costume de Fantax et est très inspiré de celui de l’Homme d’une heure.
Et l’on sait que Marcel Navarro, pour créer son personnage, avait en tête Le Fantôme du Bengale, appelé souvent le Fantôme tout court, créé en 1936 en Amérique et qui était publié par la SAGÉ d’Ettore Carozzo où avaient travaillé et s’étaient connus Marcel Navarro et Pierre Mouchot.

Malencontreusement pour Fantax et les héros de papier, Pierre Mouchot et Marcel Navarro se séparèrent fâchés. Le torchon entre eux se mit à brûler. Il existe une lettre en date du 5 mai 1948, envoyée en recommandée à l’adresse de Marcel Navarro à Villeurbanne, de directeur à employé, commençant par « Monsieur » et se terminant sans salutations, attestant de cette rupture.
« Si, dans vos publications futures, expliquait de façon peu amène le directeur à l’ex-employé, vous avez évidemment le droit d’user de votre pseudonyme de J.-K. Melwyn-Nash, il n’en est pas de même avec la faculté de faire dessiner ce nom sur vos couvertures, en imitant au maximum la disposition que nous avions adoptée sur les nôtres [5]. » Suivaient quelques lignes menaçant toute transgression de poursuites.

Pendant ce temps, comme on dit dans les bandes dessinées, s’installait à Lyon une femme énergique, Bernadette Ratier, qui avait publié à Paris un hebdomadaire intitulé Mon Journal. On avait cru remarquer, parmi les lecteurs de Mon Journal, le jeune Georges Wolinski, à l’occasion d’un concours consistant à dessiner un chat [6].
Ce journal malgré son incontestable qualité avait fait faillite, était lâché par ses investisseurs et cessa de paraître à la fin d’avril 1948.

Le 1er mai 1948, à Lyon, Bernadette Ratier formait une nouvelle société les Éditions « Aventures et Voyages », avec Marcel Navarro, qui apportait vingt mille francs, et Madame Louise Vistel qui en apportait quinze mille. Bernadette Ratier apportait pour sa part cinquante mille francs, et surtout, l’attribution de papier qu’avait obtenu à Paris Mon Journal. C’est pourquoi les publications des éditions Aventures et Voyages porteront en sur-titre « Mon Journal présente »… « Mon Journal présente »… Marco Polo, « Mon Journal présente »… Diavolo « le diable rouge », « le plus célèbre des chefs Peaux-Rouges ». « Mon Journal présente »… Brik, « le plus extraordinaire boucanier de tous les temps », raconté par J.-K. Melwyn-Nash.
Le numéro 1 de Marco Polo, illustré de grand format paru en mai 1948, portait sur sa couverture la mention « par J.-K. Melwyn-Nash », qui eut l’heur de déplaire à Pierre Mouchot et déclencha son ire, car lui-même, Mouchot, entendait publier son propre Marco Polo, dont le premier numéro parut dans le courant du quatrième trimestre 1948.
Ainsi il y eut à Lyon deux illustrés portant le même titre et paraissant simultanément chez deux éditeurs concurrents.
Pour comble, chaque éditeur puisa dans la légende du vrai Marco Polo, l’épisode bien connu du Vieux de la Montagne, la matière d’un numéro : No.4, Marco Polo « Le Vieux et les Haschachins », 3e trimestre 1948, chez Ratier-Navarro ; No.4, Marco Polo « Le Vieux de la Montagne », 1er trimestre 1949, chez Mouchot.

On le voit, la compétition était parfois féroce.
Mais le temps efface bien des soucis.
« J’étais son alter ego, j’étais son ami, il y avait entre lui et moi des affinités d’ordre moral », dira plus tard Marcel Navarro de Pierre Mouchot [7].

Il existe dans le grand roman de la bande dessinée à Lyon une zone floue, celle qui suit immédiatement la Deuxième Guerre mondiale, quand Cœurs Vaillants et la SAGÉ ont regagné leurs pénates parisiennes, et avant que Pierre Mouchot ou Bernadette Ratier et Marcel Navarro ne créent leurs propres maisons d’édition.
On trouvait par exemple, au 87 rue de la République, les éditions O.P.T.I.C. propriétaires d’un illustré paraissant le jeudi, 4 Coins, le grand hebdomadaire des jeunes, imprimé sur huit pages pour quatre francs, où paraissait entre autres « L’iguanodon du professeur Jurasic ».

Z-302, par Robba, éditions Sprint.

Mais il y eut plus important. Ici, en effet, doivent être citées les éditions Sprint, qui publiaient ce qu’on a appelé des récits complets, d’assez grand format, d’abord à l’italienne, c’est-à-dire plus larges que haut, puis au format journal. Les éditions Sprint, sises au 10 rue Bellecordière, derrière l’actuelle FNAC, mettaient en scène d’intrépides héros, Z-302, Rudex, Pat Lugger, dont les exploits rappelaient la guerre récente : Z-302 contre Himmler, Rudex contre S. R. allemands, Rudex retrouve Hitler, Pat Lugger contre Atomic-City.
La diffusion était impressionnante. La fiche d’imprimeur du premier fascicule de Z-302, On a volé la bombe atomique, paru en septembre 1945 dans la collection « Les Aventures fantastiques », indique un tirage de 52 000 exemplaires.
Par parenthèse, le flou s’étendait jusqu’au nom de l’éditeur, puisque les productions des éditions Sprint indiquaient parfois « éditions de la Plus Grande France » ; on voit bien là le climat euphorique de la Libération.
Mais il s’agissait bien des éditions Sprint, liées au journal sportif de ce nom : « Tous les sportifs de France lisent Sprint. » Outre les fameux récits complets, les éditions Sprint ont produit en 1946 un illustré imprimé en trois couleurs, jaune-rouge-bleu, sur lequel on lisait en petits caractères la mention : copyright by Robba and Aventures fantastiques. Robba pour Robert Bagage. Et puis on trouvait aussi dans les récits complets Terreur à Chicago, une aventure de Billy Strong par Chott.
Les éditions Sprint furent donc le banc d’essai, tremplin à partir duquel les aventuriers lyonnais de la bande dessinée, Robert Mouchot ou Robert Bagage, prirent leur élan.

Robert Mouchot fondait ses propres éditions avec le personnage de Fantax en 1946. Avec le personnage de Tom’X, Robert Bagage fondait les siennes la même année, à l’enseigne des Éditions du Siècle, sises alors au 4, place Gailleton.
Les Éditions du Siècle vont déménager peu de mois après au No.8, rue de Brest, où elles demeureront pour le reste de leur existence. Tom’X, grand format à l’italienne, imprimé en bleu, attirait le lecteur par des titres aguicheurs : Panique à Bikini (le numéro 1). L’atoll de Bikini dans le Pacifique fut le lieu choisi par les États-Unis d’Amérique pour y conduire leurs expériences atomiques à partir de 1946.
Tom’X s’inscrivait dans l’actualité fantastique du moment. Panique à Bikini, donc, mais aussi Les Treize Cagoules (« Tom’X en lutte contre la terrible secte du Ku-Klux-Klan »), New York va sauter, Panique sur la banquise, Tom’X contre Hitler

Probablement encore à cause des restrictions de papier, les débuts des éditions du Siècle font penser à la naissance d’Aventures et Voyages de Bernadette Ratier. En effet on trouve Tom’X associé à une publication antérieure, Les 3 couleurs, rue des Quatre-Chapeaux. « Tom’X et 3 couleurs réunis », « 3 couleurs présente Tom’X »... Les 3 couleurs étaient un périodique illustré placé sous le signe du drapeau français, avec beaucoup de rédactionnel et peu de bandes dessinées, dont la devise était « Intéresser !... Distraire !... Amuser !... » Tom’X vampirisa donc Les 3 couleurs pour le bonheur de ses lecteurs.

Radar, par Bob V Vinell.

Et puis il y eut Les Exploits de Radar, une science-fiction tout à fait exceptionnelle, scénario de Robert Bagage et dessins de Bob V. Vinell. Le numéro 1 parut le 25 janvier 1947. Le dessinateur extraordinaire des aventures de Radar dans l’espace était un Lithuanien émigré en France avant guerre, dessinateur industriel de profession, Robert Meyer, qui quittera malheureusement le monde de la bande dessinée pour une carrière plus prosaïque [8].
Après Radar vint Targa, l’homme de la jungle, sorti des limbes en novembre 1947, dessiné par Georges Estève, originaire de Marseille. Georges Estève raconte comment il est entré dans le métier en répondant à une petite annonce : « Maison d’édition à Lyon recherche dessinateur expérimenté. » Il a alors 20 ans et aucune expérience. « Je me suis rendu à Lyon où j’ai pris contact avec Monsieur Bagage, un dessinateur-éditeur qui signait ses BD sous le pseudonyme de Robba. J’ai travaillé un mois dans son atelier pour réaliser le premier épisode de Targa. J’y ai appris les rudiments du métier. Ensuite je suis rentré à Marseille et j’ai continué à travailler par correspondance [9]. »
Et après Targa vint le Sergent Garry, « à paraître dans tous les kiosques le 20 février 1948 », scénario de Robert Bagage, dessins de Félix Molinari.

Félix Molinari était un jeune homme encore, très influencé par le dessinateur Milton Caniff, qu’il avait découvert dans des magazines américains à la Libération. Terry et les pirates. « C’est un truc qui m’a vraiment impressionné par la pureté des traits et le contraste du noir et du blanc, se souvenait-il. Je devais avoir seize ou dix-sept ans et je me suis mis à faire de la BD en m’inspirant de lui. » Alors, Félix Molinari était allé frapper à la porte de Pierre Mouchot, qui lui prodigua seulement des conseils. « Puis, ajoute-t-il, j’ai eu le bonheur de tomber sur Robert Bagage. […] Après avoir discuté avec lui, on a décidé de sortir un illustré avec des bandes dessinées de guerre intitulé Garry [10]. » Voilà comment est entré dans la bande dessinée Félix Molinari, enfant d’immigrés italiens qui, en imitant le graphisme de Caniff, signait ses histoires Felix Molin’s ou Felix Molinar, puis Felix Molinari.

Quant à Robert Bagage, laissons lui la parole un instant : « À l’origine, j’aurais dû être pharmacien. Puis j’ai bifurqué vers les arts décos, travaillé deux ans à Nice en lithogravure, fait des travaux de publicité jusqu’à ce qu’un ami scénariste me fasse dessiner Gil Rex pour Cœurs Vaillants et Z-302 pour les éditions Sprint [11]. » Gil Rex dans Le Rayon de la mort, à l’été 1941, Gil Rex dans Aviso 33, à l’automne 1941, Gil Rex, par Robba. Mais parallèlement à Gil Rex sur la piste de l’or blanc en 1942 et avant Z-302 : On a volé la bombe atomique de 1945 aux éditions Sprint, il y eut aussi l’aventure Jumbo, avec Yvon et Toni, jusqu’en 1944.
L’entreprenant Robert Bagage lança donc ses Éditions du Siècle avec ses personnage Tom’X et Radar, Targa et Garry, les Éditions du Siècle devenue Impéria en juin 1951.
Lorsqu’on demandait à Robert Bagage, quelques décennies plus tard, comment fonctionnait sa maison, il racontait : « Mes collaborateurs sont tous là depuis vingt ou même trente ans. C’est dire les liens très souples que nous entretenons ! Par exemple, je n’exige pas d’horaires. Je ne demande en fait qu’une chose : que le travail soit correct et qu’il soit prêt à temps [12]. »

Super Boy, éditions Impéria

Et il y avait un point dont Robert Bagage était particulièrement fier. Lorsqu’on lui demandait : « Vous êtes à l’origine du “petit formatˮ ? » Il répondait : « Absolument, nous avons été la première maison en France et dans le monde à publier en format de poche : depuis très exactement le No.1 de Super Boy. » Les chercheurs un peu trop pointus vous diront que non, qu’il n’était pas le premier, qu’il y avait eu auparavant la bande dessinée au format de poche intitulée 34, publiée par les éditions Vaillant du Parti communiste. Et en effet le premier 34 date du 15 avril 1949 et le premier Super Boy de septembre 1949. Mais qu’importe. Les éditions Impéria sont devenues en quelques mois les rois du « petit format ». Dans à peu près tous les genres. Le western : Buck John, Indians, Cassidy, Kit Carson, Tex Tone, Jim Canada, Caribou… La guerre : Battler Britton, X-13, Attack, Panache, Rangers, Navy pour la marine, Rapaces pour l’aviation… Et Roico pour le comique, Minouche, Biches pour les filles.
En 1960, expliquait Robert Bagage, avec neuf mensuels et cinq bimensuels, Impéria atteignait le tirage cumulé considérable de trois millions d’exemplaires par mois. S’il faut toujours se méfier des chiffres, disons que c’est là un ordre de grandeur.

Alors qu’Impéria prospérait sous la conduite sagace de Robert Bagage, Marcel Navarro avait quitté Madame Ratier et sa maison Aventures et Voyages pour suivre sa propre voie. Marcel Navarro expliqua le pourquoi de cette séparation en ces termes : Bernadette Ratier « a désiré acquérir la totalité des actions et s’est repliée sur Paris » [13]. Marcel Navarro s’associa avec Auguste Vistel, le grand résistant, pour fonder les éditions LUG – abréviation de Lugdunum – à l’été 1950, maison d’abord établi au 10, rue Bellecordière, comme Aventures et Voyages et comme auparavant les éditions Sprint. Il s’agissait de la Maison du Combattant, qui renvoie au monde de la Résistance. La LUG va ensuite se transférer au No.6 rue Émile-Zola, d’où elle ne bougera plus.

Avec LUG, le western italien est à l’honneur. Le meilleur du western italien. Il y eut d’abord Plutos, en septembre 1950, puis Rodéo, en septembre 1951, et Tex en avril 1952. Le succès était là. Plutos tirait à 67 800 exemplaires en 1954.
Tex reste aujourd’hui encore le personnage de bandes dessinées le plus connu et le plus aimé en Italie. Il a été créé par Gian Luigi Bonelli et Aurelio Galleppini qui signait Galep. Tex, de son nom complet Tex Willer, est un ancien ranger, amis des Navajos, qui parcourt l’Ouest américain en compagnie de ses amis Kit Carson et l’Indien Tiger Jack, combattant l’injustice partout où il passe. Il est vêtu d’une éternelle chemise jaune et d’un jean bleu.

Planche de Blek le Roc, éditions LUG

Mais plus que Tex, encore, le grand héros des éditions LUG était Blek le Roc, le trappeur, lui aussi né en Italie, œuvre d’un trio de dessinateurs qui signaient EsseGesse – S.-G.-S. en phonétique – parce qu’ils s’appelaient Sartoris, Guzzon, et Sinchetto : Pietro Sartoris, Dario Guzzon et Giovanni Sinchetto.
C’était l’histoire d’un trappeur colossal, Blek, dit Blek le Roc, de son protégé orphelin le jeune Roddy et du savant comique le professeur Occultis, dans l’Amérique du Nord du XVIIIe siècle. La première histoire se passe dans le territoire du Maine en 1774. Car bientôt, les trappeurs, les hommes libres de la forêt, s’engagent dans la lutte pour l’indépendance américaine contre les soldats du roi Georges d’Angleterre, les fameuses « Tuniques rouges », appelés aussi par dérision les « Homards Rouges ».

Blek le Roc fut publié par LUG en 1955 dans un mensuel intitulé Kiwi, et l’enthousiasme pour le nouveau venu fut immédiat. Dans une interview donnée en Italie, Marcel Navarro expliquait : « Nous espérions un bon accueil, mais le succès de Blek fut extraordinaire. Des soixante-dix mille exemplaires prévus, nous avons bientôt atteint les trois cent mille ! En dehors de la qualité extraordinaire du dessin et des textes amusants, Blek est par beaucoup d’aspect très proche de la sensibilité des Français. Quand les EsseGesse ont abandonné le personnage, nous avons publié les nouvelles aventures créées en Italie et d’autres que nous avons réalisées en France. Moi-même j’ai écrit diverses histoires sous le nom de M. Nash et le dessin était de l’excellent Jean-Yves Mitton [14]. »

Le western italien, donc, est à l’honneur chez LUG, mais aussi le comique italien, avec Pipo : les personnages de Pipo et Concombre, d’Elastoc, le loup Pougatchoff et le vilain Bombarde, de Giorgio Rebuffi.
Tant et si bien qu’en 1963, les éditions LUG du 6, rue Émile-Zola à Lyon s’enorgueillissaient d’un tirage total de un million cinq cent mille exemplaires mensuels pour onze titres : Kiwi, Rodéo, Pipo, Hondo, Yuma, Nevada, Zembla, etc.

Dernière éclose sur le théâtre lyonnais, les éditions des Remparts, qui tiraient leur nom de la rue où elles avaient élu domicile : la rue des Remparts d’Ainay, au numéro 38.
Les éditions des Remparts avaient plusieurs particularités remarquables. En premier lieu, elles avaient des racines toulousaines et étaient issues d’une société, la S.T.A.E.L. qui éditait depuis 1946 des petits romans d’aventures pour adolescents : la collection Junior dont l’emblème était une tête de léopard. Chaque roman, d’environ 120 pages, paraissait avec une couverture attrayante, en couleurs, et trois ou quatre illustrations noir et blanc en pages intérieures. Le Trésor de la ville bleue, Le Sous-marin de l’île rouge, Le Cavalier au masque blanc, L’Espion de l’Alberta, Échec à l’agent 10 ter, etc. « La Collection Junior, expliquait-on, essaye de vous offrir les romans les meilleurs et les mieux présentés au prix les plus modestes. » En 1948, sévissait encore la pénurie de papier et la S.T.A.E.L. s’en plaignait. « Le papier nous manque. C’est le ministère de l’Information qui devrait nous en attribuer. »
Pour une raison ou une autre, les éditions transférèrent leur activité commerciale à Lyon, tout en gardant un pied à Toulouse. C’est alors, en 1950, qu’elles s’établirent dans la Presqu’île et prirent le nom d’éditions des Remparts.

À la direction des éditions des Remparts, se trouvaient Jean Liard, Marius Costes et Félix Buffière. Ici se manifeste la seconde particularité des éditions des Remparts : Félix Buffière, son animateur, était chanoine de son état, professeur de grec ancien à l’Institut catholique de Toulouse, auteur de Les Mythes d’Homère et la pensée grecque. « Il aura fallu le livre de M. l’abbé Buffière – une thèse de doctorat d’État récemment soutenue en Sorbonne – pour que l’on mesure » l’influence de l’œuvre homérique sous son aspect allégorique, expliquait une note de lecture du critique Jules Labarbe [15].
On peine à croire qu’un distingué helléniste, catholique de surcroît, soit le propagateur de Mandrake le Magicien, en cape et haut-de-forme, et du Fantôme du Bengale au collant rouge et à la bague à tête de mort. Et pourtant ! Mais n’est-on pas avec le Fantôme et Mandrake au cœur d’une nouvelle mythologie ?

Les éditions des Remparts glissèrent bientôt du roman populaire à la bande dessinée. Elles commencèrent par éditer en 1952 une série de « grands héros », « entièrement en images », tels Savorgnan de Brazza. « Aussi merveilleux qu’un roman, aussi vrai qu’un livre d’histoire, aussi vivant qu’un film de cinéma. »
On n’appelait pas encore cela des bandes dessinées mais des « collections en images » et, aux « Grands héros », les Remparts ajoutèrent bientôt Junior Aventures et Junior Espionnage. « Magnifiques couvertures en quadrichromie. Plus de 170 dessins. C’est clair, c’est vivant, c’est dynamique. » Puis bientôt, elles laissèrent tomber les « Grands héros » pour se tourner vers le western avec le mensuel grand format Urk, « les prestigieuses aventures en images du grand sachem des Sioux », en janvier 1953.

Sans doute faut-il relever que les Remparts comptaient parmi leurs collaborateurs principaux René Brantonne, fort connu et apprécié des amateurs de science-fiction pour avoir dessiné un nombre considérable de couvertures de la collection « Anticipations » des éditions Fleuve noir.

Les éditions des Remparts eurent une politique de publication plutôt erratique, changeant sans cesse de formats et de thématiques. Bob Colt, Rocky Lane, Arizona, Nagor, Andar, Banga (« l’as de la jungle et son fidèle léopard Iros »), King la Jungle… Aucun titre ne parvint à s’imposer.
Cependant, le chanoine Buffière avait fait le voyage en Italie pour passer accord avec les éditeurs-imprimeurs Fratelli Spada de Rome. Outre des séries éphémères, il en ramena en 1962 les plus fameuses des histoires américaines : Mandrake le Magicien et le Fantôme du Bengale. Ce fut un tournant pour les éditions des Remparts, un sérieux succès pour l’entreprise.

Mouchot : 6, place Carnot ; Impéria : 8 rue de Brest ; LUG : 6 rue Émile-Zola ; les Remparts : 38, rue des Remparts d’Ainay – la bande dessinée lyonnaise s’inscrit dans un quadrilatère fort restreint : le centre absolu de Lyon, la Presqu’île, deuxième arrondissement.
Et puis on pouvait dire à gros traits que chacun se spécialisait : à LUG le matériau italien, aux Remparts le matériau américain, chez Impéria le matériau anglais de la Fleetway Publications. C’est ainsi, par ce canal, que Lyon fut à l’avant-garde de la publication de grands auteurs : Hugo Pratt et Alberto Breccia… mais incognito, car aucun de leurs récits parus dans Battler Britton, Panache, Rangers ou X-13 ne sont crédités à leurs auteurs (bien que dans « La Nuit diabolique », récit paru dans Rangers en 1966, Hugo Pratt se mette en scène dans le rôle du héros malheureux). De même les Espagnols Carlos Laffond ou José Bielsa et d’autres encore, auteurs plus qu’honorables, exercèrent leur talent dans les petits formats d’Impéria.

Hugo Pratt dans Rangers, éditions Impéria
Alberto Breccia dans X-13, éditions Impéria

On doit encore souligner, pour être complet, que les éditions des Remparts furent les premières à Lyon à importer les super-héros américains, en 1966, avec la série Équipe Tonnerre – T.H.U.N.D.E.R. Agents aux États-Unis, et sa figure de proue, en collant bleu et blanc, nommé Dynamo et doué d’une force surhumaine grâce à une « ceinture d’intensificateur de molécules ». Mais les éditions des Remparts eurent maille à partir avec la Commission des publications destinées à la jeunesse qui ne goûtaient pas aux super-héros américains, à leurs pouvoirs extraordinaires et à leurs histoires extravagantes. Les Remparts tentèrent de lancer un magazine spécialement dédié à l’Équipe Tonnerre, intitulé justement Tonnerre. Mais au numéro 3 de juin 1967, ils crurent bon d’apposer la mention « Pour adultes » sur la couverture afin d’échapper aux flèches de la censure. Peine perdue. La série dût s’arrêter après 10 numéros, en janvier 1968.

Dynamo, un super-héros, dans Le Fantôme,
éditions des Remparts

Les éditions LUG, un an plus tard, en 1969, relevèrent le défi des super-héros en s’attachant les personnages des Quatre Fantastiques, le Surfer d’Argent et Spiderman des éditions Marvel dans une revue qu’elles intitulèrent Fantask. Ce titre, de la part de Marcel Navarro, n’était évidemment pas sans rappeler le Fantax créé avec Pierre Mouchot et évoquait le Fantastique comme genre. Fantask « le journal du fantastique ». Fantask, mensuel, paraissant le 5 de chaque mois au prix de deux francs (en vente également en Belgique, au Canada, au Maroc et en Tunisie). Encore une fois et sans tarder, la Commission de surveillance des publications destinées à la jeunesse mit fin à l’expérience, dénonçant la « vision cauchemardesque » et les « couleurs violentes » du magazine. Fantask fut donc frappé d’interdiction et sabordé au numéro 7.
Mais LUG a persévéré. C’est pourquoi, après le malheureux Fantask, il y a eu Strange (No.1 le 5 janvier 1970), Titans, Nova, Saga, et Mustang dans lequel apparaissent des super-héros non plus américains mais spécifiquement lyonnais :
Mikros et Photonic.

Nova : les super-héros aux éditions LUG

Faire le choix des super-héros était de la part de LUG un hasard et une gageure. Marcel Navarro s’en souvenait ainsi : « Un beau jour, par courrier, on nous propose l’édition en France du matériel Marvel. On a étudié la proposition tout en étant un peu dérouté par la cassure, l’abîme représenté entre les Fantastic Four, Spiderman et le matériel classique et traditionnel [16]. » De ce hasard et de cette gageure, les éditions LUG ont fait un grand succès, devenant le principal promoteur des super-héros Marvel. Évidemment il y avait un gouffre entre Blek le Roc et des Quatre Fantastiques. Marcel Navarro poursuivait : « On ne voyait donc pas comment notre lectorat traditionnel pouvait être intéressé par ces BD mais on a pensé qu’il y avait sans doute la possibilité d’avoir de nouveaux lecteurs, dans une toute autre direction. » Et le pari a été gagné, en jouant au chat et à la souris avec la censure. « Nous nous sommes autocensurés », reconnaissait Marcel Navarro.

On ne peut donc terminer ce grand roman de la bande dessinée lyonnaise sans évoquer les blessures de la censure, permise par la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse et mise en œuvre par une Commission de surveillance et de contrôle.
Pierre Mouchot fut le premier à en faire les frais. Mouchot, après Fantax, plaçait dans les kiosques Big-Bill le Casseur, Robin des Bois, Marco-Polo, P’tit Gars, Humo, Rancho avec Black-Boy, le fils de Fantax. Sa société devient en 1951 : Société d’Éditions Rhodaniennes.
C’est à cette époque que les autorités et les ligues de vertu lui tombèrent dessus : la Commission de surveillance des publications destinées à la jeunesse, qui mit en mouvement le Parquet de Lyon, et l’Union départementale des associations familiales du Rhône.
Pierre Mouchot va avoir à subir sept années de procès au titre de l’article 2 de la loi du 16 juillet 1949 réprimant les publications « de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse », c’est-à-dire « présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche », etc. [17]
Le premier procès eut lieu devant le tribunal de Lyon en novembre 1954. Pierre Mouchot gagna ce premier procès et gagna en appel en février 1956. Arrêt cassé par la Cour de Cassation. Deuxième procès devant la Cour d’Appel de Grenoble, en décembre 1957, Pierre Mouchot fut à nouveau relaxé. En mars 1959, la Cour de cassation cassait l’arrêt de Grenoble et renvoyait le procès à Dijon. La Cour d’Appel de Dijon relaxa à nouveau Pierre Mouchot en juillet 1959. Nouveau pourvoi en cassation du Parquet. Arrêt cassé en juin 1960, procès renvoyé à Angers et enfin, au grand contentement de la Commission de surveillance des publications et des Associations Familiales du Rhône, le grand Résistant Pierre Mouchot fut condamné le 12 janvier 1961 à un mois d’emprisonnement et cinq cent francs d’amendes avec sursis.
Entre temps, Pierre Mouchot avait mis la clé sous la porte et vendu ses titres à la société Edi-Europ de Paris en août 1960.

On trouve dans Ouest-France du 13 janvier 1961 un compte-rendu dans lequel Pierre Mouchot s’exprimait ainsi : « L’affaire a réussi. Je suis ruiné. Ma maison d’édition est fermée. Je ne suis d’ailleurs plus, depuis plusieurs mois, directeur de l’entreprise [18]. » Le journal ajoutait : « L’éditeur produit enfin un lettre de M. André Malraux écrite au lendemain de la Libération et qui contient à son égard des éloges assez exceptionnels visant son attitude patriotique. »
Pierre Mouchot est mort usé peu d’années après.
La S.E.R. fut donc la première des maisons d’éditions lyonnaise de bandes dessinées à disparaître.

Pour les autres, LUG , Impéria, les Remparts, l’âge d’or allait continuer jusqu’au retournement des modes de cultures populaires dans les années 1970.
D’une part l’extension et l’hégémonie du média télévisuel, d’autre part l’institutionnalisation d’une bande dessinée mieux reconnue, avec ses albums cartonnés, vont précipiter le déclin de la bande dessinée populaire dite de kiosques, et le petit format que les professionnels appelaient 13 x 18.
Les ventes sont en chute libre.
Les éditions des Remparts ferment en 1980.
Impéria en 1986.
LUG est racheté par l’éditeur suédois Semic en 1989.
Ainsi finit le grand roman de la bande dessinée lyonnaise.

À la mort de Félix Molinari, le créateur de Garry, en février 2011, un faire-part est paru dans le quotidien Le Progrès : « Départ d’une belle âme » [19].
On ne pouvait mieux dire de ceux qui, toute leur vie, ont dispensé du bonheur aux enfants.

Il reste que Lyon pourrait les honorer, et pourquoi ne verrions nous pas un jour prochain une rue Pierre Mouchot, une rue Alban Vistel, une rue Marcel Navarro dit J-K Melwin-Nash, une rue Robert Bagage dit Robba, une rue Félix Molinari ?
C’est un vœu que l’on peut toujours formuler.

Philippe Videlier (CNRS)

[1] Alban Vistel, Héritage spirituel de le Résistance, Lyon, LUG, 1955, p. 117.

[2] Lettre de Pierre Mouchot à Jacques Chaban-Delmas, citée dans Gérard Thomassian, Encyclopédie des bandes dessinées de petit format, tome 3, SER, Paris, 1996, p. 16.

[3] Interview de Marcel Navarro, Bédésup No.38-39, 1986, p. 75.

[4Ibid., p. 79.

[5] Lettre de Pierre Mouchot à Marcel Navarro, reproduite dans Gérard Thomassian, Encyclopédie des bandes dessinées de petit format, tome 3, SER, Paris, 1996, p. 18.

[6Encyclopédie Thomassian des bandes dessinées, tome IV, Aventures et Voyages, Paris, 2004, p. 47.

[7] Interview de Marcel Navarro, op. cit., p. 79.

[8] « À propos de l’auteur de Radar », Le Collectionneur de bandes dessinées, No.16, avril 1979, p. 8.

[9] Interview de Georges Estève, Hop !, No.46, 1989, p. 40

[10] Interview de Félix Molinari, Hop !, No.80 bis, 1998, p. 13.

[11] Interview de Robert Bagage, Bédésup, No.14-15, 1980, p. 15.

[12Ibid.

[13] Interview de Marcel Navarro, Bédésup, No.34, 1985, p. 31.

[14] « Blek, in Italia e all’estero », Blek Notes, a cura di Pasquale Iozzino, Editoriale Dardo – Alessandro Tesauro Editore, 1996, p. 32.

[15] « Félix Buffière, Les Mythes d’Homère et la pensée grecque », L’Antiquité classique, No.2, 1957, p. 447.

[16] Interview de Marcel Navarro, Bédésup, No.34, 1985, p. 33.

[17« On tue à chaque page », la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, coordonné par Thierry Crépin et Thierry Groensteen, éditions du Temps/CNBDI, Paris-Angoulême, 1999, p. 237.

[18Ouest France, 13 janvier 1961, article reproduit dans Hop !, No.14, 1977, p. 57

[19Le Progrès (Lyon), 12 février 2011.